Éditions F. Alcan Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 141-169).

VII

NIETZSCHE ET WAGNER



Fréféric Nietzsche a sur Tolstoï un avantage quand il parle de musique, c’est qu’il n’est pas absolument ignorant de l’art musical.

Il avait fait de bonnes études, il jouait convenablement du piano, il avait appris l’harmonie ; il en savait même assez pour composer ; Mme Fœrster-Nietzsche rapporte même qu’étant enfant, son frère manifestait de telles dispositions pour la musique qu’on hésita sur la direction à donner à ses études. On sait d’ailleurs qu’il a publié un Hymne à la vie pour chœur mixte et orchestre, sans parler d’autres compositions instrumentales, dont une ouverture pour orchestre qu’il s’avisa un jour de jouer à quatre mains, devant Wagner, avec Hans Richter[1] ; enfin, ses relations suivies avec Richard Wagner avaient dû lui apporter des clartés sur bien des questions de haute esthétique musicale.

Cependant, il n’a jamais cherché à grouper ses idées sur la musique en un corps de doctrine. Il les a disséminées en ses divers écrits, sans lien entre elles, au hasard de l’inspiration.

Un seul de ses écrits a le caractère d’une étude suivie d’esthétique, c’est la brochure qu’il publia en 1872, sous ce titre : Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik, c’est-à-dire : La naissance de la tragédie du génie de la musique.

Nietzsche était alors professeur à l’Université de Bâle, où il occupait la chaire de philologie classique. C’était le moment de ses relations suivies avec Wagner, dont il avait fait la connaissance à Leipzig, et qu’il allait voir fréquemment dans sa villa de Triebschen, près de Lucerne.

Au fond, cet écrit du philosophe-philologue n’est qu’un chapitre complémentaire du grand ouvrage de Wagner : Opéra et Drame. Reprenant la thèse favorite de Wagner sur l’unité nécessaire du drame musical, il rattache la décadence de la tragédie hellénique à la séparation des deux éléments dont elle se composait, l’élément musical et l’élément purement littéraire ; et sa conclusion était que Wagner, dans son œuvre d’art, en rétablissant l’union des deux arts, reconstituait la tragédie dans son essence originaire, faisait renaître du génie de la musique la tragédie perdue depuis l’antiquité.

Cette thèse originale, développée d’un façon très intéressante, a pour fondement les théories de Schopenhauer sur la Musique. Disciple du philosophe de Francfort, dont il devait se séparer plus tard complètement, en le combattant même avec une singulière vivacité, Nietzsche est encore ici tout imbu des doctrines exposées par l’auteur du Monde comme Volonté et Représentation.

Comme lui, il admet que la Musique est l’expression de l’essence même des choses, ou, comme le dit Schopenhauer, une objectivation de la Volonté, c’est-à-dire de l’essence vitale.

La Musique et la Nature, c’est-à-dire le monde représenté, sont des expressions différentes de la même chose. Considérée comme expression du Monde, la Musique est un langage universel au suprême degré, qui, par rapport à l’universalité des concepts, se trouve à peu près dans la même relation que ceux-ci au regard des objets concrets. Elle n’est pas une pure abstraction ; elle est si peu abstraite, au contraire, qu’elle ressemble aux figures géométriques et aux mathématiques, qui nous fournissent non pas d’une façon abstraite, mais d’une façon visible et continue, non seulement les formes générales de tous les objets susceptibles d’être perçus par nous, mais encore toutes les formes possibles a priori. Les aspirations, les émotions, les manifestations de la Volonté, tous les événements de la vie intérieure de l’homme, que la Raison enferme dans le mot ample et vague de « sentiment », peuvent être exprimés par les innombrables mélodies possibles, mais toujours dans la généralité d’une simple forme, d’une façon immatérielle, comme une chose en soi, non pas d’après sa manifestation extérieure ; en d’autres termes, la Musique en exprime l’âme sans le corps.

C’est par ce rapport direct de la Musique avec l’essence des choses, que Schopenhauer expliquait, par exemple, le prodigieux effet que produit la Musique lorsqu’elle s’adapte à une scène, à un acte, à un événement, à une circonstance ; la Musique nous en révèle le sens le plus intime ; elle en devient le commentaire le plus juste et le plus clair. Pareillement, quand nous écoutons une symphonie, que nous nous livrons entièrement à la Musique, il semble que nous voyions passer devant nos yeux tous les événements possibles de la vie. Et cependant, à la réflexion, quand nous voulons préciser, nous sommes impuissants à formuler une ressemblance précise entre ce jeu des sons et la choses qu’il nous a fait entrevoir. C’est que la Musique, seule de tous les arts, n’est pas une image des représentations, autrement dit des objectivations de la Volonté ; elle est l’image même de la Volonté ; elle est en quelque sorte la métaphysique de tous les phénomènes physiques du monde, elle représente la chose en soi de chaque phénomène. Et Schopenhauer conclut « que le monde n’est lui-même que de la musique corporifiée ».

À ce moment, Nietzsche admettait avec Wagner que cette définition philosophique du phénomène musical était la plus claire et la plus profonde qu’on eût jamais donnée, et c’est sur la base de cette conception qu’il établissait toute son étude de la tragédie hellénique retrouvée en son essence dans le drame musical, le Tondrama, de Richard Wagner.

« Le développement ultérieur de l’Art, dit-il, est lié à l’union de deux principes distincts : l’élément apollinien et l’élément dyonisien ; il en dépend comme la génération de la dualité des sexes, périodiquement unis malgré leur antagonisme irréductible. Ces deux éléments, – d’où le nom que Nietzsche leur donne, – les Grecs les avaient personnifiés en Apollon et Dyonisos, les deux dieux de l’Art ».

L’élément apollinien correspond à l’état de rêve, l’élément dyonisien à l’état d’ivresse. C’est dans l’état de rêve que se présentaient à l’artiste grec les nobles formes des dieux : en rêve le sculpteur voyait se dresser devant lui la séduisante harmonie des corps divins ; en rêve le poète voyait se dégager les nombreux mondes possibles que le monde réel enferme en lui-même. Or, les belles apparences du monde des rêves, dans la création desquelles tout être humain est artiste, sont la prémisse de tout art plastique et aussi de toute poésie. Voilà pourquoi les Grecs avaient fait d’Apollon le dieu des représentations du rêve, le dieu divinateur, en même temps que le dieu de l’Art. Il est en quelque sorte l’incarnation divine du principium individuationis, c’est-à-dire du principe de l’individualité, de la conscience personnelle.

L’élément dyonisien est justement l’opposé de ce principe. Dans l’état d’ivresse, – provoquée soit par des narcotiques dont l’effet a été chanté déjà dans les hymnes de l’humanité primitive, soit par l’approche du printemps qui pénètre d’une joyeuse activité toute la nature, – nous arrivons peu à peu au complet oubli de nous-mêmes. Dans cet état, nous dit Nietzsche, non seulement l’homme renoue l’alliance avec l’homme, mais la nature elle-même, hostile ou soumise, célèbre de nouveau sa réconciliation avec ce fils prodigue. Le char de Dyonisos est chargé de fruits et de fleurs ; sous le sceptre du dieu rampent dociles le tigre et la panthère. Cherchez à transformer l’Hymne à la joie de Beethoven en un tableau, laissez votre imagination s’exalter au moment où le poète nous montre les millions d’êtres prosternés dans la poussière, et vous vous approcherez de Dyonisos. « Le dieu joyeux, le dieu magicien, – Dyonisos, – c’est nous, dans le délire et l’exaltation de l’ivresse ; l’exaltation nous divinise en quelque sorte ; nous croyons être nous-mêmes ces dieux superbes et beaux entrevus dans l’état de rêve. En d’autres termes, l’homme n’est plus artiste, il est devenu lui-même l’œuvre d’art. Le grand principe de l’unité des êtres, grâce à la toute-puissance de l’art, trouve son entière satisfaction dans cet état d’exaltation. »

Voilà les deux éléments que Nietzsche oppose l’un à l’autre et dont l’union intime peut seule constituer l’œuvre d’art absolue. À l’élément dyonisien se rattachent toutes les symboliques qui expriment l’essence même de la Nature, non seulement la symbolique des lèvres, du visage, des yeux, de la parole, mais aussi celle du corps humain mis en mouvement par le rythme de la danse. À l’élément apollinien se rattachent les principes d’ordre, de logique, la symbolique des formes immuables et géométriques, nécessaires, dont le rêve s’empare pour créer un monde illusoire, tout d’harmonie et de beauté, d’où la souffrance est bannie.

Ces deux éléments sont les instincts créateurs d’art (Kunsttriebe). Avec Wagner, Nietsche admet que l’art est une libération dont l’homme éprouve l’irrésistible besoin. Il reconnaît, dans ces deux instincts, l’impression du puissant désir de l’illusion, de la délivrance par l’illusion, que l’humanité porte en elle. Quel est celui d’entre nous qui, plongé dans son rêve, et tout en s’avouant que ce n’est qu’un rêve, ne souhaite pas qu’il continue et ne préfère cette vision à la réalité ?

Or, ce puissant désir, c’est la Musique qui est le plus apte à l’exprimer ou plutôt à le satisfaire. Sur ce point, tous les poètes, tous les artistes sont, au fond, d’accord avec la doctrine de Schopenhauer qui formule philosophiquement l’aveu qu’ils se font tout bas. Victor Hugo, par exemple, qui n’était rien moins qu’un esprit métaphysique, a écrit ce mot très profond : Chanter ressemble à se délivrer, sans se douter évidemment qu’il corroborait la pénétrante analyse du philosophe de Francfort.

Nietzsche cite un mot de Schiller qui n’est pas moins intéressant. Le poète de Souabe avoue que chez lui, l’état préparatoire à l’acte poétique ne consistait pas en l’évocation d’images reliées entre elles par la causalité ordonnée des pensées, mais dans une sorte de disposition musicale. « L’impression, écrit-il, est d’abord chez moi sans objet précis et clair ; cet objet ne se dessine que plus tard. Il est précédé par une sorte de situation d’esprit musicale, à laquelle seulement succède l’idée poétique. »

C’est précisément ce que nous retrouvons dans le phénomène lyrique de l’antiquité qui nous montre l’union naturelle, l’identité même du poète et du musicien. Notre lyrique moderne, comme le dit spirituellement Nietzsche, comparée à la lyrique antique, ressemble à une statue de dieu sans tête. Le lyrique ancien réunissait en lui les deux instincts créateurs, l’apollinien et le dyonisien : le dyonisien, c’est-à-dire l’exaltation qui l’identifiait en quelque sorte avec l’essence des choses, qui lui faisait produire, sous forme de musique, une image de cette unité primordiale, une répétition, un surmoulage en quelque sorte du monde ; l’élément apollinien, qui transformait cette musique en une vision quasi symbolique et interprétative.

De cette double action concomitante de l’apollinien et du dyonisien, Nietzsche déduit la naissance de la chanson populaire (Volkslied), en laquelle se manifeste le double instinct créateur (Kunsttrieb) de chaque peuple, de même que les mouvements orgiaques se perpétuent dans sa musique de danse. La chanson populaire nous apparaît comme un miroir musical, comme la mélodie primordiale qui cherche une vision de rêve analogue dans la poésie. La mélodie est le principe premier et universel de toute chanson populaire. Elle peut supporter plusieurs objectivations dans plusieurs textes. La mélodie est l’élément le plus important et le plus nécessaire dans la naïve compréhension du peuple. C’est la mélodie, la Musique, qui met au monde le texte poétique dont elle est accompagnée ; elle le procrée incessamment, ce qui explique la prédominance de la strophe dans la chanson populaire. Consultez n’importe quelle collection de chants populaires, vous verrez comment la Musique jette autour d’elle un nombre infini d’étincelles d’images et d’idées. C’est dans les chants populaires qu’on voit le plus clairement se produire le phénomène de la parole cherchant à imiter, à traduire la musique.

Nous voyons un phénomène analogue s’accomplir encore aujourd’hui, par exemple avec les symphonies de Beethoven ; elles provoquent chez l’auditeur un besoin d’exprimer ses sensations par des images. Peu importe que le monde des apparences, que les visions ainsi créées par la Musique soient souvent divergentes et même incohérentes ou contradictoires ; le phénomène n’en reste pas moins constant. Même en se reportant aux compositions dont l’auteur a cherché à fixer lui-même le sens symbolique, lorsque, par exemple, dans une symphonie pastorale, il désigne un morceau comme « Scène au bord du ruisseau », un autre comme une « Joyeuse réunion de paysans », ce ne sont là que des symboles, des images nées de la Musique, et non des représentations musicales de scènes déterminées.

Tout cela aboutit à reconnaître que la poésie lyrique est complètement dépendante de la Musique, et que celle-ci, dans son indépendance sans limites, n’a besoin ni de l’image, ni de l’idée ; elles les admet seulement à côté d’elle, comme complément. Le texte du poète ne peut rien dire de plus que ce qui se trouve déjà exprimé dans la Musique, d’une façon générale.

À cette idée, Nietzsche rattache sa thèse en partie historique, en partie esthétique sur l’origine de la tragédie grecque, thèse très hardie, très nouvelle, à savoir que la tragédie des Grecs est issue de la Musique.

Depuis longtemps, on avait reconnu que le chœur était le symbole de la « masse » placée dans l’état d’exaltation dyonisiaque.

Nietzsche adopte cette interprétation ; mais il la transforme à sa façon. Pour lui, le chœur n’a pas le rôle accessoire qu’on lui prêtait jusqu’alors. Il n’est pas l’expression réflexe de l’action ; il est, au contraire, l’élément actif et propulsif de la tragédie. Le chœur, aux yeux de Nietzsche, est la partie la plus importante du drame grec. L’action est l’accessoire ; elle n’est qu’une simple vision (élément apollinien) ; le chœur est, lui, la réalité (élément dyonisien). C’est le chœur, nous dit-il, qui est le véritable souffrant ; le chœur contemple l’action et il compatit ; et justement parce qu’il est le compatissant, il est aussi le sage, à qui se révèlent les vérités, du sein même de la Nature. Il est la Nature ; il est par conséquent aussi la Musique, puisque Nature et Musique sont une et même chose sous des aspects différents.

Dans la tragédie d’Eschyle, la fusion des deux instincts créateurs d’art, l’apollinien et le dyonisien, est complète. Avec Sophocle et Euripide, la séparation commence ; l’élément dyonisien tend de plus en plus à être relégué et finit par être complètement banni. Dès lors, la tragédie grecque disparaît, comme œuvre d’art. Sa décadence s’accentue à mesure que l’esprit, le génie de la Musique s’éloigne d’elle.

La renaissance de la tragédie s’opère inversement à mesure que la musique, l’élément dyonisien pénètre de nouveau le drame. C’est à Wagner que nous devons le retour à la fusion des deux éléments.

Voilà la thèse générale, l’idée du livre de Nietzsche. Je n’ai pas à m’arrêter autrement ici à cette thèse. Il me suffira de noter simplement quelques-unes des observations hautement intéressantes, relatives à la Musique, dont le philologue-philosophe parsème le développement de son idée.

De l’identité de la Musique avec la substance des choses, suivant la conception de Schopenhauer, résulte le pouvoir que nous lui avons reconnu de rehausser la signification de tout tableau, de toute scène de la vie, même ordinaire, à laquelle elle participe ; elle en accentue d’autant plus la portée que la mélodie est plus analogue au sens intime du phénomène auquel elle s’ajoute.

Voilà qui explique aussi comment on peut subordonner à la Musique un poème en manière de chant, une représentation plastique en manière de pantomime, ou bien les deux ensemble en manière d’opéra. Seulement, ses tableaux isolés de la vie humaine, surajoutés à la langue universelle qu’est la Musique, ne sont jamais liés à celle-ci d’une façon nécessaire, ne correspondant jamais absolument ; ils n’ont avec elle que le rapport accidentel d’un exemple, plus ou moins heureux, à l’appui d’une idée générale ; ils attribuent seulement la précision du réel aux choses que la Musique exprime dans l’universalité d’une simple forme. Car les mélodies, dans un certain sens, sont, elles aussi, une abstraction de la réalité, comme toute idée générale. La réalité, c’est-à-dire le monde des choses isolées, fournit ce qui est sensible, le concret et l’individuel, le cas particulier, par rapport à l’universalité des idées abstraites aussi bien qu’à l’universalité des mélodies. Ces deux universalités sont toutefois contradictoires dans un certain sens. Les idées ne sont que des formes tirées de la perception, elles en sont en quelque sorte l’écorce qui aurait été retirée des choses, donc, au sens propre, des abstractions. La Musique, au contraire, nous donne le noyau générateur de toutes choses, elle en est le cœur même.

C’est une idée analogue qu’exprime Carlisle lorsqu’il dit :

« Une pensée musicale est la manifestation d’un esprit qui a pénétré au cœur des choses, qui en a compris l’intime secret, c’est-à-dire la mélodie qui est en elles, la mélodie des secrètes relations qui sont l’âme de chaque chose, par quoi celle-ci existe et justifie son existence dans le monde. On peut dire que l’essence des choses est de la mélodie, s’exprime nécessairement par du chant. Profonde est la portée du chant. Qui pourrait expliquer logiquement par la parole l’impression que la Musique produit en nous ? Elle est une sorte de langage non articulé, inexprimable, qui nous conduit aux limites de l’infini et nous donne le pouvoir d’y plonger pendant quelques instant. La Musique est le fond originaire de nous-mêmes et de toutes choses. Si vous pénétrez bien au fond de la Nature, votre observation deviendra musicale, car le cœur de la Nature est tout musique. »

En général, tout art est toujours une vision directe et pénétrante ; mais la Musique a plus que les autres le pouvoir d’évoquer le principe même des choses, leur essence, leur esprit intrinsèque. Aussi diffère-t-elle des autre arts, et particulièrement des arts plastiques, en ce qu’elle est dans un certain sens dégagée complètement de tout rapport avec la forme des phénomènes ; elle constitue elle-même une forme abstraite, absolue et complète. C’est pourquoi, ainsi que Wagner l’a fait observer dans son livre sur Beethoven, la Musique obéit à des principes esthétiques totalement différents de ceux des autres arts. Elle ne peut pas être évaluée suivant les catégories du Beau ; elle n’a pas à se soumettre, comme la peinture, la sculpture, l’architecture, à la proportion, à l’harmonie et à la beauté des formes. L’esthétique musicale, il est vrai, a longtemps admis le contraire, sous l’influence des principes du Beau qui dominent nécessairement les arts plastiques et qui avaient été étendus par analogie à la Musique ; mais c’était là une erreur, car la Musique ne peut pas produire les mêmes impressions que les arts plastiques, c’est-à-dire cette jouissance singulière, ce plaisir unique que nous procure la vue de belles formes. La Musique n’a pas la préoccupation de ce plaisir particulier, précisément parce qu’elle est elle-même une forme absolue, une représentation complète en soi et par soi, directe et spontanée, sans aucun emprunt aux réalités contingentes.

C’est pourquoi aussi la musique intentionnellement imitative ou pittoresque, c’est —à-dire qui ne vise pas à autre chose qu’à reproduire les bruits de la Nature ou à traduire au moyen des sons l’extériorité des choses, n’est plus, au sens absolu, de la musique. Et Wagner a raison lorsque, dans sa lettre sur les poèmes symphoniques de Liszt, venant incidemment à parler de Berlioz, il condamne chez ce maître la recherche obstinée des effets imitatifs.

Sur ce point, Schopenhauer formule une observation pénétrante :

« Entre une composition musicale et une représentation sensible, il ne peut s’établir un rapport que lorsque toutes deux sont des expressions différentes de la même essence intime du Monde. Lors donc que, dans un cas particulier, cette concordance existe, quand le compositeur aura su, dans le langage universel de la Musique, traduire les excitations de la Volonté qui constituent le noyau d’un fait donné, alors la mélodie de sa chanson, la mélodie de son opéra sera expressive. Mais il importe que l’analogie découverte par le compositeur entre ces deux expressions résulte de la directe perception par lui de l’essence du Monde, sans que sa Raison la soupçonne ; sinon, quand la Musique devient une imitation volontaire et consciente, par l’entremise de l’intellect, elle n’exprime plus l’essence des choses, la Volonté même ; elle ne reproduit plus que son apparence, toujours d’une façon insuffisante ; toute la musique imitative en est là. »

Si nous voulons bien y réfléchir, quand la Musique veut peindre, elle quitte, en effet, son domaine propre. Elle cesse d’être la poésie intime, l’expression absolue de la vérité ; elle n’est plus qu’une contrefaçon approximative des êtres et des objets, insuffisante, comme le dit très justement Schopenhauer, parce qu’elle ne peut jamais rendre que quelques-uns des aspects extérieurs qu’elle veut imiter. C’est ainsi que, jusqu’à un certain point, elle évoquera l’idée de mouvement, elle donnera même l’idée de lumière et d’ombre au moyen de jeux de sonorités, par l’opposition des timbres, par exemple, ou des harmonies ; mais cette évocation ne sera jamais parfaite ni intégrale ; rien ne sera en elle déterminé : ni les dimensions, ni les reliefs, ni les contours, ni la couleur, rien de ce qui constitue la forme concrète d’un être ou d’un objet.

Le pouvoir pictural de la Musique ne va pas au delà de l’expression du caractère spécifique des choses. La Musique ne peut, par exemple, reproduire le portrait d’un personnage, fixer ses traits ; elle ne peut peindre un arbre, une forêt. Tout ce qu’il lui est possible de faire, c’est d’évoquer une image plus ou moins analogue, au moyen de rythmes et d’harmonies qui traduisent l’impression ressentie par nous à la vue de ces choses ; elle exprimera le calme, la douceur, la tournure triste ou gaie, passionnée ou froide de l’individu, en d’autres termes, des qualités morales, mais non son image même ; pour l’arbre ou la forêt, elle devra se borner, par des rythmes ou des harmonies, à donner la sensation d’un grand calme, d’une fraîcheur, du vague murmure des feuilles agitées par la brise, etc. Le rapport entre elle et le monde est donc, dans un certain sens, analogue à celui que nous découvrons dans les autres arts ; c’est le rapport qu’il y a entre la reproduction et l’objet reproduit, entre l’imitation et le modèle ; seulement, ce rapport est beaucoup plus subtil, et aussi plus mystérieux. Le point de comparaison entre le Monde et la Musique échappe à toute détermination ; la relation ou l’une est vis-à-vis de l’autre, en tant que reproduction ou imitation, est cachée dans les profondeurs de la Nature. Si la Musique est incontestablement une représentation des choses, si elle est une reproduction ou une imitation d’un modèle, il y a cependant ceci de particulier en elle qu’elle exprime précisément ce qui échappe à toute représentation plastique, à toute imitation exacte, ce qui, dans chaque chose, est le plus difficile à déterminer. Les analogies qu’elle reproduit sont d’ordre essentiellement spirituel et métaphysique. Elle exprime le spécifique plutôt que le particulier. Elle ne traduira donc pas la tristesse ou la joie d’un individu déterminé, ni telle tristesse ou telle joie, ou telle colère, ou telle terreur particulière ; elle traduira simplement la Joie, la Tristesse, la Colère, la Terreur, en quelque sorte d’une façon générale et abstraite, sans aucune des contingences qui font de ces sentiments la caractéristique d’un moment de notre existence, la joie, la tristesse, la colère, la terreur de l’espèce.

Le merveilleux de la Musique, c’est que, malgré ce vague, cet indéterminé, son langage s’impose à notre compréhension avec la plus impérieuse clarté ; et c’est pourquoi elle surexcite si facilement notre imagination. Dès que nous entendons des sons, une mélodie ou une succession d’harmonies mélodiques, notre sentiment s’éveille, notre esprit entre en activité et cherche à donner une forme au monde invisible, insaisissable, et cependant très présent à notre perception, que les sons évoquent en nous. Nous nous efforçons à revêtir des apparences du monde réel, ce monde du rêve, ce monde du sentiment abstrait ; nous le réalisons en quelque sorte dans des analogies corporelles et réelles. Telle est l’origine du chant articulé, du chant accompagné de paroles et, par extension, du drame musical.

Schopenhauer fait remarquer à ce propos combien est profonde l’erreur des esthéticiens qui veulent subordonner la musique aux paroles. Ils renversent le rapport exact des deux éléments l’un vis-à-vis de l’autre. La Musique n’est pas l’élément secondaire de l’expression, elle en est le générateur. C’est justement le caractère d’universalité qu’elle imprime à la traduction de nos sentiments, tout en leur laissant la plus absolue vérité, qui fait qu’elle ajoute tant de force aux paroles auxquelles elle est adaptée, aux actes auxquels nous l’associons. Le philosophe de Francfort va jusqu’à nous faire entrevoir en quelque sorte l’art de Richard Wagner, le Tondrama du maître de Bayreuth, lorsqu’il observe, dans sa Métaphysique de la musique, qu’en raison de la prépondérance de la Musique, par cela même qu’elle est par rapport au texte dans la relation du général au particulier, du principe à l’exemple, il serait plus naturel que le texte fût écrit sur la musique, et non la musique composée sur le texte.

C’est le contraire qui a lieu généralement, mais le phénomène n’en reste pas moins tel que Schopenhauer l’analyse. Dans la pratique, le texte n’est pour le compositeur qu’un moyen d’excitation de la faculté musicale. Les paroles provoquent en lui un sentiment, et c’est ce sentiment qui devient le véritable générateur de la composition. Quand le musicien traduit trop littéralement le sens des paroles, s’il s’attache trop étroitement à formuler sa musique d’après les paroles ou les actes auxquels elle s’ajoute, il fait fausse route, il fait parler aux sons un langage qui n’est pas le leur. Sa composition laissera une impression tout autre que celle qu’il en attendait ; elle fera rire. N’est-ce pas le cas des pièces musicales assurément curieuses qui prétendent représenter des batailles, ou des paysages, ou des scènes bibliques, ou des événements historiques ? Elles peuvent exciter pendant quelque temps la curiosité des auditeurs, elles peuvent amuser par l’ingéniosité de leurs combinaisons, mais elles finissent nécessairement par excéder. « Tout événement sensible, fait très justement remarquer Nietzsche, s’agrandit immédiatement pour notre sentiment en l’image d’une vérité éternelle, dès qu’il se réfléchit dans le miroir de la vraie musique. Inversement cet événement perdra son caractère mythique (général, symbolique) dès qu’on voudra le reproduire par la peinture musicale ; la Musique alors n’est plus qu’une chétive image de l’apparence (Erscheinung) et par là même infiniment plus indigente que celle-ci. Cette indigence fait qu’elle rapetisse encore l’impression de la chose représentée, de telle sorte, par exemple, que l’imitation musicale d’une bataille s’épuise en tapage de marches, en sonneries, en fanfares, etc., et arrête notre imagination à ces détails superficiels. »

Que, au contraire, le musicien se borne à restituer l’émotion intérieure éveillée en lui par la lecture d’un poème, par la vue d’un spectacle de la nature ou d’une action humaine, il accroîtra à l’infini la force expressive du texte ou du drame et sera profondément émouvant.

C’est sur ces observations si justes et si profondes de Schopenhauer que Nietzsche établit toute sa théorie de la renaissance de la tragédie dans le Tondrama de R. Wagner.

Quel exemple plus complet et plus frappant des phénomènes ici analysés pourrions-nous proposer, sinon Richard Wagner ? Il est à la fois poète et musicien. Chez lui, il n’y a pas subordination de la musique à la parole ou à une vision réelle déterminée. L’impulsion musicale n’est pas accidentelle, elle n’est pas le résultat d’une excitation poétique venue du dehors ; elle est spontanée, fondamentale, continue et essentielle. L’idée poétique chez Wagner est musicale en soi, et lui-même nous l’a dit très clairement[2] : « L’œuvre la plus complète du poète devrait être celle qui, dans son entier achèvement, serait une musique parfaite. »

C’est bien la définition la plus vraie que l’on puisse donner de son Tondrama. Ce drame sonore, ce drame du son est essentiellement musical, il est issu de l’esprit de la Musique, il a sa racine, il a sa raison d’être en elle, comme l’antique tragédie. Car, il n’est pas inutile de le faire remarquer : si Nietzsche établit une analogie entre la tragédie hellénique et le drame wagnérien, ce n’est pas une pure ressemblance de procédés ou de formes qu’il constate.

Il s’agit simplement d’une identité fondamentale d’esprit et d’essence ; identité qui réside non pas dans certaines similitudes extérieures d’ailleurs assez vague, mais dans la nature même de l’inspiration dramatique, dans la nature du sentiment et de la conception tragique.

Qu’est-ce qui est tragique et quels rapports existent ente la Musique et le tragique ? Pourquoi la musique se trouve-t-elle unie au tragique dans le drame eschylien comme dans le drame wagnérien ?

C’est ce que nous allons exposer dans le chapitre suivant.



  1. Voir à ce sujet le curieux récit publié en 1893 par le Guide Musical. Wagner se prêta non sans appréhension à l’audition de cette œuvre de son jeune ami et il l’écouta jusqu’au bout, mais alors, sans mot dire, quitta le salon, visiblement contrarié. Quelques secondes après il rentrait, riant follement d’un mot comique que venait de lui dire le domestique dans le vestibule : « Ça ne me paraît pas bon, hein, maître ! » Depuis lors, plus jamais Nietzsche ne parla à Wagner de ses compositions. Il essaya, en revanche, de le convertir à la musique de Johannès Brahms, ainsi que l’a raconté Mme Fœrster-Nietzsche. Singulière entreprise !
  2. Voir la lettre à Fredice Villot, préface des Quatre poèmes d’opéra.