Heugel (p. 3-4).

MUSIQUE ET PRISON


PRISONS RÉVOLUTIONNAIRES

ii

Musique de Chambre à la Bourbe (documents inédits). — Aux Madelonnettes, concert pour Mme la Concierge. — Improvisations de Réal sur le violon au Luxembourg. — Musique girondine à la Conciergerie : le culte d’Ibrascha ; le pot-pourri de Ducos ; la dernière nuit. — Mourir pour la patrie ! — La romance de Montjourdain. — Un administrateur qui n’aime pas la musique… de Mme Roland. — Des royalistes convaincues. — Compositeurs et artistes travaillant sous les verrous : Rouget de Lisle, Dietrich, Dubuisson, Pleyel. — La rue sous les prisons et les prisons dans la rue. — Le Chant des représailles. — Patriotisme des prisonniers ; la Prière ; allégresse universelle et chant de triomphe ; composés à l’occasion de la prise de Toulon. — Après Thermidor : ceux qui restent ont foi dans leur prochaine délivrance ; un hymne du chevalier de Maison-Rouge ; le rossignol de Ferrières-Sauvebœuf. — Garat au violon. — Le dilettantisme musical dans les prisons d’Amiens, Blois et Troyes. — Le Babouvisme à Vendôme et la République des Égaux.

Comme nous l’avons laissé pressentir, l’aspect des prisons, peuplées par l’active méfiance du Comité du salut public, eût déconcerté nos modernes psychologues. Sauf de rares exceptions, rien n’y trahissait le regret du bonheur disparu, ni l’appréhension d’un dénouement tragique. Primitivement, l’aristocratie, la magistrature et le clergé avaient fait les frais des premières « fournées » ; puis les bourgeois, les commerçants, les artistes, les gens de lettres, toutes les classes de la société, jusqu’aux ouvrier des villes et des campagnes, s’étaient entassés pêle-mêle, dans ces « cavernes de mort », comme l’écrivait alors André Chénier. Le premier moment de stupeur passé, ces malheureux de tout âge, de tout pays et de toute condition s’étaient fait presque gaîment à leur nouvelle existence, vivant côte à côte, tantôt sur le pied de l’égalité la plus parfaite, tantôt avec leurs préjugés ou leurs rancunes, divisés en petites coteries, ou réunis pour deviser, travailler et jouer en commun.

Les contemporains qui ont écrit sur les prisons révolutionnaires ont multiplié les tableaux de cette vie intime. Dans les premiers temps, on se rendait des visites comme à la cour ; on s’invitait à dîner, et les tables étaient somptueusement servies ; le soir, les dames travaillaient à la lueur des lampes, pendant que les hommes lisaient, écrivaient, dessinaient ou faisaient de la musique. Ce calme relatif ne devait pas durer. Le conseil général de la Commune trouva mauvais que lees aristocrates se divertissent pendant que les sans-culottes ne s’amusaient pas. Et, dès lors, commença pour ceux-là une existence nouvelle, toute de tracasseries et de vexations, dont le reflet assombrit graduellement le style des intéressés : car, il faut le dire, la plupart de ces relations sont écrites, au jour le jour, par des détenus. Et elles s’accordent à reconnaître qu’aux moments les plus difficiles la musique a été la plus puissante, comme la plus salutaire des distractions. Le caractère — nous l’avons déjà remarqué — en est léger, facile, gai, presque bruyant, mais avec une pointe de la sentimentalité dont Jean-Jacques Rousseau imprégna si fortement l’esprit français à la veille de la Révolution. Cette double tendance se fait jour dans une relation manuscrite, conservée à la bibliothèque Carnavalet, relation que nous croyons absolument inédite. La scène se passe à la Bourbe, dans les premiers jours de 1794, et l’auteur l’a dédiée à Mme Carvalho. Quelle était cette dame Carvalho ? Nous avons vainement cherché son nom sur les liste des détenus si minutieusement dressée par M. Campardon.

« Quelquefois on faisait, non pas des concerts, mais de la musique ; nous avions des amateurs qu’on entendait avec plaisir, une clarinette, une viole d’amour qui faisait très grand effet entre les mains d’un homme connu par ce talent (le baron de Witterspach), deux ou trois violons. J’ai vu souvent les yeux de nos jeunes dames s’attendrir, lorsque cette viole d’amour jouait la romance de Nina ou quelque autre faite pour le cœur.

… L’âme de ces petits concerts était Penne, parfumeur à Paris, jouant parfaitement de la clarinette et qu’on vit toujours de l’humeur la plus gaie. Son arrestation avait fait grand éclat dans son quartier ; on y avait mis 400 hommes sur pied, infanterie et cavalerie, pour s’assurer de sa personne. Son arrivée à la Bourbe fut annoncée par le son de sa clarinette. Quelques mois auparavant il avait passé par le tribunal révolutionnaire, et il y avait été acquitté. Son chagrin, si on l’eût condamné, aurait été de ne pouvoir, pendant sa dernière promenade, jouer de son instrument chéri.

Plus d’une fois, dans les beaux jours, le son ravissant de cette clarinette m’a tiré de mon sommeil. Il allait, à l’ouverture des portes, jouer dans le jardin, et sans doute nos jeunes compagnes lui savaient gré de les réveiller par de charmants airs…

On exerçait de petits métiers : il y avait un maître de flûte et de guitare. »


Aux Madelonnettes, en novembre 1793, les séances musicales étaient plus restreintes et moins brillantes. Un groupe d’amateurs exécutait tant bien que mal entre soi des quatuors de Pleyel, et ne jouait guère pour la galerie, s’il en faut croire cette confession assez singulière d’un des virtuoses : « Notre charmante concierge ne nous abandonnait pas et assistait régulièrement à nos concerts ; c’était la seule femme que nous voyions. »

Au Luxembourg, Réal, le futur comte de l’empire, qui n’avait pu désarmer, malgré son absolu dévouement à la cause républicaine, la haine de ses ennemis politiques, stimulait par ses improvisations musicales la gaîté de ses compagnons d’infortune. Il jouait sur son violon des romances ou des vaudevilles de sa composition, que tous répétaient en chœur.

Cette belle humeur dépassait souvent les limites de la bouffonnerie, et principalement chez les plus illustres victimes. Était-ce le besoin de s’étourdir aussi bruyamment que possible, ou bien l’insouciance du lendemain, ou encore le dédain de la mort, qui surexcitait la verve des Girondins sur le seuil même de l’éternité ? Toujours est-il que jamais étudiants en goguette ne se montrèrent plus extravagants ni plus farceurs. C’est ainsi, comme nous l’apprend une lettre de Riouffe à son ami Souque, que des détenus de la Conciergerie, inculpés de fédéralisme, imaginèrent une véritable gaminerie pour se soustraire à la manie convertissante d’un brave homme de chanoine qui partageait leur captivité.

Le jeune Ducorneau, un Bordelais « borgne, petit, basané, à la figure pétrie de malice, » avait organisé, le premier, cette petite campagne contre le « nouveau saint Antoine, dont il était le diable ». Il lui volait son bréviaire, éteignait sa bougie et coupait la mélopée de ses psaumes d’un refrain de chanson gaillarde.

Donc, Ducorneau fonda la religion d’Ibrascha, le dieu des sept lumières, dont les maximes appartiennent au domaine de la fumisterie chatnoiresque. En voici une entre autres :

« Tous les ans, on représentera dramatiquement la mort de Socrate, homme juste, tué par les prêtres. Vive Ibrascha ! »

Cette religion eut son culte, ses hymnes et ses chantres. Le vieux chanoine faisait semblant de dormir quand la cérémonie commençait, mais dès que le « grand’chantre d’Ibrascha » entonnait les chants profanes, la victime se levait en sursaut et hurlait à pleins poumons le De profundis. Sa voix était bientôt étouffée par les notes sonores de ces larynx de vingt ans. Alors le bonhomme les injuriait, voulait briser l’autel d’Ibrascha et, dans sa fureur, accompagnait les litanies fantaisistes des mystificateurs de grands coups de bûche contre la porte.

Mais bientôt on se réconciliait à table ; Ducorneau lançait à pleine voix ses hymnes à la Liberté, choquait le verre du bon chanoine, et tous reprenaient en chœur le refrain du poète bordelais. Mais hélas ! chaque jour le nombre des chanteurs diminuait, et les voix se mouillaient de larmes en répétant les couplets de l’auteur. Car Ducorneau avait été condamné et guillotiné comme fédéraliste, de même que le vieux prêtre avait disparu dans la prétendue conspiration du Luxembourg.

Ducos, ce noble cœur, qui, sans être porté sur la liste des proscriptions, ne voulut pas séparer sa cause de celle de ses amis politiques, avait, lui aussi, cette étourdissante gaîté. Quelques jours avant sa comparution devant le tribunal révolutionnaire, il chantait aux Girondins son fameux pot-pourri sur l’arrestation du député Bailleul, qu’il faisait parler en ces termes :

Air : Un jour de cet automne.

Un jour de cet automne,
De Provins revenant…
Quoi ! Sur l’air de la Nonne
Chanter mon accident !
Non, mon honneur m’ordonne
D’être grave et touchant.


. . . . . . . . . . . . . . .


Air : Du Haut en bas.

Clopin, clopant,
Je cheminais dans la campagne,
Clopin, clopant,
D’honneur et d’effroi palpitant,
Maudissant un peu la Montagne,
Je m’enfonçais dans la Champagne
Clopin, clopant.


. . . . . . . . . . . . . . . . . .


Air : Malborough s’en va t’en guerre.

Enfin, sans perdre halaine,
Mironton, mironton, mirontaine,
La fortune inhumaine
Me conduit à Provins. (Bis)
Ô honte ! affreux destin !
C’est là que, dans l’auberge,
Portant mon sac et ma flamberge,
En paix me goberge :
Vient un municipal,
Lequel d’un ton brutal,


Air de la Carmagnole

Dit Citoyens, vous avez tort (bis)
De voyager sans passeport. (bis)
Pour punir cet oubli
Il me faut, aujourd’hui,
Danser la Carmagnole
Au bruit du son du violon.


Air : On doit soixante mille francs.

Dans un mauvais cabriolet
On me jette comme un paquet,
Sans pitié pour mes larmes (bis)
Vers les lieux d’où j’étais venu,
On me ramène confondu
Entre mes deux gendarmes


Air : Je suis Lindor.

De mes malheurs telle fut l’Iliade ;
Et les railleurs, pour aigrir mes chagrins,
Vingt fois le jour me parlent de Provins.
Hélas ! j’ai fait une belle ambassade !

Il semblait que ce prodigieux entrain eût gagné jusqu’aux plus graves des Girondins, car ils accueillirent leur arrêt de mort par une ironie suprême qui est comme un écho du persiflage de Ducos. Laissons encore parler Riouffe, dont le témoignage est autrement précieux et sincère que celui de Charles Nodier célébrant un banquet qui n’a jamais existé que dans son imagination :

« … Les Girondins furent condamnés à mort dans la nuit du 30 octobre, vers les onze heures. Ils le furent tous : on en avait en vain espéré pour Ducos et Fonfrède, qui, peut-être, eux-mêmes, ne s’étaient pas défendus de quelque espérance.

Le signal qu’ils nous avaient promis nous fut donné. Ce furent des chants patriotiques qui éclatèrent simultanément, et toutes leurs voix se mêlèrent pour adresser les dernières hymnes à la liberté. Ils parodiaient la chanson des Marseillais de cette sorte :

Contre nous de la tyrannie
Le couteau sanglant est levé.

Toute cette nuit affreuse retentit de leurs chants, et s’ils les interrompaient, c’était pour s’entretenir de leur patrie, et quelquefois aussi pour une saillie de Ducos. »


Cette note héroïque, nous l’entendons vibrer encore quelques jours après, chez un autre Girondin, le jeune et brillant rédacteur du Patriote français, Girey-Dupré, qui avait dit de son maître Brissot à l’instruction : « J’ai connu Brissot ; j’atteste qu’il a vécu comme Aristide et qu’il est mort comme Sidney, martyr de la liberté ». Il n’en fallait pas tant pour envoyer le disciple rejoindre le maître. Avant même que la sentence de mort fût prononcée contre lui, Girey-Dupré chantait ce couplet de sa composition :

Pour nous, quel triomphe éclatant !
Martyrs de la liberté sainte,
L’immortalité nous attend.
Dignes d’un destin si brillant,
À l’échafaud marchons sans crainte,
L’immortalité nous attend.
Mourons pour la patrie,
C’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie.

(À suivre.)

Paul d’Estrée.