Éditions F. Alcan Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 171-211).

VIII

MÉTAPHYSIQUE DE LA TRAGÉDIE



Une question a vivement préoccupé les philosophes et les esthéticiens depuis Aristote jusqu’à von Hartmann : celle de savoir à quoi rattacher la jouissance esthétique que nous fait éprouver la tragédie ?

Ce ne peut être le plaisir barbare de voir la souffrance d’autrui et de nous sentir nous-mêmes exempts de cette douleur, car alors les émotions que nous procure la tragédie seraient analogues aux brutales et grossières émotions que donnent aux natures vulgaires les spectacles du cirque, les combats de coqs, les séances de boxe, les combats de taureaux, etc.

Ce n’est pas davantage la conscience que nous avons que ce spectacle n’est qu’une fiction, qu’un simple simulacre, car notre émotion est d’autant plus vive que l’illusion est plus forte, que le spectacle représenté nous paraît plus vrai et plus réel.

Aristote et toute l’esthétique classique à sa suite ont cherché l’explication de cette étrange jouissance dans le sentiment de compassion, dans la pitié provoquée par la catastrophe, jointe au sentiment de délivrance que nous éprouvons quand toutes les terreurs qui nous ont assailli sont enfin brisement interrompues par le dénouement, qui est toujours une solution, une fin d’angoisse.

Nietzsche se place tout à fait en dehors de cette conception bourgeoise du phénomène. Pour lui, la jouissance esthétique de la tragédie ne peut s’expliquer que par l’essence musicale du sentiment tragique, et c’est pourquoi aussi la tragédie est à ses yeux inséparable de la musique, que celle-ci soit exprimée ou non.

La Musique, par cela même qu’elle nous révèle le sens éternel des choses, qu’elle supprime momentanément notre moi, qu’elle nous élève à la contemplation des êtres et de la vie en leur unité substantielle, anéantit la sensation douloureuse que nous ferait éprouver la vue des catastrophes dont la tragédie est remplie. En nous montrant la souffrance isolée des êtres vouées à la destruction, elle nous fait plus vivement sentir l’éternité de la substance. « Le héros, énergique affirmation de la Volonté de vivre, dit-il, meurt sans que nous en éprouvions une douleur, parce que nous sentons qu’il n’est qu’une apparence et que la vie éternelle de la Volonté n’est pas détruite par sa disparition. « Nous croyons en la vie éternelle, » voilà ce que nous crie la tragédie ; et la Musique est l’idée même de cette vie éternelle. »

L’explication est certes ingénieuse, plus que cela, profonde ; et je crois bien que Nietzsche a touché juste ici. Il y a, en effet, des liens étroits entre le tragique et la Musique. Le tragique est l’expression la plus élevée et la plus intense de la douleur humaine, il est la douleur même s’exprimant dans une action isolée. La mort violence d’un héros, le malheur qui accable l’individu ne sont pas tragiques s’ils nous sont représentés comme des accidents isolés. Pour devenir tragiques, il faut qu’à nos yeux, les événements se rattachent à l’idée de la Mort, incessante destructrice de la Vie, à celle du Malheur, ennemi de l’existence souriante et bonne : il faut que nous ayons le sentiment de la destinée de souffrance à laquelle est vouée l’humanité tout entière, sentiment qui se traduit d’une façon si saisissante dans la tragédie antique sous l’image de la Fatalité, de l’Anankè, de la Nécessité, à laquelle nul de nous ne se peut soustraire.

On a dit très justement que l’individu, comme tel, n’était pas tragique, mais plutôt comique. Les tableaux de mœurs contemporaines, qui ont un caractère individuel, où chacun de nous se retrouve en quelque sorte comme personne isolée et voit son sosie sur la scène, relèvent essentiellement du domaine de la comédie. On ne peut concevoir une tragédie sur un sujet moderne.

L’envers immédiat de la comédie, le drame, dont le sujet est tiré de la vie actuelle, est un genre faux, qui ne peut nous élever complètement à la pure jouissance esthétique, parce qu’il est trop particulier, trop individuel, qu’il ne généralise pas. Les personnages de nos drames modernes sont parfaitement ridicules ; ils sont si peu susceptibles de nous émouvoir, que les maîtres du genre sont obligés d’accumuler les contrastes violents, de multiplier les horreurs pour frapper brutalement notre sensibilité ; et malgré ces artifices, notre imagination reste rebelle.

Il en va tout autrement dans la véritable tragédie. Les Grecs, avec raison, n’admettaient pas l’individualisme dans la leur. Leurs héros tragiques ne sont pas des personnages déterminés, ils sont des entités, des principes en action, des forces agissantes, des passions qui marchent, s’entrechoquent et luttent. Ils représentent non telle personnalité historique, mais des lois du Monde. Ils n’ont pas des traits personnels sur la scène, ils ont des masques, immuables comme les principes actifs dont ils sont la fragile incarnation. Leurs actions sont à peine volontaires. Ils vont aveuglément à la perte, contraints par une nécessité intérieure maîtresse de leurs résolutions, pareils à l’humanité même qui suit une route implacable, où, qu’elle le veuille ou non, elle a pour compagnon éternel le Malheur. Or, voilà justement l’essence du tragique : l’insolubilité des conflits qu’il évoque à nos yeux. La tragédie a ainsi un fond infiniment lointain, son horizon est le général, l’universel, le nécessaire, l’inévitable ; le domaine de ses représentations est l’abstrait dans le concret.

C’est pourquoi le tragique a besoin d’un certain recul. Il s’appuie nécessairement sur la légende, sur le mythe, qui est lui-même une généralisation, une synthèse. La tragédie historique est une erreur, ainsi d’ailleurs et pour les mêmes raisons que l’opéra historique. L’histoire n’étude les évolutions et les révolutions de la politique qu’au point de vue de la part plus ou moins large qu’y ont prise le caprice ou les erreurs de quelques personnages ; elle s’occupe plus spécialement d’accident trop personnels pour nous révéler des lois générales. En s’attachant à reproduire avec exactitude et fidélité des faits accidentels, la prétendue tragédie historique perd de vue ce qu’il y a de sourd, de continu, de fatal dans l’action anonyme de la Nature, elle passe à côté de ces influences inexprimées, de ces lois inéluctables que subit l’humanité inconsciente, et que vainement elle cherche à tourner.

Tout au contraire, le mythe – et c’est ce qu’il y a de supérieur en lui, – met en un relief saisissant le sens universel des actions humaines, en plaçant ses personnages fictifs au-dessus des contingences de la réalité brutale, dans la réalité plus vraie de la vie intégrale, conçue dans sa totalité et sa plénitude idéales ; il nous transporte dans l’atmosphère de la conscience du malheur de l’existence, il nous la révèle ; et c’est de l’apercevance de cette fatalité, de l’inéluctable nécessité de la Douleur et du Mal dans le monde, que naît la profonde tristesse, la souffrance résignée qui est la source de ce que nous appelons l’émotion tragique.

Nietzsche formule, à ce propos, une observation fort intéressante. Il fait remarquer que chez les tragiques grecs, l’assemblage des scènes et des tableaux qu’ils nous montrent sur le théâtre nous transmettent des vérités si profondes, que le poète est impuissant à les exprimer seulement par des mots et des idées. De même l’Hamlet de Shakespeare : il parle plus superficiellement qu’il n’agit ; on ne peut le comprendre qu’en regardant au fond et en embrassant l’ensemble de l’œuvre. Ce que Nietzsche dit d’Hamlet peut s’appliquer à d’autres personnages de Shakespeare, par exemple à Macbeth, à Richard III, à Lear et même à Othello.

C’est que, dans ces grands drames, Shakespeare, comme les tragiques grecs, s’inspire directement du mythe. Or, la parole ne saurait traduire avec toute la clarté désirable le sens intime et universel de la légende.

Pourquoi les tragédies grecques nous paraissent-elles froides ? C’est qu’elles ne sont parvenues jusqu’à nous qu’à l’état d’œuvres littéraires, de drames parlés. Il nous manque la musique qui en était l’élément essentiel, car la Musique a précisément le pouvoir, qui fait défaut à la parole, d’exalter notre sensibilité de telle sorte qu’elle s’identifie avec les sentiments permanents, immuables, éternels dont le mythe est l’expression symbolique. Imaginez les tragédies d’Eschyle et d’Euripide accompagnées de musique, imaginez les grands sentiments qu’elles expriment portés, grâce à la faculté de généralisation de la Musique, à leur absolue puissance expressive, et vous comprendrez ce que les historiens du théâtre antique nous rapportent au sujet de l’exaltation, du délire esthétique où ces tragédies jetaient des auditoires de plusieurs milliers de spectateurs.

Le tragique, en tant qu’il trouve son expression dans la légende, dans le mythe, a donc besoin de la Musique pour se révéler à nous dans son entière vérité.

Ce qui amène Nietzsche à cette conclusion : que la tragédie ne se comprend pas sans musique, que le tragique est au fond d’essence absolument musicale.

Il est curieux d’observer que cette thèse, développée par Nietzsche à propos de la tragédie grecque, trouve sa confirmation pratique dans le surprenant phénomène que nous montre Wagner.

Wagner est un véritable poète tragique. Il l’est par la tendance hautement philosophique de son esprit, par le caractère synthétique de son génie. Eh bien, d’instinct, Wagner retrouve les éléments sur lesquels s’était développée la tragédie antique : irrésistiblement, il se sent poussé vers la Musique, et celle-ci est l’élément le plus spécifique de son génie. Non moins irrésistiblement, le poète, en lui, retourne au mythe ; c’est à la légende qu’il demande toutes ses inspirations. Il est vraiment curieux que Nietzsche ne se soit pas aperçu que la démonstration vivante de sa subtile et profonde analyse du tragique, c’était justement Wagner.

L’important pour nous est que Nietzsche, par ces vues si pénétrantes et si nouvelles sur la tragédie dans l’antiquité, nous ait en même temps ouvert le chemin à la véritable compréhension de l’art et du génie de Wagner. Qui n’a pas lu l’ouvrage du philosophe de Bâle ne peut comprendre tout à fait l’œuvre du maître de Bayreuth.

La Naissance de la tragédie, je l’ai déjà dit, est un chapitre complémentaire du grand ouvrage où Wagner a exposé ses idées et ses désirs esthétiques : Opéra et Drame. Ce n’est pas diminuer cette grande et belle étude que d’ajouter que le chapitre complémentaire de Nietzsche est nécessaire à la compréhension de ce qu’on a appelé le système de Wagner, que c’est seulement là que se révèle la véritable portée et le véritable sens des idées du maître.

Lui, il parlait plutôt en artiste. Opéra et Drame est une sorte de confession, dans laquelle, avec une ingénuité parfaite, sans beaucoup se préoccuper de l’exactitude historique de son exposé ni de la rigueur absolue de ses déductions, Wagner nous dit les doutes qui avaient assailli son esprit, les visions d’art qui le hantaient ; et son livre n’a d’autre but que de justifier, à ses propres yeux et aux nôtres, la solution donnée par lui au problème. En d’autres termes, Wagner se livre tout entier à notre contemplation, mais il ne s’analyse pas. Cette analyse, c’est Nietzsche qui nous l’apporte, faite avec toute la pénétration d’un critique infiniment mieux armée que celle de Wagner, et avec une clarté de méthode, une solidité d’argumentation que l’on ne trouve pas dans Opéra et Drame’’.

Ainsi, la nature véritable des rapports de Wagner avec le mythe, avec la légende, la très pénétrante et très profonde étude de Nietzsche sur l’essence du tragique nous l’explique plus clairement que Wagner lui-même. Quand celui-ci affirmait que le drame lyrique, l’opéra ne pouvait s’établir que sur la base du mythe, il énonçait simplement, sans pouvoir l’apprécier, ce que son sentiment souverain de poète tragique lui avait dicté ; et il cherchait à justifier ce sentiment par des considérations plutôt extérieures.

Nietzsche, lui, va bien au fond du problème, et en montrant les liens étroits qui rattachent le sentiment tragique au mythe et celui-ci à la musique, il découvre en même temps les causes profondes de la prédilection irrésistible de Wagner pour les sujets mythiques. Étant un poète tragique au sens le plus vrai du mot, Wagner devait nécessairement fondre dans son œuvre le mythe et la musique, ainsi que l’avaient fait les grands tragiques grecs.

Ces spéculations paraîtront bien subtiles à beaucoup d’artistes et laisseront parfaitement indifférents les esprits superficiels, satisfaits amplement des émotions que leur procurent les œuvres de Wagner. Gardons-nous cependant de les considérer comme oiseuses et inutiles. Bien des erreurs où sont tombés les artistes contemporains auraient été évitées, si, dès le début, leur conscience troublée par l’impérieuse beauté de l’art wagnérien avait eu la compréhension absolue et complète du phénomène esthétique dont il est l’attestation.

À quelles aberrations, l’interprétation insuffisante de ce que Wagner a dit du mythe et de la légende n’a-t-elle pas conduit toute la génération actuelle des dramaturges ! Depuis une vingtaine d’années, le théâtre lyrique n’a plus guère vu paraître que des opéras fondés soi-disant sur la légende. Que de Krimhilde’’, de Sigurd, d’Esclarmonde, de Merlin, de Cloches du Rhin, de Roi d’Ys, etc., etc., n’avons-nous pas eu à subir ! Mythes païens, légendes chrétiennes, du Nord, du Midi, de l’Est et de l’Ouest, on a tiré de l’oubli les plus folles affabulations du moyen-âge mystique et romanesque. Avec une naïveté adorable, librettistes et musiciens, persuadés qu’ils suivaient en cela les traces du maître de Bayreuth et se conformaient à son esthétique, se sont emparés de ces sujets légendaires sans l’ombre de discernement, prenant à droite, à gauche, au hasard de la rencontre, sans se préoccuper autrement de savoir si ces sujets reposaient véritablement, dans leur sens profond, sur ce haut et noble sentiment philosophique du Malheur fatal, implacable, éternel, d’où découle l’impression tragique.

Il a suffit à la plupart que la légende leur offrir quelques tableaux d’imagination brillante, ou transportât le spectateur dans le monde des fées et des êtres fabuleux, pour qu’ils se crussent parfaitement d’accord avec Wagner ! Je ne sache qu’une œuvre moderne qui approche véritablement de l’esprit wagnérien : c’est le Fervaal de {M.|Vincent d’Indy}}. M. d’Indy ne s’est pas contenté de reproduire purement et simplement les données des légendes cévenoles ; les traditions populaires ne lui servent que de symbole général ; le drame repose sur une idée philosophique bien à lui et qui se même ingénieusement aux souvenirs mythiques évoqués. Fervaal serait un vrai poème tragique, si l’on n’y percevait l’effort de la réflexion. Le haut sentiment qui l’anime est plutôt volontaire et intellectuel. Il n’est pas absolument spontané et naïf.

Chez Wagner justement, c’est là ce qui est caractéristique : le sentiment tragique est d’une sincérité, d’une naïveté absolues. La conception pessimiste de la vie est fondamentale, nécessaire, impérieuse. Elle domine tout son être, elle apparaît dans tous ses actes, dans toutes ses pensées. Lisez sa longue correspondance avec Liszt, avec ses amis Heine et Fischer, avec son compagnon de 1848 Auguste Rœckel ; c’est un cri de douleur ininterrompu. La vision pessimiste du monde est empreinte si profondément en lui que lorsque, déjà à la seconde moitié de sa carrière, l’œuvre de Schopenhauer vient à sa connaissance, c’est en toute vérité qu’il peut affirmer n’avoir trouvé dans le philosophe de Francfort que la confirmation de sentiments dès longtemps éprouvés par lui et l’exposé méthodique d’une conception de la vie analogue à celle qu’il avait toujours eue devant les yeux.

C’est ce qui fait que Wagner est le véritable poète tragique nouveau. Il est l’Eschyle et le Shakespeare du xixe siècle. Son Tondrama est la tragédie moderne. L’analogie, je dirai même l’identité est si parfaite qu’on peut aller jusqu’à dire que le drame musical de Wagner s’est constitué et formé exactement comme la tragédie antique. Il est la résultante de l’effort de la musique moderne vers la réalisation imagée et active des visions qu’elle évoque, comme la tragédie grecque avait été la résultante de la progression naturelle du chant, de l’inspiration lyrique chez les Hellènes, dans le sens de l’objectivation plastique.

Un phénomène qui reste plein de mystères et difficile à expliquer, c’est qu’en Grèce, le chant lyrique se soit développé si rapidement qu’il a pu atteindre son apogée dans la tragédie à une époque relativement reculée de la civilisation hellénique, tandis que notre musique moderne n’est arrivée à son entier épanouissement, dans le Tondrama de Wagner, que tout à la fin d’une longue période de haute culture intellectuelle, artistique et sociale.

Nietzsche cherche à l’expliquer par ce qu’il appelle notre éducation socratique, par quoi il entend l’éducation qui se fonde non sur la conception tragique de la vie, mais au contraire sur la conception optimiste, qui fait de l’homme un être doué de libre arbitre et de liberté, maître de ses actions et de sa destinée, ce qu’on a appelé l’homme théorique ou scientifique, réglant son existence et ses actes non pas suivant ses besoins et ses instincts, mais suivant des lois que son intelligence croit avoir reconnues et qu’il suit aveuglément.

Sans m’attarder à cette explication, je veux me borner à une observation accessoire de Nietzsche qui n’est pas sans intérêt : à savoir que de l’apparition de Socrate date la décadence de la tragédie, parce que l’homme théorique, l’homme scientifique a détruit la vraie musique, celle en laquelle se perpétue le mythe et qui exprime l’essence des choses. Pour l’homme socratique, la musique est un art d’imitation ; il l’abaisse à n’être plus qu’une vaine et stérile recherche d’effets extérieurs : elle devient de la peinture musicale ; elle veut traduire ce que disent les paroles ; elle veut reproduire tous les objets qu’imitent les autres arts ; elle est un calcul de l’intelligence et de la réflexion, et non l’expression spontanée et nécessaire de ce qu’il y a de plus intense et de plus profond dans le sentiment humain.

Ce qui me séduit dans cette observation, c’est qu’elle semble fournir une explication philosophique, très subtile, je le veux bien, mais néanmoins très plausible, de l’état étrange de l’art musical au moyen âge.

Alors que les premiers temps du christianisme avaient été d’une abondance remarquable au point de vue de la création musicale, pourquoi, dès le xe siècle, voyons-nous la faculté créatrice s’arrêter presque complètement, au point que, pendant six siècles, l’art musical demeure exclusivement un art de combinaison, retravaillant avec une ingéniosité certes intéressante, mais dénuée de tout sens poétique, des éléments qui ne varient guère ? C’est que le grand, on pourrait dire l’unique foyer d’art, pendant cette longue période, ce furent les couvent où se réfugia l’homme socratique, l’homme théorique par excellence, vivant en dehors de la nature une existence en quelque sorte négative, éloignée du tragique de la véritable vie, optimiste en son attente des félicités paradisiaques : le moine et le prêtre. Aux subtilités de leur scolastique, de leurs vaines et stériles discussions théologiques, correspondent les subtilités de la polyphonie vocale. La musique n’est pas pour eux une expression spontanée du sentiment ; elle est la pénible et laborieuse exégèse de textes toujours les mêmes, retournés en tous sens, scrutés et commentés sous tous leurs rapports, présentés sous les aspects les plus divers.

Reconnaissons leur erreur sans les en blâmer ; leur labeur, improductif au regard de l’art, n’aura pas été inutile, puisqu’il aura servi à créer la langue de la musique moderne, si profondément différente de celle de la musique ancienne. Nous leur devons l’harmonie et le contrepoint sur la base desquels s’est développé notre art symphonique, qui est la formule définitive et complète de l’art musical moderne.

Je dirai même plus : que la musique symphonique est, dans tout le domaine de l’Art, la seule apparition absolument nouvelle et originale qui appartienne bien en propre à l’homme des âges récents. Dans la littérature et la poésie, pour le théâtre, pour les arts plastiques, sculpture, peinture et architecture, nous n’avons rien à apprendre aux Anciens, nous avons au contraire tout appris d’eux. En ce qui concerne la musique, c’est tout l’opposé ; ils ne nous ont rien enseigné ; ils devraient tout apprendre de nous ; ils n’ont rien laissé qui approche, par exemple, de la symphonie de Beethoven ; ils n’ont même pu soupçonner qu’il existerait jamais une œuvre d’art de ce genre.

Notre musique est quelque chose de si profondément différent de la conception qu’ils avaient et qu’ils pouvaient avoir de l’art des sons que toute analogie est d’avance exclue. Sans parler de leur système tonal si différent du nôtre, leur musique était essentiellement monocoque, la nôtre est harmonique et polyphonique ; la leur était absolument vocale, la nôtre est absolument instrumentale.

J’insiste sur cette dernière opposition, car c’est seulement du jour où, grâce au développement de la facture des instruments, tout l’arsenal de nos engins sonores se trouva constitué comme il l’est depuis deux siècles, que les combinaisons sonores de la symphonie moderne sont devenues possibles et que nous voyons apparaître la véritable musique moderne, celle qu’on a appelé la musique absolue, la musique pure, dégagée de toute alliance avec la parôle et le geste, et cependant expressive au plus haut degré.

Si nous voulons bien y réfléchir et aller au fond des choses, nous devrons même reconnaître que la tragédie moderne, dont le Tondrama de Wagner est la formule pour le moment la plus complète, n’était possible que sur la base de la musique instrumentale ; et c’est de la musique instrumentale, en effet, qu’elle est issue. La symphonie est la source d’où a jailli le drame wagnérien.

Pouvons-nous, par exemple, concevoir le drame de Wagner sans la miraculeuse progression qui va de Bach à Beethoven en passant par Haydn, Gluck et Mozart ?

Il y a eu là un siècle de musique tout à fait exceptionnel. Remontez seulement un peu plus haut, jusqu’à Palestrina et Roland de Lassus, par exemple ; leur art vous paraîtra plus loin de celui de Bach que celui-ci du nôtre. C’est que chez Bach, harmonie, rythme et mélodie se comportent déjà d’une façon toute nouvelle. Ces trois éléments fondamentaux de notre musique se combinent chez lui autrement qu’en des formes purement mathématiques ; ils se juxtaposent d’une façon expressive. Et dans ses thèmes de fugue, si énergiques, si parlants, si plastiques pourrait-on dire, dans les admirables cantilènes des adagios de ses ouvertures, suites, concertos, etc., se formule déjà la mélodie instrumentale moderne, dont le caractère poétique et suggestif nous ouvre un horizon infini de sensations, de rêves, de visions que la musique antérieure, avec ses rythmes dansants ou ses pauvres thèmes mélodiques empruntés à la liturgie, était impuissante à évoquer. Poursuivant maintenant le développement de cette mélodie instrumentale à travers l’œuvre de Haydn, de Mozart et de Gluck, nous la voyons se formuler de plus en plus indépendante, souple et suggestive, pour devenir enfin, dans Beethoven, un mode d’expression absolument parfait.

Ainsi que l’a justement fait observer Wagner[1], beaucoup de thèmes de ces grands maîtres paraissent, musicalement sans profonde signification ; mais combien ils acquièrent de puissance par le développement que leur donne la langue si caractéristique des instruments ! Malgré le vague et l’imprécision des sons, leur expression est si nette, si claire, si impérieuse que l’interprétation verbale s’y superpose instinctivement chez l’auditeur. Ceci, a-t-on déjà dit, est le procédé exact de formation de l’Art lyrique ancien et de la Chanson populaire, qui, d’expansion d’abord purement musicale ou chantante de l’âme, se fait ensuite poème et s’extériorise en paroles.

Nous comprendrons maintenant pourquoi ce phénomène, accru jusqu’à la reconstitution de la tragédie, du drame musical, n’a pu se produire chez nous qu’à la fin, et non au commencement de l’ère moderne ; c’est, d’une part, parce que le poète tragique ne pouvait se former dans un cloître ; c’est, d’autre part, parce que plus tard, lorsqu’il s’en produisit au premier éveil de l’âme moderne, à l’époque de la Renaissance, la musique instrumentale, l’art musical véritablement nouveau, en était encore à ses premiers bégaiements. Pour que la tragédie moderne fût possible, il fallait que la symphonie eût atteint l’apogée de sa puissance expressive, et cela ne s’est produit qu’au début du présent siècle.

Ces conditions à la fois morales et historiques expliquent aussi l’erreur des poètes-musiciens de la Camerata florentine, qui créèrent l’opéra en s’imaginant reconstituer la tragédie antique.

Galilei, Peri et Caccini, méconnurent complètement la priorité nécessaire de la musique dans le drame. Leur invention, le chant parlant, était une réaction radicale, – dans un certain sens nécessaire, – contre les complications excessives, purement formelles et simplement habiles, du contrepoint vocal ; elle signifiait un retour à l’expression spontanée, sincère et naturelle du sentiment humain dans le chant. Mais en même temps, comme toute réaction, leur œuvre fut excessive. Sous prétexte de rendre intelligible le sens des textes chantés, ils en arrivèrent à subordonner complètement la musique à la parole, d’où vint le récitatif dramatique. Ils en attendaient merveille. Ce fut, en définitive, le récitatif qui perdit le genre créé par eux. C’est à cause du récitatif, qui est une négation de la musique, puisque c’est la parole qui redevient ici l’élément prédominant, que dans leurs prétendus drames ils se virent contraints d’intercaler des morceaux de chant développés, des cantilènes conçues dans la forme traditionnelle soit des airs à danser, soit des chansons populaires. C’est ce qui amena, d’autre part, les poètes à échafauder leur livret de telle sorte qu’un certain nombre de situations y fussent réunies pour permettre au musicien de distribuer dans la pièce un certain nombre de morceaux.

Ne jugeons pas trop sévèrement cette erreur ; ce serait en commettre une autre, et très grave, de méconnaître l’énorme et très salutaire influence qu’elle exerça sur le développement ultérieur de la musique, car en remettant à la mode le chant monodique et en reléguant pour un temps à l’arrière-plan les artifices du contrepoint, elle força les musiciens à se préoccuper de nouveau de variété dans la création des formes mélodiques. Ces formes mélodiques nouvelles, plus libres, plus amples que la simple chanson populaire ou l’air à danser, se transmirent à la musique instrumentale allemande demeurée systématiquement polyphonique et, grâce à Bach, à Haydn et à Mozart, nous conduisirent à la symphonie de Beethoven.

C’est ainsi que l’orchestre, par une série de transformations lentes, est devenu le merveilleux instrument au moyen duquel Wagner a pu réaliser ce qu’il a appelé la mélodie infinie, c’est-à-dire cette trame sonore continue qui enveloppe l’action, d’où celle-ci se dégage et qui est en réalité la base de toute la création artistique.

Un mot très juste de M. de Wolzogen définit bien l’œuvre d’art de Wagner : elle est, dit-il, une émanation de la Musique[2]. Le Tondrama diffère de l’opéra en ce que la musique, dans celui-ci, est non un moyen d’expression du drame, mais une sorte de hors-d’œuvre qui se superpose à celui-ci. Dans le drame wagnérien, elle n’est plus seulement l’intermédiaire de l’expression, elle en est la source. Car c’est la musique qui, des profondeurs de l’âme exaltée de l’artiste, s’efforce à revêtir d’une expression plastique et littéraire les merveilleux mystères qu’elle fait entrevoir.

Sur ce point, je me sépare du plus pénétrant des commentateurs récents de Richard Wagner, M. Houston Stewart Chamberlain.

« La chose essentielle, dit-il[3], la seule absolument indispensable pour comprendre Wagner artiste et saisir le sens de ses œuvres de théâtre, c’est de comprendre la nature de son génie ; or, Wagner fut toujours et avant tout, et dès sa jeunesse, poète dramatique. Certes, il serait paradoxal de prétendre que le musicien n’a, chez lui, qu’un rôle secondaire ; mais ce qu’il faut comprendre, c’est que le musicien n’existe que comme une des faces du poète. Comme Wagner lui-même l’a dit, le musicien est l’élément féminin, et par sa nature même, cet élément, s’il n’est pas secondaire, est du moins subordonné ; il ne crée qu’autant qu’il a été fécondé par l’élément mâle : le poète. C’est donc le poète, le poète dramatique qu’il faut avant tout arriver à reconnaître en Wagner. »

Tout le livre de M. Chamberlain est consacré au développement de cette idée. Elle est juste en un certain sens, elle ne l’est plus dans un autre.

M. Chamberlain a raison, par exemple, d’affirmer qu’on méconnaît le sens et la portée de l’œuvre de Wagner quand on ne veut y voir qu’une réforme de l’opéra. Elle est plus que cela, elle est une conception nouvelle du drame. Et en ce sens, Wagner est, en effet, un poète dramatique.

Mais d’un autre côté, M. Chamberlain se méprend, à mon avis, lorsqu’il subordonne chez Wagner le musicien au poète. Il a beau nous rappeler que dans sa jeunesse, Wagner fut d’abord poète et qu’il ne devint musicien que plus tard ; qu’en fait, ses facultés musicales ont été en quelque sorte provoquées par ses facultés poétiques, que le musicien est né du poète, que sa musique s’exhale du poème comme le parfum s’exhale des fleurs et des feuilles d’un arbre, révélant ainsi la sève invisible qui pénètre tous les tissus et leur donne la vie et la croissance.

Il n’en est pas moins vrai que si nous voulons analyser l’œuvre même, si nous cherchons à pénétrer bien au fond la nature et le caractère du génie de Wagner, nous serons vite amenés à reconnaître que ce qui en fait le trait essentiel et caractéristique, c’est la musique. Son inspiration poétique est musicale. La sève qui la féconde, « qui se répand dans tous les tissus », qui échauffe son esprit et le porte à créer, c’est la musique. N’a-t-il pas dit lui-même, un jour, que c’était le musicien en lui qui avait sauvé le poète ?

Si le poète a lutté longtemps contre le musicien, c’est que les circonstances de l’éducation première de Wagner, notamment l’influence de son oncle, l’avaient éloigné de l’art des sons et poussé vers les lettres à un âge où la personnalité n’est pas encore formée et subit facilement toutes les empreintes. Mais dès le moment où sa véritable nature se formule et s’affirme, nous voyons au contraire le musicien prendre le dessus et diriger en réalité toutes les facultés de l’artiste. C’est alors que, non sans avoir longtemps hésité, il résout énergiquement l’espèce d’antagonisme qui s’était manifesté jusqu’alors dans les tendances, sinon contradictoires, tout au moins partiellement divergentes du poète et du musicien ; et son choix définitif est en faveur de ce dernier. Placé entre la Mort de Siegfried et Frédéric Barberousse, il condamne le drame non musical qui est l’œuvre du seul poète dramatique ; et il va à la Mort de Siegfried, d’où sortira l’Anneau de Nibelung, qui sera la création de son génie musical.

Que ce génie musical soit très spécialement dramatique, cela n’est pas contestable et c’est ce qui donne sa physionomie particulière à Wagner musicien. Comme le dit très justement M. Chamberlain, la musique de Wagner est de la musique de poète.

Au fond, M. Chamberlain convient lui-même qu’il serait plus correct de ne pas distinguer, chez Wagner, entre le’’poète et le musicien. En effet, on ne conçoit pas l’un sans l’autre. Ils constituent une parfaite unité, un phénomène indivisible, exceptionnel par là même. Le poète dramatique ne serait pas, chez lui, ce qu’il est, si l’influence musicale n’était intervenue ; et le musicien aurait pris une autre direction, si le poète dramatique, à son tour, n’avait réagi sur la nature de l’inspiration purement musicale. Le dyonisien et l’apollinien se pénètrent si profondément qu’on ne peut les séparer. Tous les malentendus sur la personnalité artistique de Wagner sont venus, en somme, de l’incompréhension des contemporains au regard de cette dualité de son génie.

Les critiques littéraires ne voulaient voir dans ses poèmes que des tentatives informes de drames, où ils reconnaissaient volontiers des dons poétiques précieux, mais qu’au demeurant ils condamnaient comme insuffisants ; et les musiciens, analysant ses partitions sans se rendre compte de l’étroite relation de la forme musicale avec les nécessités du drame, ne parvenaient à y reconnaître qu’un assemblage surprenant et incompréhensible de beautés admirables et d’agrégations de thèmes échappant à toute logique musicale, en un mot, simplement monstrueuses. Coupez en deux cette totalité qu’est l’œuvre de Wagner, il ne vous restera nécessairement que deux tronçons dont aucun n’est une œuvre d’art complète et parfaite en soi. Poète-musicien, c’est comme tel qu’il faut le comprendre, c’est la seule façon de concevoir sa personnalité double.

Le mystère de cette dualité dans l’unité demeurera toujours un phénomène insondable. Déterminer la part exacte qui revient au pète et celle qui appartient au musicien, aucune analyse, si subtile soit-elle, ne le pourrait. Mais cette impossibilité ne doit pas nous empêcher de reconnaître le caractère spécifiquement musical du génie de Wagner.

Serait-il le prodigieux artiste qu’il a été s’il n’y avait eu en lui le musicien ?

Supprimez la musique de ses drames, ceux-ci resteraient-ils ce qu’ils sont à nos yeux ?

Pouvons-nous, par exemple, imaginer l’Anneau du Nibelung’’, Tristan ou Parsifal simplement parlés ?

En revanche, nous pouvons parfaitement imaginer ces partitions subsistant intégralement sans aucune réalisation scénique ; elles demeureraient des œuvres prodigieusement évocatrices d’émotions et de pensées.

Voilà qui résout le problème, si tant est qu’il puisse être posé.

C’est aussi dans ce sens que se prononce Nietzsche et ce qui donne à ses conclusions un poids considérable, c’est que la Geburt der Tragœdie est un écrit visiblement conçu sous l’influence des idées du maître de Bayreuth et dans lequel, selon toute vraisemblance, Nietzsche a développé, avec son originalité propre, les vues mêmes de Wagner sur son art.

Nietzsche suppose une sorte d’harmonie préétablie entre le drame et la musique, aussi bien dans la tragédie antique que dans le Tondrama de Wagner, Il va plus loin même ; il n’admet pas, comme M. Chamberlain, que c’est le poète qui détermine le musicien, il affirme au contraire résolument que le rapport entre le drame et la musique est tout juste l’opposé. « La Musique est l’idée même du Monde, le drame n’est qu’un reflet de cette idée, une image isolée… Nous aurons beau animer cette image de la façon la plus plastique, la mouvementer, l’éclairer du dedans, elle ne sera jamais qu’une apparence de laquelle aucun pont ne nous conduit directement dans la réalité vraie, au cœur du Monde. Mais la Musique est l’expression même de ce cœur ; et d’innombrables apparences de tout genre pourraient passer auprès de la même musique sans épuiser son sens essentiel ; elles ne seraient jamais que des images extériorisées de ce que la Musique exprime. »

La Musique est ainsi l’élément premier, c’est elle l’idée mère, la forme primaire de l’idée et du sentiment. La parole, le geste, les personnages, l’action, ne sont que le complément, le commentaire réalisé, la représentation figurative. Supposons un moment que les images évoquées par une symphonie de Beethoven puissent être rendues d’une façon plastique et active : nous aurions l’analogue de l’œuvre d’art wagnérienne. Je me hâte d’ajouter que tenter une expérience de ce genre avec une symphonie de Beethoven serait une aberration esthétique, parce qu’ici, nous sommes en face d’une composition purement musicale. Ce serait dépouiller celle-ci de son caractère propre, la détourner de son but et trahir son caractère poétique spécial, que de vouloir préciser par une représentation ce qui, par essence, est du domaine vague de la rêverie, de la fantaisie imaginative, libre et sans limites.

Chez Wagner, il en va tout autrement, parce que chez lui, le point de départ de la composition est différent ; le sentiment créateur se rapporte à une série de phénomènes destinés à être réalisés, qui demandent par conséquent à se formuler d’une façon active et plastique. Le drame naît de la musique parce que celle-ci est le cœur même de ce drame ; elle est l’expression générale de toutes les apparences dont se compose le drame.

Nous ne pourrions pas autrement nous expliquer la surprenante justesse d’expression, ce qu’on a appelé la « plasticité » des thèmes wagnériens.

Pour ne citer qu’un exemple entre mille autres, que le lecteur veuille se reporter au thème chevaleresque qui caractérise Lohengrin, et qui éclate à l’orchestre dès que le chevalier du Graal apparaît. Ce thème est si parlant, il est si parfaitement conforme à l’idée que nous pouvons nous faire de l’être surhumain dont le secours est invoqué par Elsa dans sa détresse, que nous n’avons pas besoin de voir réellement le personnage sur la scène pour en saisir le contour et en percevoir le caractère. Le personnage est là tout entier dans l’orchestre, armé de pied en cape, étincelant dans sa gloire, lumineux et éclatant ; et l’impression, quand nous le voyons en effet descendre de son frêle esquif, n’est si profonde et si vive que parce que ce personnage, que nous apercevons maintenant réellement, est pour ainsi dire la réalisation de celui que nous avions déjà entrevu dans notre imagination surexcitée.

Le héros de notre rêve est même généralement plus noble et plus beau que la réalisation offerte à nos yeux en la personne de l’acteur affublé de brillants oripeaux. C’est ce qui explique qu’à beaucoup de spectateurs très raffinés, les exécutions scéniques de Wagner paraissent irrémédiablement insuffisantes. Les visions que la Musique a le pouvoir d’évoquer en nous sont si parfaites et si pures, que l’atmosphère de la scène les dépouille toujours d’un peu de leur charme poétique.

Gardons-nous cependant de conclure de là que le drame wagnérien se passerait mieux de l’appareil théâtral. Cette thèse a été soutenue récemment : elle est simplement paradoxale. La représentation scénique est le complément nécessaire de l’œuvre musicale. Elle précise ce qui dans l’expression sonore reste nécessairement indéterminé ; elle arrête les contours indéfinis des personnages, elle dessine la ligne des gestes, simplement indiqués, et par là ajoute une signification sensible aux idées générales, aux sentiments universels exprimés par la musique.

Ce que nous venons de dire à propos de Lohengrin s’applique à tous les autres héros de Wagner, de même qu’à toute la série de sentiments et d’idées que le Tondrama met en mouvement. Peut-on, par exemple, imaginer rien qui exprime l’idée de la souffrance irrémédiable de la vie, de la Détresse absolue et éternelle de l’humanité, d’une façon plus poignante que le merveilleux prélude du troisième acte de Tristan et la mélopée si tristement pénétrante du petit pâtre, chantée par le cor anglais au lever du rideau ? En ces quelques mesures se traduit avec une intensité inouïe la profonde mélancolie de notre destinée même ; toute la désolation tragique des agonies nous pénètre à ce moment avec une puissance qu’aucune parole ne pourrait égaler.

Eh bien, la tragédie, le vrai drame, le voilà ! Il est tout entier dans la musique, et dans la musique seule. La parole, le geste, l’action qui se superposent fixent seulement la pensée, ils déterminent l’image et la personne de Tristan et d’Iseult ; leur portée poétique et dramatique leur vient non d’eux-mêmes, mais de ce que chante l’orchestre ; c’est de la symphonie qu’ils reçoivent leur véritable signification, ils n’influent pas sur le sens de celle-ci.

C’est dans ce sens, évidemment, que Wagner a pu dire très justement un jour de ses Maîtres Chanteurs que c’était là une vaste symphonie dramatique ; on dirait mieux encore une symphonie dramatisée. Nietzsche, qui pendant de longues années fut en quelque sorte le disciple le plus fervent de Wagner, qui put l’observer de près de son regard pénétrant de philosophe et d’analyste, qui dut chercher à se rendre compte du phénomène hautement intéressant qu’il avait sous les yeux, n’aurait certainement pas conçu sa thèse si hardie et si nouvelle sur la tragédie antique, sans les suggestions de celui qu’il considérait à ce moment comme un génie exceptionnel et sans égal.

En s’attachant à expliquer esthétiquement et philosophiquement Eschyle, Sophocle et Euripide, c’est Wagner qu’il cherchait à comprendre et à faire comprendre.

L’intitulé de son étude sur la tragédie n’est pas ce qu’il devrait être.

Le vrai titre, pour qui sait lire, n’est pas la Naissance de la tragédie, mais la Naissance du drame wagnérien du génie de la Musique.



  1. Voir les si intéressants Souvenirs de Richard Wagner par H. de Wolzogen.
  2. H. de Wolzogen, Erinnerungen
  3. Le Drame Wagnérien, par H. S. Chamberlain. Voir l’Introduction.