Muses d’aujourd’hui/Essai de physiologie poétique

Mercure de France (p. 11-30).

ESSAI DE PHYSIOLOGIE POÉTIQUE

Les gens sains considèrent la poésie comme un jeu de luxe, presque inutile, et en dehors de la vie. C’est qu’en effet la poésie leur serait une inutile extériorisation, et ils trouvent en eux-mêmes l’atmosphère vitale nécessaire. Mais, pour ceux qui cherchent cette plénitude de vie, la poésie est une des manifestations les plus nécessaires au maintien et à l’évolution de l’espèce. Si, physiologiquement, l’homme est immuable, et seulement capable des mêmes sensations, il a besoin, pour maintenir en lui le même degré d’émotion, que ses impressions soient renouvelées. Évolution signifie changement. L’évolution n’est donc qu’extérieure à l’homme. N’ayons pas l’orgueil de croire que notre sensibilité poétique puisse augmenter d’intensité : il y a seulement, dans l’évolution apparente de notre sensibilité, adaptation de notre organisme pour percevoir toujours le même degré d’émotion. Notre organisme ne perçoit plus les sensations trop souvent répétées ; de là la nécessité d’aggraver l’expression poétique ou musicale ; de là, en musique, les accords de neuvième, en poésie, les dièzes verlainiens, en peinture, l’impressionnisme. La sensibilité n’évolue pas, mais seulement les formes qu’elle suscite. On peut formuler cette loi, puisque l’évolution organique ne saurait s’exercer que sur des périodes incalculables. La poésie s’adapte donc aux exigences de notre organisme qui a besoin d’émotions nouvelles pour être troublé. C’est ce qui explique que les grands poètes et les vrais musiciens exagèrent toujours l’expression de leur formule nouvelle. C’est ce qui explique qu’ils ne sont compris que de leur génération, parce que le cerveau des vieilles gens, cloisonné, se refuse à toute nouveauté. Mais, plutôt que la nouveauté d’expression, c’est le changement d’expression qui est capable de réveiller les sensibilités, puisque une musique très ancienne, une poésie d’autrefois peuvent recréer en nous un état d’émotion vivant. Ce qui est oublié redevient neuf, et il y a peut-être, dans la vie des peuples, un rythme de résurrections successives d’émotions anciennes, que nous rajeunissons. Admirons l’immutabilité de notre sensibilité, et que ce point de vue nous fasse juger d’une manière nouvelle nos poètes des siècles disparus, et les lecteurs qui furent émus par leur poésie.

C’est le mouvement qui constitue la vraie poésie, et non le vers mesuré. Il n’y a donc pas une barrière infranchissable entre la prose et la poésie ; et même à certaines époques de notre littérature, c’est dans la prose de quelques grands écrivains que le rythme poétique se réfugie : J.-J.-Rousseau, Chateaubriand, tandis que la versification des poètes ne contient aucune émotionnée cadence : Jean-Baptiste Rousseau, etc. : « Prosaïque est un mot nouveau qu’autrefois je trouvais ridicule, écrit Stendhal dans son livre : De l’Amour, en 1823, car rien de plus froid que nos poésies ; s’il y a quelque chaleur en France depuis cinquante ans, c’est assurément dans la prose. »

Mais ce que j’essaie d’expliquer presque scientifiquement, les poètes l’accomplissent avec une merveilleuse inconscience. Inconscience nécessaire. Les poètes et les musiciens, loin d’être des êtres très intelligents (c’est-à-dire qui contrôlent leurs gestes), sont comme les représentants attardés d’une primitive humanité, où le langage n’était pas dissocié de la musique. Je lis ces vers de Sagesse :

Les chères mains qui furent miennes,
Toutes petites, toutes belles,
Après ces méprises mortelles
Et toutes ces choses païennes,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .



Mains en songe, mains sur mon âme,
Sais-je, moi, ce que vous daignâtes,
Parmi ces rumeurs scélérates,
Dire à cette âme qui se pâme ?

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Leur sens littéral est un peu troublant, mais la musique des mots crée en moi une atmosphère de sentiment ému ; et on comprend que les vrais poètes sont, en effet, comme la perpétuation à travers les siècles de ce premier langage de l’humanité, qui n’exprimait que des états de sensibilité. Alors, la poésie, c’est bien « de la musique avant toute chose » et la signification précise des mots n’a plus qu’une importance secondaire. Même, par le jeu magique de son art, le poète peut donner aux mots qu’il manie un sens inattendu. La poésie mallarméenne en est une preuve magnifique.

En poésie, les rimes sont comme les deux pôles d’une sensation ; il s’agit d’enfermer entre deux rimes une sensation : trouver le mot musical qui l’évoque, et le motif qui le prolonge sur le clavier de nos nerfs. Nous restituer la sensation même, la vibration nerveuse, c’est ce que doit faire la poésie. Mais la poésie absolue telle que je la conçois ici est rare : pour un Verlaine, que de Leconte de Lisle et de Heredia qui contrediraient cette théorie, puisque leur poésie n’est que de l’art. Ne pourrait-on pas trouver aussi dans le leit-motif de Wagner comme un essai de langage musical rationnel ? Mais sans doute les deux langes ne se rejoindront jamais.

« Le dictionnaire de la musique n’est pas fait, note encore Stendhal, n’est pas même commencé ; ce n’est que par hasard que l’on trouve les phrases qui disent : je suis en colère, ou je vous aime, et leurs nuances. Le maestro ne trouve ces phrases que lorsqu’elles lui sont dictées par la présence de sa passion dans son cœur, ou par son souvenir. Les gens qui passent le feu de la jeunesse à étudier au lieu de sentir ne peuvent donc pas être artistes, rien de plus simple que ce mécanisme. »

On peut constater que toute vraie poésie est sensuelle et même sexuelle : expression d’un état de désir physique, transposé, elle éveille en nous les images qui l’ont fait naître. C’est que le poète est le maître du langage, et que le langage est avant tout l’expression de l’instinct sexuel : « Le centre des idées génitales, écrit le Dr  Voivenel[1], est fonctionnellement rattaché au centre du langage. Les poètes sont de grands amoureux. » Le langage est la plus active fonction de l’homme, la plus importante : c’est son arme d’attaque et de défense ; aussi « la zone du langage sera la plus importante des zones du cortex ». Le langage a ses « centres de mémoires d’images spéciales ». Ces centres sont reliés aux centres moteurs des muscles du larynx et des muscles de la main « auxquels ils donnent des ordres ». L'écriture est donc un langage direct, les gestes de la main, un langage également. « Le langage, dit encore le Dr Voivenel, tient une place énorme dans la lutte pour la conquête de la femme. C’est la plus terrible des armes sexuelles, et quoi d'étonnant à ce que ceux qui la possèdent à un degré extrême soient, d’autre part, des excités génitaux ? » Chez les poètes, le langage est l’expression directe de leur sensibilité ; ils ne raisonnent pas, ils parlent, ils font la roue, comme le paon, devant leur Muse, symbole de leur désir perpétuel de la femme. Chez eux, c’est l’imagination qui commande le désir, et non pas seulement la nécessité physique de se répandre. Aussi parlent-ils leurs amours plus qu’ils ne les réalisent : ils mettent dans leurs poèmes le rythme même de ces gestes dédaignés, et c’est pour cela que nous retrouvons dans leurs œuvres le parfum et la nudité même de la femme.

« Chez les désharmonisés, écrit Régis, l’imagination n’est jamais absente des actes de la sexualité » ; et on peut citer le cas de certains imaginatifs, trouvant auprès d’une femme réelle et vivante une excitation dans l’image évoquée d’une autre femme, dans tel geste revécu, dans tel souvenir d’une page lue, etc… Ces imaginatifs sont des poètes.

Cette hypertrophie de la sensibilité et de l’imagination chez les poètes les a fait qualifier, par certains savants, de désharmonisés, de déséquilibrés organiquement. C’est seulement, chez eux, prédominance d’une faculté physique et mentale. Un harmonisé parfait serait un être bien peu intéressant, en tout cas improductif au point de vue artistique. Le désharmonisé, au contraire, cherchera, par l’art, à rétablir en lui l’harmonie : d’où son œuvre artistique, poétique ou musicale. C’est physiologique : il s’agit de retrouver l’état physiologique normal, de recréer, en soi et autour de soi, l’atmosphère et comme la température nécessaire à la vie, le milieu vital propre à son espèce et à sa race.

Pour bien comprendre ce qu’est le rythme poétique, il faut faire abstraction de l’écriture, qui rend la poésie presque abstraite, presque silencieuse : la poésie est, en réalité, le rythme musical du poète, c’est un geste musculaire nécessaire à la vie cellulaire de son organisme. Le mot de poète évoque je ne sais quelle signification d’exil ; un poète est toujours « ailleurs » ; il ne vit que dans le monde imaginaire qu’il s’est construit, et qui est pour lui plus réel que le vrai. C’est que ce monde imaginaire est son milieu vital, qu’il reconstitue imaginativement et artistiquement.

Je voudrais, d’après cette méthode critique, analyser l’œuvre de quelques femmes poètes et montrer que, par leur poésie, elle créent en elles, et projettent devant elles, comme les méduses des grandes profondeurs, leur propre lumière. C’est dans ce rayon lumineux qu’elles vivent et qu’elles chantent, éblouies de leur propre clarté intérieure.

Mais d’abord, en dehors de cette nécessité générale à toute poésie d’être la reconstitution artistique d’un milieu vital, la poésie féminine a-t-elle un caractère particulier ? Le but de la poésie masculine est la conquête de la femme : le poète fait la roue comme un paon ; son ramage est son plumage. Il faut donc que la poésie féminine soit comme l’autre face de la sexualité, qu’elle nous montre le désir de la femme d’être saisie, emportée comme une proie ; cette sorte d’effroi délicieux où la crainte se mêle au désir, parce que la volupté qu’elle devine la blessera. Mais on s’aperçoit vite que, chez la femme poète, ce n’est pas le désir de l’homme qui domine, mais seulement la nécessité d’une vibration eurythmique qui régularise son équilibre nerveux. La vie physiologique de la femme est dominée par cette recherche de l’eurythmie nerveuse. L’amour normal le lui procure rarement ; elle demande des gestes plus compliqués et savant auxquels puissent se marier les jeux de l’imagination et de la suggestion. George Sand a cherché toute sa vie, sans la trouver, la réalité de sa chair et ce repos momentanément absolu de sa sensibilité détendue. Le plaisir qu’elle prit à écrire lui fut une transposition de la sensualité impossible. J’imagine que les femmes poètes trouvent dans leur poésie leur plus parfaite eurythmie. L’inspiration chez elles ne peut être séparée de leur état physiologique, dont elle exprime les diverses fluctuations périodiques. Le cygne est blessé ; son sang tache la blancheur de son plumage : il va chanter et son chant sera un cri d’amour, un appel qui ne veut pas être entendu, un cri de sensualité plus beau de n’être pas étouffé par l’étreinte brutale du mâle. La poésie, c’est de la sensualité transposée en éréthisme mental : cela devient l’amour de la vie, du soleil, des odeurs, des violences, des douleurs, des joies et des rêves.

Pour qu’une œuvre poétique puisse avoir une influence vivante sur la sensibilité contemporaine, il est nécessaire qu’elle ait été touchée par les lèvres des femmes, que les femmes aient plongé en elle leur visage comme en une rose. Cette vivification a manqué à beaucoup d’œuvres poétiques, d’un art sincère et puissant, pour qu’elles se propagent. Ce sont les femmes qui, parmi les poèmes, choisissent ceux dont l’émotion est adéquate à la sensibilité ambiante : alors, elles s’en font les propagatrices, les vulgarisatrices. Quelques-unes se sont même si parfaitement assimilé la poésie de certains maîtres qu’elles ont, instinctivement, produit des poèmes presque identiques aux leurs. Mais leur art, et ceci est un des caractères de la poésie féminine, sait éliminer ce qui serait trop nouveau pour s’adapter à la sensibilité du public. Par elles, la poésie de Verlaine, de Régnier, de Jammes, sentimentalisée, a pénétré dans la foule. Il ne s’agit pas d’imitation, mais d’une assimilation merveilleuse qui devient chez elles une vraie sincérité. Oui, en vérité, dans le creuset de leur cœur, les émotions littéraires et les émotions réelles se confondent en une même vivante sincérité. J’ai lu presque tous les livres de vers des jeunes femmes poètes, leurs poèmes sont souvent émus, ce sont des minutes de vie transcrites, de la vraie douleur, mais, souvent aussi, malgré le rythme et la rime, ce n’est pas encore de l’art, c’est trop près de la sensation directe, même si cette sensation est provoquée par une réminiscence littéraire. Trop près de la sensation directe ; les femmes poètes, en effet, n’atteignent la cristallisation refroidie de l’art que par hasard, sans le vouloir et sans le chercher. Il arrive cependant qu’une sensation, longtemps gardée en leur cœur, y prenne la forme même de leur être secret, et se cristallise en un beau vers, immuable. Mais, le plus souvent, ce que ces poétesses cherchent à exprimer, c’est la vibration immédiate de leur sensibilité, le mouvement même de leur émotion spontanée. On dirait aussi qu’elles tentent d’attirer les désirs épars dans l’air : leur poésie me semble souvent une nudité aguichante. Toute femme poète fait un peu le geste de Phryné qui se dénude devant ses juges, ou plutôt et plus simplement, le geste de l’amante qui se déshabille pour son amant. Mais c’est une impudeur plus complète, puisque ces femmes porte-lyres nous révèlent ce que l’amant le plus perspicace, le plus curieux ne saurait découvrir : les secrets mouvements de leur horlogerie sentimentale.

Cependant quelques-unes, parmi ces poétesses, doivent être distinguées, parce que leur poésie, rayonnement de leur être, atteint une généralisation qui dépasse leur personnalité. Il y a, parfois, dans les œuvres de Mmes de Noailles, Gérard d’Houville, Marie Dauguet, Lucie Delarue-Mardrus, Renée Vivien, et quelques autres femmes-poètes, un art véritable, qui recrée artistiquement les sensations enregistrées par elles. Je n’étudierai pas leurs ouvrages avec une minutieuse analyse : je voudrais seulement rechercher pourquoi ces poétesses ont chanté, et, pour ainsi dire, les raisons physiologiques de leur génie.

On trouvera, dans cette étude, une synthèse de la poésie féminine contemporaine, dont je n’ai dédaigné aucune des manifestations. J’ai cherché, dans l’œuvre de quelques poétesses encore peu connues du public, l’expression secrète de la sensibilité féminine actuelle.

S’il fallait d’un mot qualifier cette poésie féminine, on l’appellerait une poésie dionysiaque, ivre d’elle-même. Cette frénésie, ce pêle-mêle de sensations n’est peut-être que la mise en fusion d’éléments nouveaux, qui attendent un grand poète pour être fixés en art. Il faut comprendre que Verlaine, par exemple, loin d’être un novateur, fut au contraire un aboutissement de toute une poésie féminine. Mme Desbordes-Valmore est une sorte de précurseur de Verlaine. Si le vingtième siècle produit un grand poète, ce poète n’ignorera ni l’ardente nostalgie de Mme de Noailles, ni le paganisme bucolique de Marie Dauguet, ni l’aristocratisme littéraire de Mme de Régnier. On pourrait dire que ce Messie attendu fera un enfant à ces femmes : leur poésie d’ailleurs me symbolise bien cet état d’attente du mâle. Elles sont là, ces Muses, dirai-je, en diluant un vers de Marie Dauguet, avec leur âme ouverte, avec leur chair qui s’offre.

  1. Dr  Paul Voivenel, Littérature et Folie, 1 vol. in-8e. Toulouse, Gimet-Tisseau, 1908.