TROISIÈME PARTIE

I

Ah ! s’il avait su ce qui se passait, à cette heure même, dans le cœur de sa petite amie, et de quelle douleur elle était frappée, par sa faute à lui, Garric, à qui elle s’était si spontanément et loyalement promise !…

Depuis deux mois, – depuis la scène du Moulin-Bas, – Linou voyait tristement couler les jours, sans nouvelles de Jean, étroitement surveillée par son père qui, pour ne plus l’envoyer au moulin, et en attendant qu’il plût à son cadet de rentrer de sa fugue, avait préféré louer une servante-meunière.

Quant à lui, le travail l’absorbait plus que jamais. Faire aller la scierie, acheter de nouvelles coupes de bois, organiser le transport des troncs d’arbre de la forêt à l’usine, et celui de la planche, de l’usine à Albi, à Rodez ou à Roquefort ; retenir les clients qui menaçaient de lui faire payer ses rebuffades en allant moudre au moulin de Pierril ; enfin, faire face à quelques échéances douloureuses, conséquences d’emprunts contractés pour payer les études de son fils aîné, c’était plus qu’il n’était besoin pour remplir les journées et une partie des nuits d’un homme même aussi énergique, aussi actif et aussi âpre que l’était Terral. Il sentait que sa maison arrivait à un point critique, se lézardait ; et son amour-propre immense lui faisait faire des prodiges de volonté et de labeur pour réparer les brèches ou les dissimuler.

Le départ de son cadet lui avait été un coup des plus sensibles ; c’était sur lui qu’il comptait pour continuer sa race et ses entreprises ; cet acte de révolte et d’abandon blessait au vif son goût de l’autorité et de l’ordre, et ruinait ses projets d’avenir.

Et voilà que, pour comble de malchance, il trouvait aussi dans sa fille cadette une résistance qu’il n’aurait jamais soupçonnée : elle refusait, l’un après l’autre, les partis de mariage avantageux qui s’offraient ; elle en tenait donc toujours pour le farinel des Anguilles ? Cela l’exaspérait…

La pauvre petite, elle, courbait la tête, se consacrait tout entière à soulager sa mère dans les travaux du ménage ou le gouvernement de la basse-cour. Depuis quelques mois, d’ailleurs, la santé de Rose donnait des inquiétudes à son enfant ; la chère femme s’affaiblissait, maigrissait, toussait. Les médecins ne parlaient que de fatigue, d’anémie ; l’abbé Reynès, son ancien confesseur, et qui était resté le confesseur de son âme, eût pu seul révéler les vraies sources du mal qui minait cette aimante et cette résignée.

De ses deux filles, l’aînée, mariée à un honnête terrien, était aussi heureuse que puisse l’être une paysanne dont l’horizon ne dépasse pas la basse-cour et l’aire-sol où jouent trois ou quatre marmots, et le clocher de la paroisse où elle va, le dimanche, demander à Dieu de préserver les blés de la gelée, l’hiver, et de la grêle, pendant l’été.

Mais l’avenir de Linou préoccupait autrement cette mère exquise, qui sentait que sa cadette avait hérité de sa nature tendre et mystique et que, comme elle, elle souffrirait des brutalités ou des vulgarités de la vie. Elle aurait voulu, pour cette enfant, un mari un peu affiné, aussi, un petit fonctionnaire de village, ou, à défaut, un artisan sédentaire, doux et bon, et assez intelligent pour sentir le prix du don qu’on lui ferait. Aussi, quand la jeune fille lui eût confié qu’elle aimait Jean Garric, Rose ne se trouva point atteinte dans sa fierté, comme son mari. Jean lui plaisait beaucoup ; elle le jugeait affectueux, sage et vaillant ; et tout le reste lui était égal. Mais l’opposition certaine de Terral à une union qui, d’ailleurs, ne pourrait être que lointaine, – le garçon n’ayant que vingt et un ans, et pas de situation encore, – en meurtrissant le cœur de l’enfant, atteignait aussi celui de la mère. Elle savait qu’Aline, s’inclinant devant la résistance paternelle, ajournerait indéfiniment la réalisation de son rêve, mais sans y renoncer jamais. Elle n’épouserait peut-être pas Garric, mais on n’obtiendrait pas d’elle qu’elle en épousât un autre. Et cette lutte suppliciait la pauvre mère.

Des scènes pénibles eurent lieu, au cours desquelles Terral reprocha amèrement à sa femme d’encourager les refus de leur cadette ; Rose en sortait brisée ; et dès que le maître, à bout de jurons et de menaces, était reparti battant les portes, Linou accourait ; et, aux bras l’une de l’autre, les deux femmes pleuraient longuement.

La fête de Noël ne ramena pas la joie au moulin. La rigueur du froid empêcha la meunière d’aller aux offices ; et Linou, pour ne pas la quitter pendant la nuit, ne parut point à matines, où Jean avait espéré la rencontrer.

La journée passa lentement, glacée et morne, chacun demeurant perdu dans ses pensées, dans ses soucis, dans le souvenir des Noëls joyeux d’autrefois, quand la famille était au complet autour de la soupe au jambon et de la dinde rôtie, dans un sentiment d’union, de confiance et de force qui, bien connu dans le pays, y faisait souvent dire :

– Oh ! ces Terral !… Ils se tiennent comme les doigts de la main.

Jusqu’à la fille aînée, qui, mal remise encore de récentes couches, n’avait pu venir avec son mari ; jusqu’à l’oncle Joseph, le mécanicien, le conteur, gaieté de la famille et de la race, qui toujours, en cette saison peu propice au montage des moulins et des scieries, venait passer quelques semaines à la maison natale, où une chambre – sa chambre – l’attendait, et qui, cette fois, ne donnait pas signe de vie !…

La nuit était tombée depuis longtemps, et la servante, malgré la tristesse de ses maîtres et l’absence des convives accoutumés, mettait la nappe sur la table massive faite pour vingt personnes. La dinde traditionnelle tournait devant la flamme d’un grand feu de hêtre, sous le regard béat d’une magnifique chatte noire, célèbre une lieue à la ronde pour ses chasses et ses pêches, mais que la saison froide rendait casanière et pacifique. La mère Terral, emmantelée, était assise à droite du foyer ; de l’autre côté, se tenaient le valet et le vacher, et Terral au milieu, à cheval sur sa chaise, l’échine à la flamme, la tête sur ses coudes posés sur la traverse du dossier.

Tout à coup, des pas et des voix résonnèrent sur la chaussée, et on frappa à la petite porte qui ouvre sur la scierie et l’étang. La servante Rosalie alla ouvrir ; et, avec des cris et des rires, quelques jeunes gens de La Capelle, conscrits de l’année, entrèrent, portant, suspendu à une perche, le cadavre d’un loup superbe, – le loup tué par Pataud, la nuit précédente. Pataud lui-même suivait, claudicant, mais glorieux comme un général au lendemain d’une victoire. Pourtant, ce n’était point un de ces triomphes comme ceux qui l’avaient accueilli souvent, sur la place de La Capelle, au retour de certaines chasses par lui organisées et commandées, et où, presque toujours, c’était lui qui abattait la bête. Ayant opéré seul, cette fois, et la nuit, à l’affût, son exploit faisait moins de bruit. On le complimenta pourtant et, entre les offices d’abord, après vêpres ensuite, les braconniers le promenèrent, lui et la bête, dans les cabarets du village. Il leur parut bon de terminer la tournée par une visite au moulin, où Pataud était né et où tous les Terral, de père en fils et d’oncles en neveux, étaient d’intrépides braconniers.

En dépit de l’affliction qui, ce jour-là, planait sur la demeure, on y fit accueil aux louvetiers. On trinqua à la ronde ; on écouta le récit pittoresque que faisait Pataud – pour la vingtième fois depuis le matin – de la mort de ce pauvre loup. La mère Terral, selon la coutume, fit donner aux porteurs de la bête quelques douzaines d’œufs et un bon morceau de jambon, s’excusant de ne pouvoir leur offrir, comme elle eût fait dans sa maison de Ginestous, la toison entière d’un bélier.

Puis, les jeunes gens prirent congé ; et, comme Terral insistait pour que son frère soupât au moulin, Pataud donna ordre qu’on déposât le loup sur le perron de la basse-cour, où les quêteurs pourraient le reprendre le lendemain pour continuer leur tournée dans toutes les fermes et les mas du canton.

Quoique Pataud ne fût pas le plus sympathique des frères de Terral, sa jactance fruste, ses plaisanteries d’homme des bois secouèrent un peu la torpeur et le souci de la maisonnée.

On se mit à table, les deux frères au haut bout, le valet et le vacher à leur suite, Aline et la servante allant et venant pour servir, la mère restant frileuse et pensive au coin du feu.

II

Mais, tandis que Terral et Pataud se disputaient pour savoir lequel des deux ne découperait pas la dinde, la porte de la chaussée s’ouvrit de nouveau, sans qu’on y eût heurté, cette fois… Toutes les têtes se tournèrent de ce côté, tous les regards plongèrent dans la pénombre, hésitant d’abord à reconnaître les deux hommes qui venaient d’entrer. Mais Linou, debout entre la table et la porte, poussa la première un cri de joie, et se jeta au cou d’un des arrivants : « Cadet ! », puis du second : « Mon parrain ! » C’était l’oncle Joseph, en effet, et Fric, le fils cadet de la maison.

Tout le monde fut debout soudain, sauf le père Terral, qui resta bouche bée, le couteau et la fourchette en arrêt… Embrassades, pleurs d’allégresse, questions dont on n’attendait pas les réponses… La mère sanglotait en étreignant son fils, qui, la sentant défaillir, la rasseyait dans son fauteuil et se mettait à ses genoux. Pendant ce temps, l’oncle Joseph accrochait de l’autre côté de la cheminée son carnier et son fusil, secouait son chapeau et sa blouse raides de givre, et arrachait de sa barbe des glaçons qui, de grise, la faisaient blanche et frisée comme celle du bonhomme Noël.

Cependant, Cadet, l’enfant prodigue, dénouant enfin les bras de sa mère d’autour de son cou, se releva, alla s’incliner devant Terral et dit à mi-voix :

– Pardon, mon père ! pardon pour toute la peine que je vous ai faite…

Mais le père Terral demeura immobile, les mâchoires serrées, l’œil fixe et dur… Ses lèvres tremblaient… Puis, il grogna :

– Pardon…, pardon… C’est un mot court et vraiment bien commode !… Quand on a fait acte de révolté et de déserteur, on le prononce du bout des lèvres, et tout est effacé…

– Pardonnez-moi, mon père, répéta le jeune homme avec un accent plus profond et des pleurs dans les yeux… J’ai mal agi, je le sais ; je me repens…, je vous fais mes excuses très humbles ; et je vous promets de réparer ma faute, de vous respecter et de vous obéir dorénavant en toutes choses.

Terral ne bougeait toujours pas… Pourtant, une petite larme – lui qui ne pleurait jamais – luisait dans son œil aigu et en adoucissait l’éclat.

Aline et sa mère intercédaient par des attitudes suppliantes et des sanglots… L’oncle Joseph, outré de l’obstination de son frère, se campait devant lui et intervenait à son tour :

– Puisque c’est ainsi que tu me récompenses de t’avoir ramené ton héritier, bonsoir ; je le remmène : j’ai besoin d’un apprenti ; ça fera bien mon affaire…

– Père ! implorait Linou, père !… Un jour de Noël est un jour de clémence et de bonté… Dieu pardonne à tous les pécheurs ; devons-nous nous montrer plus sévères que lui ?

Enfin, Terral céda ; il posa son couteau et sa fourchette, se dressa, et, sans dire un mot, embrassa son fils repentant.

Et tous les cœurs aussitôt se dilatèrent. Il fallut que Rose elle-même s’assît à table entre son fils et son beau-frère Joseph, qui le lui ramenait… Car elle ne doutait pas que le retour du jeune homme ne fût dû à cet oncle excellent, à ce parrain adoré qui avait toujours été, non seulement la joie et l’esprit de la maison, mais encore l’être d’affection et de dévouement qu’on trouvait alors souvent dans les familles, et que les mœurs nouvelles en auront bientôt chassé à jamais.

C’était bien l’oncle Joseph, en effet, – et il le raconta tout en découpant allégrement la dinde, que Terral s’était hâté de placer devant lui, – c’était lui qui, ayant appris le coup de tête de son neveu, et comprenant quel vide son départ devait faire dans ce moulin de La Capelle qui traversait une crise, avait résolu de ramener à tout prix le fugitif…

Il avait quitté la scierie qu’il était en train de construire à l’Estayrès, s’était rendu à pied à Millau, où il avait pris la diligence de Montpellier, et là, après des négociations dont il ne donna pas le détail ce soir-là, parce que le coupable était présent, était parvenu, grâce aussi, il l’avouait, à l’intervention énergique de son autre neveu l’avocat, à persuader le déserteur de retourner avec lui fêter la Noël en famille… Et le narrateur, qui avait découpé prestement la dinde sans jamais perdre le fil de son récit, ni l’occasion d’une digression ou d’une réflexion pittoresque, ne cacha point la part qui lui revenait dans le résultat obtenu. Son principal défaut était le manque de modestie, et, ayant de l’esprit et du cœur, de savoir qu’il en avait.

Mais, si abrégé qu’il fût, le récit de Joseph impatientait Pataud, qui grillait de raconter, une fois de plus, comment il avait mis à mal son loup, – son quinzième, à ce qu’il affirmait. Aussi, dès qu’il put trouver un joint entre l’histoire de son aîné et les effusions et les remerciements de Rose et de Linou à celui qu’elles regardaient comme une espèce de Providence souriante, ou comme cet ange déguisé que, dans la Bible, on voit accompagner le jeune Tobie, il s’empressa de reparler de son mirifique affût.

– Ah ! bon, s’écria Joseph d’un ton gouailleur, tu as encore assassiné en trahison une de ces malheureuses bêtes ? Qu’est-ce qu’elle t’avait donc fait ?

Pataud, piqué, ne releva pas la raillerie et voulut continuer son histoire :

– J’étais donc allé m’embusquer dans la grange de Fonfrège, au-dessus de la bergerie… Quelle nuit ! Quel froid !…

– Toujours le même, ce pauvre Pataud, ricanait l’oncle Joseph ; il ne peut pas dormir dans son lit, même à Noël ; il risque d’attraper le coup de la mort pour tirer un lapin à l’affût.

– Un lapin ? cria l’autre, indigné ; il s’agit d’un loup, et d’un fameux, tel que tu n’as jamais vu le pareil, toi, malin !…

Et, se levant de table, ouvrant la porte malgré les protestations de tous les convives qu’un flot de bise enveloppa, il traîna le cadavre rigide de la bête dans l’intérieur, le dressa sur les pattes de derrière, la tête dépassant la table, sur laquelle il appuya les pattes de devant.

L’oncle Joseph se boucha vivement le nez.

– Ah ! l’horreur ! Il sent mauvais, ton loup. Tu nous empoisonnes le souper… Ne pouvais-tu laisser cette charogne dehors, en attendant les corbeaux ?

Et Pataud, furieux, dut remettre son loup sur l’escalier.

Juste à ce moment, on entendit un aboiement lointain, une espèce de hurlement prolongé et sinistre. Tous tressaillirent.

– Hein ! cria Pataud debout au seuil, l’entendez-vous, l’autre, la louve, qui pleure le mort, sur les coteaux de la Taillade ?… Oui, ma vieille, oui, tu peux l’appeler ton mâle, tu ne le réveilleras pas… Tu auras, un de ces jours, ton compte aussi, ma belle désespérée : je tâcherai d’abréger ton deuil…

Un nouveau hurlement sembla répondre à cette invective, mais d’un peu plus loin ; puis un autre, à peine perceptible ; puis, tout se tut et la porte se referma lourdement. Cet appel lugubre avait éteint les rires et les conversations ; même pour des rustiques, la plainte d’une bête dépareillée, à cette heure, avait quelque chose de poignant. Les âmes délicates de Linou et de sa mère en furent surtout impressionnées : la malade quitta la table, se plaignant du froid, regagna son coin de feu, tira discrètement de la poche son chapelet dont elle récita tout bas une dizaine, en actions de grâces du retour de son enfant.

Aline se leva aussi pour aider la servante à préparer la salade de céleri, accompagnement obligé de la dinde rôtie, et pour aller de nouveau remplir les bouteilles au cellier.

La conversation reprit, entre hommes, sur ceci et sur cela, sur les coupes de bois, la scierie, le cours de la planche et du « feuillet », – mince planche de hêtre destinée à des caisses d’emballages à Roquefort ou à Albi, – sur la nécessité d’acquérir un nouveau couple de meules pour le Moulin-Bas…

– Je t’ai pardonné, Cadet, dit amèrement Terral, parce que c’est jour de Noël ; mais tu ne sauras jamais toute l’ire ni tout le dommage que ton absence m’a causés… Je ne pouvais être, à la fois, à la forêt, à la scierie et aux moulins. Quand l’une travaillait, les autres chômaient ; et que d’eau a coulé par le déversoir, non sur la roue, et s’est enfuie en chantant son inutile chanson ! Et beaucoup de pratiques aussi m’ont quitté, s’en allant qui à Gifou, qui à Montarnal, qui aux Anguilles, oui, même à ce misérable trou des Anguilles…

– Ah ! ah ! parlons-en de ce moulin des Anguilles, fit l’oncle Joseph. Il était perdu, ruiné, déserté ; et il a suffi, paraît-il, de l’arrivée du jeune Garric comme farinel chez Pierril pour tout réparer, pour tout remettre en branle, et pour rappeler les clients dans cette gorge d’où on ne peut regarder le ciel qu’en risquant de tomber sur le dos…

– Tu exagères, comme toujours, mais il y a du vrai…

– Par ta faute, Terral.

– Par ma faute ?

– Oui. Quand le petit Garric a quitté le troupeau de la Gineste, il fallait le prendre ici, et le garder, à n’importe quel prix.

– Soit, concéda Terral ; je l’ai eu deux heures, et il m’a aidé à remettre en place la courante bordelaise. Il ne m’a semblé ni sot, ni fainéant ; mais…

– Quoi, mais ?…

– Mais, ajouta Terral en baissant la voix pour n’être entendu que de ses frères et de son fils, il n’a pas les yeux dans sa poche quand il est en présence d’une jolie fille… et je n’ai pas envie de prendre Jean Garric pour gendre.

– Pour gendre ? Il aimerait Aline ?

– Et Aline l’aimerait peut-être, si je n’y avais mis ordre.

– Et tu as peut-être eu tort.

À ce moment, Linou revenait de la cave, une bouteille dans la main et une autre sous le bras ; Terral l’aperçut et s’arrêta net ; mais Pataud, qui tournait le dos à la jeune fille, de s’écrier étourdiment :

– Oh bien ! il s’est vite consolé, ton farinel ; et la Pierrillate aussi se console avec lui de la maladie de son Pierril.

Et, malgré un coup de pied que Joseph lui allongea sous la table pour l’avertir, Pataud de continuer tout haut, sans voir sa nièce qui s’approchait pour poser les bouteilles sur la table :

– Je sais ce que je dis, peut-être !… Étant à l’affût du loup, j’ai vu ce joli couple ; oui, la Pierrillate, ou une qui lui ressemblait, son capuchon étant rabattu sur son nez, guettait Garric revenant de la messe de minuit, se pendait à son bras et dévalait gaiement avec lui la côte de Fonfrège aux Anguilles ; et ni l’un ni l’autre ne paraissaient avoir froid aux doigts ni aux lèvres…

Un fracas de verre brisé et un petit cri interrompirent le conteur : Linou venait de laisser choir une de ses bouteilles et paraissait près de tomber elle-même à la renverse. Son frère se précipita pour la soutenir, toute pâle et défaillante.

– Qu’as-tu, Linou ?

– Rien, murmura-t-elle faiblement ; la bouteille m’a échappé et m’est tombée sur le pied.

Et, appuyée sur son frère, elle alla s’asseoir au coin du feu, où sa mère, qui avait tout deviné, fit mine de l’aider à se déchausser et de lotionner à l’eau salée les orteils soi-disant endoloris.

Pendant ce temps l’oncle Joseph, l’air indigné, jetait à Pataud, d’une voix basse et sifflante :

– Tu ne seras donc toute ta vie qu’un f… tu maladroit ?

III

Juste à ce moment, Jean Garric rentrait chez ses parents, et, pour ne pas les réveiller, – car ils s’étaient couchés de bonne heure, n’ayant pas de dinde à manger, eux, et obligés de ménager leur bois, – il allait, au-dessus de l’étable où les pauvres gens logeaient leur douzaine de brebis, s’enfoncer tout habillé dans le foin.

Le lendemain, après avoir expliqué un retour si prompt, il prit sa canardière, descendit au ruisseau et jusqu’à l’étang du moulin, où viennent souvent, l’hiver, des sarcelles et des canards sauvages. Il se disait qu’il risquait une rencontre désagréable avec l’irascible meunier, mais qu’en revanche il pourrait peut-être apercevoir Aline, de loin, et, si indigne qu’il se sentît d’elle désormais, rassasier encore ses yeux de l’image adorée de celle qu’il avait perdue.

L’étang était gelé de part en part et blanc de neige, comme les prés qui l’encadrent. Toutefois, près d’une retombée d’aulnes et de saules, à l’endroit où, par une petite chute et avec un bruit d’eau courante, le ruisseau pénétrait sous la glace, il tressaillit à l’envol brusque d’un colvert qui, l’aile sifflante, s’élança dans l’espace. Tant bien que mal, Jean épaula, fit feu, et le bel oiseau tomba pantelant sur la berge givrée, où il se débattit et mit une tache rouge. Jean, ayant ramassé la bête, rechargeait son fusil, lorsqu’une silhouette surgit sur la chaussée de l’étang. Ce n’était pas Terral, comme l’avait craint notre braconnier, c’était son frère, l’oncle Joseph, dont Jeantou ignorait et le voyage à Montpellier, et le retour en compagnie de son neveu. Garric, après une courte hésitation, le reconnut ; et son premier mouvement fut de courir vers lui, vers cet aîné des Terral, qui lui avait souvent fait des compliments sur ses inventions dans les landes de la Gineste, et à qui, en échange, il avait indiqué des gîtes de lièvres et des remises de perdreaux.

Joseph, de son côté, s’avança, le long du bief, et tendit cordialement la main au farinel des Anguilles :

– Mes compliments, Jeantou… Te voilà braconnier, à présent ?

– Oh ! protesta Garric, braconnier… par occasion, et pour le compte de Monsieur le curé de La Garde, qui veut faire manger un peu de gibier à ses confrères, le jour de l’Adoration perpétuelle.

– Ah ! ce bon curé Reynès, fit Joseph, riant, je le reconnais bien là : un peu gourmand toujours !… Péché véniel, en somme ; sans cela, il serait parfait, et ce serait humiliant pour les autres… Il va bien, alors, ce cher homme ?

– Très bien ; il a voulu à toute force m’avoir à sa table, hier ; et il est tout naturel que je chasse un peu pour lui, ce matin.

– Veux-tu que je t’aide à compléter le rôti de ses invités ?… Ça me distraira un peu… Il y a des mois que je n’ai tiré un coup de fusil. Cela te va, Jeantou ?

Oh ! oui, cela lui allait ! Il aimait tant cet oncle Joseph, – car, pour tout le monde dans le pays, c’était « l’oncle Joseph », ou même, plus familièrement encore, « l’onclou » ou « l’onclette ». Et quelque chose disait à Garric que le parrain de Linou serait, à l’occasion, son avocat auprès de sa filleule.

Joseph alla chercher son fusil et son carnier ; et, une demi-heure plus tard, Jean et lui chassèrent côte à côte dans les landes du Cros et de Ginestous, où, de loin en loin, quelque bécassine affolée s’envolait en poussant un cri bref, et traçait dans l’air glacé et un peu brumeux ses zigzags et ses crochets si déconcertants pour les chasseurs novices. Jean n’osait tirer, ou manquait. Joseph tuait trois fois sur quatre, très fier d’une adresse qui, d’ailleurs, n’est pas commune, et ne se faisant pas faute de railler la gaucherie de son compagnon.

Puis, ils longèrent les ruisseaux de Mazel et de Jabru ; point de canards… Une loutre, surprise, s’enfonça brusquement sous la glace ; un renard, qui chassait aussi, détala avant d’être à portée… À midi, les carniers étaient encore bien légers, – celui de Garric surtout, – car l’oncle Joseph avait eu soin de glisser dans le sien, au départ, une gourde de bon vin, et un reste de « fouace » pétrie par Linou à l’occasion de Noël.

Cependant la température semblait vouloir se radoucir. Par moments, un léger souffle venant du sud-est, après la bise coupante des jours précédents, faisait presque aux figures l’effet d’une caresse. La teinte plombée du ciel s’éclaircissait par-ci, se fonçait par-là, sous forme de nuages entre lesquels se risquait un furtif regard du soleil.

– Je crois bien, Jeantou, fit tout à coup Joseph, après avoir un moment consulté l’aspect du zénith et de l’horizon, et après avoir reniflé le vent, je crois bien que nous aurons le dégel, ce soir. Retournons sur les hauteurs ; si l’autan se levait, la marche dans les bas-fonds deviendrait dure… Et puis, il est temps de boire un coup : la neige altère.

Ils s’approchèrent du hameau du Cros, s’assirent dans un vieux chemin, sous les racines noueuses et enchevêtrées d’un bouquet de houx géants, d’une « griffoule » ; et là, bien abrités du vent, visités même d’un timide rayon de soleil, ils se partagèrent la fouace et burent à la régalade le contenu de la gourde. Et ils causèrent.

Et, tout à coup, l’oncle Joseph :

– Veux-tu, Jeantou, qu’avant de reprendre la chasse (car, en chassant, il faut être muets), veux-tu que nous parlions un peu de nos affaires, ou plutôt de tes affaires ?

Jean rougit. Où voulait-il en venir, l’oncle Joseph ? Que savait-il ?

– Mes affaires, balbutia-t-il, ne sont guère pour vous intéresser…

Tu crois ça ?… Ou si tu manquerais de confiance en moi ?…

– Manquer de confiance en vous, oncle Joseph ! Mais ce serait ingratitude de ma part, car je n’ai reçu d’âme qui vive autant de bonnes manières que de vous… Aussi, je vous aime et je vous respecte plus que personne…

En ce cas, confesse-toi un peu.

Jean rougit plus fort… L’oncle Joseph en savait long, décidément. Il continua, regardant Garric dans les yeux :

– On m’a dit que tu aimais ma filleule. Est-ce vrai ?

Jean essaya de cacher son trouble en rabattant le bord de son chapeau sur son front, comme si le soleil l’offusquait.

– Ton silence me répond… Ah ! mon gaillard, c’est donc vrai ?… Tu n’as pas mauvais goût…

– J’ai mal agi peut-être, oncle Terral, en levant les yeux plus haut que moi… J’ai trop oublié le peu que je suis : hier, un berger ; aujourd’hui, un apprenti meunier, et ignorant, sans esprit…

– Pas de discours, et pas de ces excuses qui n’en sont pas… Aimes-tu Linou d’amour, d’un amour sérieux ?

– Oh ! oui, s’écria enfin Jean en joignant les mains ; je l’aime ! je l’aime plus que tout au monde…

– Et elle aussi t’aime, n’est-ce pas ? Elle te l’a dit ?

Garric raconta la scène du Moulin-Bas, où Linou et lui s’étaient fait leurs aveux ; puis l’arrivée inopinée du père Terral, sa colère, ses emportements et ses menaces.

– En ce cas, mon garçon, si tu tiens tant que ça à ma nièce, pourquoi diable vas-tu sottement gâter tes affaires en courtisant la Pierrillate ?… Sans compter que, vraiment, ce n’est pas être bien difficile…

– La Pierrillate ! s’exclama Jean, stupéfait.

– Hé oui ! la femme de Pierril… Il paraît même que vous avez, elle et toi, une singulière façon de chanter matines !…

Et il s’esclaffa de son rire gaulois des meilleurs jours. Le farinel était atterré. L’autre poursuivit :

– Tout cela est bien vrai ? Je suis renseigné, n’est-ce pas ?

– Mais non ! Mais non !… Qui a pu ?…

– Voyons, Garric, il ne faut pas nier ce que quelqu’un a vu, qui a de bons yeux, puisqu’on dit de lui : « C’est celui des Terral qui y voit la nuit. »

Plus de doute, hélas ! Pataud était bien à l’affût à l’heure où la Mion était venue à la rencontre du farinel. Pataud avait tout vu !… Mais pourquoi ce damné tueur de loups mêlait-il la Pierrille à tout cela ?… Une lueur traversa le cerveau du pauvre amoureux : la mante et la capuche, parbleu ! La fille prise pour la mère.

– Eh bien ! Jeantou insistait l’oncle Joseph, persistes-tu à nier encore ?

Jean ouvrit la bouche et esquissa, en effet, un geste.

Outre qu’il avait l’âme droite et véridique, il sentait qu’il y avait une plus grande honte, aux yeux de l’oncle Joseph, d’avoir fauté avec la Pierrille qu’avec la Mion… Mais, d’autre part, que gagnerait-il à protester contre l’erreur de Pataud sur la personne ? À compromettre la fille au lieu de la mère… Une délurée, une effrontée, certes, cette chatte rousse du moulin des Anguilles ; mais était-ce à lui, Jean, son galant d’une heure, qu’il convenait de révéler la légèreté de la fille de son maître ? Non, il se tairait.

– Donc, tu avoues… C’est bien heureux ! ricana Joseph. Puis, voyant le pauvre farinel tout penaud :

– Après tout, il n’y a pas là de quoi se jeter dans la Durenque, ni de quoi mettre un crêpe au chapeau. Ces choses arrivent… Tu es beau garçon, la Pierrillate avait un peu jeûné pendant la maladie de son triste sire de mari… Tout s’explique !

Chacun de ces mots s’enfonçait comme une épine dans le cœur du pauvre Garric : ses larmes jaillirent malgré tous ses efforts pour les contenir.

Ne pleure donc pas grand nigaud ; est-ce qu’on pleure pour si peu, à ton âge ?… Le grand ennui, dans cette affaire, c’est que ma nièce, la pauvre petite souffre horriblement d’avoir entendu Pataud raconter l’histoire.

– Que dites-vous ? cria Jean, Linou le sait ?… Ah ! misère de moi ! misère de moi !… Quel être je suis ! Quel lâche je fais !… Et vous dites qu’il n’y a pas là de quoi se noyer ?

– Il n’y a jamais de quoi se noyer !… Tout au plus, Pataud mériterait-il, lui, de faire un petit plongeon ; mais il nagerait comme la loutre. Voyons, Jean, tâchons d’arranger tout ça ; le mal n’est pas sans remède…

– Oh ! si, oh ! si, sanglotait le pauvre diable ; il est sans remède ; tout est bien fini… Jamais Linou ne me pardonnera… Jamais je n’oserai reparaître devant elle.

– Tu la juges mal, ma petite filleule : elle est bonne et aimante. Et l’on pardonne toujours quand on aime… Seulement, il va falloir que j’arrange les choses ; que j’explique que Pataud a parfois la berlue à force de regarder le chemin de « l’espère » et le guidon de sa carabine… Va, va, ou je ne suis plus l’oncle Joseph, à qui l’on accorde quelque esprit, ou je te ramènerai Linou.

– Impossible ! impossible ! continuait Garric… Je n’ai plus qu’à m’en aller loin, bien loin, de façon que jamais plus cette pure et vaillante fille ne revoie ma figure de débauché.

– Mais tête de buis que tu es, en quoi ton éloignement réparerait-il le mal que tu as fait ?… Puisque je me charge de t’innocenter auprès de ton amoureuse !… C’est ainsi que tu as confiance en moi ?

L’oncle Joseph se fâchait. Garric se calma, essuya ses yeux ; malgré tout, un rayon d’espoir redescendait dans son cœur… Et juste au même instant un rayon illuminait, sur la tête des deux braconniers, les cimes des houx et attirait vers leurs baies rouges dépouillées de neige tout un essaim jacassant de grives affamées… Bonne aubaine ! Les deux braconniers saisirent avec précipitation leurs fusils, ajustèrent et lâchèrent leurs trois coups. Cinq ou six pauvres volatiles dégringolèrent à leurs pieds ; deux ou trois autres, blessés seulement, se traînaient, voletant dans le pré. Garric s’élançait pour les attraper ; mais brusquement, il se rejeta dans le chemin creux.

– Les gendarmes ! fit-il à l’oreille de Joseph.

– Où donc ?

– Près de la grange de Lacan ; ils m’ont vu… Sauvons-nous.

D’un geste prompt, l’oncle Joseph enfonçait son fusil dans les houx du talus, passait son sac au cou de Jean… Il avait été si souvent traqué à la chasse qu’il y avait acquis un étonnant sang-froid et une merveilleuse décision dans le choix du stratagème qui devait le sauver.

– Jeantou, dit-il à la hâte, toi qui as des jambes, tu vas sauter dans les prés et fuir ostensiblement par le travers de Peyrelève, vers le bois de Roupeyrac, où tu arriveras sauf… Ne te presse pas, ne t’apeure pas, surtout : les jarrets ne fléchissent que si le cœur manque… Et ne t’inquiète pas de moi… Nous nous verrons, demain au soir, chez Flambart, à La Capelle…

Et Garric se sauva à grandes enjambées, son fusil d’une main, son sac de l’autre (celui de Joseph, pendu au col, le fatiguait bien un peu, mais il avait vingt et un ans, des muscles et du souffle), évitant les creux où se dissimulaient les viviers glacés et les rigoles d’irrigation sous la neige.

L’oncle Joseph resta un moment blotti dans le chemin, où sa taille exiguë lui permettait de rester caché. Ainsi qu’il l’avait prévu, il vit les deux beaux gendarmes surgir sur la crête du coteau et courir pour barrer au fugitif la route de la forêt ; mais, dès qu’il lui fut démontré qu’ils n’y réussiraient pas, notre vieux braconnier coupa un bâton dans les houx – juste à l’endroit où il avait glissé son fusil et s’achemina paisiblement vers la ferme du Cros, raconter à Lacan, son grand ami, le bon tour qu’il venait de jouer encore à la maréchaussée.

Seulement, deux heures plus tard, lorsqu’il se remit en route pour rentrer au moulin, après avoir fait grand honneur au petit vin blanc du fermier, – il rencontra son neveu, Cadet, qui, à cheval sur la jument du cabaretier Flambart, courait à toute bride, vers Peyrebrune, quérir le docteur Bernad, pour Rose Terral, dont l’état s’était subitement aggravé… Rose, sa belle-sœur, dangereusement malade ! Du coup, toute la joie du braconnier s’éteignit dans la nuit qui tombait et les premières rafales de l’autan déchaîné et hurlant.

IV

Oui, la journée avait été dure, au moulin de La Capelle. La meunière, quoique souffrante depuis des semaines, s’était levée de grand matin, comme à son ordinaire, et avait préparé la soupe pour toute la famille. Mais, à peine son beau-frère Joseph était-il parti pour la chasse, que la chère femme, prise de frissons et de fièvre, avait dû se recoucher, vaincue, disant à sa fille :

– Je ne sais ce que j’ai ; je ne tiens pas debout… J’ai froid dans les os ; je me jetterais dans le feu sans pouvoir me réchauffer… Fais-moi de la tisane de fleur de sureau, afin que j’essaie de transpirer un peu.

Et Linette, quoique très abattue elle-même, car la secousse de la veille l’avait atteinte au cœur et lui avait valu une nuit affreuse d’insomnie et de larmes, s’empressait auprès de sa mère… Elle bassinait le lit, posait une brique brûlante sous les pieds de la malade, lui faisait prendre des infusions chaudes…

– Vous sentez-vous mieux, maman ? interrogeait-elle toutes les cinq minutes, après de courtes disparitions pour aller donner des ordres à la servante ou des soins à la basse-cour.

– C’est à peu près… ne t’inquiète pas, mon enfant… Ça se passera…

Mais de brusques accès d’une toux sèche interrompaient la malade… Ça ne se passait point, hélas !

– Je vais envoyer chercher le médecin, n’est-ce pas ?

– Mais non, mais non ! Attends… J’ai eu cela d’autres fois… Donne-moi seulement à boire quelque chose de froid…, de l’eau panée, par exemple… J’ai une soif…

Linou se gardait bien d’obéir à ce caprice ; elle apportait du thé brûlant que la malade refusait… Et toujours la toux, et la fièvre qui montait… Puis, Rose se plaignit d’une piqûre dans les côtes… Par moments, elle paraissait s’assoupir un peu, et prononçait à mi-voix des paroles incohérentes… Le délire, déjà !

La jeune fille, effrayée, envoya la servante appeler son père et son frère : ils arrivèrent, inquiets aussi. Cadet, en dépit de son caractère impatient et susceptible, aimait profondément sa mère ; et Terral, malgré ses emportements, ses excès de parole, ses jurons et ses algarades fréquentes, sentait combien sa femme était bonne, active et courageuse, et nécessaire à sa vie et à sa maison ; et il frissonna en songeant qu’elle pourrait lui manquer tout à coup. Il pressa son fils d’emprunter la jument du cabaretier Flambart et d’aller en hâte chercher le docteur Bernad, à Peyrebrune. Pour lui, incapable de tenir en place, il erra, durant l’après-midi, de la chambre au galetas, de l’étable à la scierie et de la scierie au moulin, soupirant et monologuant tout haut, selon sa coutume ; au fond, extrêmement malheureux.

L’oncle Joseph arriva, vit la malade, essaya de réconforter Linou, mais, livré à lui-même, se sentit plus désemparé encore que son frère, et fit la navette du coin du feu à la chaussée pour guetter la venue du médecin.

Celui-ci arriva enfin, deux heures après la nuit tombée, et trempé jusqu’aux os, car le dégel s’accompagnait d’une pluie fine fouettée par le vent d’autan. Il n’eut pas de peine à reconnaître la pneumonie, la terrible pneumonie dont meurent les trois quarts de nos rustiques et qui, ici, s’aggravait de l’état de faiblesse de la meunière et de toutes les secousses morales qui l’avaient assaillie.

Un quart d’heure plus tard, le docteur Bernad, ayant rédigé son ordonnance, donné ses instructions à Aline, essayé de rassurer la malade et son entourage, – sans toutefois, cacher aux deux frères Terral la gravité de la situation, – repartait vers Peyrebrune, d’où Cadet, qui l’y attendait, rapporterait les remèdes prescrits. Pauvre docteur Bernad, qui devait, bientôt après, être emporté, en huit jours, par le même mal !…

Ce soir-là, comme tant d’autres soirs, il s’enfonçait, vaillamment, se fiant à l’instinct de sa monture, dans une nuit d’encre et de tempête, risquant à chaque pas de rouler dans les fondrières ou dans les ruisseaux débordés et grondants comme des dogues démuselés.

Linou obligea son père et son oncle à se coucher, et se chargea de passer la nuit auprès de sa mère. Si elle avait besoin d’aide, elle enverrait la servante chercher, à l’école de La Capelle, la Sœur Saint-Cyprien, si entendue à soigner les malades, et si empressée d’accourir au moindre appel.

La veillée fut terrible : les douleurs augmentaient, et la gêne pour respirer, et le délire qui, surtout, affolait la jeune fille. Le médecin avait eu beau l’avertir que la nuit serait agitée, lui dire de ne pas s’effrayer, qu’il fallait que le mal suivît son cours… La pauvre petite se désespérait de ne rien pouvoir pour soulager celle dont elle eût payé la guérison de sa propre vie.

Tout dormait – ou plutôt paraissait dormir – dans la maison, hormis la pendule au lent tic tac, aux brusques et éclatantes sonneries, et les bûches de hêtre sifflant ou ronronnant dans la cheminée. Au dehors, la cascade du déversoir, libérée par le dégel, faisait de nouveau sa plainte monotone… Heures lourdes, nuit éternelle !

Dans les brèves minutes où la malade semblait se calmer un peu, Aline, à genoux sur le plancher devant le lit, les mains tendues vers le crucifix et l’image de la Vierge appendus au fond de l’alcôve, priait avec ferveur. Elle oubliait ses propres chagrins, l’affreux coup reçu la veille en plein cœur, tout son jeune et chaste amour brisé comme un nid tombé sur le chemin, pour ne penser qu’à sa mère adorée, son seul refuge, sa tendresse unique désormais.

Une plainte de la malade la redressait vivement.

– Maman ! vous souffrez ?… Vous n’avez pas froid ?… Voulez-vous boire ?

La pauvre femme soulevait péniblement la tête, buvait quelques gorgées, s’efforçait de rassurer son enfant et de lui dissimuler ses douleurs… Et, brusquement, le délire la reprenait et l’emportait dans un flot de paroles insensées.

De temps en temps, Terral et son frère, pieds nus, en pantalon et bras de chemise, s’en venaient prendre des nouvelles : Linou les renvoyait à leurs lits, leur présence ne pouvant lui être d’aucune utilité… Et tout retombait au silence, sauf la pauvre Rose, gémissant ou délirant, l’horloge scandant ses plaintes, la cascade déroulant sa berceuse infinie, et Linou reprenant ses ardentes prières.

Tout à coup, la malade appela :

– Linou ! Linou !

– Maman, ma bonne maman ?

– Écoute… Envoie chercher Monsieur le Curé, veux-tu ?

– Tout de suite, maman… Pour vous faire plaisir seulement, car je suis sûre que vous n’êtes pas en danger, et que, dès que Cadet arrivera avec les remèdes, vous serez soulagée.

Elle réveilla la servante et l’envoya à La Capelle, lui disant de ramener le curé et la Sœur Saint-Cyprien en même temps. Puis, elle retourna vite vers la malade, que le délire avait déjà ressaisie.

Alors Linou, terrifiée par l’idée qu’elle pouvait vraiment perdre sa mère, éclata en sanglots. Elle se reprocha d’avoir laissé son cœur s’ouvrir à une autre affection ; son amour pour Jean, si innocent qu’il eût été, lui apparut soudain comme une faute grave, comme un vol fait à sa mère. D’ailleurs, puisque cet amour avait été mis en oubli, trompé, pourquoi ne pas à tout jamais le bannir ?… Oh ! le sacrifice était mince ; elle était prête à en faire bien d’autres pour conserver la sainte femme à qui elle devait tout.

Et des souvenirs de lectures pieuses dans les livres prêtés par la Sœur Saint-Cyprien et par l’abbé Reynès lui revinrent en foule à la mémoire… Que de fois la guérison d’un malade avait été arrachée au Ciel par le vœu d’un enfant !… Un vœu ?… Oui, oh ! oui, elle en ferait un, et si fervent, et si entier que la Vierge et Jésus l’accueilleraient sûrement et l’enregistreraient au Paradis.

Bien des fois, elle avait, entre sa douzième et sa quinzième année, soit durant les offices à l’église de la paroisse, soit dans ses rêveries à la garde des bêtes, songé à la vie religieuse vers laquelle son âme aimante et pieuse, ses goûts délicats, son naturel de sensitive que tout blesse, – et aussi l’influence d’une tante, la Sœur Émilie, religieuse au couvent de la Sainte-Famille, à Villefranche, – semblaient tout naturellement la porter… Ah ! si d’entrer au couvent ne l’eût pas mise dans l’obligation de quitter sa mère !

Du jour où Jeantou lui déclara son amour et où elle découvrit qu’elle l’aimait aussi, elle ne pensa plus à se faire religieuse, sauf dans le cas où son père voudrait la contraindre à épouser un autre que son ami. Mais, à cette heure d’angoisse, devant la trahison de Jean, devant le danger de mort où se trouvait sa mère, ses inclinations mystiques lui revinrent avec une force extraordinaire ; elle vit dans son amour trompé et dans sa mère en péril un signe évident que Dieu l’appelait à lui. Elle se précipita de nouveau à genoux, ses mains jointes éperdument tendues vers le Crucifié, et elle prononça les paroles irrévocables de son engagement :

– Mon doux Jésus, maître divin, qui êtes aussi celui de la vie et de la mort, sauvez ma mère ; en souvenir de la vôtre, rendez-lui la santé, et prenez mes jours à moi, je vous les donne, jusqu’au dernier, et je n’aurai jamais d’autre époux que vous.

Dans la ferveur de son invocation, elle éleva la voix sur les derniers mots au point que la malade les entendit et les comprit, dans un de ces rares instants de lucidité dont s’entrecoupait son délire.

– Linou ! s’écria-t-elle ; Linou, que dis-tu là ? Non, non, mon enfant, je ne veux pas…, je n’accepte pas… Mon Dieu, ne l’écoutez pas !… Prenez-moi plutôt, si mon heure est venue…

– Calmez-vous, maman… Qu’avez-vous cru entendre ?… C’est une prière, une simple prière, que m’apprit la Sœur Émilie… Calmez-vous, maman chérie. :.

La malade n’était pas rassurée. Elle s’était dressée sur son lit, avait passé son bras fiévreux au cou de son enfant, et la serrait ardemment contre elle.

Mais, épuisée par cet effort, la chère femme retomba sur son oreiller, et son esprit sombra de nouveau dans les cauchemars et les épouvantes.

La pendule sonna trois heures : le coq chanta, mais sans amener ni l’aurore, encore si loin, ni l’impression de réveil et d’espérance qu’évoque, d’ordinaire, sa rustique fanfare.

Bientôt après, la servante ramenait le curé de La Capelle et la Sœur Saint-Cyprien. Terral et l’oncle Joseph, qui ne dormaient pas, vinrent saluer les arrivants. Tous pénétrèrent dans la chambre de la malade, et Linou se jeta en sanglotant dans les bras de la Sœur, qui la gronda affectueusement et s’efforça de la rassurer. La malade était assoupie, la religieuse renvoya tout le monde dans la salle commune, sauf la jeune fille, avec laquelle elle se mit à préparer ce qu’il faut pour appliquer les sangsues, remède alors classique pour le traitement de la pneumonie.

Les deux frères Terral firent asseoir le curé devant le feu, en attendant que la malade, sortant de sa somnolence, lui permît d’exercer son ministère. Cet abbé Laplanque était un digne prêtre, certes, dévoué à ses paroissiens, surtout dans la maladie, mais d’aspect très rustique, le verbe haut et rude, grand parleur, bavard même, et brutal en chaire, et qui partout se sentait vite chez lui. « Le curé gendarme ! » disait de lui l’oncle Joseph, qui ne l’aimait pas et ne lui pardonnait pas d’avoir remplacé l’abbé Reynès à la cure de La Capelle… Grisonnant déjà, il avait pendant sa carrière vu tant de malades, enterré tant de morts, surtout quand il était vicaire dans le pays houiller, à Decazeville, que sa sensibilité, déjà pauvre, avait achevé de s’émousser. Nul n’accourait plus promptement que lui, à toute heure et par n’importe quel temps au chevet de ses paroissiens en danger. Mais une seule chose lui importait : si le malade se confessait, s’il se laissait « graisser les bottes », comme il disait dans son langage de rustre mal dégrossi, tout était pour le mieux… Ajoutez qu’il avait la prétention, – assez justifiée, d’ailleurs, – de diagnostiquer plus sûrement qu’aucun médecin et de prédire, à première vue, si le malade guérirait ou non.

Chez Terral, il eut vite fait d’émettre au sujet de Rose, un pronostic des plus rassurants : un petit point de côté sans conséquence… On la tirerait de là… Et, en admettant même qu’elle fût en danger et que Dieu voulût l’appeler à lui, une si brave femme, si douce, si aumônière, si pieuse, ce serait une sainte de plus, et il n’y aurait pas lieu de s’affliger de la savoir en Paradis…

Les deux Terral souffraient cruellement de la rude façon dont le curé envisageait la situation et prenait à cœur de les consoler. L’oncle Joseph surtout donnait des signes évidents d’une impatience qui finirait par se traduire en quelque cinglante réplique, – quand des plaintes se firent entendre dans la chambre : la malade s’était réveillée, et Linou venait appeler le confesseur…

V

Cependant, Jean Garric, poursuivi par les gendarmes dans le travers du Cros, les avait assez facilement distancés, et avait atteint sans encombre le bois de Roupeyrac. Et il remonta vers La Capelle, contourna le village sans y entrer, et gagna sa petite maison du Vignal.

Dès qu’il eut poussé la porte, sa mère courut à lui, et, à mots précipités, coupés d’exclamations, de : « Ah ! Notre Seigneur ! », « Ah ! Sainte Vierge ! », lui apprit ce qui se passait au moulin de Terral : la meunière très malade…, le médecin mandé en toute hâte…, le père Garric parti aux nouvelles…

Jean fut très douloureusement surpris. Outre que la mère Terral avait toujours été excellente pour lui, il sentait qu’elle serait, à l’occasion, et avec son beau-frère Joseph, son meilleur appui auprès de Linou, et leur alliée, à tous deux quand il faudrait, un jour, vaincre l’entêtement de Terral… Ah ! s’il allait perdre une telle médiatrice !…

Le père Garric rentra en clopinant… Les nouvelles n’étaient point bonnes : le médecin avait dit que c’était très grave ; il fallait tout craindre… Et ce fut encore une bien triste nuit pour le malheureux Jean. Aussi, dès l’aube, il sortit, espérant rencontrer quelqu’un qui aurait été au moulin et lui en donnerait d’autres nouvelles. Mais personne encore dans les chemins changés en cloaques de boue ou en ruisseaux de neige fondue. Alors, à tout hasard, il alla errer lui-même aux alentours du moulin, dans le triste jour qui montait avec peine, éclairant les coteaux à moitié dépouillés de leur neige et couronnés de châtaigniers et de chênes gris de fer, les prés submergés par la crue des eaux, un ciel boueux où passaient à grande allure de lourds nuages emportés par l’autan.

Un homme parut enfin sur la chaussée, comme le matin du jour précédent : c’était Joseph Terral, qui ne manquait jamais, à son lever, d’aller inspecter l’étang et la vallée, observer le ciel, humer le vent, et en tirer des pronostics pour la journée.

Le jeune homme courut à lui.

– Ah ! mon pauvre Jean ! Quel changement depuis hier ! Nous serions-nous attendus à cela en partant pour la chasse ?

– Comment va la malade ?

– Mal. Elle a passé une nuit terrible… Je crains un grand malheur.

– Ah ! Dieu nous en préserve tous !

Ils marchèrent côte à côte, également tristes, jusqu’au déversoir qui lançait en bas de la chaussée sa cascade d’eau trouble et d’écume, avec un grondement monotone dans lequel se perdait celui du vent.

Inutile, mon garçon, fil l’oncle Joseph, de te dire que je n’ai pu parler à ma nièce de ce qui te tient au cœur. La pauvre petite est si affectée et si occupée ! Il faut attendre…

– Oui, oui, j’attendrai… J’ai confiance en vous, rien qu’en vous… et en sa mère, si elle guérit, ce qu’à Dieu plaise !

Joseph promit à Garric de lui porter d’autres nouvelles au Vignal, dans la soirée ; et ils se séparèrent.

La journée fut moins mauvaise que la nuit. Dans l’après-midi, le docteur Bernad revint et dit à l’oncle Joseph que, contrairement à ce qui se produit dans la marche ordinaire de la pneumonie, la malade allait mieux, et qu’on pouvait espérer ; et l’oncle Joseph, à son tour, se hâta de porter un peu d’espérance à Garric. Et même, avec la mobilité des natures ardentes et optimistes, promptes à s’affliger, mais plus promptes à rebondir, il voulut entrer chez Flambart et força Jean à l’y suivre. On servit la traditionnelle « pauque » de vin rouge, et Flambart apporta son verre pour trinquer avec ces fripons de meuniers, comme il avait coutume de dire en ricanant.

Apprenant que la meunière allait un peu mieux :

– J’en suis ravi, s’écria le cabaretier… En voilà une, par exemple, que je n’accuserai pas de « mouturer » deux fois, comme vous, le blé des pratiques. Elle doit même rendre aux pauvres bien au-delà de ce que vous prélevez de trop sur les paysans.

Et il s’esclaffa.

Joseph Terral se contenta de hausser les épaules et de répondre dédaigneusement :

– Dis donc, Flambart, ne parle pas de corde, hé ! Gargotier, cafetier, épicier et voiturier, si tu voles un peu dans chacun de tes métiers, tu dois avoir du foin dans tes bottes, et une bonne place de retenue en enfer… À ta santé tout de même…

Flambart se le tint pour dit. D’ailleurs, on l’appelait déjà à un autre bout de la salle.

Mais il revint vider son verre, et, cette fois, crut devoir s’attaquer à Garric :

– Il me semble que le dégel se fait sentir, Jeantou, et que les Anguilles ne doivent pas manquer de bouillon… La belle rousse te remplacerait-elle à la scierie, par hasard ? En tout cas, ce ne serait pas pour longtemps, puisqu’elle repart après-demain pour la ville, et que je dois aller la porter jusqu’à Saint-Jean… Il paraît qu’on ne trouve pas de voiturier dans cette capitale qu’est La Garde-du-Loup…

Mais on l’appela encore à une autre table, ce qui évita à Jean de répondre à ses plaisanteries.

D’autre part, l’oncle Joseph était à tout instant salué, interpellé par les nouveaux arrivants, car il était populaire dans tout le pays pour son amabilité, son esprit, sa verve intarissable et sans méchanceté. Si l’on n’avait su sa belle-sœur gravement malade, on l’aurait forcé de chanter son répertoire de chansons sentimentales ou gaillardes, ou même, juché sur une table, de faire fonction d’orchestre et de scander de la voix, des doigts et du talon quelque « branlou » furieux ou quelque enlevante bourrée… Mais ce n’était pas le moment. La « pauque » vidée, les deux meuniers quittèrent l’auberge ; avant de se séparer au bout de la côte de la Griffoule, Joseph dit à son jeune compagnon :

– Tu vas donc retourner chez Pierril, demain ou après-demain ; plus tard, on verra de te trouver une meilleure place, dans un des nombreux moulins que j’ai montés… Quant à ma filleule, il ne faut pas songer, je te le répète, à lui parler en ce moment de quoi que ce soit en dehors de la santé de sa mère. Tu reviendras dans quelques jours, un dimanche après vêpres, de préférence ; si j’ai une réponse, je te la communiquerai. Sois patient et courageux… Adieu ; fais mes amitiés à monsieur le curé de La Garde, et dis-lui que j’irai le voir dès… que les truites commenceront à mordre à la mouche ou au grillon…

Et Garric, un peu rassuré, après avoir employé sa journée du lendemain à tirer quelques grives et quelques tourdres pour l’abbé Reynès et ses invités, repartit pour le moulin des Anguilles. Mais, arrivé à mi-côte, près de cette bergerie de Fonfrège où, pour son malheur, huit jours auparavant, il avait rencontré Mion, il aperçut, à mi-côte aussi, mais sur le versant opposé que l’étroitesse du ravin rendait tout proche, l’attelage de Flambart gravissant au pas la montée. Sur la voiture, – une rustique et grinçante jardinière, – était une silhouette féminine enveloppée d’un châle rouge ; Flambart suivait, fumant sa pipe, et, de temps à autre, faisait claquer son fouet : la fille de Pierril n’avait pas attendu le retour de son galant d’un soir ; elle repartait pour Montpellier.

Jeantou s’arrêta, le cœur battant, content de penser que, Mion partie, il éviterait, en arrivant, reproches ou moqueries, et aussi peut-être de nouvelles œillades et de nouvelles occasions de chute. Pourtant, quelque chose en lui se levait, qui troublait un peu sa quiétude : une voix confuse lui disait qu’un garçon de vingt ans – à moins qu’il ne soit un saint – doit une certaine gratitude émue à la femme qui s’est donnée spontanément à lui.

Mion reconnut, sans doute, son fugace amoureux, car elle se dressa et se retourna, agitant son mouchoir. Le jeune homme, de son côté, leva son chapeau et fit de la main un geste d’adieu. Et la voix, la petite voix secrète et encore timide lui murmurait, tout au fond, que ce départ n’était pas, pour sa conscience, une conclusion ni une libération…

Arrivé aux Anguilles, il se mit aussitôt au travail, sans vouloir écouter les doléances des Pierril, tout en larmes, sur le départ si prompt de leur fille, qu’il n’aurait tenu qu’à lui, Jeantou, disaient-ils, de retenir à jamais auprès d’eux.

Il entra d’abord dans le moulin, où des paysannes attendaient déjà pour bluter leur farine à la main, emplit les trémies, mit les meules en branle, s’assura que la farine était douce à souhait et que, durant des heures, la simple surveillance de la meunière suffirait.

Alors, il courut à la scierie, devant laquelle les troncs de chêne, de hêtre et de châtaignier s’étaient amoncelés dans un désordre pittoresque. À coups de hache, il équarrit grossièrement une première bille, un « roul » énorme, le hissa sur le chariot, leva la vanne. Un grand bruit de cascade emplit le « bouge » ; la scie à double lame se dressa, après une demi seconde d’hésitation, et, comme avec l’effort d’étirement qui suit un long sommeil, redescendit en grinçant, remonta pour redescendre encore et hardiment s’enfoncer dans le tronc que le rustique mécanisme poussait à petits coups devant l’acier clair de ses dents affamées…