P. Lethielleux, imprimeur-éditeur (Premier volumep. 87-94).


AUBER



La longue carrière du maître que l’art vient de perdre a permis à plusieurs écrivains de raconter avant qu’elle ne s’éteignît cette existence toute parisienne, si bien faite pour piquer la curiosité publique. M. Fétis, dans une nouvelle édition de son grand ouvrage sur les musiciens, qui avait si grand besoin d’être revu et corrigé, a écrit la vie de l’artiste et donné la nomenclature de ses ouvrages en les appréciant sommairement. D’autres se sont complus dans les détails anecdotiques et les mots piquants dont la conversation d’Auber était remplie.

Quant à nous, nous nous bornerons à étudier le musicien, certain d’y retrouver l’homme tout entier avec ses qualités aimables comme avec ses défauts. Prodigue des unes, il ne cherchait point à cacher les autres, se donnant à tous tel qu’il était et avec hxn grand abandon.

Auber semblait un anachronisme dans nos époques de troubles civils, de luttes politiques et sociales. Aussi les a-t-il traversées pour ainsi dire sans se douter qu’il y eût autre chose dans la vie que des couronnes de fleurs effeuillées au dessert, des danses et des chansons. Mais enfin il a délassé, charmé deux générations, et cela nous impose une dette de reconnaissance que chacun est jaloux de lui payer.

Parlons donc de celui qu’on est convenu d’appeler « l’illustre chef de récole française. » et cela sans respect pour Méhul, pour Boïeldieu ; Méhul, l’auteur de Joseph, l’admiration constante de Weber, Boïeldieu, l’auteur de la Dame Blanche ! Parlons de la musique d’Auber et de son influence.

L’œuvre de cet élégant bourgeois de Paris est considérable et répond ironiquement à ceux qui parlent de sa paresse et de son insouciance. Il travaillait, au contraire, chaque jour et cela jusqu’à la fin. À qui fera-t-on croire, en effet, qu’un homme puisse écrire sans goût du travail, sans amour de l’art tant de délicieux ouvrages ?

Ceux qui n’ont jamais vu une feuille de partition orchestrée, ne peuvent se figurer l’énorme travail de plume accompli par Auber. En donnant, en moyenne, 300 pages à chacun de ses quarante-deux opéras, on trouve qu’il a couvert de notes plus de 12,000 pages de grandes partitions avec leurs parties de chant et d’orchestre ! Voilà, il faut en convenir, un étrange paresseux ! Et quel singulier insouciant que celui qui, constamment sur la brèche n’a jamais cessé d’écrire, saisissant sans cesse l’occasion aux cheveux, toujours prêt à entrer en répétition, ou se disant prêt, même lorsqu’il ne l’était pas ; s’emparant en maître du théâtre, témoin de ses nombreux succès, épiant, prenant son tour et quelquefois même celui des autres, à la grande satisfaction de son public, public de bourgeois, d’amateurs, de dilettantes et de gens d’esprit.

La fécondité est assurément l’un des signes caractéristiques du génie, mais cette qualité ne suffit pas à justifier ce mot qui semble bien gros en parlant de l’auteur du Domino noir.

L’esprit, la grâce, la verve, la chaleur, l’élégance, la forme, le charme, tels sont les dons divers et éminents d’Auber.

Le génie a des ailes, des audaces ; il se renouvelle, se transforme, trouve des voies nouvelles, s’émeut, s’élève dans les hautes sphères du monde moral. Ces

signes du génie nous ne les trouvons pas chez Auber. Dès ses premiers ouvrages, sa manière a déjà quelque chose d’arrêté, de définitif ; on pressent qu’il ira longtemps, mais qu’il ne s’emportera jamais. Tout est, chez lui, tempéré, même l’esprit, sa qualité dominante. Où trouver, par exemple, dans toute Son œuvre un air comparable pour sa fougue endiablée, à celui du Figaro dans le Barbier de Séville ? Quant à l’émotion, on la trouve rarement dans sa musique. Elle sourit, mais ne provoque point les larmes.

Nous venons de le dire, où l’on reconnaît le génie, c’est aux transformations qu’il opère, et quand le progrès s’arrête, la décadence est proche. Cette décadence du genre, dit national, nous la trouvons partout depuis quelques années. L’Opéra-comique n’y a point échappé, et ce n’est pas sans peine que nous l’avons vu donner asile à des pièces qui eussent été mieux placées aux Bouffes-Parisiens que sur la scène où l’on joue le Pré-aux-Clercs. Ce fait justifie nos craintes de voir les musiciens entraînés à l’encontre du mouvement provoqué par Hérold.

C’est ce mouvement, si bien caractérisé par Zampa, et dont le retentissement fut si grand, qu’il s’agit de reprendre. C’est vers ce but que doivent se tourner les aspirations des compositeurs contemporains tlont nous appelons de tous nos vœux l’avénement au théâtre. Sans cesser d’admirer Auber, qu’ils renoncent à marcher servilement dans sa voie ; car s’ils ne découvrent pas de nouveaux horizons, ils tomberont fatalement dans l’ornière suivie par les auteurs du Voyage en Chine, de Vert-Vert, de la Belle Hélène, de la Grande-Duchesse, de l’Œil Crevé et du Canard à trois becs !

C’est à partir de la mort de Boïeldieu et d’Hérold qu’Auber régna et gouverna, non pas à l’Opéra, où il n’a jamais occupé que le second rang, mais à l’Opéra-Comique. C’est à partir de ce jour seulement qu’il est devenu le roi et l’aimable despote de la salle Favart. On s’en aperçut bientôt, et le mouvement musical dont Zampa était le signal s’interrompit tout-à-coup. L’idéal d’Auber devint le patron du genre. Il l’imposa, et tout ce qui s’en écartait était presque condamné. Il entraînait à sa suite toute une génération de jeunes musiciens charmés qui lui sacrifiaient le plus souvent leur originalité. Ce qu’ils voulaient, c’était l’imiter. Ce servilisme avait ses dangers et beaucoup s’y perdirent. Et voilà comment de succès en succès, Auber a conduit le genre de l’opéra-comique à sa période actuelle, c’est-à-dire jusqu’à l’épuisement.

Cette crainte, nous ne sommes pas seul à la partager. Bien que les délicats soient en petit nombre dans ce temps de corruptions, il en est encore qui admirent et étudient les grands maîtres, en travaillant loin du bruit de nos désastres moraux et qui resteront pour sauver notre honneur si fort compromis. Mais telle est souvent l’influence d’un seul homme ! Et quand cet homme a tourné pendant trois quarts de siècle dans le même cercle étroit, sans passion pour le beau, pour le grand, qu’il a, par l’autorité même de son talent, immobilisé son art, il en devient, malgré lui, le fléau après en avoir été l’une des gloires.

En mourant, le roi Auber a déposé son sceptre au Conservatoire de musique qu’il dirigea si peu. Puisse une main vigoureuse s’en saisir et régner en France sur la musique en ramenant l’art à ses glorieuses traditions !

En dehors du théâtre, Auber a peu produit, et ce qu’il a donné ne vaut guère la peine d’être mentionné. Il a dans sa jeunesse composé de petites pièces instrumentales qui ne méritent pas le titre de musique de chambre. Lorsque plus tard il devint, dans toute sa gloire, directeur de la chapelle des Tuileries, d’abord sous le roi Louis-Philippe et ensuite sous Napoléon III, il ne se manifesta point comme compositeur de musique religieuse. Il ne suivit pas l’exemple de son illustre maître Chérubini qui écrivait pour la chapelle de Charles X tant de chefs-d’œuvre admirables, succédant à ce Requiem immortel que la Société des concerts nous a rendu à la Madeleine pendant nos jours dépreuves et qu’elle vient d’exécuter si merveilleusement aux funérailles d’Auber. Absorbé tout entier par le théâtre, l’auteur du Maçon n’a composé qu’un très-petit nombre de morceaux religieux. Les deux spécimens qu’on avait choisis pour ses obsèques ne font, en vérité pas regretter sa discrétion dans ce genre.

C’est que l’esprit, la verve et la grâce sont insuffisants pour s’élever jusqu’aux cimes élevées de la musique religieuse. Il faut la chasteté de la pensée, les élans grandioses, la foi, en un mot ces dons rares du génie qui manquaient à Auber, à cet enchanteur dont la place est marquée au théâtre dans le présent et dans l’avenir.

Il tient au théâtre par la nature même de son tempérament d’artiste. Son inspiration en procède et devient impuissante en dehors de la scène. Celle-ci, est tellement indispensable à la musique d’Auber qu’on ne peut l’en détacher sans lui faire perdre la plus grande partie de son mérite. Ses chants faciles, qui se gravent si vite dans la mémoire, se parlent plus qu’ils ne se chantent. Les véritables airs de chant, tels qu’on en trouve si abondamment dans Boïeldieu, dans Méhul, sont si rares chez l’auteur, des Diamants de la Couronne, qu’on peut les compter, Et à quelle distance encore se tiennent-ils par la coupe et l’inspiration de ceux de ses devanciers !

Malgré les réserves que notre conscience de critique nous a conduit à faire, disons, en finissant, qu’Auber fut cependant assez grand pour s’imposer, sinon à l’admiration, du moins à la faveur de l’Europe entière.

Octobre 1871.