Musiciens Anglais Contemporains/Frédéric Delius

Traduction par Louis Pennequin.
Le Temps Présent (p. 49-68).

FRÉDÉRIC DELIUS




L’Art n’a pas de patrie, suivant un dicton répandu, et il est remarquable qu’au fur et à mesure qu’un siècle succède à un autre, les distinctions de contrées et de race s’effacent de plus en plus pendant que le caractère propre de chaque nation tend à disparaître dans un large cosmopolitisme.

Il est permis d’ajouter foi au temps futur où le monde de l’Art étant devenu une vaste république, le musicien parlera au musicien, le peintre au peintre et le sculpteur au sculpteur sans aucune entrave du préjugé national qui, à notre époque, empêche le développement entier de la civilisation. Si, à présent, nous sommes loin de ce commerce intellectuel hautement désirable nous pouvons découvrir dans la personnalité de Frédéric Delius[1] l’artiste cosmopolite de l’avenir.

Delius, né en Angleterre de parents allemands, a passé la plus grande partie de sa vie artistique en France. Nous avons coutume de le regarder comme un compatriote et il nous paie de retour en considérant l’Angleterre comme un pays d’adoption. Mais, si on analyse son tempérament d’artiste il faut reconnaître qu’il est par-dessus tout citoyen du monde entier. Sa musique n’a pas un caractère de particularité nationale ; elle ne connaît aucune frontière. Elle parle avec une égale force de sincérité à tout auditeur français, allemand ou anglais. Je ne doute pas que là soit la véritable raison de la difficulté éprouvée au début par Delius pour trouver un auditoire à ses œuvres de même qu’il est certain que là est contenu le germe vigoureux de son triomphe définitif.

Frédéric Delius est né en 1863 à Bradford, ville industrielle parmi les plus importantes du comté d’York où ses parents s’étaient établis. Sa vocation musicale se révéla de bonne heure et, dès sa première jeunesse, il était un excellent exécutant sur le violon. Mais sa famille le destinait à la carrière du commerce et il était obligé de ne s’occuper de la musique que comme un délassement à ses études sérieuses. Loin d’accepter le sort qui lui était échu, chaque année il devenait de plus en plus dégoûté de la vie des affaires et, à peine âgé de vingt ans, il quitta l’Angleterre pour aller s’établir aux États-Unis dans la Floride, comme planteur d’orangers. Là, dans une solitude choisie Delius pouvait consacrer à la musique ses heures de loisir. En Floride, il n’existait ni Conservatoire, ni Académie, de sorte que sont éducation musicale se poursuivit sans l’aide de professeur. Il lisait avec ardeur tous les livres de théorie de la musique qu’il pouvait se procurer et se livrait avec une fervente assiduité à l’étude des chefs-d’œuvre des grands maîtres.

Après un séjour de plusieurs années en Floride, Delius revient en Europe. Il entre au Conservatoire de Leipzig, en Saxe, où il étudie sous la direction de Jadassohn[2] et de Carl Reinecke[3]. Toutefois son goût instinctif se révoltait contre les règles académiques qui, à cette époque, étaient inflexibles dans cette forteresse de l’art classique, et il est à craindre qu’il ait peu profité de l’instruction savante qu’il y reçut. À Leipzig il rencontra le compositeur norvégien Grieg[4] dont le génie romantique, — si indépendant à l’égard de la tradition scolastique — fit sur lui une forte impression. Il est certain qu’il profita beaucoup plus de la fréquentation de ce maître que des leçons méritoires des pundits professeurs allemands, car, l’influence de Grieg se retrouve dans un grand nombre de ses premières œuvres.

En l’année 1890 Delius prit sa résidence en France qu’il a conservée depuis lors, d’abord à Paris, puis à Grey-sur-Loing[5], charmant village de Seine-et-Marne. Ses premières compositions publiées datent de cette époque. Sa Légende pour violon avec accompagnement d’orchestre, écrite en 1892, fut suivie d’une fantaisie-ouverture pour orchestre Over the hills and far away[6], Au-delà des Collines (1893) et d’un Concerto pour pianoforte en ut mineur avec accompagnement d’orchestre (1897) qu’il a d’ailleurs revu et récrit plus tard entièrement. Delius faisait l’épreuve, comme beaucoup d’autres compositeurs avant lui, que si écrire de la musique est une chose, la faire jouer en est une autre. Il avait alors acquis la technique de son art et n’éprouvait aucune difficulté pour donner à ses idées l’expression musicale. Son isolement lui rendait toutefois difficile la réunion d’un auditoire qui aurait pu l’apprécier ; ses manuscrits passaient en vain d’un chef d’orchestre à un autre. Nulle part il ne rencontrait la sympathie, ni une intelligence capable de le comprendre et de s’intéresser à son inspiration.

Il était à plusieurs égards en avance sur son temps. Instruit dans son art avec indépendance, Delius avait des théories particulières sur l’harmonie et l’orchestration qui étaient en opposition avec l’enseignement académique. La hardiesse de ses idées et sa désinvolture à l’égard des conventions régnantes le mettaient dans une posture désavantageuse et, de toutes parts, ne lui rapportaient que rebuffades et déception. Enfin, il parvint à trouver heureusement dans Dr Haym, chef de la Musique de la ville d’Elberfeld, en Westphalie, un ami éclairé qui devait rendre un service signalé à sa cause.

En 1897, Haym fit exécuter Over the hills à un concert municipal d’Elberfeld. Le résultat fut inattendu. L’auditoire écouta avec surprise, puis avec un croissant intérêt une musique si différente en chaque détail de celle à laquelle il était habitué. Mais ceux qui présidaient aux destinées artistiques de la ville étaient moins aisés à persuader. Le lendemain de l’audition Haym mandé devant le conseil de la cité fut invité, sous peine de révocation immédiate, à ne plus exécuter à l’avenir une musique d’un caractère si révolutionnaire. Il est superflu de dire que cette menace ne diminua en aucune façon l’ardeur de Dr Haym dans sa propagande de prosélyte. Il réussit bientôt à obtenir des autorités le retrait de la décision prise au sujet de Delius et à faire partager à une partie de la société musicale de la ville un enthousiasme convaincu pour sa musique. Désormais, le compositeur était assuré d’un accueil favorable à Elberfeld et peu de temps après le Conseil de la ville même devait reconnaître son mérite.

Pendant ce temps Delius conquérait la notoriété, sinon la célébrité sur un autre terrain. Grâce à l’influence d’Edward Grieg il était présenté au dramaturge norvégien Gunnar Heiberg[7] qui l’invita à écrire la musique d’entr’acte de sa pièce politique Folkeraadet, l’Assemblée populaire. Représenté à Christiania en 1897, ce drame fut l’occasion de scènes de désordre et donna lieu à de nombreuses protestations dans une partie du public. La musique écrite par Delius ne fit qu’accroître la colère de l’opposition. Sa glorification ironique, en particulier, de l’hymne national norvégien fut sévèrement critiquée et surexcita le sentiment populaire à un tel degré qu’à une représentation de l’œuvre dramatique un assistant dans le public tira plusieurs coups de revolver sur le compositeur lorsqu’il parut sur la scène, mais, heureusement sans autre résultat qu’une attaque de nerfs produite par la frayeur chez quelques dames présentes.

L’accueil orageux fait à sa musique n’avait pas eu pour effet de décourager le compositeur qui continuait de travailler avec une ardeur inlassable dans sa retraite paisible de Grez-sur-Loing. En 1896-97 il écrit l’opéra Koanga, tiré d’un roman de G. W. Cable[8] ayant pour titre The Grandissimes, Les Grandissimes, et qui est un large tableau réaliste de la vie nègre dans les états du sud de la république américaine. De 1898 à 1900 il s’occupe exclusivement de la composition de deux grands poèmes symphoniques : Life’s Dance[9], la Ronde de la Vie (1898) et Paris, Ein Nachtstück, Paris, Impressions de nuit (1899). Delius devait encore attendre plusieurs années avant que ces œuvres fussent exécutées et il sut employer ce retard à gagner de nouveaux amis en Allemagne. L’active propagande si intelligemment menée en sa faveur par Dr Haym à Elberfeld lui avait conquis des disciples dévoués dont les plus importants étaient Dr Julius Buths[10], de Dusseldorf, et Herr Fritz Cassirer, chef d’orchestre du Théâtre municipal d’Elberfeld. Ces deux musiciens avaient fait profession de franche adhésion à la cause du jeune maître. Buths exécuta sa Ronde de la Vie à Dusseldorf, en 1904, et joua le solo du Concerto pour pianoforte la même année sous la direction de Dr Haym, à Elberfeld. Frédéric Cassirer fit représenter l’opéra Koanga dans la même ville d’Elberfeld, en 1904, et plus tard fournit au compositeur le texte de A Mass of Life, Une Messe de la Vie, grand poème choral tiré des œuvres de Nietzsche[11].

De 1900 à 1902 Delius travaille à deux œuvres lyriques : A village Romeo and Juliet, Roméo au Juliette au village, drame lyrique en six tableaux exécuté pour la première fois à l’Opéra-Comique de Berlin, 1907 et Margot la Rouge[12], tragédie musicale en un acte (1902) qui n’a pas encore été représentée. Puis, il donne successivement Appalachia, Apalachie[13], poème musical pour chœur et orchestre, écrit en 1903 et exécuté pour la première fois au Festival du Bas-Rhin sous la direction du professeur Buths, en 1905 ; Sea Drift (1904), les Épaves, poèmes symphonique tiré de Walt Whitman[14] pour baryton solo, chœur mixte et orchestre, et qui fut exécuté au Festival des Musiciens[15] à Essen, en 1906 ; — et A Mass of Life[16], Une Messe de la Vie (1905) pour solo, chœur et orchestre exécutée pour la première fois en entier par M. Thomas Beecham[17], à Londres en 1909.

Ses trois derniers ouvrages sont des poèmes symphoniques : Brigg Fair, la Foire de Brigg (1907) exécutée à Londres par M. Beecham, en 1908 ; — In a Summer Garden, l’Été au Jardin (1908), exécuté sous la direction du compositeur lui-même à un Concert Philharmonique à Londres, en 1908 ; — et une Dance-Rhapsody, Danse-Rapsodie (1909) exécutée pour la première fois au Festival d’Hereford, en 1910.

Telle est la liste chronologique et complète des œuvres importantes de ce maître, si on excepte des chants écrits pour la plupart dans sa jeunesse et dont un grand nombre possède une originalité vive et une beauté lyrique[18].

Dans le monde de la musique Delius est une physionomie d’artiste étrangement isolée ; car, il est impossible de le rattacher à une école. Les circonstances l’ayant mis tôt à l’abri des influences qui pouvaient faire empreinte sur son génie, il est parvenu à la virilité dans un monde créé par lui-même. Il doit peu à ceux qui ont exercé de notre temps une action directe sur l’évolution progressive musicale. Son style est au moins aussi avancé pour la forme et l’harmonie que celui d’aucun musicien contemporain ; mais, il semble avoir suivi pour l’expression une méthode indépendante et qu’on ne retrouve pas dans l’héritage de ses devanciers. Il est aussi éloignée de la dernière extension du wagnérisme dont les ouvrages de Richard Strauss[19] sont l’exemple, que de l’expérimentale « atmosphérique » de Claude Debussy[20] et de ses fidèles. Dans plusieurs de ses premières œuvres on remarque, il est vrai, l’influence de Grieg ; mais, on doit reconnaître que c’est seulement dans le sens le moins suggestif que ses dernières productions peuvent être redevables à l’initiative artistique d’autres maîtres de la musique.

Delius se place à égale distance des deux écoles qui, d’ordinaire, partagent les symphonistes modernes : l’école subjective suivant laquelle la musique sert à exprimer les idées, les sentiments et les aspirations personnelles du compositeur, — et l’école objective dont les adeptes recherchent à travers tout ce qui les entoure un sujet nécessaire pour exercer leur art. Une grande partie de la musique de Delius est incontestablement descriptive ; mais elle possède aussi une qualité précieuse. Elle est moins un tableau de la nature qu’une étude réfléchie de son influence sur l’âme humaine. Delius ne contemple pas le monde avec cette « innocence des yeux » qui était l’attrait de l’impressionnisme à ses débuts, mais sous le jour de son propre tempérament, et l’alliance des éléments pittoresque et psychologique est ce qui donne à sa musique sa qualité caractéristique.

Il faut reconnaître qu’il est un maître de l’orchestre. Le sens raffiné du coloris musical que d’autres compositeurs n’ont pu acquérir que par un labeur incessant est chez lui un don naturel. On ne sent jamais dans ses œuvres l’effort pour obtenir tout l’éclat d’un effet. Il possède sa palette et n’en est pas esclave. Sa puissance de couleur dédaigne de faire valoir une inspiration banale. Pour lui le coloris orchestral est un moyen de l’expression, non le but même, et c’est surtout à cette complète maîtrise des ressources de son art que Delius doit la rare aisance et la distinction de son style.

Il était naturel qu’un musicien d’une sensibilité si vive à la suggestion extérieure fût profondément impressionné par les scènes variées au milieu desquelles il vivait. Sa première composition Over the hills lui a été évidemment inspirée par l’aspect romantique de son pays natal. Il déploie dans cette fantaisie tout son talent de description. Il retrace le majestueux dessin des chaînes de collines du comté d’York et les vastes étendues des landes désertes qui donnent au paysage un caractère si particulier dans cette région de l’Angleterre. Sa musique décrit la sensation de l’air vif et frais du nord dont le souffle âpre tient le ciel éclairci. Dans le romantisme intense de cette première composition on retrouve la trace de la forte concentration d’esprit de la race du nord si différente de l’indolence de caractère des habitants du sud de l’Angleterre.

Durant son séjour en Floride, Delius avait été soumis à des influences différentes de celles du pays d’York à un plus haut degré qu’on ne peut imaginer. Le climat énervant, la végétation exubérante du tropique et le charme étrange de cette primitive civilisation nègre qui l’entourait son traduits en entier par la musique de l’opéra américain Koanga. L’Amérique lui a inspiré aussi son Apalachie, série intéressante de variations pour chœurs et orchestre sur une vieille mélodie indienne et qui est un de ses ouvrages les plus remarquables par l’originalité. Delius nous transporte en dehors de la civilisation moderne pour nous introduire dans un monde plus âgé et demeuré primitif. Dans sa musique on croit entendre les milliers de voix du chœur sublime chanté par les forêts vierges et les eaux majestueuses du Mississipi. Sous sa touche magique il fait revivre, comme dans un décor, l’Amérique au temps préhistorique et loin avant qu’un pied européen ait foulé ses rives. Les forêts aux ombres épaisses semblent peuplées d’une race d’origine sombre et mystérieuse et la suggestion de divinités inconnues aux rites secrets et sans noms nous étreint. Cette prosopopée musicale qui fait éprouver parfois une sensation d’horreur et de crainte indéfinissable est certainement l’une des œuvres les plus imaginatives qu’aucun musicien de notre temps et Delius lui-même ait produites.

Paris, Impressions de nuit nous représente un milieu tout différent. Paris a inspiré un grand nombre de musiciens, mais, les impressions ressenties par Delius diffèrent totalement de celles qui ont été exprimées avant lui. La splendeur et le plaisir de la grande ville n’ont pour lui qu’un faible attrait. Il ne retient que la note plus profondément fouillées et plus sombre de la vie à multiples faces qu’elle enferme, il traduit the song of a great city, le chant ou la plainte de la grande cité qui parvient à son oreille. On peut se figurer l’artiste sur les hauteurs de Montmartre dans la contemplation rêveuse de la masse imposante étendue à ses pieds et enveloppée du voile de la nuit. Sa composition n’est pas un pur essai de réalisme musical, bien qu’elle témoigne d’une forte inspiration à l’effet pittoresque ; elle est plutôt le souvenir personnel des impressions produites par la ville endormie. Elle réalise des effets plutôt que des causes et par là définit d’une façon typique l’attitude de Delius envers la musique et sa manière d’employer ses ressources.

L’Angleterre a inspiré deux des plus remarquables parmi ses derniers poèmes symphoniques : Brigg Fair, la Foire de Brigg et In a Summer Garden, l’Été au jardin.

La Foire de Brigg, rapsodie anglaise, est en un sens un pendant à Paris. Dans cette dernière symphonie Delius nous dévoile la vie intime d’une grande ville tandis que l’autre ouvrage est une confession musicale de ce que lui inspire la vie des champs. La Foire de Brigg est un tableau de l’Angleterre pastorale, de ses comtés de l’intérieur en apparence engourdis et que connaissent peu les Londoniens qui les traversent en saison pour gagner, en express, les sites montagneux de l’Écosse ou les bords de la mer. Là, loin de l’agitation de la ville, la vie passe lentement. Les placides paysans semblent à l’étranger visiteur à peine différents de leurs bœufs qui paissent et ruminent dans les grasses prairies émaillées de boutons d’or et de grandes marguerites, fixant sur le passant leur yeux doux étonnés. Mais, cette tranquillité toute de surface recouvre une vitalité qui reste invisible au spectateur de passage. La musique nous montre tour à tour la vie pastorale sous un aspect riant ou sombre. Delius n’est pas un sentimental. Il sait que dans les réjouissances bruyantes de la fête du pays comme sous la calme beauté du paisible village caché sous les ormes aux larges branches, autour de la vieille tour de l’église, se dissimule la noirceur du mal et du péché, et, avec une infinie habileté il a introduit une note tragique dans sa belle description de la vie champêtre. Ce n’est qu’une suggestion, à vrai dire, mais qui complète la peinture sous la touche d’un véritable artiste.

L’intérêt de l’Été au jardin est plus pictural que psychologique. Après Paris et la Foire de Brigg cette composition peut paraître décevante à cause de l’absence complète de tout élément humain malgré que, dans son genre, elle soit une œuvre d’un grand charme et pleine de beauté. Delius a représenté avec un trait aussi subtil que sûr un jardin sans ombrages sous la chaleur au milieu d’un jour d’été. On perçoit distinctivement le bourdonnement des insectes, le carillon de cloches distantes. L’air est alourdi par le parfum des fleurs. Un court épisode de ciel assombri vient un instant troubler le calme répandu ; mais, les nuages menaçants se dissipent peu à peu et dès que descend l’ombre du soir la tranquillité ordinaire reparaît sur la scène. Ce paysage est peint avec l’art sobre et délicat d’un Corot. Toutefois, là s’arrête l’intérêt et une pointe d’élément humain aurait renforcé la peinture. Le jardin de Delius est, sans conteste, plein d’agrément ; mais, il aurait eu un attrait plus grand s’il eût abrité Adam et Ève.

Comme les compositeurs les plus modernes Delius est plus à l’aise avec l’orchestre qu’avec la voix humaine que, dans plusieurs de ses œuvres, il s’est montré enclin à traiter d’une manière trop instrumentale. Ses opéras jusqu’à ce jour ont peu réussi. Koanga, le plus considérable, est un tableau coloré de la vie nègre dans les plantations de la Louisiane à la fin du dix-huitième siècle. Le séjour de Delius en Floride pendant sa jeunesse avait laissé une impression profonde sur son imagination. Le charme du climat tropical, la nature luxuriante de cette contrée, la vie simple et primitive des nègres au milieu desquels il a vécu se retrouvent à chaque scène. Le prologue de Koanga nous montre un groupe de jeunes créoles, filles de riches planteurs de la Louisiane, qui se récréent en chantant et dansant un soir de printemps. Après leurs ébats, elles entourent un vieil esclave nègre, Oncle Joe, que son talent de conteur fait choyer, et l’histoire qu’il raconte au groupe qui s’est formé est le sujet même de l’opéra.

Le premier acte se passe dans la plantation du riche Don José Martinez au commencement du jour. Les esclaves des deux sexes sont à l’ouvrage autour des plants d’indigotiers sous l’œil rigoureux du surveillant Perez qui les excite au travail avec la lanière de son fouet. Perez, qui est lui-même un octeron[21], aime Palmyre, superbe mulâtresse sœur de lait de Donna Clotilda, épouse de Martinez, et qui possède l’affection de sa maîtresse. Un jeune esclave venu depuis peu de l’Afrique, Koanga, est amené chargé de chaînes. Prince dans son pays, le travail en commun avec les nègres de la plantation lui répugne. Martinez sachant que Koanga aime Palmyre dont la mère appartenait à la même race noire princière, veut vaincre sa résistance orgueilleuse en lui donnant cette esclave pour femme. Pérez est furieux à la pensée que celle qu’il aime appartiendra à un autre et Donna Clotilda essaie de dissuader sa demi-sœur, qui est de religion chrétienne, d’épouser l’idolâtre Koanga. Mais, Martinez maintient sa résolution prise et Koanga se réjouit avec Palmyre de leur prochaine union.

Le deuxième acte s’ouvre sur des réjouissances au caractère symbolique de la race nègre pour honorer la célébration du mariage de Koanga et de Palmyre. Pérez est résolu à empêcher cette union même par la violence. Il tente une dernière fois de persuader Palmyre de lui appartenir, et sur son refus, il ordonne aux serviteurs blancs de l’arracher des bras de son futur époux. Koanga demande avec colère à Martinez la réparation de cet outrage. Mais, celui-ci voulant punir le ton arrogant de l’esclave le condamne à un châtiment quand Koanga, pris de fureur, frappe avec violence son maître qui tombe mort sur le sol. Pris de terreur, les esclaves s’enfuient. Koanga invoquant l’aide de Voudou, dieu puissant de la race africaine, après avoir lancé une terrible malédiction sur la riche plantation, se réfugie dans la forêt.

La première scène du troisième acte se passe dans une clairière au fond de la forêt. Koanga est le chef d’une troupe d’esclaves qui se sont enfuis des plantations et espèrent sous sa conduite retourner libres dans leur patrie. Dans une prière solennelle adressée au dieu Voudou il a la vision de Palmyre dont la santé est devenue languissante depuis qu’il l’a quittée. Rien ne peut l’empêcher de la revoir et, malgré les supplications de ses compagnons, il les abandonne et se hâte de revenir auprès de sa bien-aimée. Le second tableau nous ramène à la plantation de Martinez. L’anathème du dieu Voudou n’a pas été vain ; les nègres meurent atteints de la fièvre, et quand l’inhumain Perez veut les forcer au travail par le fouet, tous le supplient de fléchir Koanga pour que la terrible malédiction soit retirée. Perez qui a revu Palmyre veut la soumettre à ses désirs lorsque Koanga apparaît tout à coup armé d’une pique et le transperce d’un coup mortel. Mais, il est saisi aussitôt par les serviteurs blancs et condamné à périr sous le bâton. Le corps saignant et les membres rompus il se traîne auprès de Palmyre et meurt à ses pieds pendant qu’elle-même se tue sur son cadavre.

Un court épilogue montre Oncle Joe achevant de conter l’histoire et les jeunes filles des pasteurs émues et pleurant sur le triste sorte de Palmyre et de Koanga.

Sur ce thème étrangement coloré et exotique Delius a écrit une musique d’une puissance descriptive remarquable et l’intérêt repose moins sur la situation dramatiques que sur la peinture, d’un réalisme étonnant, du milieu où l’histoire se déroule. La vie des nègres dans les plantations est dépeinte avec un savoir-faire habile ; la scène de la forêt est une reproduction impressionnante des rites mystérieux du paganisme noir.

Roméo et Juliette au village (1902) est une œuvre entièrement différente. Le livret de cet opéra est l’adaptation scénique d’une nouvelle du romancier suisse Gottfried Keller[22] Romeo und Julia auf dern Dorfe et la musique est écrite dans la manière simple et idyllique. Sali et Vrenchen représentent Roméo et Juliette de la légende amoureuse. Leurs familles sont ennemies par suite d’une vieille querelle et la haine qui subsiste entre ces villageois est aussi ardente que celle qui divisait au moyen-âge les Capulets et les Montaigus[23]. Ce drame d’amour, d’une sincérité émouvante, se dénoue par la mort des amants malheureux qui la recherchent tous deux ensemble comme un repos à leurs tourments. Ce sujet romanesque ne pouvait faire valoir le talent positif de Delius et l’opéra dans son entier atteste le peu d’affinité du musicien pour un genre si poétique. La partie symphonique est souvent extrêmement belle ; mais, l’action de la tendresse passionnée est traitée d’une manière languissante qui rend l’effet impuissant. Delius ne possède pas le don de caractérisation et son style vocal est dépourvu du sens dramatique nécessaire à la scène.

Sa Messe de la Vie est une composition chorale de large dimension qui souffre du défaut d’unité du poème. L’auteur, le poète Frédéric Cassirer, semble avoir renoncé, comme à un effort surhumain, à réduire le livre célèbre de Nietzsche Also Sprach Zarathustrâ[24] à une mesure praticable pour le musicien et s’être contenté de rassembler les passages qui paraissaient se prêter le plus aisément au traitement musical sans égard au développement philosophique. Une Messe de la Vie renferme beaucoup de musique belle et émouvante ; mais, il est certain qu’à une seule audition l’effet général de l’ouvrage reste indéfinissable.

Les Épaves, au contraire, ont permis au talent vigoureux et pénétrant de Delius de donner à l’expression sa plus haute intensité. Après avoir fait choix du poème célèbre de Walt Whitman[25] il l’a revêtu d’un coloris musical plein de sève et de richesse. Whitman a chanté avec une pitié tendre et pathétique la plainte de l’oiseau privé de sa compagne. Son poème, qui est d’une superbe beauté, a subi le reproche d’attribuer à un oiseau des émotions que certainement aucune créature de son espèce et même peu de créatures humaines ont jamais éprouvées. Delius a prêté aux accents poétiques de Whitman un sentiment plus profond et une portée plus haute. Au lieu de la souffrance de l’oiseau il a décrit les tristesses et les infortunes de l’humanité, il a transporté dans sa musique et dépeint les larmes de la douleur. La poignance de l’émotion répandue n’a d’égales en puissance que l’extrême originalité et la force virile de l’œuvre musicale.

Je suis disposé, pour ma part, à regarder les Épaves comme le chef-d’œuvre de Delius. Dans aucune composition il n’a remonté aussi loin à la source du sentiment humain, il n’a revêtu sa conception musicale d’une étoffe plus riche et plus variée dans sa beauté. Il parle, il est vrai, comme dans toutes ses oeuvres, un langage musical qui résonne à notre époque d’une manière étrange et peu familière à l’oreille d’un grand nombre d’auditeurs et qui, jusqu’à ce jour, a empêché le musicien d’acquérir la popularité qui lui est due. Mais, on sait aussi que les paradoxes d’aujourd’hui deviennent les vérités de demain. Le public s’habituera aux formes nouvelles de l’expression musicale et je ne doute pas que le jour soit proche où Delius obtiendra sa faveur entière et sera considéré comme l’un des premiers compositeurs de musique anglaise[26].


  1. Delius (Frédéric). Compositeur de musique. Né à Bradford, dans le comté d’York, en Angleterre, en 1863, de parents allemands. Réside à Grez-sur-Loing, en France. À épousé Jelka Rosen, peintre de talent.
  2. Jadassohn (Salomon). Compositeur de musique et pianiste prussien. Né à Breslau, en 1831 ; mort à Leipzig, en 1902. Élève de Liszt et de Hauptmann.
  3. Reinecke (Carl). Compositeur de musique et chef d’orchestre allemand. Né à Allona (Holstein prussien), en 1824 ; mort à Leipzig, en 1910.
  4. Grieg (Edward). Compositeur de musique norvégien, à Bergen (1843-1907). Élève de Richter, Reinecke et Gade.
  5. Grez-sur-Loing, petit village du canton de Nemours, près de Fontainebleau, département de Seine-et-Marne, sur la rivière du Loing.
  6. Ueber die Berge.
  7. Heiberg (Gunnar). Auteur dramatique norvégien. Né en 1857.
  8. Cable (Georges Washington). Romancier américain. Né à la Nouvelle-Orléans (Louisiane), en 1844. Son roman les Grandissimes porte le nom d’une famille de ce pays.
  9. Lebenstanz.
  10. Buths (Dr Julius). Chef d’orchestre et pianiste allemand. Né à Wiesbaden (Nassau, Prusse rhénane), en 1851.
  11. Nietzsche (Friedrich Wilhelm). Écrivain et philosophe allemand (1844-1900).
  12. A Night in Paris, Une nuit à Paris.
  13. Apalachie, du nom des Peaux Rouges Apalaches qui habitent entre le fleuve Mississipi et l’Atlantique, le long de la partie méridionale des Monts Alleghanys.
  14. Im Meerestreiben. — Whitman (Walt). Poète américain Né à Iluntington, État de New-York, en 1819 ; mort à Camden, État de New-Jersey, en 1892.
  15. Tonkünstlerfest.
  16. Ein Lebensmesse.
  17. Beecham (Thomas). Chef d’orchestre anglais. Né en 1878.
  18. Seven Lieder, sur des poésies de Björnson, Ibsen et Vinje ; Five Songs, etc.
  19. Strauss (Richard). Compositeur de musique bavarois. Né à Munich, le 11 juin 1864).
  20. Debussy (Claude). Compositeur de musique français. Né à Saint-Germain-en-Laye, en 1862. Élève d’Ernest Guiraud. Son opéra Pelléas et Mélisande appartient au genre destructif du leitmotiv wagnérien.
  21. Issu du mariage d’un blanc et d’une mulâtre.
  22. Keller (Gottfried). Romancier suisse. Né à Zurich, le 19 juillet 1819 ; mort à Hottingen, le 15 juillet 1890.
  23. Roméo et Juliette, tragédie de Shakespeare (1595), dont le sujet est la rivalité sanglante au commencement du quatorzième siècle de deux puissantes familles de Vérone du parti gibelin favorable à l’empereur d’Allemagne en Italie.
  24. Also Sprach Zarathustrâ. Ainsi parla Zoroastre.

    Zoroastre, législateur du mazdéisme des anciens Perses. Le dualisme ou lutte entre les génies du bien et du mal est le principe fondamental de cette religion qui enseigne une morale très pure, prêche la paix, recommande la vie des champs et est encore partie par les guèbres vantés pour leur bienfaisance et leur hospitalité. On attribue à Zoroastre, dont l’existence n’est pas certaine, mais qui aurait vécu en Bactriane en 2000 avant J.-C., le recueil d’Écritures sacrées du Zend-Avesta. Le mazdéisme s’est corrompu plus tard sous l’influence des mages ou sorciers touraniens et a dégénéré en parsisme qui est le culte du feu et des corps célestes.

  25. Sea Drift, de Walt Whitman, est une série de poèmes en vers sans rimes dont Delius a mis un seul en musique sous le titre du poème entier.
  26. Cet article est, en partie inédit en anglais et en partie extrait du Dictionnaire de Musique et des Musiciens, de Grove (Mac-Millan, éditeur à Londres.