Muses d’aujourd’hui/Lucie Delarue-Mardrus

Mercure de France (p. 61-80).


LUCIE DELARUE-MARDRUS

PORTRAIT ET AUTOGRAPHE


Autographe
Autographe


Le soleil, ce matin, te chauffe jusqu'au cœur.
Tu t'aimes dans ton pré, les coudes dans ta terre ;
Tu te sens transparente au soleil. Ta torpeur
Te confond lentement avec le grand mystère,

Avec le grand mystère universel, vivant,
Et ton âme repose, inerte et sans caprice,
Comme si, ce matin, la mort germinatrice
Avait déjà, de toi, fait une plante au vent.

Lucie Delarue-Mardrus
Portrait
Portrait

Dans l’œuvre poétique de Mme Lucie Delarue-Mardrus revit le goût de conquête et d’aventures de la race normande. Ce ne sera pas la nostalgie de son pays qui l’inspirera, mais la curiosité des horizons nouveaux devinés du seuil de sa demeure qui regarde la mer. Partir, fuir… toute sa poésie sera l’expression de ce désir de fuite et de conquête, de cette recherche d’une terre d’élection où ses rêves ancestraux puissent se fixer et fleurir. Je songe aux races du Nord qui immigrèrent en Orient et en Italie, et qui apportèrent en ces pays un ferment de civilisation nouvelle. M. van Gennep, dans une étude sur le Rôle des Germains dans la Renaissance italienne[1], nous explique les rapports entre les races et la civilisation. Ainsi, conclut-il, la Renaissance italienne ne serait pas, « comme le croyaient Burckhardt et d’autres historiens, le produit du peuple qui créa la civilisation romaine, mais celui d’une race nouvelle, apparentée d’une part aux Grecs de la belle époque, de l’autre aux Francs, aux Saxons et aux Angles, qui tous prirent une prépondérance à l’élaboration de notre civilisation moderne… ». Ce désir, cette volonté d’immigration n’est sans doute pas éteint dans les races du Nord, qui ont peut-être besoin pour se développer totalement d’un chaud contact. Mais je ne veux qu’indiquer ici cette sorte d’intuition de l’Orient qui se révèle dès les premiers chants de Lucie Delarue-Mardrus. Sa poésie sera donc une manière de transposition de ce désir de développement physique de la race qu’elle porte en elle ; mais la poétesse, semble-t-il, s’est voulue infertile, c’est son œuvre qui est le prolongement d’elle-même. Après avoir, dans ses premiers recueils, pris contact avec sa terre natale : Occident, Ferveur, elle exprimera dans Horizons les premières inquiétudes des pays inconnus. Cela suffit sans doute, écrit-elle,

D’être une femme tendre au bras de son ami
Qui marche dans la vie en rêvant à demi
Sans plus sentir ses pieds se meurtrir sur les routes…

– Mais peut-être qu’il vit encore, ton désir
D’aller vers les couchants où saigne l’Au-delà ?
Car l’âme qui palpite en toi, folle ou paisible,
Tu ne la connais pas ! Tu ne la connais pas

L’idée de départ se précise :

Nous sommes excédés des villes infertiles :
Partons vers un pays follement vierge et vert.
Partons égrener sur la mer
Le collier monstrueux des îles.

… Départ. Dans tous les ports, des vaisseaux se balancent ;
Nous avons le mal du pays.
Départ. Départ. Nos cœurs vers l’horizon s’élancent,
Et nos secrets instincts doivent être obéis.

Enfin, la Figure de Proue exprime le rêve réalisé, la révélation de la vraie vie :

J’ai pris la grande route et ne puis m’arrêter.
Ayant connu la joie et le mal du voyage,
Je ne puis jamais plus être que de passage…

Mais d’abord, dans Occident, la poétesse prend contact avec la nature, c’est-à-dire prend conscience d’elle-même. Il faut noter ici que, sous l’inspiration des femmes-poètes, le sens de la nature s’est métamorphosé. Jadis, on ne cherchait en elle qu’un apaisement, elle était le symbole de la sérénité. Les poétesses ont fait de la nature un lit voluptueux : elles s’y couchent, s’y roulent en se pâmant, appuyant leur chair nue contre la chair des fleurs, humant avec sensualité l’excitation des parfums. C’est de la pamoison. Si Mme de Noailles a « tenu l’odeur des saisons » dans ses mains amoureuses, Mme Delarue-Mardrus entre dans un paysage comme en un bain :

Et je me baignerai parmi les ombres vertes,
Les grands arbres qui font, ainsi que des doigts gais,
Choir leur floraison sur les faces
Et, comme des amis, je presserai leurs masses
Entre mes deux bras fatigués !

C’est, dès la première page de son premier livre, une prise de possession de la nature ; mais ce ne sont pas ici les jardins et les parcs où Mme de Noailles a projeté l’ombre de ses jours et éparpillé son cœur innombrable ; ce sont de vrais champs, où les herbes poussent sans symétrie, où il n’y a d’autres allées que les sentiers irréguliers creusés lentement par les pas des hommes. Dans cette nature, la jeune poétesse entre pieds nus et prend un contact direct

avec elle :

L’herbe est froide à mes pieds comme de l’eau qui coule.

Mais toujours ce cri de passion où l’on devine la chair tendue de désir : je voudrais, dit-elle, pouvoir, entre mes bras normands,

Prendre en pleurant ma mer et ma terre natales.

La mer lui figure les gestes devinés de l’amour : elle s’épuise à regarder, à vivre en elle les déhanchements des vagues :

Je veux te quitter lasse ainsi qu’après l’étreinte
La maîtresse s’arrache aux bras trop épuisants…

Je sens, avoue encore cette jeune vierge,

Ta marée envahir tout mon être béant…

Une image se précise ; une sirène se dessine dans le mouvement des flots, la sirène de son perpétuel désir :

Quand pourrai-je sentir ton cœur contre le mien
Battre sous ta poitrine humide de marée
Et fermer mon manteau lourd sur ton corps païen ?

Désir de tendresses mêlées qui fait son chant s’élever comme une prière avec les volutes des vagues. C’est à Sapho que s’adresse sa prière, Sapho, la muse aux « beaux doigts habiles aux caresses », aux « baisers complexes et savants » :

Prêtresse de l’amour qu’ils appellent infâme
Ô Sapho, qu’a donc pu devenir ta grand âme ?
… Je t’ai chantée, aimée, admirée en mon cœur,
Moi, poétesse vierge, ô toi la poétesse
Courtisane…

Vierge ! Cette muse étale sa virginité avec une sorte d’orgueilleuse ostentation : je suis vierge, je suis intacte. C’est nouveau en poésie, semble-t-il : la virginité, cet état négatif, devient ici source de rêves, de forces secrètes et cachées. Mais pour cette vierge comme pour toute femme, il n’y a pas de bonheur, il n’y a pas de vie et conscience de vivre sans l’amour : elle songe à ceux qui devraient s’aimer et qui ne se connaissent

pas :

Ah ! de songer aux mots qui les auraient grisés
Parmi le clair de lune écoutés bouche à bouche !
De songer qu’ils vivront sans que leur main se touche
Et que, pour eux, ces nuits passeront sans baiser !

C’est du Laforgue sans l’ironie, du Laforgue d’une inquiétude sans vrai désespoir. On a la sensation que cette sentimentalité sensuelle est presque exclusivement cérébrale, et que le plaisir de ciseler une image un peu étrange est pour le poète une joie supérieure aux réelles délices de la tendresse…

Cependant, dans Ferveur, un second volume, nous voyons que l’amour réel a fixé cette Muse dans l’intimité d’une vie calme. Heures secrètes : initiation à la vie : les rêves de la vierge se précisent ou s’effondrent. La poétesse s’enferme avec elle-même, s’observe et observe les choses avec une minutieuse attention : elle voit mieux les aspects des paysages et s’amuse à peindre des petites eaux-fortes intimes, qui ne manquent pas d’art :

Le jardin où la terre est morte,
Sur la rougeur vive des soirs
Pour moi seule accuse l’eau-forte
De ses légers branchages noirs ;

Cadre de mon âme profonde
Qui s’apprête à boire la nuit,
À l’heure où la lune, sans bruit,
Au prochain arbre, et toute ronde
Revient se pendre comme un fruit…

C’est avec une piété, une piété grave, qu’elle parle de la femme, depuis qu’elle est femme :

Complexe chair offerte à la virilité,
Femme, amphore profonde et douce où dort la joie,
Toi que l’amour renverse et meurtrit, blanche proie,
Œuf douloureux où gît notre pérennité…

Mais voici que l’amour humain seul ne peut plus apaiser ce cœur si pesant « de jeunesse et de joie », elle veut à nouveau jaillir d’elle-même et se répandre sur la nature. Exaspération de la féminité ; frénésie de la sensualité :

Je prendrai le beau temps avec des mains hâlées,
Je mangerai l’été comme un gâteau de miel !

Il faut bien dire que l’accumulation de ces métaphores devient du procédé : il suffit d’appliquer aux arbres les mots de tendresse et de désir qui se disent dans l’amour. Mme de Noailles, qui a inauguré ce genre de métaphores, les réussit très bien aussi. Mais cette constatation ne nous empêchera pas de goûter à la beauté de ces vers de Mme Delarue-Mardrud :

Été ! j’ai empoigné ta grande chevelure
Pour la mordre, pour m’y coucher, pour m’y cacher ;
Ma bouche que j’entr’ouvre au vent est toute pleine
Des fleurs et des moissons qui chargent ton haleine ;
Je mets mes yeux ardents dans les étangs profonds
Qui sont ton regard trouble ouvert parmi les joncs ;
J’entends chanter ta voix multiple dans les gorges
Des animaux et des oiseaux dont tu regorges,

Et dans les arbres dont j’étreins l’énormité,
Je te serre entre mes deux bras, Été, Été !

Arbres de la forêt, hêtres souples et élancés, tandis que vous nous évoquez la peau douce de nos bien-aimées, nos amies adorent en secret votre élan viril et l’énormité de votre puissance.

Ces vers, composés avec maîtrise, dépassent la sincérité de la poétesse, c’est un motif harmonisé. Ce sera en baissant son lyrisme, d’un demi-ton, qu’elle trouvera la note juste de son émotion :

L’odeur de mon pays était dans une pomme.
Je l’ai mordue avec les yeux fermés du somme,
Pour me croire debout dans un herbage vert.
… Ah ! je ne guérirai jamais de mon pays !
N’est-il pas la douceur des feuillages cueillis
Dans leur fraîcheur, la paix et toute l’innocence ?
Et qui donc a jamais guéri de son enfance ?…

Elle songe à son enfance le long des près et des haies, aux bateaux qui « traînent des senteurs de voyages fabuleux ». Cette enfance est morte,

Sans avoir jamais vu le grand vaisseau venir,

qui l’emporterait vers ailleurs. Ce vaisseau, elle l’attend toujours ; parfois même sa maison lui paraît un vaisseau dans le port :

Notre maison est un grand vaisseau dont la proue
Se tourne vers la Ville éparse à l’horizon.

Dans le recueil suivant : Horizons’’, en même temps qu’elle précisera encore davantage sa volonté de partir vers l’inconnu, la poétesse exprimera avec plus de sagesse, plus de retenue, plus de sérénité, ses états de sensibilité. C’est à sa jeunesse qu’elle parle, lorsqu’elle dit aux jeunes filles :

Vous qui ne saviez pas combien c’est gravement
Combien c’est lentement qu’on devient une femme !

Une femme ! aucune peut-être n’a parlé avec tant de naïve impudeur des mystères de la femme : elle nous ouvre les portes secrètes du gynécée. Ce poème, Refus, est un des plus beaux qu’ait écrits Lucie Delarue-Mardrus : lisons-le avec recueillement :

De l’ombre ; des coussins ; la vitre où se dégrade
Le jardin ; un repos incapable d’efforts.
Ainsi semble dormir la femme « enfant malade »
Qui souffre aux profondeurs fécondes de son corps.

Ainsi je songe… Un jour, un homme pourrait naître
De ce corps mensuel, et vivre par delà
Ma vie, et longuement recommencer mon être
Que je sens tant de fois séculaire déjà ;

Je songe qu’il aurait mon visage sans doute,
Mes yeux épouvantés, noirs et silencieux,
Et que peut-être, errant et seul avec ces yeux,
Nul ne prendrait sa main pour marcher sur la route.

Ayant trop écouté le hurlement humain,
J’approuve dans mon cœur l’œuvre libératrice
De ne pas m’ajouter moi-même un lendemain

Pour l’orgueil et l’horreur d’être une génitrice…
– Et parmi mes coussins pleins d’ombre, je m’enivre
De ma stérilité qui saigne lentement.

De la même inspiration, ce vers encore plus beau peut-être d’être isolé de la page où il est écrit : chacun

Porte son sexe ainsi qu’une bête cachée.

Beaucoup de vers, dans ces recueils, gagneraient à être ainsi séparés de leurs compagnons de rimes ; celui-ci :

Car j’ai, vivant malgré les cailloux destructeurs,
Un grand oiseau de mer enfermé dans le cœur.

Enfin, c’est l’enivrement du soleil d’Afrique, de la vie au grand air. Ce lui est une révélation :

Vivre, ah vivre ! c’est au galop,
Mater une bête rétive,
C’est sentir au soleil trop chaud
Suer et brûler sa chair vive.

Insatiable d’inconnu, elle rêve à d’autres pays encore, et veut aller devant elle sans tourner la tête en arrière :

Car j’ai quitté tous les pays. Je suis en route.

Elle porte sa patrie en elle, et reconnaît partout « la couleur de ses songes ». On retrouve en elle l’âme de ces Barbares du Nord qui envahirent l’Europe :

L’Univers est à moi, tout pays est le mien,
Je suis chez moi partout et partout étrangère.

Cependant, ce dernier volume, la Figure de proue, se termine par un hymne à sa terre natale. La poétesse repartira encore vers des pays mystérieux, mais c’est, à chaque retour, en ce petit port de Normandie où elle est née qu’elle jettera l’ancre.

À propos de la poésie de Mme de Régnier et de Mme Delarue-Mardrus, je voudrais faire cette remarque : tandis que les jeunes poètes mâles semblent avoir oublié la suggestion des poètes symbolistes, ces Muses prolongent en leurs vers l’écho de cette poésie verlainienne et mallarméenne, dont elles ont senti l’émotion sensuelle et artistique.

Et je ne m’indigne pas de reconnaître en ce poème de Mme Delarue-Mardrus, Fontaine : Penche-toi…

Et vois monter la fleur de ta bouche lointaine
Du fond de l’eau tremblante où ton fantôme est pris,

la manière et l’inspiration mallarméenne.

  1. Cf. Religions, Mœurs et Légendes, 1 vol. in-18, Mercure de France, 1908.