DEUXIÈME PARTIE

I

C’était un bien singulier et piteux moulin, en effet, que celui de La Garde, – ou plutôt des Anguilles, comme on l’avait plaisamment surnommé, parce que son bief, sa chaussée, son « bouge » étaient dans un tel état de délabrement et d’abandon, que les anguilles pouvaient aisément s’y abriter dans les murs effrités et croulants, telles les abeilles dans les alvéoles des ruches.

Situé, comme nous l’avons dit, au-dessous du moulin de La Capelle-des-Bois, dans un vallon, ou plutôt un ravin d’accès difficile, à une demi lieue du village de La Garde, il n’avait jamais eu qu’une clientèle fort restreinte, diminuée encore peu à peu par l’incurie du meunier Pierril, paresseux et ivrogne, qui passait ses journées et une partie de ses nuits dans les cabarets de La Garde, d’où il ne redescendait qu’en titubant et roulant par des sentiers de chèvre, pour injurier et malmener sa femme et sa fille Mion, celle-ci une belle personne, aux yeux verts d’eau et aux cheveux de soleil.

Longtemps le braconnage, et surtout la pêche des truites et des anguilles, qui foisonnaient alors dans la région, et que notre homme s’entendait à merveille à capturer et à aller vendre dans les auberges du chef-lieu de canton, avaient suffisamment gonflé de pièces blanches le large gousset où plongeaient sans cesse ses doigts, mais pour y chercher sa tabatière de merisier plus souvent que des sous. Puis, les paysans du Ségala s’étant mis à améliorer leurs terres par l’emploi de la chaux, les écumeurs de ruisseaux s’étaient avisés d’en voler de temps à autre un sac aux laboureurs et d’en empoisonner les truites, dépeuplant ainsi la Durenque, le Gifou et leurs affluents, au grand désespoir des vrais pêcheurs en général, et de Pierril en particulier : on avait tué sa poule aux œufs d’or.

Quelque temps encore, il se soutint par de petits emprunts d’argent aux jeunes gens aisés des mas voisins qui ne dédaignaient pas de descendre au moulin, sous prétexte de pêcher des écrevisses, en réalité pour courtiser la fille du meunier, qu’on disait n’être point trop farouche et qui, malgré la misère du logis et les bourrades du père, était devenue la plus belle meunière de la région. De plus, les galants payaient de copieuses ripailles les complaisances du bonhomme, qui avait accoutumé de répéter cyniquement :

– Une fille vaut une vigne.

Mais, un jour, la belle meunière des Anguilles, la rousse Mion, leva le pied ; et l’on apprit bientôt après qu’elle était en condition à Montpellier, la capitale du « pays bas », la ville qui fascinait alors, comme les tente aujourd’hui Paris, les gens de nos montagnes, et qui dévorait nos plus fraîches filles et nos plus robustes garçons.

Pierril se sentant perdu, dans l’impossibilité de payer ses créanciers, d’acheter une robe pour sa femme et un tricot pour lui, voyant ses clients essaimer vers les moulins des alentours, et les rats se livrer bataille dans ses trémies vides et sur ses meules endormies, – Pierril, un matin, prit deux grandes résolutions : ne plus boire, – chose assez facile puisque son gousset était percé et que le cabaretier ne voulait plus lui faire crédit, – et réparer, puis réactualiser à tout prix son moulin, – ce qui paraissait autrement ardu.

Notre homme n’était point sot, et il avait la langue dorée et venimeuse à la fois. Il louerait un farinel pour remplacer sa fille enfuie, choisirait quelque garçon vaillant et naïf, le dirigerait, le formerait, ferait de la réclame à tour de bras, baisserait les prix de mouture, dénigrerait les moulins rivaux, et surtout ce moulin de La Capelle, si surfait, d’après ses dires, et qui dégringolait tous les jours, par la légèreté du cadet Terral, l’orgueil de son père et la cherté excessive d’un ouvrage routinier et fait sans soin.

Joseph Terral, le frère aîné du meunier de La Capelle le parrain de Linou, le très habile monteur de moulins et de scieries, avait, à l’auberge du Perroquet-Gris, un dimanche, dans une chaude discussion, raillé le Pierrillat – comme il l’appelait avec mépris – sur son pitoyable moulin des Anguilles, ajoutant que le berger de la Gineste en savait plus long que lui, Pierril, sur la manière de fabriquer une roue et de la faire tourner bien horizontale au fil de l’eau. Ce propos n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd ; et, à la foire de Saint-Michel d’Arvieu, huit jours après, Pierril engageait Jean Garric, pour trente écus par an, en qualité de garçon meunier.

Puis, il battit la grosse caisse, annonça qu’il faisait venir des cimenteurs pour sa chaussée, et des meules de La Ferté, alors qu’à La Capelle, on n’avait que de grossières bordelaises ; enfin, qu’il allait installer un blutoir merveilleux où la farine « monterait toute seule ». Cela ne laissa pas de faire quelque impression dans les alentours, surtout lorsque les rares clients qui se hasardaient encore à porter leur grain aux Anguilles racontèrent qu’ils avaient eu affaire à un grand et vigoureux garçon, qui déchargeait et rechargeait les sacs comme des balles de plume, et qui, en outre, se montrait d’une extrême affabilité.

Pierril, d’ailleurs, ne paraissait plus au cabaret de La Garde ; et les pêcheurs à la ligne l’apercevaient, en compagnie de son farinel, réparant le bief de son moulin, remettant des ailes au rouet, épierrant, remblayant et nivelant les chemins d’accès. Bien entendu, les cimenteurs ne vinrent pas ; mais la chaussée cessa de faire eau de partout ; les meules de La Ferté se faisaient attendre ; mais les vieilles bordelaises, soigneusement rhabillées et « entablées » par Jeantou, donnèrent de la belle farine, que l’apprenti meunier s’ingénia et réussit à faire grimper, en effet, sur le blutoir rentoilé, par un petit système de godets fixés sur une courroie sans fin. Quelle transformation ! Quelle résurrection !

La plupart ne s’y trompèrent point : tout cela était l’œuvre du farinel ; mais qu’importait ? Le moulin en bénéficia, les paysans y revinrent, et le tic tac allègre y rythma de nouveau de gais propos et des chansons.

Car Jeantou chantait, étant heureux. Non pas qu’il aimât beaucoup son nouveau maître dont il connut très vite les défauts, ni qu’il eût une absolue confiance en lui. Mais quoi ! Ce moulin était proche de celui de La Capelle. La même eau faisait tourner les deux ; et, quand il allait un instant sur la chaussée pour voir si la « païssière » [1] était pleine, il se disait que peut-être, dans cette eau fraîche et limpide s’étaient mirés les yeux noisette et les cheveux blonds de Linou. Ce ruisseau de la Durenque, qui prenait sa source dans les landes de la Gineste, où Jean, hier, était encore berger, qui traversait les prés de La Capelle, où, petit pâtre dénicheur, il avait connu son amie, et qui arrivait aux Anguilles, grossi d’une foule de sources jaillies des bruyères et des bois, n’était-ce pas comme une chaîne magique, aux anneaux vivants et fleuris, le rattachant à tout ce qui lui était cher ?

Il guettait une occasion d’aller la revoir, la mignonne, sans éveiller la méfiance du père Terral, et sans s’exposer aux railleries de son fils cadet. Un jour, enfin, vers la mi-novembre, il trouva le prétexte souhaité. La sécheresse, cette année-là, se prolongeait d’une façon désastreuse. Les sacs de seigle et d’avoine s’empilaient dans les coins. On ne pouvait satisfaire qu’un petit nombre de clients qui, à peine réhabitués au moulin des Anguilles, menaçaient de le quitter à nouveau. À La Capelle, l’étang mettait une bonne semaine à se remplir, et gardait pendant six jours ses vannes jalousement fermées, au grand désespoir de Pierril, qui levait le poing et proférait des menaces terribles contre ce tyran de Terral, lequel abusait de sa situation pour affamer le pauvre monde, en tenant clos un étang creusé pour les seigneurs au temps de la corvée…

– Ne pensez-vous pas, maître, lui dit Garric, que les barrages établis par les pêcheurs depuis trois mois retiennent aussi beaucoup d’eau qui reste oisive en route ? Si j’allais, avec une bonne pioche et un levier, crever toutes ces petites chaussées, jusqu’au « bouge » même de La Capelle ? Notre « païssière » s’en emplirait deux ou trois fois de plus, et nous contenterions nos pratiques les plus affamées…

– C’est bien pensé, Jeantou ! Va, fais ce que tu dis ; et si, pendant que tu y seras, tu pouvais pratiquer une bonne brèche dans la chaussée de Terral, ou lui démantibuler une de ses vannes, je t’en aimerais encore davantage… Mais une chaussée de quatre-vingts pans d’épaisseur ! Ah ! le brigand !…

Le farinel, sa culotte retroussée jusqu’aux genoux, sa pioche sur l’épaule, un levier dans la main, remonta le cours du ruisseau, le débarrassant, ici, d’un amas de broussailles et de gravier ; là, d’une grosse pierre éboulée du versant : plus loin, de quelqu’une de ces petites digues en mottes taillées à même les prés, et que les pêcheurs édifient en hâte pour arriver en peu d’instants à dessécher un cours d’eau au grand dam des truites et des écrevisses convoitées.

Par-ci par-là, il enleva même quelques poutrelles formant des barrages d’irrigation, en se disant qu’il était moins urgent d’arroser l’herbe des bêtes que de donner du pain à des chrétiens.

Il parcourut ainsi tous les méandres de son cher ruisseau, l’écoutant avec joie hausser le ton quand un barrage cédait sous sa pioche, agréablement distrait, tantôt par la fuite d’une truite dérangée dans sa retraite, et courant se réfugier d’un élan sous les racines des aulnes, tantôt par l’essor d’un martin-pêcheur troublé dans son affût, et qui mettait le vif éclair de ses ailes vertes sous les branches en ogive des hêtres mordorés par l’automne.

À mesure qu’il approchait du Moulin-Bas de La Capelle, une angoisse lui venait. Oserait-il y entrer ? Et sous quel prétexte ? Y trouverait-il Linou ? C’était peu probable, elle devait rester près de sa mère à l’aider dans son ménage, à coudre, à gaver les oies ou les canards…

Et comment, alors, arriver jusqu’à elle ?

Brusquement, après avoir doublé l’espèce de promontoire que le rocher de la Taillade forme, à un coude du vallon, comme pour barrer le passage à la Durenque, Garric aperçut le Moulin-Bas. Au même instant, un bruit de cascade et un soudain grossissement du ruisseau lui apprirent que les Terral avaient mis en branle leurs meules, sans attendre le jour accoutumé.

Sur la porte du moulin, droite, svelte et ses cheveux poudrés de folle farine, Aline apparut, jetant du grain à une équipe de canards, qui évoluaient dans le ruisseau et se hâtaient vers la provende.

Jeantou sentit son cœur s’arrêter : la surprise, la joie et aussi sa timidité soudain reparue, le clouèrent sur place, la gorge sèche et les joues en feu.

Il s’enhardit pourtant, releva le bord de son large feutre enfariné, fit retomber son pantalon sur ses sabots, et s’avança vers la jeune fille. Au bruit de ce pas sonore sur les pierres du gué qui s’étend devant le moulin, Linou tourne la tête, reconnaît Jean, et, saisie, lâche brusquement les coins de son tablier relevé, où elle puisait le grain qu’elle lançait à ses canards.

– Comment ! toi ici, Jeantou ? s’écrie-t-elle. Quelle surprise !

Et elle lui tendit la main, qu’il serra un peu dans ses doigts tremblant.

La surprise de t’y rencontrer est pour moi toute pareille… Depuis quand Aline Terral est-elle meunière au Moulin-Bas ?

– Mais à peu près depuis que tu es farinel aux Anguilles… Cela n’a rien de si extraordinaire, il me semble !

– Si fait, tout de même… Ton père serait-il malade, ou ton frère ? Car ce sont eux qui, d’habitude…

– Malade, non, interrompit Linou d’un ton attristé. Mais je ne te cacherai pas que ça ne va pas bien chez nous.

– Véritablement ?

– Non, pas bien du tout. Mon père a querellé mon frère Fric… Et mon frère est parti pour le Languedoc…

– Ton frère ?…

– Oui, depuis quinze jours… Et qui sait quand nous le reverrons, ou même s’il reviendra, le malheureux !

– Seigneur ! que m’apprends-tu là ?

– Alors, je me suis mise à faire marcher ce moulin ; étant fille et nièce de maîtres, je crois pouvoir dire que je ne m’en acquitte pas trop mal, non plus…

– Oh ! Linette, fit Jean en joignant ses mains, quelle rencontre que notre double apprentissage au même moment ! Mais cela a tout l’air d’avoir été réglé par la volonté de ta sainte patronne et de mon vénéré patron… Quoi, meuniers, tous deux, à une demi lieue l’un de l’autre… et sur le même ruisseau !

– Oui, c’est curieux, en effet, ripostait la jeune fille, d’un air moitié attendri, moitié malicieux… Mais entre donc, au lieu de prendre racine là, au bord de l’eau, comme un saule ou comme un vergne…

Tous deux pénétrèrent dans le moulin, dont la porte resta ouverte. Les deux couples de meules étaient en train. Un double tic tac s’échappait des augettes terminées en tête de cheval qui versent le blé dans le tambour, en imitant le petit trot d’un attelage. Un léger nuage de folle farine emplissait le moulin, traversé par un rayon de soleil de novembre. Le blutoir faisait son double bruit de chaînes sur les poulies et de légers battements sourds, comme ceux des ailes d’un grand oiseau de nuit. Et, sous les pieds, l’eau, qui jaillissait des vannes sur les roues horizontales tournant, vertigineuses, comme des toupies géantes, poursuivait sa basse profonde et continue.

Aline grimpa sur les tambours des meules pour s’assurer que les deux trémies étaient encore approvisionnées, tordit un peu le lacet qui règle la descente du grain, tâta la farine tiède, entre le pouce et l’index, pour constater qu’elle était douce à point, donna un demi-tour de vis au levier qui hausse ou baisse la « courante »…, le tout avec l’adresse et la précision d’une professionnelle, et au grand ébahissement du farinel des Anguilles, qui la suivait d’un œil extasié, à peu près comme un chat fait d’une guêpe entrée dans la chambre.

Ensuite, elle s’assit sur un sac à demi vidé et fit signe à son ami de s’asseoir sur le sac voisin ; et quelques instants ils restèrent là, silencieux, à écouter la chanson du moulin qui berçait leur chaste amour, encore inavoué.

– Et comment t’en va-t-il, Jeantou, dans ton nouveau métier ?

– Mais je suis content… Mon maître – tu le connais assez pour en avoir souvent entendu parler – n’est pas tout à fait celui que j’aurais voulu… Mais il paraît s’être sérieusement amendé… Sa femme est peu intelligente, mais n’est pas méchante personne… Je travaille ferme, je tâche de deviner ce qu’on ne m’enseigne pas ; et j’arriverai à faire, je crois, un meunier pas plus bête qu’un autre.

– En attendant, ajouta-t-elle en se dressant et en s’acheminant vers l’autre bout du moulin, tu serais bien aimable de m’aider à vider le blutoir, puisque maître Estève, de la Salvetat, pour qui je viens de faire moudre deux sacs, s’attarde sans doute à la scierie, avec mon père, ou peut-être au Perroquet-Gris, à boire la « pauque » avec le forgeron.

– Mais de tout mon cœur, Linette, s’écria Jean.

Et il courut relever la lourde porte du blutoir, tandis que la petite meunière arrêtait le mécanisme en faisant glisser la courroie sans fin hors de la poulie qui la mettait en mouvement.

Une odeur de farine fraîchement moulue et tamisée se répandit dans l’air. Jean s’armait déjà de la pelle à ensacher, estimant que se courber sur le rebord du grand coffre, y puiser la farine, se redresser, et recommencer cent fois, était trop fatigant pour son amie. Mais celle-ci lui arracha la pelle des mains, et lui ordonna de tenir le sac béant debout, et, au fur et à mesure qu’elle l’emplirait, de le secouer, de le soulever du sol, en l’y laissant ensuite retomber, afin que la farine y fût bien tassée. Il dut obéir ; et, une fois de plus, il admira la dextérité et la vigueur de cette fillette qui, pliée en deux, ses bras mignons ayant peine à atteindre le fond du blutoir se relevait vivement, la pelle chargée, replongeait et se relevait encore, accusant sans fausse honte ses formes jeunes et souples, tout comme si elle n’eût pas eu sur elle les regards d’un amoureux. Parfois, même, quand elle se courbait, son corsage d’humble futaine, s’entrebâillant, laissait apercevoir, dans un éclair, le haut de sa jeune poitrine émue, plus blanche que la fleur fine de la farine nouvellement blutée.

Comme Garric souhaiterait que cela durât ainsi longtemps, toujours !… Mais le sac est déjà plein. Aline pose sa pelle et prend un bord, pour le nouer solidement au bout. Le garçon rapproche les bords de toile, et la fillette, pour les entourer, glisse ses petites mains nerveuses sous les robustes poings de son compagnon. Mais, le nœud fait, elle sent deux mains prisonnières dans celles de Jeantou, qui les serre tendrement Elle fait un léger effort pour se dégager, lève les yeux vers ceux de son ami, y lit une supplication telle qu’elle baisse la tête, confuse, murmurant « Oh ! Jean !… », se cache la figure dans les bords du sac et ne bouge plus. Et le garçon, muet, sans quitter le sac qu’il maintient debout, baisse aussi la tête et pose – quelle audace ! – ses lèvres dans les cheveux de Linou. Et telle fût la minute exquise de leur vie…

Brusquement, des sabots retentirent sur les pierres du chemin, presque aussitôt une ombre apparut sur le seuil : c’était Terral. Garric avait eu le temps de relever la tête, et Line de retirer ses mains ; mais le meunier en avait vu assez pour confirmer les soupçons qui lui étaient venus depuis quelque temps.

Pour comble de malheur, un des deux moulins, privé de grain, marchait à une allure folle ; le trot du cheval de l’augette était devenu galop enragé.

Terral s’élança sur le manche de la pale, qu’il renfonça brusquement pour arrêter la roue et la meule. Puis, s’avançant vers les amoureux, haut bonnet plus redressé que jamais, il leva la main pour souffleter sa fille. D’un revers de bras, Jean para le coup et l’affront. Mais l’orage se déchaîna. Les yeux de Terral jetaient du feu, et sa voix mordante domina le vacarme de l’eau.

– Voilà de plaisants meuniers, en vérité, criait-il, qui ne savent même pas quand la meule a du grain ou quand elle n’en a plus !…

Puis, prenant à partie Garric :

– Que viens-tu donc faire par ici, farinel des Anguilles ? L’ouvrage manquerait-il, là-bas ? On dit cependant partout que vous ne pouvez plus contenter toutes vos pratiques, et qu’on se presse à votre porte comme au confessionnal la veille de Pâques… Des mensonges, tout ça, n’est-ce pas ? des inventions de ton misérable Pierril… Mais, après tout, cela ne me regarde pas… Ce qui me regarde, c’est mon moulin, et c’est ma fille ; et je ne veux pas que tu contes fleurette à celle-ci, et l’empêches de faire son travail… Je n’achète pas les meules pour les voir s’user à vide, à se frotter l’une contre l’autre… Et ma fille n’est pas pour ton nez, entends-tu ?

– Mon père, interrompit courageusement Linou, je vous assure que Jean ne m’a rien dit dont vous puissiez vous offenser… Il passait devant la porte : c’est moi qui l’ai appelé, et qui l’ai prié de me tenir le sac pour vider le blutoir, ce que je ne pouvais faire toute seule.

– Oui, oui, des explications qui n’expliquent rien… J’y vois plus clair que tu ne crois… Il en est de votre rencontre ici comme de celle de la châtaigneraie, le mois passé… Le hasard qui les amène y met vraiment trop de complaisance…

– Je vous jure, père Terral, balbutia Jean…

– Ne jure rien, tu jurerais à faux !

– Non, car je suis un honnête garçon, fils d’honnêtes gens, riposta vivement Garric, que la colère gagnait.

Et repoussant, ou plutôt, laissant choir le sac qu’il avait tenu de la main gauche jusque-là, il fit face hardiment au meunier rageur, qui poursuivait :

– Un honnête garçon ne se fût pas loué, comme toi, au moulin des Anguilles, chez un ivrogne comme Pierril, dont la fille n’est qu’une traînée…

– Père Terral, je vous répète ce que je vous ai dit, ici même : je ne suis au moulin de La Garde que parce que je n’ai pas trouvé à me louer ailleurs. Si Pierril est ivrogne, cela ne regarde que lui ; et je n’ai pas davantage à m’occuper de sa fille, qui d’ailleurs habite le Languedoc… comme votre cadet.

C’était une allumette sur un baril de poudre.

– Mon cadet ? clapit le meunier ; qui t’a dit qu’il fût allé au Languedoc ?

– C’est moi, père, intervint Linou… Est-ce que tout le monde ne le sait pas déjà ?

– En tout cas, ce n’est pas à toi à répandre ce bruit… La chose fût-elle vraie qu’elle ne prouverait rien contre mon cadet : un garçon qui va voyager un peu, voir son frère, avocat à Montpellier, n’est pas à comparer à une petite gueuse qui…

– Encore une fois, père Terral, je n’ai pas à défendre la fille de mon maître ; je ne l’ai jamais vue, vous me cherchez noise à côté… Et si, par-là, vous voulez tromper votre fille sur mes vrais sentiments, je vais devant vous lui dire ce que je n’avais pas osé lui avouer seul à seule…

Et le brave garçon, soulevé par une soudaine poussée de courage, s’en va prendre sa petite amie par la main, et la ramenant sous la pleine lumière de la croisée devant le meunier stupéfait et que du bras droit il tient à distance :

– Aline, dit-il d’un ton ferme et grave, je t’aime ! Je t’aime comme on doit aimer, d’un amour franc et honnête, qui a grandi peu à peu avec moi, et qui ne me sortira plus du cœur… Mes parents sont de braves gens, mais ils sont pauvres. Moi-même, je ne suis qu’un apprenti meunier… C’est pourquoi je ne t’avais pas jusqu’ici déclaré mes intentions. Je te les aurais cachées encore, sans ce qui arrive. Il me semble que je ne te suis pas indifférent ; mais je ne te demande ni aveu, ni engagement aujourd’hui : quand je serai en posture de prétendre à ta main, je viendrai la demander… Rappelle-toi cette parole ; elle est sincère et je la tiendrai…

Et il lâcha la main de la jeune fille, qui rougit et baissa ses yeux pleins de larmes, heureuse, au fond, du courage et de la franchise de son ami.

Terrai s’était contenu à grand’peine pendant cette audacieuse déclaration. Ses yeux perçants trahissaient un mélange de colère et de stupéfaction ; et ses doigts se crispaient sur un levier, qu’il avait machinalement empoigné et dont, à plusieurs reprises, il avait fait mine de vouloir se servir contre ce farinel effronté. Enfin, il éclata :

– Eh bien ! voilà un f… merle qui a vite appris à siffler… Le muet d’hier parle comme un maître d’école, ou un curé en chaire… En quel temps vivons-nous ?… Toi, dit-il, en se retournant vers sa fille, et la faisant pivoter d’une bourrade, va voir si ta mère a besoin de toi pour faire la soupe ou « lever » les œufs… Tu ne remettras pas, seule, les pieds ici, de longtemps.

Linou fondit en larmes, voulut, du seuil, dire adieu à son ami ; mais, bousculée par son père, suffoquée de sanglots, elle sortit, et le meunier battit la porte sur elle. Puis, revenant vers Garric :

– Et pour toi, beau farinel des Anguilles, beau coureur de filles jolies et dotées, tu tâcheras d’attendre, sur la chaussée du Pierrillat, l’eau que je voudrai bien t’envoyer et les clients dont je ne saurai que faire… Ne viens surtout pas rôder trop près du Moulin-Bas ni du Moulin-Haut de La Capelle, mendiant ; j’ai toujours deux fusils bien chargés dans ma cheminée : prends garde à la grenaille dans les jambes…

– Vos menaces ne m’intimident pas, père Terral ; mais j’aime trop votre fille pour rien faire qui pût lui causer tort ou ennui ; et vous n’aurez pas à décrocher votre canardière, je vous en réponds !

Ce calme exaspérait de plus en plus le bonhomme. Ah ! si Jeantou n’avait eu vingt ans, des bras musclés et une taille dépassant de toute la tête celle de ce roitelet de meunier !

– Va-t’en ! va-t’en ! glapissait-il, gueux et fils de gueux !

– Pauvreté n’est pas honte, père Terral ; mes vieux et moi pouvons passer partout la tête levée.

– Vous ne passerez plus sous ma porte, en tout cas ; tu m’entends ?…

Jean était déjà dehors.

Le meunier continua à lui crier par la fenêtre des menaces et des injures.

Mais, sans répondre, l’amoureux, ayant remis sa pioche sur l’épaule, reprenait, le long du ruisseau, le chemin des Anguilles.

Resté seul dans son moulin, Terral ouvrait toute grande l’écluse de ses colères. Il trépignait, sacrait, allait de la porte au blutoir, du blutoir à la trémie, de la trémie à la croisée, d’où il montrait le poing au vallon par lequel Garric s’en allait lentement. Il jetait son bonnet à terre, le ramassait, le triturait pour le jeter encore, puis le camper de nouveau sur sa tête, où il prit en un instant toutes les formes et toutes les inclinaisons imaginables. Et quel monologue à haute voix, selon sa coutume, émaillé de jurons et ponctué de coups de pied contre le coffre à farine, ou même contre les sacs des clients… Quoi ! tout se tournait donc contre lui… Son révolté de fils s’en allait courir au « pays bas »… Le moulin des Anguilles lui reprenait une partie de sa clientèle… Et, pour comble, il fallait que ce farinel d’hier, ce Garric, ce fils d’un journalier possesseur de dix brebis et d’une chèvre, non content d’aider Pierril à remonter en selle, vînt parler d’amour à sa cadette, et s’en fît aimer !… Ah ! mais les choses ne se passeraient plus comme ça… D’abord, c’est lui, désormais, qui s’occuperait du Moulin-Bas, et non sa fille… Quant au Moulin-Haut, parbleu, c’est sa femme qui se remettrait à le faire aller, ou Linou sous la surveillance de sa mère… Oui, tout s’arrangerait ainsi… – Tout ? Non : et la scierie ? Les grandes eaux allaient arriver au premier jour. Qui ferait marcher une scierie de cette importance, avec ses deux lames toujours en train, et qui débitaient des vingt-cinq « cannes » carrées de « feuillard » dans un jour ?… Oui, qui la ferait marcher ? – Ah ! ce fils aîné, qui avait étudié et qui plaidait, maintenant à Montpellier, et pour qui on avait dépensé si gros d’argent ! Que n’était-il resté à la maison ?… Voilà ce que c’est que l’ambition, Terral… Il fallait le garder près de toi, en faire un meunier comme toi, qui continuât ton métier et ta race… Quel vaniteux et quel sot tu as été !…

– Que faire, maintenant ? Prendre un gendre ?… Mauvais remède, car – outre que ma cadette est une têtue qui doit en tenir pour son Garric – je ne voudrais pour rien que le moulin de La Capelle tombât en quenouille, fût à d’autres qu’à un Terral… Il n’y a pas à hésiter : je vais faire écrire par le maître d’école à cet écervelé de Fric de revenir au plus tôt s’il ne veut être renié par moi et voir un étranger prendre sa place à table et au lit… Je le connais ; il doit déjà se mordre les doigts de son coup de tête ; il rentrera… Mais quelle humiliation, tout de même…

Et comme le moulin ralentissait son allure, le meunier comprit que son étang était épuisé jusqu’au niveau de la vanne ; il renfonça la pale, resta encore une minute à rêvasser dans le silence graduel de l’eau fuyante et de la meule s’endormant peu à peu… Puis, il remonta vers sa maison, toujours fiévreux, toujours trépidant, cognant ses sabots aux pierres et sacrant à mi-voix, – son haut bonnet enfariné traduisant dans l’air les agitations de sa pensée.

II

Lorsque Garric arriva aux Anguilles, il fut surpris de trouver l’écluse vomissant à plein déversoir toute l’eau descendue inopinément de l’étang de La Capelle. Il crut à quelque accident aux roues ou aux leviers, et hâta le pas. Le moulin était simplement arrêté faute de meunier ; et plusieurs valets ou servantes de ferme, avec leurs attelages, attendaient, furieux, devant la porte, qu’on voulût bien muer leur grain en farine.

En hâte Jean emplit les trémies, leva la vanne, mit en marche le blutoir, s’efforça d’apaiser les bouviers en donnant une brassée de foin à leurs bœufs, et parvint à réparer à peu près le dommage occasionné par la fugue de son maître, et aussi – il ne se le dissimulait pas – par son retard à lui auprès de Linou, au moulin de La Capelle. Le dernier setier de seigle s’égrenait de l’augette dans le tambour, quand on aperçut Pierril qui descendait le raidillon, titubant, chantant faux et à tue-tête.

– Qu’est-ce que je disais ? s’écria gaiement le bouvier des Devèzes. Il vient d’arroser la farine amassée depuis quinze jours dans son gosier… Il paraît, d’ailleurs, que rien ne donne soif de vin comme de voir couler l’eau.

Et tous de rire bruyamment de l’air ahuri de l’ivrogne arrêté devant la passerelle qui, du sentier de traverse venant de La Garde, enjambe le ruisseau et donne accès au moulin par la porte du pignon, quand on veut éviter les détours du chemin que suivent les attelages.

Il restait à Pierril assez de lucidité pour pressentir un danger, car le ruisseau coulait à pleins bords, et lui ne se sentait pas très solide sur ses jambes. Et puis, les voix et les rires des plaisants le troublaient un peu. Celui des Devèzes lui criait :

– Attention, Pierrillou, il n’y a pas de garde-fou, et ce serait dommage de mouiller le vin que tu as bu…

– Le fait est, répondait le meunier, que depuis longtemps je n’avais vu pareil déluge… Il a donc plu depuis que je suis parti ? Je ne m’en serais pas douté… En tout cas, il est bon de faire un bout d’oraison avant de s’aventurer…

Il se découvrit, en effet, joignit les mains et ironiquement psalmodia :

– Ô vin rouge, bon vin rouge de Broquiès et de Brousse, protège ma droite, vin blanc doux de Gaillac, vin blanc sec de Lincou, soutiens ma gauche si elle faillit.

– Amen ! hurlèrent joyeusement les bouviers.

Et Pierril se risqua, hésitant, sur la passerelle formée de deux poutres non équarries, mal assemblées et laissant voir, à travers les fagots de broussailles et les mottes de terre qui les reliaient, l’écume de l’eau grondant au-dessous. Cent fois, le meunier avait passé là, même de nuit, sans encombre. Mais cette fois, soit que le dieu des ivrognes l’eût abandonné et que le diable s’en mêlât, soit qu’il fût troublé par les rires et les railleries des valets, il s’arrêta au beau milieu de la passerelle, oscilla comme un arbre coupé, pencha à droite, voulut se rejeter brusquement à gauche, glissa sur l’aubier humide d’une des poutres et tomba dans le courant. Ce fut un cri général… Jean se précipita en aval, attendit son maître à un étranglement du ruisseau, se cramponna d’une main à un saule, empoigna de l’autre le noyé par le fond de sa culotte et le hissa non sans peine, sur la berge, à demi suffoqué, à demi dégrisé aussi, geignant comme un enfant, puis jurant comme un damné.

On le porta devant le feu. Sa femme se lamentait, jetait des genêts secs sur les chenets ; mais, malgré la flamme haute et joyeuse, Pierril grelottait : il fallut le coucher. La fièvre et le délire se déclarèrent, et Jeantou dut partir chercher Cabirol, le médecin de Saint-Jean, une espèce de docteur Tant-Pis, à moitié fou, qui terrifiait ses malades en leur déclarant, dès l’abord, qu’ils étaient f… us, – ce qui ne l’empêchait pas d’en remettre quelques-uns sur pied.

Cabirol arriva au trot d’une jument étique, diagnostiqua une congestion pulmonaire double, et repartit, disant à Garric qu’il ne reviendrait que si, le surlendemain, il n’apprenait pas que le meunier était trépassé…

Et le pauvre farinel fit une seconde fois les quinze kilomètres qui séparent La Garde de Saint-Jean pour aller quérir les remèdes, sangsues et ventouses, et mettre à la poste une lettre, par lui écrite tant bien que mal sous la dictée des Pierril, qui réclamaient à grands cris leur fille Mion.

Le malade passa quelques journées et surtout quelques nuits terribles. On fit venir le curé de La Garde, l’ancien curé de La Capelle, l’abbé Reynès, celui-là même qui avait préparé à leur première communion Aline et son ami Jean. C’était un prêtre excellent, dévoué, charitable, et aussi plein d’esprit, de bonhomie et de rondeur, un peu gaulois même à l’occasion, et n’ayant peur ni des choses ni des mots. Pierril l’accueillait en se tournant vers la muraille. Mais l’abbé en avait vu d’autres : il eut recours aux grands moyens, et fit au malade une telle peinture du cercle de l’Enfer réservé aux meuniers voleurs et ivrognes, que le pécheur, terrifié, se confessa, jura de ne plus boire que de l’eau, et reçut les derniers sacrements avec une piété édifiante. Et, le troisième jour, Cabirol étant revenu, il ne put cacher sa surprise d’avoir été « mis dans le sac », comme il disait, par cette canaille de meunier.

– Je te rattraperai, grogna-t-il… En attendant, tu peux te considérer comme à peu près sauf pour cette fois, à condition de ne pas retourner à La Garde de six semaines, et de ne boire que de l’eau de prunes ou du bouillon de veau. J’attends en récompense le premier plat de truites que tu pêcheras ou le premier levraut pris à tes collets. Bonsoir.

Pierril, rassuré, put, deux jours plus tard, se convaincre qu’à quelque chose malheur est bon. Le soir, à une heure avancée de la nuit, au moment où Garric, fatigué d’une journée de rhabillage des meules, et de toutes ses courses après le médecin, le curé et les remèdes, venait de grimper au galetas où était sa maigre couchette, il entendit le bruit d’une carriole qui s’arrêtait devant le moulin… Presque aussitôt on frappa à la porte ; et, à la question de la meunière : « Qui est là », une voix de femme répondit :

– C’est moi, Mion…

La fille de Pierril était revenue.

Jean entendit le bruit du verrou qu’on tirait, de grandes exclamations, des baisers, les gémissements trempés de larmes, et pourtant quasi joyeux, du meunier. Il risqua un œil curieux par une des fentes du plancher, et aperçut, écroulée au pied du lit du malade, une grande personne en vastes falbalas, dont le chapeau et le buste cachaient la tête et l’oreiller de Pierril, tandis que la jupe – c’était le beau temps de la crinoline – couvrait presque tout le parquet, entre l’alcôve, la table et le foyer. Plus de doute : c’était bien là cette Mion que lui, Garric, n’avait jamais vue, mais dont il avait si souvent entendu parler, parfois méchamment, comme par Terral, parfois aussi comme d’une bonne fille, par Pierril et sa femme, et même par quelques-uns de leurs clients.

Il se coucha, s’endormit tard, malgré sa fatigue, et vit d’abord en rêve Linou avec des cheveux roux et une crinoline. Ensuite, il repêcha trois ou quatre fois Terral se noyant dans la chaussée du Moulin-Bas… Enfin, il poursuivit – voulant crier et ne le pouvant – un loup enragé qui se jetait sur son troupeau de la Gineste… L’appel d’un bouvier matinal l’arracha à ses cauchemars ; et il descendit donner aux meules leur déjeuner de seigle et d’avoine.

Quand il rentra pour déjeuner lui-même, il trouva la Mion assise devant le feu et se chaussant. Elle avait ses cheveux de comète négligemment tordus sur la nuque, et une belle camisole blanche flottait autour de sa taille robuste, encore mal affinée par un court séjour à la ville. Elle tourna à demi la tête, au bruit de la porte, et fit un petit salut de la tête au garçon meunier, qui avait soulevé son chapeau enfariné ; puis, elle se remit à lacer ses bottines. Mais la meunière, qui revenait de donner à manger à ses cochons et à ses oies, s’empressa de présenter sa fille à son farinel :

– C’est notre fille, Jeantou, notre brave fille, notre Mion, qui revient de Montpellier pour soigner son père.

Et, aussitôt, une voix dolente sortit de l’alcôve ; une main décharnée écarta les rideaux.

– Eh oui, c’est Mion, ma belle Mion, modula Pierril semi geignant, semi riant… Oui, c’est bien elle… Je croyais avoir rêvé, l’avoir vue dans la fièvre… Mais non, c’est ma fille, c’est bien ma fille…

Et il éclata en sanglots. Mion alla l’embrasser. Il la tint longuement contre lui.

– Es-tu belle et brave, pourtant !… Regarde-la, Jean. Comment la trouves-tu, la Mion du moulin de La Garde ?… Et si bonne !… Ah ! j’en connais qui ne seraient pas ainsi revenues de la grande ville pour assister leur père malade, bien sûr…

Il pleurnicha et hoqueta encore. Mion s’efforçait de le calmer :

– Mais si, papa, toutes auraient fait comme moi ; c’est si naturel !… Allons, ne pleurez pas ainsi, cela vous fait mal… Pourquoi pleurer ? Vous serez bientôt guéri ; dans dix jours, vous irez à la piste ou à la pêche.

– Tu crois cela, toi aussi, comme Cabirol ? Dieu t’entende !… J’ai été bien bas, bien bas, ma pauvre Mion… Ah ! sans ce brave garçon qui mange là sa soupe, et que mon saint patron m’a inspiré l’idée de louer, à la foire de la Saint-Michel d’Arvieu, j’étais noyé ; l’eau m’emportait jusqu’à Montauban ou jusqu’à Bordeaux… Ah ! je te recommande, fillette, cet excellent Garric… Que devenais-je sans lui ?

La Mion, s’arrachant enfin à l’étreinte paternelle, s’était retournée vers le garçon qui, un peu gêné, baissait le nez dans son écuelle. Elle se leva, et, avec une longue grâce un peu apprêtée, tendit sa main blanche, ornée d’une bague, à Jeantou, qui la prit gauchement dans la sienne en rougissant.

– Merci, Jean Garric, articula la belle rousse d’une voix profonde et veloutée. Je savais déjà, par les fils Terral, dont le cadet venait d’arriver à Montpellier rejoindre son frère l’avocat, que mon père avait eu la main heureuse en te louant, et que, grâce à toi, le moulin des Anguilles reprenait du renom…

– Ah ! les fils Terral t’ont dit ça ? glapit soudain Pierril. Tu fréquentais ces gens-là, les fils de mon ennemi acharné, qui a juré ma ruine, qui se réjouit quand je suis dans la peine, qui eût fait brûler un cierge, à l’église de La Capelle, si je m’étais noyé… Tu avais là de jolies connaissances !

– Mais, papa, se récria Mion, courant au malade et le câlinant de nouveau, vous exagérez tout… Je ne veux pas défendre le vieux Terral ; j’admets qu’il ait des torts envers vous…

– Des torts ! des torts !… C’est un misérable, je te dis…

– Soit, papa ; ne vous mettez pas en colère… Terral est un mauvais voisin, je suis d’accord avec vous sur ce point… Aussi, je ne parlais que de ses fils, qui ne lui ressemblent pas, je vous assure… L’aîné, qui est avocat, m’a aidée à me placer chez un de ses confrères, dont la dame paye bien et n’est pas regardante… Et le cadet, Fric, m’a paru vif, éveillé, toujours prêt à rire et à s’amuser…

– Tiens, tiens, pensait Jeantou, qui, ayant achevé sa soupe, fermait son couteau et se levait de table, la Mion aurait-elle essayé d’attirer le cadet Terral dans ses toiles ?…

Et, ayant salué silencieusement, il retourna à ses meules.

III

Le lendemain, la neige tomba. Elle tomba doucement, lentement, large et grasse, tout un jour et toute une nuit, couvrant le pays d’un mol édredon d’un pied d’épaisseur. Seul, parmi toute cette splendeur le ruisseau traçait dans la vallée sa ligne sinueuse, si noire, maintenant, par contraste, qu’on eût dit une coulée d’encre ; et sur les versants escarpés, quelques rocs sortant des bruyères, quelques chênes et quelques châtaigniers aux troncs énormes, blancs du côté du vent, sombres de l’autre, semblaient des gueux emmantelés d’hermine. Un silence profond, ouaté, pour ainsi dire, enveloppait le vallon, troublé à peine, – le jour, par quelques croassements de corbeaux demandant de la chair : « Car ! car ! » ; la nuit, par les hurlements des loups, là-haut, sous les futaies de Roupeyrac.

Puis, le ciel s’éclaircit ; une âpre bise fouetta la neige avec un grésillement aigu et métallique, en emplit les chemins creux, où elle acquit peu à peu la consistance de la pierre, et rendit impossible tout charroi.

Aussi, les meules du moulin des Anguilles n’eurent bientôt plus de grain à broyer. D’ailleurs, les glaçons immobilisèrent les roues et les vannes et mirent au déversoir comme une chape de plomb. De temps à autre, on entendait sur le coteau le craquement d’un arbre croulant sous le poids de la neige, ou s’éclatant sous la morsure d’un froid tel qu’on n’en avait pas subi de semblable depuis vingt ans.

Que faire, par un temps pareil et dans une pareille solitude ? Pierril, lui, allongeait ses maigres jambes devant un tronc de châtaignier embrasé et crépitant. Sa femme filait des étoupes sur une quenouille de noisetier, ou tricotait des bas, ou reprisait des hardes, ou gavait à l’étable une douzaine de canards. Mion, elle, trouvait longues les journées et les veillées. On s’apercevait vite, à regarder seulement ses mains soignées, que l’aiguille ne lui piquait pas souvent les doigts et que, pour être bonne à Montpellier, elle ne devait pas s’y adonner à de bien rudes besognes. Elle avait apporté au fond de sa malle quelques romans-feuilletons, qu’elle lisait ou relisait avec componction, les déclarant « bien écrits ». Mais on ne peut pas lire tout le temps ; d’autant plus qu’en décembre l’ombre descend vite, et que le « calèl », alimenté d’huile grossière de chènevis, ne donnait qu’une clarté fumeuse à laquelle Mion ne voulait pas fatiguer ses beaux yeux vert d’eau.

Elle essaya bien d’accaparer Garric et de bavarder avec lui, pendant qu’il rhabillait ses meules, renouvelait augettes ou fuseaux, et raccommodait poulies ou courroies, avec une adresse surprenante chez un berger d’hier. Elle allait le relancer dans le moulin au risque de s’enfariner les jupes, où même à la scierie ouverte à tous les vents, quitte à geler le bout de son nez rose et délicatement relevé. Mais le farinel, comme on sait, n’était guère loquace de nature ; sa timidité originelle le reprenait, d’ailleurs, devant cette grande fille aux prunelles inquiétantes, au passé quelque peu décrié et suspect… Il répondait laconiquement, froidement aux questions de la Rousse ; et la conversation tombait bientôt. Mion, frissonnante, retournait vite s’asseoir devant le feu, entre son père égrotant et geignard, deux chats grands croqueurs de souris, mais inoccupés durant le jour, et Kalba, un chien fauve à longs poils et à long museau, qui cumulait les fonctions de chien de garde, de chien ratier, de chien de chasse… et même de chien de pêche, – oui, de pêche : quand le meunier, ayant mis le ruisseau à sec ou à peu près, traquait les poissons dans les « gourgues », il chargeait Kalba de les arrêter au passage, ce qu’il faisait à merveille, de la griffe et de la dent, jetant même parfois sur le pré, d’un brusque coup de gueule, une belle truite qui avait essayé de forcer la consigne…

– Il n’est guère aimable, votre farinel, père, disait Mion, boudeuse et ennuyée. On ne peut lui arracher que des « oui », des « non », des « certainement », des « ni plus ni moins ». Il n’a pourtant pas l’air trop bête…

– Et il ne l’est pas, fillette, tant s’en faut… Il l’a prouvé… Sans lui, j’étais perdu, et mon moulin avec… Ah ! quel garçon laborieux, adroit et honnête !… trop pour la corporation, ajoutent les malins…

– Alors, c’est qu’il me déteste…, ou que je lui fais peur ?…

– Peut-être bien, Mion… Il est timide, embarrassé comme une fille ; et dame ! toi, avec tes airs d’impératrice, tes attifements de demoiselle… Et puis…

– Et puis ?…

– Et puis, Mion, je crois bien que Jean en tient déjà pour une autre.

– Vraiment ? Pour qui ?

– Je n’affirme rien, non… M’est avis, pourtant, que, s’ils se sont querellés avec le vieux Terral, le mois dernier… (C’est le maître de La Salvetat, maintenant mon client, qui m’a conté ça). – Si donc ils se sont pris de bec, au Moulin-Bas, le seul motif de la colère de Terral n’était pas que Garric soit entré à mon service et ait remis en bon point mon moulin… Je soupçonne un petit sentiment de Jean pour la cadette de Terral, la fine et accorte Linette.

– Alors, Jeantou serait amoureux ? s’écria Mion, dont les yeux flambèrent.

– Il peut y avoir de ça… Le père Terral, peu endurant, autoritaire et vaniteux par-dessus tout, aura eu vent de la chose, et…

– Ah ! ah !… ce sournois de Jean ! ajouta la belle rousse avec un sourire malicieux et amusé…

Et déjà pointait en elle un vague désir d’émoustiller ce garçon si réservé, et de supplanter dans son cœur cette petite Linou, contre laquelle elle nourrissait un peu de la rancune de son père pour tous les Terral… Ah ! ce Jean !… sous ses airs de glaçon, il s’avisait d’être amoureux, et d’une autre que Mion… On verrait bien !…

Et, dès ce moment, elle tourna encore davantage autour du farinel, mettant en jeu tout son arsenal de questions insidieuses, de frôlements électrisants, de sourires et d’œillades incendiaires. Rien n’y fit, – du moins, apparemment. Au fond, le brave garçon se sentait troublé, mal à l’aise auprès de l’ensorceleuse. Elle voulut qu’il jouât aux cartes avec elle : Jeantou ne connaissait ni l’écarté, ni la « bourre », et n’avait aucune docilité à s’instruire. Elle essaya de la lecture, côte à côte, dans le même livre, à tour de rôle : le garçon meunier savait à peine lire les prières de la messe et l’almanach de Mathieu de la Drôme ; et il trouvait vite quelque prétexte pour fausser compagnie à son inquiétante institutrice.

Un jour, il fut mis à rude épreuve : Mion l’emmena à la recherche d’une portée de chatons qu’elle avait entendu miauler dans la grange, sur un haut tas de foin. Jeantou dut lui tenir l’échelle, du sommet de laquelle elle dégringola et se renversa dans les bras du garçon tout décontenancé, mais qui ne mit nullement à profit une si favorable occasion. C’est qu’il était gardé par son amour ; et plus la Mion se faisait provocante, plus tout son cœur à lui volait vers la fille de Terral, vers sa petite amie Linou, si honnête et si réservée. Ah ! qu’il eût voulu la revoir, échanger avec elle une promesse nouvelle, une nouvelle espérance ! Il lui semblait que cela suffirait pour le préserver de tout danger, pour calmer la fièvre qui, le soir s’allumait dans ses veines et chasser les rêves troubles qui agitaient maintenant ses nuits.

Il crut dissiper toutes ces images et ces obsessions en allant embrasser ses parents, qu’il n’avait pas revus depuis deux mois. Noël lui en fournit le prétexte. Douze fois déjà, le soir, vers neuf heures, tous les clochers du Ségala avaient annoncé la nouvelle de la Nativité, en éparpillant sur la campagne éclatante et glacée leurs « trignons » cristallins et joyeux. Ces voix mystiques avaient peine à descendre jusqu’au fond de la gorge sauvage des Anguilles ; mais Jean en avait d’autant plus la nostalgie, et aussi le désir d’aller à la messe de minuit dans la petite église de La Capelle-des-Bois, d’entendre les cantiques qu’il y avait chantés étant enfant, d’apercevoir peut-être Linou faisant ses dévotions, – qui sait ? – de la rencontrer sous le porche, à la sortie, et d’échanger avec elle deux mots de souvenir et d’amitié.

Donc, la veille de Noël, un peu avant la nuit, il dit à Pierril :

– Maître, puisque, ce soir, je ne ferai faute ici à rien ni à personne, je vous demande la permission d’aller revoir mes anciens, et d’assister à matines avec eux.

Pierril fit quelques objections : La Capelle était à près d’une lieue, le temps affreux, les chemins impraticables. On pouvait rouler dans un trou, se casser une jambe sur la glace… Et il y avait sûrement des loups dans la contrée… Ne vaudrait-il pas mieux se contenter des « matines chaudes », c’est-à-dire d’une bonne veillée au coin du feu, là, près de son lit, entre la Pierrille et Mion ?…

La belle rousse ne disait rien, mais ses lèvres avaient une moue significative.

Pourtant, Garric tenait à son idée. Ayant obtenu congé, il passa sa veste neuve, sa blouse par-dessus, coiffa son large feutre des dimanches, prit, derrière la caisse de la pendule, un solide bâton de houx hérissé de nœuds et ferré à la pointe, promit de revenir avant le jour, et partit sans remarquer que Mion détournait la tête, et ne lui rendait même pas son : A sias !

IV

Pauvre demeure que celle des parents de Jean Garric ! Bâtie en retrait sur le bord d’un ancien chemin raviné et pierreux, quoique noblement appelé encore le « chemin royal », elle ne se composait que d’un petit rez-de-chaussée et d’un galetas. Deux lucarnes à celui-ci, la porte et une fenêtre à celui-là, ouvrant sur une étroite cour ; et, adossée au pignon, une étable surmontée d’un poulailler. Le tout séparé du chemin par une fermeture à claire-voie.

Quand Jeantou arriva devant le misérable logis qui, sous la neige et dans la brume, paraissait bien plus indigent encore, une très faible lumière en sortait par l’unique fenêtre, à travers les étroits carreaux givrés, dont deux sur six étaient en papier, et dont un troisième, récemment brisé, était remplacé par un paquet de vieilles hardes enfoncé en tampon dans l’ouverture.

De l’intérieur, sa vieille chienne de berger, Pitance, qu’il avait ramenée de la Gineste, lança deux ou trois abois ; mais bientôt, reconnaissant le visiteur, elle se mit à gratter sous la porte, en poussant de petits cris de joie et de tendresse. Et Jeantou, pressant le loquet, entra en disant :

– Bonsoir à tous !

Pitance, la première, l’accola, lui plantant ses deux pattes sur la poitrine et lui passant sa langue sur la figure comme lorsqu’il était enfant. Puis, ce fut au tour de la mère Garric, qui, en hâte, avait posé son écuelle à demi pleine ; enfin, le père Garric qui, assis à un bout du pétrin servant de table, coupait des tranches de pain noir dans son assiette, pour une deuxième ration de soupe maigre, se dressa, non sans quelque peine, étant rhumatisant, pour embrasser aussi son garçon.

– Pauvre petit ! s’exclamait la mère. Quelle surprise tu nous fais !… Est-ce que c’est un temps à voyager, pour un chrétien ?

– Mais oui, maman, une veille de Noël !…

– Bien répondu, Jeantou, disait gaiement le père. À ton âge, un peu de froidure n’est pas fait pour faire peur… Il y en a pourtant du mauvais temps, ajouta-t-il en regardant attentivement le jeune homme dont les cheveux étaient poudrés de givre et la blouse raidie et ballonnée.

– Il y en a, en effet, répliqua Jean en s’approchant du feu, qui dansait joyeusement sous la marmite, et en allongeant vers la braise ses gros brodequins aux lacets desquels pendaient des boules de neige congelée.

Pitance oubliait sa soupe et les croûtes de pain moisi qu’on lui jetait pour appuyer sa tête sur le genou de son jeune maître, et le regarder tendrement dans les yeux, avec, dans la gorge, de petits gloussements qui en disaient plus que de longs discours.

La mère activait le feu. Le père avait laissé en suspens la taille de son pain ; et le chat gris tigré, à l’autre coin de l’âtre, dardait aussi ses rondes prunelles jaunes sur le visiteur, et faisait son ronron le plus sonore pour fêter son retour à sa façon.

– Tu n’as pas fait collation, sûrement, mon brave petit… Il n’est que six heures, et tu as dû quitter le moulin des Anguilles assez tôt…

– Je mangerai avec vous une assiette de soupe, s’il en reste.

– Il en reste un peu, oui…

– Pas fameuse, tu sais, mon garçon, la soupe de la « bourgeoise », ce soir, dit Garric, railleur.

– Pas fameuse…, pas fameuse…, bougonna sa femme… Tu sais bien que c’est aujourd’hui vigile, et que l’huile de chez la Bazilatte, n’est guère supérieure à celle de notre « calèl ». Mais j’ai des œufs, et nous ferons une « grélade » de châtaignes comme dessert.

– Parfait, maman.

Et Jean, prenant sa mère par le cou, l’embrassait bruyamment.

– Assez, assez, mon gros ; tu m’étouffes, criait la bonne femme, ravie, au fond de retrouver son Garrigou toujours plus fort, toujours plus beau, toujours plus affectueux.

Deux minutes après, il était assis en face de son père, et tous deux mangeaient gravement, lentement, échangeant de brèves répliques, tandis que la mère mettait la poêle sur le feu, cassait et battait les œufs, avivait la flamme, – vaillante, alerte, trottinant menu avec un bruit de sabots fêlés, et, de temps en temps, une menace au chat qui s’approchait curieusement de la poêle crépitante ou du buffet resté entr’ouvert.

Quand les œufs furent cuits et les châtaignes grillées, elle vint s’asseoir au bout de la table, entre les deux hommes, et tous les trois, les fronts inclinés l’un vers l’autre, les coudes se touchant presque, unis, heureux dans leur pauvreté, causèrent longuement… Ils parlèrent, cela va sans dire, du moulin des Anguilles, du meunier et de la meunière…, et aussi de « cette belle demoiselle Mion », revenue du Languedoc, avec des crinolines plus amples, avait-on dit à la mère Garric ébahie, que celles de la femme du maire et des dames du château.

– Est-elle vraiment jolie ?

– Oui…, pas mal… Trop rousse à mon goût, cependant. Pas mauvaise personne, d’ailleurs… Je pense qu’au premier jour, son père étant presque guéri, elle va reprendre sa volée ; le moulin des Anguilles n’est pas une cage pour un tel oiseau…

Ici, un silence. Jean avait une question qui lui brûlait les lèvres : que faisait-on au moulin de La Capelle ? Mais il n’osait la poser. Enfin, il s’avisa d’un détour.

– À propos de la Mion, fit-il, il paraît qu’elle fréquentait les fils Terral, à Montpellier… Est-ce que le cadet y est encore, ou s’il est rentré ?

– Il n’est pas revenu, dit Garric, et c’est une grande affliction pour cette famille : le père Terral en a vieilli de dix ans… Il ne décolère plus, paraît-il… Il s’attarde même au Perroquet-Gris, rabroue ses clients, en perd un bon nombre, malmène ensuite sa femme et sa fille cadette, – deux saintes, – sans lesquelles la maison sera bientôt perdue…

– Ah ! père, que me dites-vous là ? Les pauvres gens, comme je les plains !

– La mère et sa fille sont à plaindre, en effet, reprit la mère Garric ; mais Terral, entre nous, a bien un peu cherché ce qui lui arrive. Il était vraiment trop glorieux, trop fier avec le pauvre monde… Et puis, pas beaucoup plus de religion que ses frères, et aucun scrupule à faire marcher ses moulins les soirs des dimanches… Tôt ou tard, vois-tu, Jeantou, on se trouve mal d’avoir quitté le droit chemin.

– Mais, maman, la bonté, la charité de la mère Terral et de sa cadette méritent l’affection de tout le pays…

– Pour elles, on ferait tout, je te le répète ; mais il faudrait à Terral un gendre sérieux et allant.

Jean rougit. Il n’avait jamais osé s’ouvrir à ses parents de son amour pour Aline, ni, par conséquent, de la scène violente qu’il avait eue avec Terral, au Moulin-Bas. Pour cacher son trouble, il prétexta qu’il avait les pieds gelés et alla s’asseoir au coin du feu.

– Un gendre…, un gendre, fit le père Garric, cela se trouve, en cherchant un peu… Je crois bien que Terral n’est pas très bien dans ses affaires, pour le quart d’heure. Mais la petite est si intelligente, si affable…

– Tout ce que tu voudras, Garric, interrompit la mère ; mais elle est difficile et regardante sur le choix d’un mari, et elle a bien raison… Plusieurs se sont présentés, ces derniers temps, dont quelques-uns étaient riches, et elle les a, paraît-il, tous refusés d’un petit non bien sec, – même Gilbert des Prades, un noble, s’il te plaît ! Le père Terral entra, à cette occasion, dans une colère affreuse, et peu s’en fallut qu’il ne battît sa femme et sa fille. On dit même que la pauvre Linette aurait avoué à la Sœur Saint-Cyprien que, n’était le crève-cœur de laisser sa mère seule, elle serait, depuis, partie pour le couvent.

– Pour le couvent ! fit Jean, stupéfait.

– Mais oui, pour le couvent… Que vois-tu là de si extraordinaire ? Le couvent, c’est tout ce qui reste aux filles bien élevées quand on veut les marier contre leur gré.

Jean demeura silencieux, le cœur affreusement serré.

Tout à coup, des carillons éclatèrent dans la nuit claire et glacée ; et le jeune homme se leva, déclarant son intention d’aller à « matines » avant de retourner chez son maître.

Le père Garric ne l’approuva guère ; mais la mère le félicita d’avoir conservé ses croyances et ses bonnes pratiques :

– Cela te portera bonheur, Jeantou, j’en suis sûre, et tu prospéreras.

– Je le souhaite, maman, afin de vous aider un peu, ce que je n’ai guère pu jusqu’ici… Pierril ne me payera mes gages qu’à la Saint-Jean, sans doute ; pourtant, quelques petits travaux, que je fais tout en surveillant la scie ou les meules pour les fermiers de La Salvetat, de Griac ou de Vayssous, m’ont valu quelques pièces blanches ; les voilà. Vous vous en achèterez, vous, maman, un fichu et des galoches, et vous, père, un baril de bon vin et une charretée de bois, si Terral, qui m’en veut de m’être loué chez Pierril, oubliait de vous en fournir la provision accoutumée.

Et le brave garçon tira de la poche intérieure de sa veste et glissa dans le tablier de sa mère une petite bourse de grosse toile nouée d’un lacet de cuir. Puis on s’embrassa tendrement, longuement.

La porte ouverte, Pitance s’élança dans la cour, croyant qu’on l’emmenait ; il fallut la gronder, la menacer même pour la faire rentrer, toute penaude, la queue et l’oreille basses. Et Jeantou, ayant repris son bâton ferré, s’enfonça de nouveau dans la nuit. Le père Garric referma la porte, poussa le verrou, et retourna vers le feu presque éteint.

– Encore une mauvaise nuit, Mariannou, dit-il à sa femme. Quelle bise ! Bon pour les jeunes, des « matines » pareilles… Allons nous coucher…

– Pas avant d’avoir fait la prière, peut-être… Une veille de Noël !… Tu deviens donc de plus en plus « huguenot » ?

Maugréant un peu, Garric se leva, fléchit la taille, plia légèrement les genoux sur le dos de sa chaise inclinée, ses coudes sur la plus haute traverse, ses talons nus au foyer, ébaucha un vague signe de croix et répondit, un peu à tort et à travers, en bredouillant et en bâillant, aux pater, aux avé et aux litanies récités à voix haute et claire par la dévote Mariannou.

Dehors, le vent sifflait ; à l’étable, le bélier agitait sa sonnaille ; Mariannou prolongeait sa pieuse mélopée, au chant des cloches qui appelaient toujours laboureurs et bergers vers la crèche de Jésus enfant.

V

Jeantou fut cruellement désappointé : Linou n’assistait pas à l’office de minuit. Seul, le père Terral, soucieux, muet, occupait le banc de famille. Et, du coup, cette église de La Capelle, avec ses cierges, son encens, sa crèche naïve et ses cantiques, et toute une population recueillie et fervente, parut au pauvre amoureux déçu froide, muette et vide…

Il traversa le village, où, derrière quelques vitres, la bûche de Noël et le calèl du réveillon faisaient danser de maigres lueurs. Dans une auberge même on chantait, et il eut un instant la tentation d’y entrer, dans l’espoir d’entendre des voix connues ou amies, ou de boire pour se réchauffer ; mais il n’osa pas : une nuit de Noël !… Non… Et, le cœur serré de se sentir seul, désemparé, il enfila le chemin creux bordé de chênes et de houx qui dévale vers les Anguilles par la Croix-des-Perdus et la bergerie de Fonfrège. Nul bruit dans la campagne éclatante et déserte, sauf un aboi lointain, – qui peut être celui d’un loup affamé, – et toujours, par rafales, le sifflet grésillant de la bise sur la neige aux reflets métalliques et aux minuscules et innombrables constellations.

Garric marchait à grands pas, son bâton ferré sonnant sur les pierres ou sur la glace. Jadis, il n’eût pas ainsi voyagé, la nuit, sans entonner une chanson. Mais le cœur désolé fait la gorge aride et muette. De temps à autre, si vigoureux fût-il, il se sentait frissonner. Ah ! comme on a davantage froid quand on est malheureux !

Comme il longeait la bergerie de Fonfrège, – une bergerie d’été et qui, l’hiver, restait inoccupée, – du portail entr’ouvert sortit une femme emmantelée et encapuchonnée qui prit vivement le bras du jeune homme et se serra contre lui.

– « Jean ! » fit-elle d’une voix étouffée. Le garçon recula d’un pas, regarda sous la capuche où luisaient deux yeux ardents, et, stupéfait, s’écria :

– Quoi ? C’est vous, mademoiselle Mion ? Vous ?

C’était la belle rousse, en effet, qui avait passé par-dessus sa robe la mante noire de sa mère, et en avait rabattu le capuchon sur ses cheveux d’or.

Garric restait immobile de surprise, sans oser cependant repousser la jeune effrontée, qui avait noué ses deux mains sur son bras et, frissonnante, disait, d’une voix basse, entrecoupée :

– Oui, c’est moi, Jeantou…, c’est moi, Mion, qui suis venue t’attendre là…, parce que je m’ennuyais, au moulin, en ton absence… Tu comprends ça ?… Et puis, parce que j’avais peur aussi qu’il ne t’arrivât malheur en route…, par cette nuit horrible…, parce que…, parce que, tu as beau faire semblant de ne pas t’en apercevoir, j’ai pour toi beaucoup d’amitié…

Et, comme Jean faisait un geste pour se dégager :

– Ne te fâche pas, Jeantou !… Ne sois pas méchant pour la pauvre fille qui ne te demande rien que de la laisser t’aimer… un peu…

Ici, un nouveau mouvement du farinel, mais sans rudesse, et qui n’aboutit qu’à rendre Mion plus caressante et plus ensorceleuse… Il voulait lui parler sévèrement, lui représenter qu’il n’est pas convenable pour une jeune fille de quitter son lit, la nuit de Noël, pour courir les chemins…, que, d’ailleurs, lui, Jean Garric, avait son cœur autre part, qu’il aimait de grand amour Aline, du moulin de La Capelle, et qu’il n’en aimerait jamais d’autre que celle-là… Mais rien de tout cela ne put sortir de sa bouche ; il n’osa même pas dénouer l’étreinte des mains sur son bras, par crainte de blesser l’amoureuse et de la faire rouler sur le sentier glissant où il avait peine à se tenir d’aplomb lui-même en s’appuyant sur son gourdin ferré.

Et Mion adoucissait de plus en plus sa voix, et, sous sa capuche à moitié relevée, dans sa chevelure d’or ébouriffée et poudrée de givre, ses grandes prunelles verdâtres s’alanguissaient et achevaient de griser ce robuste garçon de vingt ans, d’une chasteté absolue jusqu’à ce jour, mais que poignait un vague besoin d’aimer. Son âme ne gouvernait plus ses sens ; il s’abandonnait.

– Eh bien ! Jeantou, poursuivait l’enjôleuse, est-ce que ce n’est pas gentil de marcher l’un contre l’autre, en causant de bonne amitié ? Ne sens-tu pas qu’il fait moins froid ?… Est-ce que je te semble laide ou déplaisante ?… Peut-être tu t’es imaginé que je cherchais un épouseur, et que je voulais t’attacher pour toujours au moulin de mon père ?… En ce cas, détrompe-toi : je ne me marierai pas ici ; le pain y est trop noir, et trop dur à gagner… J’ai goûté de la ville ; j’y retournerai. Et puis, de Montpellier, je pourrai, de temps en temps, envoyer un louis à mes vieux ; je leur serai plus utile qu’à traîner ici la misère en allaitant et débarbouillant quelque nichée de marmots…

Et elle éclata de rire. Le garçon choqué de ces libres propos qui allaient contre tous ses sentiments d’honnête terrien, répondit enfin :

– Il me semble à moi, mademoiselle Mion, que ce n’est pas très beau de quitter notre pays et nos anciens… Votre père n’est pas très robuste, ni votre mère très jeune. Leur moulin marche assez bien ; mais il y faudrait bientôt un meunier fort et vaillant et une meunière éveillée et engageante… À votre place, je n’irais pas encore courir les villes, ni me mettre en condition chez les autres, quand je peux commander chez moi.

– Tu as peut-être raison, Jeantou, répondit Mion avec un semblant de gravité mélancolique, et j’approuve ceux qui peuvent agir comme tu parles… Mais, moi, je te le répète, je suis une pauvre fille un peu folle… Ma mère aura, sans y prendre garde, laissé un jour mon berceau exposé au soleil : de là vient, probablement, la couleur de mes cheveux… et aussi l’espèce de papillon qui remue toujours dans ma cervelle… J’ai besoin de voir du pays ; j’aime la grande ville, la foule, le bruit, la joie… Je veux avoir du pain blanc, du linge fin et des mains blanches…

Et, ce disant, elle se faisait encore plus câline et s’appuyait plus fortement sur le jeune homme, qui, toujours plus troublé, ne savait que répondre, et se laissait aller à la douceur de soutenir, de protéger, de porter presque en le respirant, ce corps pareil à une gerbe de seigle mûr.

On atteignit ainsi la passerelle du haut de laquelle Pierril avait fait son plongeon, si gros de conséquences de toute sorte. Mion arrêta son compagnon.

– Écoute, Jeantou, dit-elle ; il y aurait de l’imprudence, pour moi, à franchir ces poutres couvertes de givre ; j’ai des bottines à talons hauts et pointus qui ne sont pas faites pour marcher là-dessus… Allons faire le tour par le pont de La Garde, veux-tu ?

Et Jean se prêta à ce nouveau caprice de Mion… Quand ils furent devant le moulin, elle l’arrêta encore :

– Mes parents me gronderaient fort, comme tu penses, s’ils me savaient dehors à cette heure… N’entrons pas par la porte de la maison, qui doit être, d’ailleurs verrouillée… Traversons plutôt la grange, par où je suis sortie et que j’ai laissée entr’ouverte. De là, nous gagnerons facilement, toi, ton lit par l’échelle qui donne accès au galetas, et moi, le mien, en me déchaussant pour traverser la cuisine…

Et Garric trouva que Mion avait raison. Il poussa la porte de la grange, qui céda doucement, descendit le premier, car le plancher était à près d’un mètre en contrebas, et tendit ses bras à la jeune fille pour l’aider à descendre à son tour.

Ainsi, tout se passait comme l’ensorceleuse l’avait espéré. Le garçon, depuis un moment, marchait et agissait comme dans un rêve… Les tristesses de cette nuit de Noël, la déception qu’il avait éprouvée en n’apercevant pas Linou à l’église, la crainte d’être oublié d’elle, ou, en tout cas, de ne jamais pouvoir obtenir sa main ; d’autre part, le contact et les discours de cette belle fille que sa franchise à lui faisait croire vraiment aimante et sincère, – et qui l’était à sa manière et passagèrement, – tout contribuait à bouleverser cette nature de jouvenceau et à éveiller en lui le désir d’amoureuses caresses. Aussi, quand Mion se fut élancée au cou du jeune homme pour sauter dans la grange, elle n’eut qu’à appuyer ses lèvres sur les lèvres convoitées… Et lorsque le pauvre Jean songea à grimper à son galetas, Mion n’était plus à ses côtés ; et il put d’abord croire n’avoir fait qu’un rêve.

Mais, après quelques heures d’un sommeil fiévreux, le grand jour triste et cru d’un paysage de neige entra dans ses yeux meurtris, en même temps que, dans son esprit, se levait le souvenir brutal de la chute. Un flot de honte l’envahit, une nausée lui chavira le cœur ; il eût voulu se vomir lui-même. Eh ! quoi, était-ce lui, Jean Garric, le garçon dont tout le monde vantait l’honnêteté, le courage, le sérieux ; lui, le timide amoureux de Linette, de cet ange de pureté, de ce lis du ruisseau de La Capelle, était-ce lui qui s’était abandonné ainsi dans les bras d’une Mion, d’une effrontée qui, sans doute, n’en était pas à son premier galant ?… Il se faisait l’effet du pire des débauchés et du dernier des lâches… Et il sanglota, se roula dans ses couvertures, mordit son traversin… Puis, brusquement, il se jeta à bas du lit, s’habilla à la hâte… Oh ! fuir, fuir bien vite cette maison, abandonner ses gages, au besoin, se louer de nouveau, fût-ce comme berger, n’importe où, très loin !…

Il ouvrit la petite fenêtre donnant sur la chaussée et l’écluse ; un souffle glacé le pénétra ; mais, sur ses ailes, la bise lui apporta le carillon de La Garde appelant à la grand’messe. Certes, ce n’étaient pas les cloches aimées de La Capelle ; mais c’étaient des cloches bénites, pourtant ; elles chantaient Noël ; elles réveillaient en lui son adolescence croyante, sa jeunesse chaste jusqu’à cette nuit par lui profanée ; elles lui disaient :

– Viens à nous…, repens-toi, et prie !… Il obéit à l’appel des cloches.

Nul ne le vit sortir. Mion et son père dormaient, sans doute ; la meunière était dans l’étable à soigner ses bêtes. Il escalada à pas pressés la pente raide et glissante qui, des Anguilles, par un sentier aux mille lacets, conduit à La Garde. Un pâle rayon de soleil – le premier depuis longtemps – jaillit par-dessus les crêtes du versant opposé, et fit étinceler la neige dure, les arbres givrés et, plus haut, le modeste clocher d’où s’envolaient les sonneries. Mais, dans ce paysage frissonnant, sans vie et sans tendresse, Garric se sentait le cœur encore plus glacé. Il atteignait, dépassait des groupes endimanchés de paysans dont il ne connaissait qu’un petit nombre, – ceux qui venaient moudre leur grain aux Anguilles. Il échangeait avec eux un bonjour froid et banal, et allongeait encore le pas pour les distancer et se retrouver seul avec ses dégoûts et ses remords.

VI

Il arriva à La Garde, sur la petite place, bien avant que la messe commençât. Pour se donner une contenance, il déchiffra, placardée sur la porte du cimetière, entre le porche de l’église et le seuil du presbytère, une affiche imprimée qui annonçait le tirage au sort de la classe de 1868, – pour le 19 février, – dans moins de deux mois. Cette nouvelle l’aurait affecté, l’année précédente ; que lui importait, maintenant ? « Tomber au sort », comme on dit chez nous, c’était alors quitter le pays pour sept ans. Sept ans, comme c’était long, surtout pour ceux qui laissaient au logis des parents besogneux et vieillissants, une amoureuse en qui tout s’incarnait, vivait et souriait : frais souvenirs d’enfance, premier amour – unique amour – et tant de rêves et d’espoirs… La veille, il se fût applaudi d’avoir échappé à un si affreux avenir. À présent, il aimerait mieux être né un an plus tard, tirer un mauvais numéro, et s’en aller expier sous les drapeaux son inconstance et sa lâcheté.

Il se détourna de l’affiche et fit un pas vers le porche. Quelqu’un le frôla du coude : c’était le curé de La Garde, qui sortait de la cure, un ostensoir à la main, et s’acheminait aussi vers l’église. Jean salua. Le pasteur dévisagea ce paroissien, dont la figure ne lui était pas familière… Et, brusquement :

– Mais c’est Jean Garric, de La Capelle, le farinel des Anguilles ! s’écria-t-il gaiement.

– En effet, monsieur le curé, fit le jeune homme, rougissant et saluant de nouveau.

Ce curé de La Garde, petit, replet et rubicond, trottinant menu, les yeux très vifs, mais très bons derrière ses lunettes bleues et sous sa belle auréole de cheveux blancs, n’était autre, on s’en souvient, que l’abbé Reynès, l’ancien desservant de La Capelle, bien connu de Jean, mais que le farinel des Anguilles n’avait pas rencontré le soir où, en toute hâte, la Pierrille l’avait fait appeler auprès de son mari malade.

– Tu viens à la grand’messe, Jeantou ; c’est bien. On n’est donc pas tous des païens, à ce moulin des Anguilles ? Tu ne ressembles pas à ton maître Pierril ? Il est vrai que celui-là, j’ai eu occasion de lui nettoyer un peu l’âme, récemment ; mais il y a fallu de l’aide, une bonne congestion pulmonaire… Il est guéri, n’est-ce pas ?

– Presque, monsieur le curé.

– Tu me feras le plaisir, Jean, de venir te chauffer un peu, au presbytère, entre la messe et vêpres… Si, si, j’y tiens, insista-t-il en voyant le jeune homme hésiter… Nous parlerons de tes parents, de nos amis de La Capelle… Et puis, j’ai un service à te demander, oui, un service… Ainsi donc, à tout à l’heure… Et que j’entende un peu ta voix au Gloria et au Credo…

Ils se quittèrent au seuil de l’église, après que le prêtre, de ses doigts trempés au bénitier, eut effleuré ceux de son jeune paroissien.

Jean n’avait pas osé répondre par un refus à l’invitation de l’abbé Reynès ; mais cette visite à la cure l’effrayait un peu. Bien que croyant et pratiquant, il n’avait jamais été à son aise avec les curés. Un prêtre l’intimidait étrangement ; et il se rappelait que, tout enfant, l’abbé Reynès, qui entrait quelquefois chez ses parents, sans façon, comme il entrait partout, n’était point parvenu à l’apprivoiser, ni même à lui faire quitter, pour le venir chercher un sou ou une image, le coin entre la pendule et l’armoire où il s’allait cacher dès qu’il apercevait une soutane sur le chemin… Il aimait bien l’abbé Reynès, pourtant, qui l’avait baptisé et lui avait enseigné sa religion ; il le vénérait, mais il le craignait aussi… Que pouvait-il lui vouloir ? Un service ?… Le farinel des Anguilles était-il en mesure de rendre un service à M. le curé de La Garde ? N’était-ce pas là un prétexte pour lui parler de Pierril, de Mion peut-être ?… Si le curé se doutait déjà de son aventure ! L’ignorât-il, comment la lui cacher à travers une conversation où le prêtre aurait sur son rustique interlocuteur la supériorité du savoir, de l’expérience, de la pratique de son ministère surtout ?… Ne serait-ce pas presque comme au confessionnal ?…

C’est donc en tremblant un peu qu’après la messe, Garric s’en fut frapper à la porte du presbytère. Il se trouva nez à nez avec la sœur du curé, Victorine, vieille fille boiteuse, mais active, remuante et autoritaire, gouvernante et cuisinière à la fois, et qui eût volontiers, si son frère n’y avait mis bon ordre, mené, non seulement la cure, mais la fabrique, le confessionnal, la paroisse tout entière. La main vite tendue et large ouverte pour recevoir les cadeaux, les « présents », mais lente à s’avancer pour offrir le verre de vin du remerciement, elle accueillit sèchement le nouveau venu, qu’elle ne reconnut pas, ou feignit de ne pas reconnaître, et qui ne portait ni panier, ni gibecière, ni rien d’où pussent émerger des poulets ou des œufs, du beurre ou du miel, un lièvre ou des truites.

Jean lui ayant expliqué que M. le curé lui avait recommandé de venir à la cure attendre les vêpres, elle fit la grimace et, bougonnant tout bas, introduisit le jeune homme, – non dans la cuisine, où il eût aperçu un chapon tournant à la broche, – mais dans la salle à manger, où flambait un bon feu et où le couvert n’était pas encore mis.

Il n’était pas assis que le curé entra, accompagné d’un homme de haute taille, légèrement voûté, – quoique ne paraissant guère que la quarantaine, – et dont la tenue indiquait presque un « monsieur ». Dès la porte :

– Ah ! te voilà, Garrigou ! s’écria familièrement l’abbé Reynès. Et il lui frappa deux ou trois fois sur l’épaule.

– C’est bien, d’être obéissant… Voici mon meilleur ami, dit-il en présentant son compagnon… Monsieur Bonneguide, notre maître d’école, – notre instituteur, comme ils jargonnent à présent… Et voici Jean Garric, fit-il, en montrant le garçon meunier, un de mes anciens paroissiens de La Capelle, que j’ai fait chrétien, il y a vingt ans, que j’ai, ensuite, perdu de vue parce qu’il était berger au loin, et qui, je ne sais comment, est devenu farinel au moulin des Anguilles… Un joli trou où tu es tombé, pour tes débuts, mon pauvre Jean !… Et quel patron !… Mais, chut ! Soyons charitables, puisqu’il a promis à Monsieur Cabirol de ne plus boire que du vin de ses anguilles…

Jean balbutiait… Pourvu que l’abbé Reynès ne s’avisât pas de parler de Mion !…

– Tu manges la soupe avec nous, n’est-ce pas, Jeantou ? Et, sans attendre la réponse :

– Victorine, un couvert de plus pour Garric, de La Capelle, que tu n’as sans doute pas reconnu, tant il a grandi.

Victorine dévisagea le jeune homme, prononça quelques mots de surprise aimables dans un sourire figé… Elle se serait bien passée de ce nouveau convive.

Jean essaya de s’excuser… Ses maîtres l’attendraient pour dîner… Il n’avait pas prévenu qu’il ne rentrerait pas… Et si M. le curé voulait bien tout de suite lui dire quel service il désirait de lui…

– Ta, ta, ta… Un jour de Noël, meules et scies se reposent ; et les Pierril ne sont pas gens à s’inquiéter de ton retard de quelques heures… D’autant qu’un bon paroissien doit assister aux vêpres, et qu’on est mieux pour les attendre chez le curé qui doit les dire, et en la compagnie de ceux qui les chanteront, qu’au cabaret de la Mannelle ou de Pipette…

Le farinel dut se rasseoir. Pendant que Victorine mettait le couvert, trois autres invités entrèrent, tous chantres au lutrin, à qui l’abbé Reynès, quatre ou cinq fois l’an, aux grandes fêtes, offrait le régal reconnaissant d’un déjeuner plantureux et copieusement arrosé, – comme il convient à tout repas de chantres.

Ce déjeuner fut, d’ailleurs, fort gai. L’abbé était d’une verve paysanne intarissable et pittoresque ; le mot gaulois, à l’occasion, ne l’effarouchait pas. Il avait même l’épigramme un peu trop facile, au dire de plus d’un ; mais sa bonté naturelle, sa charité évangélique, adoucissaient ses moqueries d’un sourire, et la fine blessure n’était jamais empoisonnée… Il mit très vite ses convives à leur aise, – excepté Garric, à qui son secret pesait comme une meule de son moulin, et qui n’osait lever les yeux, tremblant que chacun n’y lût son aventure de la nuit.

Le curé taquina Bénézet, le tisserand, sur sa façon de détonner à l’épître, et le forgeron Panissat sur sa rage d’entonner si haut les psaumes qu’il obligeait les gens du fond de l’église et de la tribune à s’égosiller en allongeant le cou comme des canards qui s’étranglent, et les pauvres petits écoliers à rester muets comme des goujons.

– Or, il faut qu’ils chantent, ces enfants, comme il faut qu’ils rient et qu’ils jouent. C’est le charme des offices que des voix enfantines se mêlant à celles des hommes… N’est-ce pas votre sentiment, monsieur Bonneguide ?

– Si, monsieur le curé, répondit le maître d’école ; et, s’il ne dépendait que de moi, nous aurions une petite maîtrise pour les jours de grandes fêtes… Mais comment faire, avec des entêtés comme Panissat et comme Canivinq ?…

– Un ténor ne peut chanter qu’en ténor, et je suis ténor, claironna le forgeron en se rengorgeant.

– Et moi aussi, se hâta d’appuyer Canivinq, un maçon court et trapu, à tête socratique, qui avait la spécialité d’élever des croix de pierre aux carrefours des vieux chemins et d’y tailler des figures ingénues dont il était le seul à ne pas sourire.

– Vous êtes des ténors, soit, mais vous êtes surtout vaniteux, répliqua M. Bonneguide. Vous chantez comme les dindons font la roue. Il faut qu’on vous distingue. Il faut que les gens du fond de l’église ou du porche disent : « Quel gosier que ce Panissat ! Quels poumons que ce Canivinq ! » Et tant pis pour nos pauvres petits s’ils ne peuvent, sous peine, de se casser à jamais la voix, escalader les hauteurs où planent ces deux grands artistes…

– Bien dit ! cria l’abbé, battant des mains. Belle leçon de modestie !…

– Tout ça, grogna le forgeron, le regard furieux, c’est de la jalousie… Monsieur le maître n’a pas de peine à rester dans les notes du milieu, avec sa voix grise et ses soufflets fatigués.

Et il ponctua sa réplique d’un rire formidable, auquel fit chorus le rire édenté et graillonnant de Bénézet.

– S’il se fatigue les « soufflets », comme vous dites, sans doute en songeant à ceux de votre forge, intervint le curé, c’est que Monsieur Bonneguide à soixante « drolles » à contenir, à chapitrer et à éduquer du matin au soir. Il cogne moins fort que vous du poing, Panissat ; mais il s’adresse à des têtes presque aussi dures, parfois, que votre enclume ; et il crache un peu de ses poumons quand vous ne donnez que de vos muscles.

– C’est entendu, monsieur le curé ; Monsieur Bonneguide est un excellent maître, on ne peut pas dire le contraire ; à preuve mon cadet, qui, sous Monsieur Lacoste, n’avait pu apprendre ses lettres en deux ans et qui, en un an, a appris de Monsieur Bonneguide à lire à la messe, dans le manuscrit, et à faire ses quatre règles… Mais cela n’a rien à voir dans la façon de chanter au lutrin, et je suis pour la mienne ; à pleine voix et aussi haut et clair que l’on peut, pour que le ciel entende !

– Quelle tête !… Mais si les enfants ne peuvent chanter dans ce registre ?

– Ils attendront d’être des hommes et chanteront ensuite comme nous… Les poulets piaillent ; les coqs seuls sonnent du clairon…

De nouveaux rires approuvèrent, y compris celui du curé, qui, se tournant vers l’instituteur :

– Mon pauvre ami, il faut nous résigner à subir la loi des ténors ; nous seuls continuerons à chanter dans la région tempérée, avec nos voix blanches ou grises ; espérons que Dieu nous entendra tout de même, – puisqu’il nous a tous deux envoyés ici en pénitence, comme, autrefois, les Hébreux au bord de l’Euphrate…

– En pénitence ? clama Canivinq ; c’est peu flatteur pour nous, monsieur le curé. Et La Garde – La Garde-du-Loup, comme se permettent de l’appeler les « castagnaïres » du Vallon – est une paroisse…

– Qui ne vaut pas La Capelle-des-Bois, et tant s’en faut, n’est-ce pas, Jeantou ?

– Oh ! monsieur le curé, je suis ici depuis trop peu de temps pour en juger.

– Bon, bon ; tu as peur de te compromettre auprès des clients de Pierril… Mais La Garde est à La Capelle ce que le moulin des Anguilles est à celui de Terral ; et tu sais s’ils se ressemblent !

– Il est certain que le moulin des Anguilles, dit Jean, ne vaut pas celui de La Capelle ; et, si les deux paroisses sont aussi différentes que leurs moulins…

– Toi aussi, blanc-bec ? interrompit Panissat, tu te permets de mépriser la maison et le pays qui te donnent à vivre ?… Mais alors, braves gens de La Capelle-des-Bois, de ce merveilleux pays de genêts et de bruyères, que ne restiez-vous là-haut à manger votre pain d’avoine et vos raves ?… Car vous en êtes tous venus de ces contrées, vous, monsieur le curé, qui y avez servi longtemps, et vous, notre maître d’école, qui êtes sorti, je crois, des Aganitz, – un autre fameux causse, celui-là !…

– Hé, mon brave Panissat, fit doucement l’instituteur, nous n’avons pas demandé à venir ici ; et, comme l’a dit tout à l’heure Monsieur Reynès, on ne nous y a pas envoyés pour nous donner de l’avancement.

– Oh ! non, approuva le curé… Monseigneur, après m’avoir bien lavé la tête, – un peu contraint et forcé, j’aime à le croire, – a ajouté : « Je vous envoie curé à La Garde-du-Loup », du ton dont Dieu m’aurait dit : « Je te condamne au Purgatoire jusqu’au Jugement dernier. »

Un éclat de rira salua cette plaisanterie, et le ton comique dont elle fut lancée.

– Mais voilà ce que c’est, ajouta l’abbé Reynès, que de s’aviser de voter pour le candidat de l’opposition…

– Comment, fit Panissat, que la politique passionnait, c’est pour cela ?…

– Pour cela seulement ; et encore mes dénonciateurs n’étaient-ils pas sûrs du fait. Mais, comme je fréquentais les Estève de Peyrelève, les Delmon de la Baraque, les Terral du moulin, – les uns légitimistes, les autres philippistes, les autres républicains…

– Tous mes compliments, monsieur le curé, de n’avoir pas baisé la pantoufle au candidat du préfet, à ce piteux Roucassier, mauvais chicaneur et grippe-sou, laid comme un corbeau déplumé, et qui, parce que son père lui a laissé un nom estimé, et sa mère, bigote et usurière, quelques bas pleins d’écus, s’est cru l’étoffe d’un député et s’est fait coller l’étiquette : « Candidat de l’empereur ! » Tel maître, tel valet, c’est bien le cas de le répéter.

– Et vous, monsieur l’instituteur, hasarda Bénézet de plus en plus bégayant et bredouillant à mesure qu’il vidait son verre ; est-ce aussi pour n’avoir pas voulu voter comme il faut qu’on vous a envoyé chez nous ?

– Non pas, mon ami… Ma disgrâce me vint de mon inspecteur et eut pour cause ma façon de comprendre l’enseignement.

– Comment cela ? fit Panissat ; jamais maître d’école enseigna-t-il mieux que vous ? Il me semble que tout le monde est d’accord là-dessus…

– Mon inspecteur excepté, alors… Voici l’histoire, – une des histoires, j’en eus plusieurs. J’avais cru, sur la foi, d’ailleurs, de très beaux livres, qu’un maître d’école, après avoir appris à ses écoliers à lire, à écrire et à compter, doit leur enseigner aussi un peu de ce qu’il leur faudra pour devenir de bons ouvriers à la fabrique ou à l’atelier, de bons commerçants à la ville, à la campagne de bons cultivateurs, et partout de bons soldats, cela va de soi… Et je faisais de mon mieux dans cet esprit. Un jour d’été, en pleine fenaison, comme mes pauvres petits diables d’écoliers – il m’en restait une douzaine, tout au plus – bâillaient devant leurs livres, et même somnolaient doucement, parce qu’ils s’étaient levés trop matin pour mener paître leurs troupeaux, je leur propose d’aller donner un coup de main pour charger le foin au père Pigasse, de La Calcie, dont la femme était malade et le fils aîné au régiment… Et voilà mes bonshommes soudain éveillés et joyeux. Nous arrivons au pré, et nous nous armons de fourches et de râteaux. Le père Pigasse, ahuri, se met en colère et fait mine de lever son « agulhade » sur l’avant-garde. Mais je lui explique nos intentions : il est touché jusqu’aux larmes… À l’ouvrage ! Les plus hardis grimpent sur les deux chars, reçoivent par brassées et tassent sous leurs pieds le foin chaud et embaumé que leur tendent, les reins cambrés, leurs cama- rades les plus robustes au bout de leurs fourches, tandis que d’autres râtellent par derrière le foin resté sur l’herbe rase, et que les plus petits, avec des rameaux de noisetier, chassent des yeux, des fanons et des flancs frémissants des bœufs les essaims acharnés de mouches et de taons qui les harcèlent… Et une ardeur, un entrain endiablés… En quelques heures, le pré clos de Pigasse est nettoyé, et des chars hauts comme des tours emportent vers la grange de La Calcie un foin fauché, fané et rentré à point, et qui ne fera point tarir les vaches laitières durant l’hiver. Et c’est le pauvre Pigasse qui était content ! Avec son petit vacher et ses deux filles, – presque des enfants encore, – il eût employé trois jours à ramasser son foin, qui peut-être aurait été gâté ou emporté par un orage. Aussi, sournoisement, il avait dépêché une de ses fillettes à la ferme, avec commande d’apporter une cruche bien pleine de son petit vin de Brousse, – sans eau. Il fallut boire, tous : les grands à la régalade, les petits dans le fond de leur chapeau renfoncé d’un coup de poing. Et la cruche était ample, et le soleil chaud. Je n’assurerais pas que les plus jeunes de mes marmots fussent tous, une heure après, bien solides sur leurs petites jambes, et que le pré fauché ne fût pas un peu devenu, pour eux, la vigne du Seigneur. Tout à coup, je vois accourir Toinou, le garçon de l’auberge Vigouroux, essoufflé et suant :

« – Monsieur Bonneguide…, un monsieur qui vous demande à l’école…

– Un monsieur ? Tu ne le connais pas ? Il n’est pas d’ici ?

– Oh ! non, je ne l’ai jamais vu… Et même il paraît très en colère de trouver la porte fermée… Venez vitement ! »

Je devinais : c’était l’inspecteur, Monsieur Broussaillet, mon ancien professeur à l’École Normale. J’étais dans de jolis draps ! Je fus frotté d’importance, dur et longtemps… J’eus beau dire que les petits paysans ont besoin de s’exercer aux travaux rustiques…, que le père Pigasse était bien dans l’embarras…, qu’il y avait là une question d’humanité, de solidarité… Il ne voulut rien entendre. Il consulta le tableau des classes, constata que j’avais fait perdre à mes élèves de la première division une leçon sur l’accord du verbe avec son sujet et une lecture au Manuscrit ; à ceux de la deuxième, une séance d’écriture et la récitation de huit vers du Petit Savoyard, et, à la troisième, une lecture au treizième carton, plus le chant de l’hymne national La Reine Hortense. Bref, il me fit comprendre que j’étais un maître inexact et fantaisiste et que, s’il ne demandait pas mon déplacement, encore cette fois, c’est qu’il avait été mon professeur, et qu’il espérait me ramener aux saines pratiques de la pédagogie.

Je ne reçus donc pas mon changement à la rentrée suivante ; mais, comme à l’histoire des foins s’ajouta, un peu plus tard, celle de la leçon de géographie dans les gorges de la Durenque…

– Contez-nous encore ça, monsieur Bonneguide, suppliait Panissat.

– Ah ! non, mes amis, je vous ferais manquer les vêpres… Ce sera pour une autre fois…, quand monsieur l’abbé Reynès nous invitera à manger la morue, par exemple le Jeudi-Saint… Qu’il vous suffise donc de savoir que, l’année d’après, Monsieur Broussaillet se montra d’autant plus impitoyable qu’on lui avait raconté qu’aux Aganitz, je ne daignais pas mettre les pieds au cabaret du « Lapin Vert », où fréquentaient les purs, les biens pensants, à savoir : un mouchard du temps des Commissions mixtes, un forçat libéré retour de Cayenne et un épicier failli. Je m’attendais à être envoyé à Mandailles, lieu de déportation ordinaire des instituteurs du Rouergue mal notés ; mais on fut indulgent, et on me nomma à La Garde-du-Loup…

– Qui se félicite grandement de vous avoir, conclut Bénézet.

– Et où nous ne faisons pas mauvais ménage, tous deux, ajouta en riant le curé, ni de trop mauvaise besogne, je crois.

À ce moment, les cloches sonnèrent.

– Déjà le premier de « vêpres », dit l’abbé ; le temps a passé vite. Et, comme on faisait mine de se lever :

– Rien ne presse, mes amis… Il faut goûter mon eau-de-vie de prunes… Victorine ! cria-t-il, la bouteille plate du fond de l’armoire, à gauche.

Victorine, sans empressement d’ailleurs, apporta l’élixir demandé, que le curé versa de sa main aux convives. Comme le tisserand bégayait et larmoyait, en cachant son verre :

– Sarnibieu ! père Bénézet, il faut faire honneur à ma dame-jeanne, vous aussi… Cela vous donnera du souffle pour entonner le Laudate, tout à l’heure… Pour toi, Jeantou, ajouta-t-il en remplissant le verre du farinel, ainsi que je t’en ai averti tantôt, tu vas me rendre un service… À l’occasion de l’Adoration perpétuelle, qui aura lieu dans dix jours, comme mes amis les chantres ici présents le savent bien, je suis tenu de donner à dîner à une douzaine de confrères, dont quelques-uns – à quoi bon le nier ? – aiment assez les petits plats fins… Or, les ruisseaux sont trop gelés pour que je te demande des truites ; mais ce qui est un obstacle à la pêche n’en est pas un à la chasse.

– Pas à la chasse au loup, en tout cas, fit Panissat, puisque Pataud, le frère du meunier de La Capelle, le terrible affûteur que tout le pays connaît, en a encore abattu un, cette nuit, pendant que nous chantions matines.

– Où donc cela ? fit le curé.

– Mais pas loin d’ici, à la bergerie de Fonfrège, près de la Croix-des-Perdus.

Garric reçut un choc dans la poitrine, et devint blême. La bergerie de Fonfrège, c’était l’endroit même où il avait rencontré Mion !… Panissat continuait :

– Il paraît que Pataud s’était caché dans la bergerie, ou plutôt dans la grange qui est au-dessus. Il avait amené son chien, qu’il faisait crier de temps à autre en lui serrant la queue… Le loup s’est laissé prendre à cette invite ; il est venu rôder au clair de lune, et a reçu deux balles où il fallait… Pataud, qui, quoique boiteux, est robuste corne un chêne tors, est parvenu à porter la bête jusqu’à Fonfrège, dont le maître-valet m’a conté cette histoire à l’issue de la première messe.

– Ah ! ce Pataud, s’écria le curé ; c’est bien de lui !

Puis, revenant à Jean, tandis que les chantres et l’instituteur parlaient du loup abattu :

– Donc, Jeantou, puisque moulins et scierie sont immobilisés par la glace, et les chemins impraticables sans doute à ta clientèle pour quelques jours, ne pourrais-tu aller tendre quelques lacets aux bécassines sur les « douzes » des landes, quelques « tindelles » aux grives à pattes noires, sous les genévriers ? Et, si tu trouvais le moyen de joindre à une douzaine de ces bestioles deux ou trois canards sauvages, comme l’oncle Joseph du moulin en tuait jadis sur l’étang de Terral, tu aurais bien mérité de mes invités, et je t’en serais très reconnaissant.

– On essayera, monsieur le curé, on essayera, répondit le farinel, pressé de s’esquiver… Et merci, grand merci, de vos bontés pour moi.

Et, comme le « dernier » de vêpres achevait de sonner, on se sépara.

VII

Après vêpres, un combat violent s’engagea dans l’âme de Garric. Qu’allait-il faire ? Retourner aux Anguilles, se retrouver en contact avec la fille de Pierril, s’exposer à fauter encore avec elle, – ou à la repousser brutalement, au risque d’un scandale ?… Il vaudrait mieux fuir l’enjôleuse à tout jamais, certes ; mais où aller ? Rompre son engagement chez Pierril, il le pouvait, à la rigueur, en faisant abandon de ses gages. Seulement, ce serait malhonnête ; et puis, s’il rentrait chez ses parents, que penseraient-ils de ce retour imprévu ? Comment leur expliquer son coup de tête ? Non, il ne pouvait bonnement agir ainsi. Il fallait revenir chez Pierril, tâcher de repousser sans rudesse les avances de Mion, si elle les renouvelait, et demander quelques jours de congé pour aller chasser, comme l’en avait prié l’abbé Reynès… Ensuite, on verrait…

Et il reprit la descente qui conduit au moulin. Il était fortement tenté de faire un crochet par la bergerie de Fonfrège et la Croix-des-Perdus, – pour lui si bien nommée, – mais à quoi bon ? La vue de ces lieux ne lui apprendrait rien de plus que le récit de Panissat. L’important serait de savoir exactement à quelle heure le loup avait été tué ; et cela, Pataud seul le savait. Si c’était avant la sortie de la messe de minuit, Pataud, son coup fait, n’avait pas dû rester là, et il n’avait pu voir sa rencontre avec Mion… Si, au contraire, l’affût n’avait abouti que plus tard, le terrible braconnier, qui devait avoir l’œil sans cesse au guet, et qui était renommé pour son regard perçant, par la meurtrière de la grange aurait tout vu ; il raconterait tout…, et quelle honte !

Arrivé aux Anguilles, le malheureux Jean, qui n’avait pas faim, eût bien voulu se glisser, en traversant de nouveau la grange, jusqu’au galetas, et se coucher sans avoir revu personne. Mais la porte de la grange était verrouillée. Il dut donc entrer dans la salle commune.

Pierril, assis au coin du feu dans un vieux fauteuil en planches, son bonnet enfoncé jusque sur les oreilles et son corps amaigri et voûté enveloppé d’une limousine effilochée, toussotait, crachait dans les cendres en tisonnant. Mion et sa mère, debout près de la table, sous la lueur tremblante du calèl, fouillaient dans une terrine d’où elles ramenaient deux « quartiers » d’oie pour célébrer dignement le soir de Noël.

Des exclamations diverses accueillirent le garçon meunier. La Pierrille lui reprocha de s’en être allé à La Garde sans manger sa soupe… Si c’était raisonnable, par un froid pareil !… Pierril, sur le ton pleurard dont il s’était maintenant fait une habitude, se répandit en plaintes affectueuses. Depuis quand quittait-on ainsi ses maîtres, ses bons maîtres, un jour comme celui de Noël ?… Est-ce qu’on ne doit pas, dans des occasions semblables, rester tous ensemble, dans la bonne chaleur du feu et l’appétissante odeur de la soupe aux choux et de l’andouille arrosée de vin de Brousse ?

Ah ! la jeunesse d’à présent n’aime plus la maison, plus la famille… Il lui faut l’auberge et les cartes, et les mauvaises fréquentations.

Et c’était plaisant, de tels discours, dans la bouche du meunier des Anguilles, qui avait si souvent baissé la vanne de son moulin pour aller faire couler le robinet du cabaretier.

Garric expliqua comment M. le curé l’avait fait venir au presbytère, et l’avait retenu à dîner. Il ajouta :

– La fête de l’Adoration perpétuelle ayant lieu prochainement, Monsieur Reynès voudrait un peu de gibier pour régaler ses confrères… Je profiterai donc, si vous m’y autorisez, maître, de ce que le dégel ne s’annonce pas encore et que ma présence ici ne vous est pas utile, pour aller essayer ma canardière et mes pièges, à l’étang et sur les landes de La Capelle ou de Ginestous.

– Ah ! tu déjeunes dans les cures, maintenant, et tu chasses pour les curés ? ricana Pierril, goguenard ; cela te vaudra l’absolution de tes péchés en douceur, et quelques jeûnes de moins en guise de pénitence… Oui, il leur faut du gibier fin à tous ces ensoutanés du Bon Dieu !

– Pierril, tais-toi ! interrompit sa femme. N’as-tu pas honte de parler ainsi, toi qui, il y a à peine quinze jours, as été bien heureux de voir un de ces curés à ton chevet, de lui raconter tes fautes et de le supplier de t’en absoudre ?

– Là, là ! Ne te fâche pas, femme… Ce n’est pas par méchanceté que j’en parle… On peut être un brave prêtre sans haïr les bons morceaux… Mais oui, Jeantou, va à la chasse pour ce cher monsieur le curé de La Garde ; j’irais avec toi, si ce damné Cabirol, avec ses remèdes, ne m’avait mis dans l’état, pécaïré ! où tu me vois…

Mion se taisait, absorbée, semblait-il, par la confection d’un hachis de pain à l’oignon et au vinaigre destiné à encadrer le confit d’oie. Mais, à la dérobée, elle décochait à Jean des œillades chaudes et caressantes sous lesquelles il rougissait et baissait les yeux.

Il fit mine de s’esquiver vers l’escalier du galetas, prétextant qu’il n’avait pas faim, et qu’il voulait se coucher de bonne heure pour se mettre en chasse de grand matin. Mais Pierril s’accrocha à lui, le fit asseoir sous la cheminée, à ses côtés, l’accabla de questions, de confidences, de projets.

Mion vint poser la poêle sur l’étrier de la crémaillère, et, se baissant effleura de sa chevelure rousse, encore avivée par le reflet de la flamme, la joue du garçon, qui tressaillit et se recula, – ce qui lui valut un regard de reproche qu’il n’osa pas soutenir.

Pierril voulut qu’on approchât la table du foyer, afin d’éviter la bise qui pénétrait sous la porte, mal adhérente au seuil… Il s’installa le premier, le dos au feu, – non sans geindre un peu à chaque mouvement et sans déclarer et répéter qu’il ne ferait guère d’honneur au fricot, mais qu’il prendrait plaisir à voir manger les autres, et à leur verser à boire si sa main ne tremblait pas trop… Il fit asseoir Jean en face de lui ; et, s’adressant aux deux femmes, après qu’elles eurent servi le premier plat :

– Toi, la « bourgeoise », mets-toi ici, à ma gauche : les vieux ont besoin d’être près de la cheminée… Et toi, ma belle Mion, assieds-toi à côté de ce brave garçon, à qui je dois tant, et que j’aime comme un fils… Oui, oui, comme un véritable fils…

Et déjà il larmoyait.

Mion, dans un bruit de jupe empesée, s’assit très près de Jean, qui eût voulu, mais n’osa pas, se reculer ostensiblement. Elle s’était mise en frais : son haut chignon, pareil à la touffe d’épis d’une javelle, découvrait une nuque adorable de blancheur ; sa blouse immaculée s’ajustait à sa poitrine opulente, et une large ceinture noire, à boucle de métal argenté, serrait sa taille bien prise de fille rustique en train de devenir une demoiselle ; et il émanait d’elle un parfum plus grisant que celui du serpolet respiré jadis sur les coteaux par l’ancien pâtre de la Gineste.

On mangea : Garric, du bout des dents, toujours préoccupé ; Pierril, malgré son ton dolent, en convalescent qui reprend goût à la vie ; et l’on but beaucoup plus qu’on ne mangea. Mion, avait rapporté du Languedoc quelques bouteilles de vin de Frontignan.

On emplit les verres, Pierril, déjà allumé, porta la santé de Mion et de Jean ; on eût dit qu’il bénissait des fiançailles.

N’est-ce pas, la mère, disait-il en se tournant vers sa femme, que notre Mion et le Jeantou feraient un crâne couple ?… Ah ! si tu voulais m’écouter, fillette, tu planterais là tes Languedociens et leurs dames, et tu resterais meunière au moulin de La Garde.

– Non, papa, non ; je ne veux pas me marier encore. Plus tard, on verra… Il faut, d’abord, gagner et économiser quelque argent pour entrer en ménage… Et puis, ce n’est pas à toi à me jeter ainsi à la tête de Jean. Sais-tu seulement si je suis à son goût ?… Il ne te l’a pas dit… Et qui sait, ajouta-t-elle, piquée de voir la froideur croissante de son amoureux, qui sait si Jean n’a pas fait déjà son choix ailleurs, par là-haut, à La Capelle-des-Bois, son pays ?…

Pour le coup, Garric tressaillit et s’écarta de Mion : le souvenir de Linou l’avait traversé comme une flamme ; le charme dangereux était bien rompu. Le silence se fit ; et Jean retira brusquement son pied que, sous la table, le pied de Mion s’obstinait à presser. Enfin, il mit de nouveau en avant son projet d’aller chasser la sauvagine dès le petit jour, souhaita une bonne nuit à ses maîtres, et, sans même se rasseoir un moment sous la cheminée, comme font nos rustiques après souper, pour prendre, selon leur expression, « un air de feu », il se dirigea vers l’escalier menant au galetas. Mais il se trouva face à face avec Mion, qui, sous prétexte d’aller ouvrir à la chatte la porte de la grange où elle nourrissait ses chatons, avait devancé son amoureux récalcitrant.

– Jean, lui souffla-t-elle au visage, il faut que je te parle avant ton départ, il le faut… Je t’attendrai dans une heure, au fond de la grange.

Et elle alla s’asseoir près de son père, devant le feu, tandis que le garçon, tout penaud, grimpait à son grenier. Allait-il se rendre à l’appel de la belle rousse ? C’était sûrement se laisser reprendre et renouveler sa faute, s’engluer peut-être à jamais… Non ; il devait partir sur-le-champ… Mion se moquerait de lui et, tout bas, le traiterait de couard et d’imbécile. Hé ! qu’importait le jugement de cette effrontée ? L’image de Linette était réapparue dans sa grâce et sa pureté. C’est vers elle qu’il fallait aller, là-haut, au nord, dans la direction de cette étoile, plus scintillante ce soir que jamais, et qui, par l’étroite lucarne du galetas, semblait lui faire signe.

Il ôta ses lourds brodequins, qu’il laissa retomber avec bruit, pour que, d’en bas, on crût qu’il se couchait ; puis, les ayant noués par les cordons et mis en besace sur son bras, il décrocha la vieille canardière dont, jadis, berger à la Gineste, il s’armait contre les loups, et, à tâtons, s’efforçant de ne pas faire crier les planches mal jointes, il atteignit la baie par laquelle on descendait dans la grange. Par bonheur, l’échelle qui lui avait servi, la nuit précédente, à regagner son lit, après sa faute, était demeurée en place, Il traversa la grange, non sans un grand battement de cœur au rappel de son premier péché d’amour. Il se rechaussa, tira le verrou, sortit, referma doucement la porte derrière lui, et s’élança sur le chemin qui monte vers La Capelle ; il marchait à l’étoile.


















  1. Réservoir.