P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 173-182).


SYLVANA

Drame lyrique en quatre actes,
paroles de MM. Mestepès et Wilder
musique de Carl-Maria de Weber.


Weber avait quatorze ans, lorsqu’en 1800 il rencontra un certain chevalier de Steimberg, impressario de son métier, qui lui demanda de mettre en musique un poëme d’opéra de sa façon, intitulé Das Stumme Waldmaedchen (La Jeune fille Muette des Bois). Cette partition fut jouée à Chemnitz, puis à Freyberg, petites villes de la Saxe Royale. À cette époque, Weber avait déjà reçu des leçons d’harmonie et de composition de Michel Haydn. Plus tard il devint, comme l’on sait, ainsi que Meyerbeer l’élève de l’abbé Vogler

Dix ans après, Weber refit en entier ce premier essai, et l’appela Sylvana. La première représentation eut lieu à Francfort le 27 septembre 1810. Dans une lettre adressée à son ami Gænsbacher Weber constate qu’une célèbre aréonaute française, Mme Blanchard lui fit tort, ce soir là et il ajoutait :

Mon enfant, né heureusement, fut accueilli par les applaudissements. Un morceau fut bissé et l’on me rappela. L’artisteparut, mais je ne me montrai pas. » D’après ces lignes, Sylvana n’obtint qu’un médiocre succès. Un seul morceau fut bissé, et Weber, quoique encore bien jeune (il n’avait que vingt-quatre ans), ne crut pas devoir se montrer au public. On peut conclure de cette abstention qu’il ne se trouvait pas assez chaleureusement applaudi et demandé.

Dans une lettre, datée de Berlin, en 1812, Weber parle, pour la seconde fois, de son opéra : « Ma Sylvana a donc partout du malheur, écrit-il au compositeur Jærgel ? Elle ne sera pas donnée au théâtre de Vienne, au dire de l’éditeur Treitschke. Offre à ce dernier Abu Hassan pour cinq carolins d’or… On a essayé, ici, il y a plusieurs mois, mais une seule fois, sous la direction de Rhigini, ma Sylvana. Mais ce fut joué si confusément que tous la déclarèrent une composition insensée. Aujourd’hui l’orchestre est à mes pieds. J’en ai ri, les choses allant toujours ainsi quand on n’est pas là, ou qu’on n’a pas un ami pour diriger. »

Enfin, le 16 mai 1812, Weber écrit, en parlant de cette représentation devant laquelle l’Opéra de Berlin reculait toujours : « Je crois l’avoir mandé que Rhigini avait monte une cabale et qu’il avait quitté l’Opéra, en disant que l’œuvre n’était pas exécutable. Cependant, le 11 de ce mois, avait lieu une répétition que je dirigeais moi-même. L’orchestre m’aimant beaucoup, tout alla aussi bien que si on l’eût répété dix fois. Tous furent grandement surpris et ne reconnurent plus la musique. »

Le 14 juillet de la même année, Weber annonçait la représentation de Sylvana à Berlin à son ami Gœnsbacher : « Le succès, dit-il, est aussi brillant qu’on peut le désirer. J’ai fini par triompher de toutes les cabales. C’est le 10 que mon opéra a été donné pour la première fois et aujourd’hui qu’a lieu la seconde représentation. Je dirigeais moi-même l’orchestre. Après chaque acte, les musiciens et le public criaient :. Bravo, Weber ! L’exécution fut excellente, chanteurs et orchestre rivalisèrent de zèle et de perfection. »

À partir de ce jour, il n’est plus question de Sylvana dans les lettres de Weber ; ce qui tendrait à prouver que ce premier opéra ne paraissait que rarement sur l’affiche des théâtres allemands. D’ailleurs, n’avait-il pas été remplacé par le Freischütz ?

Tout ce qui se rattache à l’œuvre d’un grand artiste devient intéressant pour l’histoire de l’art. Les transformations de sa manière sont donc utiles à connaître et doivent préoccuper le musicien aussi bien que le critique.

La partition de Sylvana, patronnée par un curieux, — M. Wilder, qui en a refait le livret, vient heureusement compléter nos connaissances sur Weber. Elle a droit à une place dans la bibliothèque des admirateurs du maître allemand, et l’on voudra jouer les charmants morceaux qui la composent pour se rendre compte du chemin parcouru par son auteur avant qu’il devînt ce que l’on sait.

On verra quelle était à vingt-quatre ans l’éducation musicale du poétique musicien, quelles étaient ses hésitations et les influences qui pesaient encore sur sa libre pensée. Dans sa première manière, quoique souvent enfantine, se font déjà jour quelques-unes de ces audaces qui laissent présager, bien que de très-loin encore, le créateur de l’opéra fantastique.

Malgré le succès de la première représentation, à Paris il ne nous coûte point d’avouer que notre admiration pour Weber ne saurait aller jusqu’au fétichisme. Cette œuvre de jeunesse n’ajoute absolument rien à la gloire de son auteur.

Le livret n’ayant jamais été imprimé, n’a pu être retrouvé, et M. Wilder l’a fait en s’aidant des paroles de la partition. Le critique du Paris-Journal dit qu’il y a dans ce poëme baroque du Bouilly et du Pixérécourt, et il a raison. L’analyse de notre confrère est d’un tour si vrai que nous lui demandons la permission de le citer.

« Il s’agit d’une jeune fille qui est muette et qui se promène dans les bois en jupe courte de danseuse, dormant à la belle étoile et se nourrissant de fruits. Une manière de bohémien, voleur, assassin, diseur de bonne aventure, est épris d’elle et la poursuit. Elle, court après un beau jeune homme, qui court après une belle jeune fille, qui va épouser un autre beau jeune homme. Le premier jeune homme est banni par son père, qui le croit le fruit de l’adultère.

» Le bohémien, à la sollicitation de la fille des bois, finit par apprendre au père que sa femme est toujours demeurée pure, et le second beau jeune homme cède la belle jeune fille au premier beau jeune homme, qui l’épouse pendant que Sylvana, folle de douleur, se précipite dans un abîme où elle trouve la mort. »

Sans entrer dans l’analyse de chacun des nombreux morceaux de la partition, surchargée de musique, je vais essayer de résumer mes impressions sur l’ensemble.

Sylvana est avant tout une œuvre de styte composite. L’on y rencontre un peu de la grâce mélodique de Mozart, maison n’y trouve pas sa forme. Oa sent déjà que, même à ses débuts, l’écrivain, chez Weber, s’était affranchi de cette grande et belle langue qu’écrivaient naturellement et comme en se jouant, dès l’âge de quatorze ans, Haydn et Mozart. Il faut bien le dire, la fantaisie remplace dans Sylvana le langage des dieux ! C’est là un fait capital qu’il importe de faire ressortir, pour bien comprendre le rôle qu’a joué Weber dans l’histoire de l’art musical. Cette fantaisie dans la forme, qui caractérise le romantisme, Weber, la conservera toujours. Il ne restera point rigoureusement attaché aux principes que, peut-être, il n’avait pas assez étudiés avec l’abbé Vogler. Aussi peut-on dire que cet affranchissement, que cette fantaisie nuiront au développement de son génie et feront en somme qu’il deviendra le premier maître de la décadence dans la forme.

C’est qu’en effet, en dehors du théâtre et de la musique de piano l’œuvre de Weber n’a pas une bien grande valeur. Ses ouvertures, malgré leur beauté ne sont faites qu’avec les motifs des opéras qu’elles précèdent. Et M. Wagner, lui-même, n’hésite pas à les condamner, en les qualifiant de « pots pourris. » Assurément, Weber est un génie, mais cependant un génie de décadence, et dont l’influence fut d’autant plus grande sur ceux qui l’ont suivi que son inspiration est plus séduisante.

Revenant à Sylvana, je dirai qu’on y rencontre, et non sans étonnement, dans le dialogue musical, comme un écho de nos vieux ouvrages français, des tournures qui rappellent le Boïeldieu de Beniowski, de Ma Tante Aurore et du Petit Chaperon-Rouge. On y sent aussi l’influence de la musique bohémienne, aux périodes courtes, aux rhylhnics originaux et parfois élégants, influence qu’on remarque également chez Meyerbeer dans le Pardon de Ploërmel et dans l’Étoile du Nord.

On sait la part qu’ont prise dans tous les pays les chants populaires, sur certains opéras. Les chants bobémiens et slaves, tout particulièrement, ont laissé des traces très-marquées dans les compositions musicales romantiques de l’Allemagne. C’est de là qu’est né le romantisme en musique ; car on remarquera que les grands maîtres allemands, de S. Bach à Mozart, ont complètement dédaigné cet élément populaire. On n’en trouve aucune trace dans leurs œuvres, dont la langue est, avant tout, académique. En revanche, le romantisme a enrichi le coloris et l’expression de sonorités séduisantes pour nos oreilles modernes. Cette observation s’applique de même à l’école italienne, dont la langue savante fut écrite par Durante et Marcello, et a laquelle Pergolèse, Cimarosa et Rossini ajoutèrent le caractère particulier des airs nationaux.

Afin de ne pas nous écarter du point de vue général où nous nous sommes placé en commençant, ajoutons que c’est dans l’instrumentation de Sylvana qu’apparaît le mieux ce que deviendra la manière de Weber. J’en excepte toutefois son Ouverture ; cette petite pièce symphonique n’annonce nullement la plume qui va écrire les ouvertures d’Euryanthe, de Freischütz et d’Obéron.

M. Martinet a monté Sylvana avec beaucoup de soin ; les artistes l’ont chanté con amore. Les choristes sont excellents, mais je ne puis en dire autant des instrumentistes. Les instruments de bois, flûte, clarinette, basson et surtout le hautbois, se sont fait remarquer par l’extrême timidité de leur jeu. par la faiblesse de leurs sons et leur manque de justesse. Une autre observation encore : après avoir trouvé plus commode de substituer à la trompette d’harmonie la trompette à cylindre, on ne pouvait s’arrêter en si beau chemin et l’on remplace maintenant celle-ci par le cornet à pistons. Ce timbre de « bastringue « ne saurait être employé dans un bon orchestre, et nous invitons M. Martinet à le supprimer. MM. Offenbach et Hervé réclament, peut-être, le piston, mais Weber s’en passera fort bien.

M. Duwast, le ténor, chargé du rôle de Rodolphe, s’est fait applaudir dans la charmante cantilène : « Faites la charité », ainsi que dans la cavatine du quatrième acte, un des meilleurs morceaux de la pièce.

M. Caillot, dont la voix rappelle aux vieux habitués de Favart, celle du célèbre Martin, a fort bien dit ses couplets du premier acte, coupés par le chœur, dont le caractère confine de très-près au lied populaire.

M. Neveu qui joue Kritz, a enlevé avec beaucoup de verve la chanson du troisième acte.

Le rôle d’Hélène est tenu par Mme Balbi. Mlle Douau a dit avec gentillesse, sinon dans leur esprit, les jolis couplets du second acte : « J’aurai donc un mari ! » Un peu plus de grâce naïve qu’elle n’en met dans cette valse tout à fait allemande, où l’on voit d’ici tourner paysans et paysannes, serait à sa place.

En résumé, si l’exécution de Sylvana n’est pas parfaite, elle satisfait le plus souvent. Les interprètes devraient modérer leurs voix dans les ensembles. Il y a des moments où la disproportion est telle entre la sonorité et l’exiguïté de la salle, que l’oreille en est assourdie, notamment dans le grand final du troisième acte. Ce morceau, pour être jugé définitivement, doit être entendu ailleurs que dans la petite salle de l’Athénée, où la sonorité tourne facilement au bruit.

Terminons par un compliment adressé à M. Clément-Just, qui a parfaitement composé le rôle du Bohémien, et à Mlle Pallier, danseuse de l’Opéra, dont la grâce et le sentiment se sont fait jour dans le rôle mimé de Sylvana.

8 avril 1872.