Musique et Musiciens/Le Passant

P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 183-186).


LE PASSANT

Opéra-comique en 1 acte de MM. copée et paladilhes


Un jeune musicien, M. Paladilhes, donnait vendredi dernier, à l’Opéra-Comique, son premier ouvrage, depuis son retour de Rome, qui date déjà de plusieurs années. Les occasions de se produire ont été rares jusqu’ici pour les jeunes compositeurs ; aussi n’est-ce point un reproche de paresse que nous lui adressons. En choisissant pour livret la charmante saynète de M. Coppée, M. Paladilhes a-t-il été bien inspiré ? Est-ce bien là un sujet musical ? Un long duo, aussi pathétique qu’il soit, peut-il suffire à remplir le cadre d’un opéra, n’eût-il qu’un acte, surtout lorsque ce duo est écrit pour voix de femmes ? Nous ne le pensons pas. Enfin cette difficulté n’a point fait reculer M. Paladilhes ; elle l’a même tenté, paraît-il, et nous avouons que dans une certaine mesure il en a triomphé.

Il a mis dans cet effet de clair de lune, je ne dirai point tout son talent, car je le crois capable de faire plus encore, mais beaucoup de talent. La musique du Passant, d’une inspiration fraîche, est très-distinguée. On y trouve la préoccupation constante d’éviter, les chemins battus : mais on n’y rencontre pas un soufle mélodique bien long, bien en relief.

M. Paladilhes, comme beaucoup de musiciens de ce temps-ci, sacrifie l’intérêt vocal aux délicatesses, aux sonorités curieuses de l’orchestration. Comme chez certains peintres, la couleur l’emporte chez lui sur le dessin.

On sait que nos sympathies sont acquises aux jeunes compositeurs, et c’est pour cela que nous croyons devoir leur dire franchement notre opinion. C’est avec peine que nous les verrions s’égarer dans des partis-pris ; et c’est s’égarer absolument que de placer au second plan la partie vocale.

Ces réserves établies, nous avons trouvé dans cette longue scène à deux personnages la mesure de ce que pourra faire M. Paladilhes, s’il veut bien ne pas abuser au théâtre de ses qualités de symphoniste.

L’introduction instrumentale du Passant est d’un charmant coloris, sont motif principal plein de grâce et de mystère et tout à fait dans le sentiment de la pièce.

Un chœur de quelques mesures, chanté dans la coulisse, au lever du rideau, par les convives de Sylvia, mérite à peine d’être mentionné. Le premier air chanté par Mlle Priola, quoique un peu froid, se lève par la distinction de l’idée musicale.

La chanson de Zanetto a fait le succès de l’ouvrage. Cette canzone, connue depuis longtemps dans les salons de Paris, est une agréable et franche mélodie. L’ariette qui la suit le duo final, sont très peu mélodiques.

C’est surtout dans ces deux morceaux, remplis d’ailleurs de détails heureux, qu’on voit l’auteur, comme je l’ai dit déjà, trop préoccupé de fuir la banalité. Mais cette tendance, lors qu’elle devient un labeur, entrave l’élan scénique, et si bien, que d’une qualité on fait un défaut. Il en résulte une monotonie à laquelle n’a point échappé M. Paladilhes.

Dans le duo final, nous avons tout particulièrement remarqué un effet cherché, voulu, dont le résultat n’est pas heureux. Les deux voix chantant deux thèmes différents veulent sans doute protester contre cette habitude ancienne de faire chanter le même air par deux personnages, lors même que deux sentiments différents les animent.

La tentative est louable et nous en acceptons le principe ; mais dans ce cas faudrait-il encore que les deux « motifs », de caractère et de rhythme différents, présentent une sonorité réelle, et elle n’existe pas dans ce duo. Weber fut plus heureux dans les deux jolies phrases superposées du duo d’Agathe et d’Annette, au second acte de Freischutz. Là, l’effet qu’on voulait produire est rendu.

L’Opéra-Gomique, n’a rien négligé pour la réussite de l’ouvrage de M. Paladilhes. Les décors et les costumes sont fort soignés, les rôles confiés à deux des meilleurs artistes de la troupe, rôles joués et chantés avec beaucoup de sentiment par Mmes Priola et Galli-Marié.

Espérons qu’il nous sera bientôt donné de juger à nouveau le débutant dans un ouvrage plus lumineux que cet élégant clair-obscur, en souhaitant au Passant de M. Paladilhes le succès du Passant de M. Coppée.

30 april 1872.