Musique et Musiciens/Les Candidats au Fauteuil d’Auber

P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 95--).


LES CANDIDATS AU FAUTEUIL D’AUBER



Dans l’art comme dans la politique, dans les lettres comme dans les sciences, dans l’administratioa comme dans l’armée, nous avons vu, depuis vingt ans, disparaître grand nombre de nos gloires contemporaines. Et ce n’est pas sans tristesse que l’oa considère les mérites des hommes appelés à les remplacer.

C’est qu’en effet le génie d’un peuple peut s’épuiser, lorsqu’il n’est pas fécondé par le travail. En France, nous ne travaillons plus sérieusement. L’étude se règle, chez nous, sur la vitesse d’une machine à vapeur. On veut arriver promptement, sans souci de l’état dans lequel on touchera le but. Produire beaucoup et vite, chercher les occasions de parvenir, courir après l’influence, se poser en chef d’école, lorsqu’on aurait besoin d’apprendre encore son métier, écrire des préfaces à principes à propos des vaudevilles, trouver Boïeldieu suranné, dès qu’on a commis une opérette, se croire un Véronèse pour avoir brossé une toile de deux mètres, un Lamartine après quelques bouts rimés, un Tacite quand on a prouvé que Dagobert mettait sa culotte à l’endroit, un Vauban pour avoir perfectionné l’art des barricades, enfin se mettre toujours en avant et à tout propos, prétendre à tous les emplois et à toutes les dignités, tel est l’état de maladie où nous sommes arrivés, tel est l’orgueil de ces borgnes devenus rois dans le domaine des aveugles.

Ces réflexions viennent souvent à l’esprit de ceux qui n’ont pas perdu l’habitude de la réflexion, de ceux qui observent d’un peu près la bataille de la vie. Elles m’ont particulièrement frappé, ces jours-ci, en comparant nos « immortels » d’aujourd’hui à leurs devanciers. On se demande en parcourant la liste des académiciens comment tant d’ivraie a pu se mêler au bon grain, et s’il ne serait pas temps d’arrêter tant de vanités inconscientes et de leur dire : Travaillez, travaillez encore, l’heure de la gloire n’a pas sonné pour vous ! Car, en vérité, si les académies continuent à se recruter comme il n’arrive que trop souvent, où trouvera-t-on bientôt cette sévérité du goût qui fait la grandeur intellectuelle d’un peuple ?

L’année recommence et les lauriers verts vont repousser ; les jeunes viennent, dans ces premiers mois, s’asseoir aux places laissées vides par les morts illustres. Nous n’entrerons pas à l’Académie, car la pièce — j’allais dire la comédie — est jouée ; c’est de l’Institut que nous allons parler, ou plutôt des futurs remplaçants d’Auber.

Quatre candidats sont en présence et se disputent le fauteuil de l’auteur du Domino noir. Leurs noms ne sont pas retentissants, ils ne sonnent pas bien haut à côté de ceux de Chérubini, de Méhul et de Boïeldieu. Ils n’ont jusqu’ici jeté qu’un éclat modéré sur la musique française, mais enfin puisque la place, restée vide, doit être occupée, disons les titres de ces candidats, MM. Elwart, Bazin, Ernest Reyer et Victor Massé.

Le premier, en date, est M. Elwart, candidat perpétuel bien connu par sa persévérance.

Un élève d’Halévy, M. Bazin, pose aussi sa candidature. En 1840, il obtint le premier prix au grand concours de composition de l’Institut avec une cantate très-remarquée. À Rome, il composa une messe, exécutée à l’église Sainte-Lucie des Français, et un oratorio inconnu ici.

L’Opéra-Comique a donné six de ses ouvrages, dont le plus important est la Nuit de la Saint-Sylvestre.

M. Bazin est un musicien consciencieux. sa muse n’a pas d’ailes et ne l’entraîne jamais dans les sphères élevées de l’art ; mais elle marche et l’a conduit, du moins jusqu’à présent, dans les sentiers agréables d’Adolphe Adam. Après avoir pendant longues années professé l’harmonie au Conservatoire, il vient d’y être récemment élevé au rang de professeur de composition. C’est là son titre le plus considérable au yeux de l’Institut.

L’œuvre de M. Ernest Reyer, le troisième candidat, est d’une tout autre nature que celle de son confrère. Par la vivacité de son esprit et de son imagination, par ses tendances, M. Reyer est entré, tout d’abord, dans le mouvement qu’on est convenu d’appeler aujourd’hui — le progrès ! M. Fétis lui reconnaît un talent individuel ; il ne lui manque, dit le célèbre biographe, « qu’une plume plus exercée dans l’art d’écrire. » Nous laissons au savant M. Fétis la responsabilité de cette réserve purement scolastique, mais il est incontestable que le meilleur ouvrage de M. Reyer — la Statue, porte la marque d’un talent original. On trouve chez lui, un tempérament dramatique, de la force, souvent du souffle mélodique et de la grâce.

Les œuvres de M. Reyer sont : le Sélam, ode symphonique, Maître Wolfram, opéra-comique en un acte ; Sacountala, ballet en deux actes ; la Statue, opéra en trois actes ; Érostrate, opéra applaudi à Bade en 1862, et si rapidement condamné ici, il y a peu de jours à l’Académie nationale de musique ; quelques pièces de musique sacrée et un recueil de mélodies, dont quelques-unes sont charmantes. Il est regrettable que Sigurt, ouvrage encore en portefeuille, n’ait pas vu le jour avant la présentation de son auteur à l’Institut. Mais tel est le sort, chez nous, des musiciens, qu’ils doivent laisser leurs œuvres dormir dix ans avant d’obtenir qu’on les représente !

Les titres que nous venons d’énumérer permettent de prédire à M. Reyer les honneurs qu’il est en droit d’espérer, pour peu que les circonstances le favorisent et que la carrière de compositeur s’ouvre plus large devant lui. Dans le présent les œuvres de M. Reyer constitueront-ils, aux yeux de l’Institut, des titres à la succession d’Auber ? Nous le saurons bientôt.

Le quatrième candidat, M. Victor Massé, se fit connaître, tout d’abord, par ses succès au Conservatoire, où il obtint le premier prix de piano, le premier prix d’harmonie, le premier prix de contrepoint et fugue, et enfin le grand prix de Rome. Aujourd’hui, il est directeur des chœurs à l’Opéra et professeur de composition au Conservatoire.

Des mélodies d’un goût distingué le signalèrent au public au début de sa carrière ; puis il écrivit plusieurs opéras : la Chanteuse voilée, les Noces de Jeannette, dont le succès se maintient au théâtre depuis 1853 ; Galathée, un opéra populaire, la Fiancée du Diable, Miss Fauvette, les Saisons, (ouvrage considéré par quelques-uns comme le meilleur de l’auteur), Fior d’Aliza, la Reine Topaze, la Mule de Pedro, jolie partition qui ne fut jouée qu’une seule fois à l’Opéra. En outre, M. V. Massé a écrit, pour l’Italie, la Favorita e la Schlava, et, pour le théâtre de Bade, le Cousin Marivaux.

Si la carrière laborieuse de M. Victor Massé compte quelque revers, elle compte aussi des succès de bon aloi. N’a-t-il pas un peu abusé de son savoir et de sa facilité pour écrire avec trop de hâte certaines parties de son œuvre qui, plus longuement mûries, eussent fourni une carrière plus durable ? Il est permis de le croire. Des organisations exceptionnelles peuvent, parfois, improviser sans danger, mais c’est là un péril que, selon nous, M. Victor Massé a eu tort de braver. Quoi qu’il en soit, il a des titres incontestables aux faveurs du public et de l’Institut, et, si nous sommes bien renseignés, c’est à lui que reviendrait l’honneur de succéder à Auber.[1]

1871.
  1. Nous avons applaudi à ce choix ratifié depuis. M. Bazin a succédé à Carafa, en 1873.