Morceaux choisis (Lévy-Bruhl)/Chapitre II

Gallimard (p. 28-51).

CHAPITRE II

COMMENT PENSENT LES PRIMITIFS

Logique et prélogique.

Le logique et le prélogique, dans la mentalité des sociétés inférieures, ne se superposent pas en se séparant l’un de l’autre, comme l’huile et l’eau dans un vase. Ils se pénètrent réciproquement, et le résultat est un mélange dont nous avons grand’peine à laisser indistincts les éléments. Comme, dans notre pensée, l’exigence logique exclut, sans transaction possible, tout ce qui lui est évidemment contraire, nous ne pouvons nous adapter à une mentalité où le logique et le prélogique coexistent, et se font sentir en même temps dans les opérations de l’esprit. La part de prélogique qui subsiste dans nos représentations collectives est trop faible pour nous permettre de restituer un état mental où le prélogique, qui domine, n’exclut pas le logique.

(F. M., pages 112-113.)

La mémoire des primitifs.

La mémoire joue, dans la mentalité prélogique, un rôle plus considérable que dans notre vie mentale, où certaines fonctions qu’elle remplissait lui ont été enlevées et se sont transformées. Notre trésor de pensée sociale se transmet condensé dans une hiérarchie de concepts qui se coordonnent et se subordonnent les uns aux autres. Dans les sociétés inférieures, il consiste en un nombre souvent immense de représentations collectives, complexes et volumineuses. Il s’y transmet donc presque uniquement par la mémoire. Dans tout le cours de la vie, qu’il s’agisse de choses sacrées ou profanes, un appel qui chez nous provoque, sans que nous ayons besoin de le vouloir, l’exercice de la fonction logique, éveille, chez le primitif, un souvenir complexe et souvent mystique sur lequel se règle l’action. Et cette mémoire même a une tonalité spéciale qui la distingue de la nôtre. L’emploi constant du mécanisme logique impliqué par les concepts abstraits, l’usage pour ainsi dire naturel de langues qui reposent sur ce mécanisme disposent notre mémoire à retenir de préférence les rapports qui ont une importance prépondérante au point de vue objectif et logique. Dans la mentalité prélogique, la mémoire a un aspect et des tendances tout autres parce que son matériel est autre. Elle est à la fois très fidèle et très affective.

Les préliaisons, les préperceptions, les préraisonnements qui occupent tant de place dans la mentalité des sociétés inférieures n’impliquent point d’activité logique, et sont simplement confiés à la mémoire. Il faut donc nous attendre à voir la mémoire extrêmement développée chez les primitifs. C’est en effet ce que les observateurs nous rapportent. Mais comme ils supposent, sans y réfléchir, qu’elle a juste les mêmes fonctions là que dans nos sociétés, ils s’en montrent surpris et déconcertés. Il leur semble qu’elle fait des tours de force, alors qu’elle est simplement dans son exercice normal. « Sous beaucoup de rapports, disent MM. Spencer et Gillen en parlant de leurs Australiens, leur mémoire est phénoménale[1]. »

Une forme particulièrement remarquable de cette mémoire si développée chez les primitifs est celle qui conserve jusque dans les moindres détails les images des endroits par où ils ont passé, et qui leur permet de retrouver leur route avec une sûreté qui confond les Européens. Cette mémoire topographique, chez les Indiens de l’Amérique du Nord, « tient du prodige : il leur suffit d’avoir été une seule fois dans un lieu pour en avoir une idée juste, qui ne s’efface jamais. Quelque vaste et peu battue que soit une forêt, ils la traversent sans s’égarer, dès qu’ils se sont bien orientés. Les habitants de l’Acadie et du golfe Saint-Laurent se sont souvent embarqués dans leurs canots d’écorce pour aller au Labrador… Ils faisaient trente ou quarante lieues de mer sans boussole, et ils allaient aborder précisément à l’endroit où ils avaient projeté de prendre terre… Dans les temps les plus nébuleux, ils suivront plusieurs jours le soleil sans se tromper. » Charlevoix n’est pas loin de voir là une faculté innée. « Ils naissent avec ce talent ; ce n’est point le fruit de leurs observations, ni d’un grand usage ; les enfants qui ne sont pas encore sortis de leur village marchent aussi sûrement que ceux qui ont parcouru le pays. »

Ce développement extraordinaire de la mémoire, et de la mémoire concrète, reproduisant avec fidélité jusqu’aux moindres détails des impressions sensibles, dans l’ordre de leur production, est attesté d’autre part par l’extrême richesse de vocabulaire et par la complexité grammaticale des langues. Or, les mêmes hommes qui parlent ces langues et qui possèdent cette mémoire sont, en Australie par exemple ou dans le nord du Brésil, incapables de compter au delà de deux ou trois. Le moindre raisonnement tant soit peu abstrait leur répugne tellement qu’ils se déclarent tout de suite fatigués, et qu’ils y renoncent. Il faut donc admettre, comme il a été dit plus haut, que la mémoire supplée chez eux, à très grands frais sans doute, mais enfin qu’elle supplée à des opérations qui dépendent ailleurs du mécanisme logique. Le copiste du xie siècle, qui reproduisait patiemment, page par page, le manuscrit objet de sa dévotion, n’est pas plus loin de la machine rotative des grands journaux, qui imprime des centaines de milliers d’exemplaires en quelques heures, que la mentalité prélogique, pour qui les liaisons des représentations sont préformées, et qui emploie presque uniquement la mémoire, ne l’est de la pensée logique et de son merveilleux outillage de concepts abstraits.

(F. M., pages 116-123.)

La causalité.

Omniprésence des esprits, maléfices et sortilèges toujours menaçants dans l’ombre, morts étroitement mêlés à la vie des vivants : cet ensemble de représentations est pour les primitifs une source inépuisable d’émotions, et c’est à lui que leur activité mentale doit ses caractères essentiels. Elle n’est pas seulement mystique, c’est-à-dire orientée à chaque instant vers les forces occultes. Elle n’est pas seulement prélogique, c’est-à-dire indifférente le plus souvent à la contradiction. Il y a plus : la causalité qu’elle se représente est d’un type autre que celui qui nous est familier, et ce troisième caractère est solidaire des deux premiers.

Le lien causal, tel que nous l’entendons, unit les phénomènes dans le temps, d’une façon nécessaire, et les conditionne de telle sorte qu’ils se disposent en séries irréversibles. En outre, les séries de causes et d’effets se prolongent et s’entremêlent à l’infini. Tous les phénomènes de l’univers, comme dit Kant, sont dans une action réciproque universelle ; mais, si complexe que soit le réseau, la certitude où nous sommes que ces phénomènes se disposent toujours, en effet, en séries causales, fonde pour nous l’ordre du monde et, d’un mot, l’expérience.

Pour la mentalité primitive, il en va bien autrement. Tout, ou à peu près tout ce qui arrive, elle le rapporte… à l’influence de puissances occultes ou mystiques (sorciers, morts, esprits, etc.). Ce faisant, elle obéit bien, sans doute, au même instinct mental que nous. Mais au lieu que, pour nous, la cause et l’effet sont donnés tous deux dans le temps et presque toujours dans l’espace, la mentalité primitive admet à chaque instant qu’un seul des deux termes soit perçu ; l’autre appartient à l’ensemble des êtres invisibles et non perceptibles.

Il est vrai qu’à ses yeux celui-ci n’est pas moins réel, pas moins immédiatement donné que l’autre, et c’est même là un des caractères propres à cette mentalité ; mais le lien causal entre ces termes hétérogènes va différer profondément de ce lien tel que nous nous le représentons. Un des deux termes, la cause, est sans contact visible avec les êtres et les faits du monde perçu par les sens. Elle est extra-spatiale et, par suite, au moins sous un certain aspect, extra-temporelle. Sans doute, elle précède encore son effet, et ce sera le ressentiment éprouvé par un nouveau mort, par exemple, qui le déterminera à infliger telle ou telle souffrance aux survivants. Mais néanmoins, le fait que les forces mystiques, qui sont les causes, demeurent invisibles et insaisissables aux moyens ordinaires de perception, empêche de les situer dans le temps comme dans l’espace, et souvent ne permet pas de les individualiser. Elles flottent, elles rayonnent pour ainsi dire, venues d’une région inaccessible ; elles entourent de toutes parts l’homme qui ne s’étonne pas de les sentir présentes en plusieurs endroits à la fois. Le monde de l’expérience qui se constitue ainsi pour la mentalité primitive peut paraître plus riche que le nôtre, comme je l’ai dit plus haut, non pas seulement parce que cette expérience comprend des éléments que la nôtre ne contient pas, mais aussi parce que la structure en est autre. Ces éléments mystiques semblent impliquer, pour la mentalité primitive, comme une dimension supplémentaire que la nôtre ignore, non pas une dimension de l’espace précisément, mais plutôt une dimension de l’expérience dans son ensemble. C’est cette constitution particulière de l’expérience qui fait que les primitifs considèrent comme simples et naturels des modes de causalité qui sont pour nous irreprésentables.

Quand nous disons qu’un empoisonnement a causé la mort, nous nous représentons un grand nombre de phénomènes qui ont suivi l’ingestion du poison, dans un ordre déterminé. La substance introduite dans le corps aura agi, par exemple, sur tel ou tel tissu, tel ou tel viscère ; cette action aura retenti sur les centres nerveux, l’appareil respiratoire aura par suite été atteint, etc., jusqu’à ce qu’enfin l’ensemble des fonctions physiologiques se soit trouvé arrêté. Pour la mentalité primitive, si le poison agit, c’est uniquement parce que la victime aura été condamnée (doomed). Le lien est établi entre la mort d’une part, et l’action fatale du sortilège d’autre part. Tous les phénomènes intermédiaires sont sans importance.

(M. P., pages 85-88.)

L’idée primitive du temps.

C’est parce que ces phénomènes se disposent pour nous — sans que nous ayons à y réfléchir — en séries irréversibles, avec des intervalles déterminés et mesurables ; c’est parce que les effets et les causes nous apparaissent comme rangés dans l’espace ambiant, que le temps nous semble aussi être un quantum homogène, divisible en parties identiques entre elles, et qui se succèdent avec une parfaite régularité. Mais pour des esprits à qui ces séries régulières de phénomènes dans l’espace sont indifférentes, et qui ne prêtent nulle attention, du moins réfléchie, à la succession irréversible des causes et des effets, quelle est la représentation du temps ? Faute de support, elle ne peut qu’être indistincte et mal définie. Elle se rapproche plutôt d’un sentiment subjectif de la durée, non sans quelque analogie avec celui qui a été décrit par M. Bergson. Elle est à peine une représentation.

L’idée que nous avons du temps nous paraît appartenir par nature à l’esprit humain. Mais c’est là une illusion. Cette idée n’existe guère pour la mentalité primitive…

(M. P., pages 89-90.)

L’espace des primitifs.

L’espace que nous nous représentons comme parfaitement homogène — non pas seulement l’espace des géomètres, mais l’espace impliqué dans nos représentations courantes, nous apparaît comme une toile de fond, indifférente aux objets qui s’y dessinent. Que les phénomènes se produisent dans telle ou telle région de l’espace, au Nord ou au Midi, en haut ou en bas, à notre gauche ou à notre droite, cela, à nos yeux, n’intéresse en rien ces phénomènes eux-mêmes ; cela nous permet simplement de les situer et souvent de les mesurer. Mais une telle représentation de l’espace n’est possible que pour des esprits habitués à la considération des séries de causes secondes, qui en effet ne varient pas quelle que soit la région de l’espace où elles soient données. Supposons des esprits orientés tout autrement, préoccupés avant tout et presque uniquement de forces occultes et de puissances mystiques dont l’action se manifeste d’une manière immédiate. Ces esprits ne se représenteront pas l’espace comme un quantum uniforme et indifférent. Au contraire, il leur apparaîtra chargé de qualités : ses régions auront des vertus propres, elles participeront des puissances mystiques qui s’y révéleront. Il ne sera pas tant représenté que senti, et les différentes directions et situations dans l’espace se distingueront qualitativement les unes des autres.

En dépit des apparences, l’espace homogène n’est donc pas plus une donnée naturelle de l’esprit humain que le temps homogène. Sans doute, le primitif se meut dans l’espace exactement comme nous ; sans doute, pour lancer ses projectiles ou pour atteindre un but éloigné, il sait, comme nous, et parfois mieux que nous, évaluer rapidement les distances, retrouver une direction, etc. Mais autre chose est l’action dans l’espace, autre chose la représentation de cet espace. Il en est ici comme de la causalité. Les primitifs usent constamment de la liaison effective des causes et des effets. Dans la construction des ustensiles, par exemple, ou dans celle des pièges, ils font souvent preuve d’une ingéniosité qui implique une observation très fine de cette liaison. S’ensuit-il que leur représentation de la causalité soit semblable à la nôtre ? Pour conclure à cette conséquence, il faudrait admettre que posséder un mode d’activité, c’est posséder du même coup l’analyse de cette activité et la connaissance réfléchie des processus mentaux ou physiologiques qui l’accompagnent. Postulat qu’il suffit de formuler pour voir qu’il est insoutenable.

(M. P., pages 91 et 92.)

Les classifications primitives.

Dans un grand nombre de sociétés de type inférieur, en Australie, en Afrique occidentale…, chez les Indiens de l’Amérique du Nord, en Chine, etc., on trouve que tous les objets de la nature — animaux, plantes, astres, points cardinaux, couleurs, objets inanimés en général — sont rangés, ou ont été primitivement rangés dans les mêmes classes que les membres du groupe social.

Si, par exemple, ceux-ci sont divisés en un certain nombre de totems, les arbres, les rivières, les étoiles le sont également. Tel arbre appartiendra à telle classe, et servira exclusivement à fabriquer les armes, le cercueil, etc., des hommes de cette classe. Le soleil, chez les Aruntas, est une femme Panunga, c’est-à-dire faisant partie du sous-groupe qui ne peut se marier qu’avec les membres du sous-groupe Purula. Il y a là quelque chose d’analogue à ce que nous avons remarqué déjà au sujet des totems associés et de la parenté locale (local relationship), une habitude mentale tout à fait différente des nôtres, qui consiste à rapprocher ou à unir les êtres de préférence selon leurs participations mystiques. Cette participation, sentie avec une force extrême entre les membres du même totem, ou du même groupe, entre la collectivité de ces membres et l’espèce animale ou végétale qui est leur totem, l’est aussi, bien qu’à un degré moindre sans doute, entre ce groupe totémique et ceux qui ont la même collocation dans l’espace. Nous en avons la preuve chez les Australiens et chez les Indiens de l’Amérique du Nord, où la place de chaque groupe, dans un campement commun, est déterminée avec précision, selon qu’il vient du Nord ou du Midi, ou de telle autre direction. Elle est donc sentie encore entre ce groupe totémique et un point cardinal ; par conséquent, entre ce groupe d’une part et tout ce qui participe de lui, et ce point cardinal d’autre part, et tout ce qui en participe (étoiles, rivières, arbres, etc.).

(F. M., pages 139-141.)

Nos classifications des êtres vivants se fondent sur l’étude comparée de leur structure et de leurs fonctions, méthode qui nous semble si naturelle que nous ne pensons pas qu’on puisse jamais en employer d’autre. Force est bien cependant de reconnaître : 1o que les Australiens, Papous, et autres primitifs n’ont pas de classifications qui se rapprochent des nôtres… L’idée « zoologique » de l’animal, l’idée « botanique » de la plante leur font presque entièrement défaut ; 2o qu’en revanche, tel ou tel animal, telle ou telle plante, occupe une place exceptionnellement importante à leurs yeux, pour des raisons le plus souvent mystiques, et sans rapport avec les caractères objectifs des êtres.

(My. P., pages 61-62.)

Les crocodiles sont des hommes…

« Un Mukongo me dit un jour : « Il y a quatre espèces d’hommes : les blancs, les noirs, les ba-ngandu (crocodiles) et les Portugais[2]. » Le père van Wing explique dans une note que « les crocodiles sont rangés ici parmi les hommes, parce que, selon une croyance commune, de méchants sorciers se métamorphosent en ces monstres pour dévorer des hommes ». C’est pourquoi, pour les désigner, l’indigène a le choix entre « homme » et « crocodile », puisqu’ils peuvent prendre à volonté l’une ou l’autre forme. En les appelant ba-ngandu (crocodiles), il ne les met pas moins, en même temps, au nombre des êtres humains, dont ils constituent une classe, comme les Portugais.

(A. P., page 39.)

…Mais pas les Européens.

Un fait recueilli par le Dr Fortune fait bien voir comment, dans l’esprit des Papous de Dobu, des participations entre les êtres suppléent en quelque mesure aux classifications que notre pensée établit à l’aide de concepts. En même temps, il éclaire curieusement l’idée qu’ils se font de l’homme.

Leur langue possède un mot : tomot, pour désigner « ce qui appartient à l’homme, ce qui est humain ». Or ce mot ne s’applique pas aux blancs. Ils ne sont donc pas compris dans la catégorie des êtres humains. Cependant les Dobuens ne peuvent pas méconnaître que, par de nombreux et importants caractères, les blancs sont des hommes comme eux. Ils auraient dû, semble-t-il, élargir l’extension de leur terme tomot, afin d’y faire entrer ces hommes inconnus jusque-là, bien que leur peau soit d’une couleur imprévue, et qu’ils ne parlent pas la langue de Dobu. Mais l’idée ne leur en est pas venue. L’extension de tomot est restée précisément telle qu’avant l’arrivée des blancs. Il n’y aurait lieu de s’en étonner que si tomot était une idée générale semblable aux nôtres. Or c’est tout autre chose. Ce terme connote un ensemble de participations communes aux habitants de Dobu, par exemple, la participation au sol de l’île, à son ciel, à sa période mythique, à ses institutions, etc., en même temps que la forme humaine. Cette forme, on peut dire, à la rigueur, que les blancs la possèdent, encore que la couleur de leur peau puisse en faire douter. (On sait que dans nombre de tribus d’Australie et des îles du Pacifique les blancs ont été pris d’abord, non pas pour des hommes, mais pour des revenants.) D’autre part, les primitifs, en général, ne distinguent pas « peau » et « corps ». Les blancs n’ont donc pas le même corps que les noirs. En tout cas, les multiples participations ci-dessus mentionnées n’existent pas pour eux. Tomot ne pouvait donc pas servir à les désigner[3].

Autre trait, non moins significatif : ce mot tomot, qui ne s’applique pas aux blancs, s’emploie pour les yams. Est-il rien de plus déraisonnable, de plus incompréhensible, de notre point de vue ? Des tubercules, que l’on cultive pour s’en nourrir, font partie d’un complexe « humain » d’où les blancs sont exclus ! Essayons cependant de nous plier à l’attitude mentale des Dobuens, et nous discernerons peut-être ce qui les a conduits à des assertions si paradoxales. Ils n’ont aucune idée de notre classification des êtres vivants. Ils n’ignorent pas moins la hiérarchie de nos concepts de genres et d’espèces. Ils sont surtout attentifs aux participations entre les êtres, et les pouvoirs mystiques importent beaucoup plus à leurs yeux que la forme extérieure. Or, entre les Dobuens et leurs yams se sont établies de multiples et intimes participations. Comme les Dobuens, les yams ont des lignées. Une lignée donnée de yams est solidaire — on devrait même dire, se regarde comme solidaire — d’une famille humaine (« famille » pris au sens spécial de ce mot chez les Papous de Dobu). Les yams de cette lignée ne consentiront à pousser que sur le terrain appartenant à cette famille, et cultivé par elle avec le secours de formules secrètes, qui sont aussi sa propriété exclusive. Plantez-les ailleurs : quelque soin que vous preniez, rien ne viendra. Les yams refuseront de germer et de croître.

« — Mais, dis-je, comment les yams peuvent-ils être des personnes ? Est-ce que des personnes restent toujours sans bouger ?

« Alo avait sa réplique prête : « Le soir, ils sortent de terre, et rôdent çà et là. C’est pourquoi, quand nous approchons d’un jardin la nuit, nous marchons avec précaution. Nous ne déterrons pas la récolte quand le soleil est encore bas le matin (le matin est le moment du travail dans les jardins). Nous attendons qu’il ait monté. Alors nous savons que les yams sont revenus. Si nous fouillions la terre de bonne heure, comment trouverions-nous des yams ? Il n’y aurait rien là. »

(My. P., pages 63-67.)

Les langues primitives.

Le caractère plastique et avant tout descriptif des langues, aussi bien des langues orales que des langages par gestes, confirme ce que nous avons dit de la forme particulière d’abstraction et de généralisation propre à la mentalité des sociétés inférieures. Celle-ci possède bien des concepts, mais qui ne sont point tous semblables aux nôtres : elle les forme autrement, elle en use autrement que la pensée logique. « « Notre intention, dit M. Gatschet, est de parler avec précision ; celle de l’Indien est de parler en dessinant ; nous classons, il individualise[4]. » La différence est sensible dans l’exemple suivant. Le mot delaware nadholineen est composé de nad, dérivé du verbe naten (chercher), hol, de amochol (un canot) et ineen, qui est la terminaison verbale pour nous. Il signifie « cherchez-nous le canot ». C’est l’impératif d’un verbe voulant dire : Je cherche le canot pour vous, pour lui, etc., qui se conjugue comme tout autre verbe… Mais il est toujours pris dans un sens particulier. Il signifie toujours chercher le canot ; il exprime un acte particulier, il n’a pas de sens général ; il ne veut pas dire : « chercher un canot en général ». Il en est autrement dans les langues classiques. Le latin ædifico, belligero, nidifico, ne signifie pas bâtir un édifice déterminé, faire la guerre à une nation particulière, construire un certain nid spécifié…

On ne saurait nier que ceux qui parlent ces langues n’aient le concept de main, de pied, d’oreille, etc. ; mais ils ne l’ont pas comme nous. Ils en ont ce que j’appellerai un concept-image, qui est nécessairement particularisé. La main ou le pied qu’ils se représentent est toujours la main ou le pied de quelqu’un, qui est désigné en même temps. « Dans beaucoup de langues indiennes de l’Amérique du Nord, il n’y a pas de mot séparé pour œil, main, bras, ou pour les autres parties ou organes du corps ; mais on ne les trouve qu’avec un pronom incorporé ou attaché, signifiant ma main, mon œil, votre main, sa main, etc. Si un Indien trouvait un bras tombé de la table d’opération dans une ambulance, il dirait à peu près ceci : J’ai trouvé de quelqu’un son bras. Cette particularité linguistique, sans être universelle, est très répandue[5]. » Elle se rencontre aussi dans un grand nombre d’autres langues. Ainsi, les Bakaïri du Brésil ne disent pas « langue », mais toujours en ajoutant le pronom personnel, ma langue, ta langue, sa langue, etc. ; et de même pour toutes les parties du corps[6].

Plus la mentalité d’un groupe social se rapproche de la forme prélogique, plus aussi les images-concepts y prédominent. Le langage en témoigne par l’absence à peu près complète de termes génériques, correspondant aux idées proprement générales, et par l’extraordinaire abondance des termes spécifiques, c’est-à-dire désignant des êtres ou objets dont une image particulière et précise se dessine quand on les nomme. Eyre avait déjà fait cette remarque pour les Australiens. « Il n’y a pas de termes génériques comme arbre, poisson, oiseau, etc., mais seulement des termes spécifiques qui s’appliquent à chaque variété particulière d’arbre, de poisson, d’oiseau, etc.[7]. » Les indigènes du district du lac Tyers, Gippsland, n’ont pas de mot pour arbre, poisson, oiseau, etc. Tous les êtres sont distingués par leurs noms propres : brême, perche, mulet, etc. Les Tasmaniens ne possédaient pas de mots représentant des idées abstraites ; pour chaque variété de gommier ou de buisson, etc., ils avaient un nom, mais point d’équivalent pour arbre. Ils ne pouvaient non plus exprimer abstraitement des qualités : dur, doux, chaud, froid, long, court, rond, etc. Pour dur, ils disaient : comme une pierre ; pour haut : grandes jambes ; pour rond : comme une balle, comme la lune, et ainsi de suite, joignant d’ordinaire le geste à la parole, et confirmant par un signe s’adressant aux yeux ce qu’ils voulaient faire entendre.

(F. M., pages 187-191.)

Les nombres primitifs.

Dans un grand nombre de sociétés inférieures (Australie, Amérique du Sud, etc.), il n’y a de noms que pour les nombres un, deux, et quelquefois trois. Au delà, les indigènes disent : « beaucoup, une foule, une multitude ». Ou bien, pour trois, ils disent, deux, un ; pour quatre, deux, deux ; pour cinq, deux, deux, un. On conclut souvent de là à une extrême faiblesse ou paresse mentale, qui ne leur permettrait pas de distinguer un nombre supérieur à trois. Conclusion hâtive. Ces « primitifs » ne disposent pas, il est vrai, du concept abstrait de quatre, cinq, six, etc. ; mais il est illégitime d’en inférer qu’ils ne comptent pas plus loin que deux ou trois. Leur mentalité se prête mal aux opérations qui nous sont familières ; mais, par des procédés qui lui sont propres, elle sait obtenir, jusqu’à un certain point, les mêmes résultats. Comme elle ne décompose pas les représentations synthétiques, elle demande davantage à la mémoire. Au lieu de l’abstraction généralisatrice qui nous fournit les concepts proprement dits, et en particulier ceux des nombres, elle use d’une abstraction qui respecte la spécificité des ensembles donnés. Bref, elle compte et même elle calcule d’une façon que l’on peut appeler concrète, en comparaison de la nôtre.

Comme nous comptons par le moyen de nombres, et que nous ne comptons guère autrement, on a admis que, dans les sociétés inférieures qui ne possèdent point de nom de nombre au delà de trois, il était impossible de compter plus loin. Mais faut-il prendre ainsi pour accordé que l’appréhension d’une pluralité définie d’objets ne saurait avoir lieu que d’une façon ? N’est-il pas possible que la mentalité des sociétés inférieures ait ses opérations et ses procédés propres pour atteindre la fin où nous parvenons par notre numération ? En fait, pour peu qu’un groupe bien défini et suffisamment restreint d’êtres ou d’objets intéresse le primitif, celui-ci retiendra ce groupe avec tout ce qui le caractérise. Dans la représentation qu’il en a, la somme exacte de ces êtres ou objets est impliquée : c’est comme une qualité par où ce groupe diffère du groupe qui en comprendrait un ou plusieurs de plus, et aussi du groupe qui en comprendrait un ou plusieurs de moins. Par suite, au moment même où ce groupe lui revient sous les yeux, le primitif sait s’il est au complet, ou s’il est moindre ou plus grand qu’auparavant.

(F. M., pages 204-206.)

Les « ensembles-nombres ».

On admet en général sans examen, et comme une chose naturelle, que la numération part de l’unité, et que les différents nombres se forment par l’addition successive de l’unité à chaque nombre précédent. C’est là en effet le procédé le plus simple, celui qui s’impose à la pensée logique quand elle prend conscience de son opération.

Omnibus ex nihilo ducendis sufficit unum.

Mais la mentalité prélogique, qui ne dispose point de concepts abstraits, ne procède pas ainsi. Pour elle, le nombre ne se sépare pas nettement des objets nombrés. Ce qu’elle exprime dans le langage, ce ne sont pas les nombres proprement dits, ce sont des « ensembles-nombres », dont elle n’a pas isolé préalablement les unités. Pour se représenter la série arithmétique des nombres entiers, dans leur succession régulière, à partir de l’unité, il faudrait qu’elle eût détaché le nombre de ce dont il est le nombre. C’est précisément ce qu’elle ne fait pas. Elle se représente au contraire des collections d’êtres ou d’objets, qui lui sont familières à la fois par leur nature et par leur nombre, celui-ci étant senti et perçu, mais non abstraitement conçu.

Comme ces « ensembles-nombres » peuvent être indéfiniment variés, la mentalité prélogique se trouvera en possession d’un très petit nombre de noms de nombre proprement dits, et d’une multiplicité parfois surprenante de termes où un nombre est impliqué. Ainsi, dans les langues mélanésiennes, « lorsque des personnes ou des choses sont comptées dans des circonstances particulières, on ne fait pas usage simplement d’un nombre, mais celui-ci est impliqué dans un terme qui décrit plus ou moins ces circonstances. Si l’on parle de dix hommes en compagnie les uns des autres, ce ne sera pas o tanun sanaval, mais o tanun pul sanaval, pul voulant dire « ensemble » ; dix hommes dans un canot seront tanun sage sanaval, etc.[8]. »

En ce sens, nous avons une observation caractéristique faite sur des indigènes de la Nouvelle-Poméranie. « Compter au-dessus de 10 leur coûtait plus de peine qu’à nos jeunes enfants le fameux « une fois un est un ». Ils ne se servaient pas de leurs orteils. Après bien des tentatives, il se découvrit qu’ils ne font pas de différence entre 12 et 20 ; l’un et l’autre se disent sanaul lua, aussi bien 10 + 2 que 10 × 2. Il est évident qu’ils n’éprouvent pas le besoin de distinguer dans le langage, parce qu’ils ne comptent jamais abstraitement, et ne se servent que de nombres accompagnés de substantifs (ensembles-nombres) : par exemple, 12 noix de coco, 20 tubercules de taro, un tas de 10 servant d’unité dans ce dernier cas. Alors on voit bien s’il s’agit de dix noix de coco plus deux, ou bien de deux tas de dix[9]. »

(F. M., pages 219-221.)

Nombres mystiques.

Dans les sociétés inférieures, rien ou presque rien n’est perçu comme il nous semble naturel. Il n’y a pas, pour leur mentalité, de fait physique qui soit purement un fait, d’image qui ne soit qu’image, de forme qui ne soit que forme. Tout ce qui est perçu est en même temps enveloppé dans un complexus de représentations collectives où prédominent les éléments mystiques. Pareillement, il n’y a pas de nom qui soit purement et simplement un nom ; il n’y a donc pas non plus de nom de nombre qui soit purement et simplement un nom de nombre. Mettons à part l’usage pratique que le primitif fait des nombres, quand il compte, par exemple, ce qui lui est dû d’heures de travail ou combien de poissons il a pris dans sa pêche d’aujourd’hui. Toutes les fois qu’il se représente un nombre comme nombre, il se le représente nécessairement avec une vertu et une valeur mystiques qui appartiennent à ce nombre-là, et à lui seul, en vertu de participations également mystiques. Le nombre et son nom sont, indistinctement, le véhicule de ces participations.

Chaque nombre a ainsi sa physionomie individuelle propre, une sorte d’atmosphère mystique, de « champ de force » qui lui est particulier. Chaque nombre est donc représenté, — on pourrait dire aussi, senti, — spécialement pour lui-même et sans comparaison avec les autres. De ce point de vue, les nombres ne constituent pas une série homogène et, par suite, ils sont tout à fait impropres aux opérations logiques ou mathématiques les plus simples. L’individualité mystique de chacun d’eux fait qu’ils ne s’additionnent ni ne se soustraient, ne se multiplient ni ne se divisent. Les seules opérations qu’ils comportent sont des opérations mystiques elles-mêmes, et non soumises, comme les opérations arithmétiques, au principe de contradiction. Bref, on pourrait dire que, pour la mentalité des sociétés inférieures, le nombre est indifférencié (à des degrés divers) à deux points de vue. Dans l’usage pratique, il est encore plus ou moins adhérent aux objets nombrés. Dans les représentations collectives, le nombre et son nom participent encore si étroitement aux propriétés mystiques des ensembles représentés, qu’ils sont bien plutôt des réalités mystiques eux-mêmes, que des unités arithmétiques.

Il est à remarquer que les nombres qui sont ainsi enveloppés d’une atmosphère mystique ne vont guère au delà de la première décade. Ce sont seulement les nombres connus dans les sociétés inférieures, et qui y ont reçu un nom. Dans les sociétés qui se sont élevées à la conception abstraite du nombre, la valeur et la vertu mystiques des nombres peuvent bien se conserver très longtemps, quand il s’agit justement de ceux qui entraient dans les représentations collectives les plus anciennes : mais elles ne se communiquent guère à leurs multiples, ni en général aux nombres plus élevés. La raison de ce fait est évidente. Les premiers nombres (jusqu’à 10 ou 12 environ), familiers à la mentalité prélogique et mystique, participent de sa nature, et ne sont devenus que très tard des nombres purement arithmétiques peut-être même n’y a-t-il encore aucune société où ils ne soient que cela, excepté aux yeux des mathématiciens. Au contraire, les nombres plus élevés, mal différenciés pour la mentalité prélogique, n’ont jamais été enveloppés, avec leurs noms, dans ses représentations collectives. Ils ont été d’emblée des nombres arithmétiques et, sauf exception, ils n’ont été que cela.

(F. M., pages 236-237.)

Pourquoi est-ce ici le nombre trois, là le nombre quatre, ou deux, ou sept, ou tel autre, qui prendra une importance prépondérante et qui aura une vertu toute particulière ? La raison doit en être cherchée, non pas dans des motifs purement psychologiques, qui devraient valoir pour toutes les sociétés humaines, quelles qu’elles soient, mais dans des conditions propres à la société ou au groupe de sociétés considérées.

(F. M., page 239.)

Vertu mystique du nombre quatre.

Dans la plupart des sociétés indiennes de l’Amérique du Nord, le nombre quatre a une vertu mystique supérieure à celle de tout autre. « Parmi presque toutes les tribus d’Indiens Peaux-Rouges, quatre et ses multiples avaient un sens sacré, comme se rapportant spécialement aux points cardinaux et aux vents qui soufflent de là, le signe et le symbole employé étant la croix grecque à bras égaux[10]… » Dans le grand récit épique des Navajos, les dieux sont tous au nombre de quatre, et tous se rangent aux points cardinaux, peints de la couleur propre à chacun de ces points. Il y a quatre dieux ours, quatre porcs-épics, quatre écureuils, quatre déesses au long corps, quatre jeunes saints, quatre oiseaux de l’éclair, etc. Le héros a quatre jours et quatre nuits pour raconter son histoire ; quatre jours sont employés à sa purification, etc. De même, la fonction mystique du nombre quatre apparaît à chaque instant dans les mythes des Zuñis que Cushing a si admirablement publiés et commentés, comme aussi dans leurs coutumes et dans leurs rites décrits par Mme Stevenson. « Choisissez quatre jeunes hommes… Vous ferez le tour de l’autel quatre fois, une fois pour chaque région, pour le vent et la saison de cette région… Ils portaient les flèches du destin, au nombre de quatre, comme les régions des hommes[11]… » Chez les Sioux, « Takuskanskan, le dieu moteur, est supposé vivre dans les quatre vents, et les quatre esprits noirs de la nuit exécutent ses ordres. Les quatre vents sont envoyés par le « quelque chose qui meut[12] ». Chez eux encore, il y a quatre dieux du tonnerre (thunder beings), ou du moins quatre formes diverses de leur manifestation extérieure car, dans leur essence, ils ne font qu’un (on reconnaît ici un effet de la loi de participation). L’un est noir, l’autre jaune, l’autre écarlate, le dernier bleu. Ils habitent à l’extrémité du monde, sur une haute montagne. Cette demeure ouvre sur les quatre régions de la terre, et à chaque issue est postée une sentinelle un papillon à l’Est, un ours à l’Ouest, un cerf au Nord, et un castor au Sud[13].

(F. M., pages 240-241.)

Vertu mystique du nombre sept.

Le nombre sept est particulièrement lourd de vertus mystiques, surtout là où s’exerce l’influence des croyances chinoises ou assyro-babyloniennes[14]. En Malaisie, « « tout homme est supposé posséder sept âmes en tout (on sait qu’une représentation analogue existait en Égypte), ou peut-être, pour m’exprimer plus exactement, je devrais dire une âme septuple. Cette « septupléité dans l’unité » contribuerait peut-être à expliquer la remarquable importance et persistance du nombre sept dans la magie malaise (sept baguettes de bouleau, répéter sept fois le charme pour faire sortir l’âme du corps, sept feuilles de bétel, sept coups frappés sur l’âme, sept épis coupés au moment de la moisson pour l’âme du riz, etc.[15]. » Cette hypothèse est évidemment suggérée à M. Skeat par l’animisme qui inspire son ouvrage : je tendrais à penser qu’elle présente les choses à rebours. Ce n’est pas parce qu’ils conçoivent sept âmes ou une âme septuple pour chaque individu, que les Malais mettent le nombre sept partout. C’est au contraire parce que le nombre sept jouit à leurs yeux de vertus mystiques prééminentes qu’il devient une sorte de « catégorie », sur laquelle se règlent non seulement leurs opérations magiques, mais aussi leurs représentations, sans excepter celle de l’âme. Cela est si vrai que M. Skeat ajoute lui-même : « Que sont ces sept âmes ? il est impossible de le déterminer d’après ce que nous savons jusqu’à présent. » Si chacune des sept âmes est si peu différenciée que l’on puisse aussi bien parler d’une âme septuple, il est difficile d’admettre que la valeur attribuée en général au nombre sept tire son origine de cette représentation.

(F. M., page 250.)

Opérations mystiques sur les nombres.

Bergaigne a insisté, à plusieurs reprises, sur la nature des nombres mystiques dans les poésies védiques, et sur les opérations mystiques elles-mêmes, dont ces nombres sont les objets. La multiplication paraît se faire principalement par l’application, aux différentes parties d’un tout, d’un système de division appliqué d’abord au tout lui-même. Ainsi la division en trois, pour l’univers (ciel, terre, atmosphère) peut être répétée pour chacun de ces trois mondes (trois ciels, trois terres, trois atmosphères) en tout, neuf mondes. Mais, plusieurs systèmes de division ayant été appliqués à l’univers, les chiffres donnés par deux de ces systèmes peuvent aussi se multiplier l’un par l’autre : 3 × 2 = 6 mondes, trois ciels et trois terres[16]. Ou bien, pour former un nouveau nombre mystique, on ajoute l’unité à un nombre mystique donné, 3 + 1, 6 + 1, 9 + 1, etc. « Ceci a le plus souvent pour objet d’introduire, dans un système quelconque de division de l’univers, la notion d’un monde invisible, ou dans un groupe quelconque de personnages ou d’objets la notion d’un personnage ou d’un objet de même espèce, mais distingué des autres par une sorte de mystère dont il reste enveloppé[17]. » Par exemple, le nombre sept a peut-être une valeur mythologique indépendante. Mais il est certain que les Rishis l’ont tout au moins décomposé en 6 + 1 (addition de l’unité au nombre de six mondes). Ces nombres mythologiques tiennent leur vertu de leurs rapports mystiques avec les régions de l’espace : par exemple, la division septénaire de l’univers (sept mondes, c’est-à-dire six plus un) coïncide avec les heptades mythologiques (sept places, sept races, sept fonds de l’océan, sept rivières, etc.).

(F. M., pages 253-254.)

Symbole et réalité.

Mettre un masque, ce n’est pas, comme pour nous, un simple déguisement sous lequel l’individu reste ce qu’il est. C’est subir une transformation réelle. Le masque est pour la tête ce que la peau est pour le reste du corps. L’homme qui se pose sur la tête un masque figurant un oiseau se métamorphose, au moins partiellement, en cet oiseau, comme celui qui s’enveloppe de la peau d’un ours ou d’un loup devient ipso facto ours ou loup. On se rappelle les hommes-panthères et les hommes-léopards de l’Afrique occidentale.

Quand ils ont revêtu la peau de l’animal, dans les conditions magiques nécessaires, ils se sentent réellement devenus panthères et léopards : ils en possèdent la force et la férocité. S’ils manquent leur coup et si leur victime, en se défendant, leur arrache cette peau, instantanément ils ne sont plus que des hommes, très effrayés, et on en a facilement raison.

Dans l’Afrique noire, on trouve souvent exprimée l’idée que la peau et le corps sont la même chose. « Kpwoto : corps, peau. Comme en beaucoup de langues congolaises, un même mot désigne aussi bien la peau que le corps[18]. »

Dans un conte recueilli chez les Safwa… : « Le python s’introduisit dans la hutte, et s’y endormit. Pendant qu’il était là, une jeune fille entra dans la hutte et dit : « Je veux « être la femme du python. » Le serpent prit la jeune fille et elle devint sa femme.

« Une nuit, pendant qu’ils dormaient, la femme s’éveilla et vit que le serpent avait dépouillé sa peau, et était devenu un homme. Alors elle prit vite la peau, et la jeta dans le feu, où elle se consuma. Le lendemain matin, quand le python se réveilla, il chercha sa peau, et depuis ce moment le serpent resta homme pour toujours[19]. »

Lorsque, dans les cérémonies et les danses rituelles, les acteurs ont mis leurs masques et souvent ils portent aussi un costume et des ornements qui complètent la transformation ils sont devenus, ipso facto, les êtres dont les masques, de notre point de vue, sont les symboles et les représentations. — Sur ce point, comme sur tant d’autres, le symbolisme de la mentalité primitive n’a donc pas le même sens que le nôtre. À nos yeux, le symbole figure simplement et, à la rigueur, supplée ce qu’il représente. Mais la mentalité primitive n’est pas habituée au « comme si ». En général elle ne le comprend même pas. Les allégories et les paraboles des livres saints que les missionnaires lui apportent, elle les prend au pied de la lettre, et pour des histoires qui sont vraiment arrivées. Ce que nous appelons ressemblance est, pour le primitif, consubstantialité. De même, le symbole, par la vertu d’une participation, est réellement l’être ou l’objet qu’il représente.

(S. N., pages 125-128.)

La symbolisme dans les objets fabriqués.

Les Marind-anim, comme tant d’autres, ornent régulièrement les objets qu’ils fabriquent de traits empruntés à la figure et au corps de l’homme. Ils y prennent une peine, ils y déploient une ingéniosité, que le désir de rendre les objets plus agréables à voir ne suffit pas à expliquer. Sans aucun doute, ils obéissent à autre chose encore qu’au besoin de satisfaire leur goût artistique. Dans la plupart des cas, ils veulent ainsi rapprocher les objets de leur prototype mythique, c’est-à-dire du Dema dont ils sont issus, et qui avait aussi la forme humaine. Ce que nous prenons pour un ornement est donc surtout un rappel de cette forme, destiné à exprimer et à renforcer la participation entre l’objet et le Dema. Une partie du corps, comme on vient de le voir, symbolise le corps entier.

Aussi bien que les animaux et les plantes, dit M. Wirz, les instruments, les meubles, les armes proviennent d’ancêtres (Dema), c’est-à-dire ont été jadis (dans la période mythique) des êtres vivants : c’est pourquoi la forme humaine ou des traits du visage de l’homme sont encore reconnaissables chez eux. « Par suite, il n’y a guère d’instrument, d’arme, etc., que l’indigène ne pourvoie artistement d’ornements en forme d’yeux ou de nez, ou même de figures humaines entières, ou bien où il ne sache discerner ces figures, en totalité ou en partie.

« On donne aux canots la forme humaine, comme il est expressément dit dans le mythe de la découverte des canots. On pourvoit, à peu près toujours, les rames de certains ornements — lignes spirales — qui sont des yeux ; de même pour certaines flèches, pour des massues, des corbeilles, et autres objets tressés, pour des spatules à bétel, et pour des tambours. En outre, chez ceux-ci on discerne la bouche (orifice du tambour), et les dents (ce sont des gouttes de résine sur sa peau). Sans elles, il ne serait pas ce qu’il doit être : un instrument capable de résonner juste[20]. »

(My. P., page 103.)

L’art des primitifs.

Tout habitués que nous soyons nous-mêmes à la représentation de sphinx, de chimères, de centaures, de griffons, de sirènes, et d’autres êtres fantastiques, l’art des primitifs, malgré les œuvres si remarquables qu’il a produites, nous semble facilement monstrueux. Mais c’est une illusion, qui se dissiperait aussitôt, si nous savions nous replacer au point de vue de l’artiste et de ceux pour qui il a exécuté son œuvre. À leurs yeux, ces êtres mixtes ne sont nullement des prodiges ou des fictions, mais au contraire des objets ordinaires et familiers. Ces dessins, ces sculptures expriment de la façon la plus directe la participation d’un être à deux natures, ou plutôt à deux formes, c’est-à-dire le fait qu’elles lui appartiennent toutes deux en même temps. Cette dualité reste forcément virtuelle quand l’être apparaît sous une de ses deux formes, bien qu’elle soit cependant réelle, puisque la forme qu’on ne voit pas est présente en lui, quoique non perçue. L’œuvre d’art la fait éclater aux yeux. En unissant un corps d’homme à la tête, ou aux pattes et à la queue d’un crocodile, un corps de lion à une tête humaine, elle actualise simplement la coexistence des deux formes.

Pas plus que les mythes, ces œuvres singulières, parfois admirables, de l’art des primitifs ne sont donc le produit d’une imagination tendue vers des créations fantastiques. Chez eux, comme chez nous, l’artiste est celui qui sait exprimer excellemment ce que tous sentent et voient d’une façon plus imparfaite. Les statues anthropo-zoomorphiques, qui nous paraissent l’œuvre d’une fantaisie parfois presque sans frein, sont pour la plupart des images fidèles de représentations traditionnelles. J’oserais dire — sans paradoxe — que cet art est avant tout réaliste. Il s’efforce à reproduire exactement ses modèles, qui sont dans l’esprit de tous.

D’autre part ces êtres mythiques, semi-humains et semi-animaux, mais en même temps surhumains et suranimaux, origines et soutiens des groupes sociaux, sont, comme on sait, les sources les plus riches de force mystique dont la mentalité primitive ait l’idée. Ce sont les êtres par excellence, ceux de qui les autres tiennent leur réalité. Or leur image est, un certain temps, eux-mêmes. Elle participe de leur vertu mystique. Elle la fait rayonner autour d’elle. Quand ils sont sculptés, par exemple, sur les piliers et sur les façades des maisons d’hommes en Nouvelle-Guinée, sur la proue des canots, sur les outils et les armes, sur les sièges, — il n’y a pas d’objet chez eux, dit M. Jenness en parlant des indigènes des îles d’Entrecasteaux, qui ne reçoive d’ornement, ― nous pouvons être à peu près certains de deux choses : 1o Cette décoration artistique, tout en plaisant aux yeux, fait d’abord et surtout participer les objets au mana de leurs modèles ; 2o La fantaisie de l’artiste n’a été libre que dans des limites assez étroites. Car, abstraction faite des figures stylisées, s’il ne reproduisait pas fidèlement le type d’être mixte qui est dans tous les esprits, il s’exposerait peut-être à de graves inconvénients, et sûrement il mécontenterait son entourage.

Ainsi les œuvres d’art sont l’expression plastique des représentations collectives les plus sacrées, comme certains mythes en sont l’expression poétique, comme certaines institutions en sont l’expression sociale. Si elles s’attachent souvent à reproduire des êtres semi-humains, semi-animaux, elles ne font en cela que traduire la coexistence mystique de la forme humaine et de la forme animale dans les êtres qui sont les objets révérés de ces représentations.

(A. P., pages 53-55.)

  1. The native tribes of Central Australia, pp. 25-26, p. 483.
  2. R. P. van Wing, Études Bakongo, p. 113.
  3. Dr R. F. Fortune, Sorcerers of Dobu, p. 109.
  4. Gatschet, The klamath language, p. 49.
  5. Powell, The evolution of language, E. B., Rep. I, p. 9.
  6. Von den Steinen, Unter den Naturvölkern Zentral-Brasiliens, p. 82.
  7. Eyre, Journals of expeditions of discovery into central Australia, II, pp. 392-393.
  8. Codrington, Melanesian languages, pp. 304-305.
  9. Dr Stephan, Beiträge zur Psychologie der Bewohner von Neu-Pommern. Globus 1905, LXXXVIII, p. 206.
  10. Buckland, Four as a sacred number, J. A. I., XXV, pp. 96-99.
  11. F. H. Cushing, Zuñi creation myths, E. B. Rep., XIII, p. 442 sqq.
  12. Dorsey, Siouan Cults, E. B. Rep., XI, p. 446.
  13. Ibid., p. 442.
  14. Voy. von Adrian, Die Siebenzahl im Geistesleben der Völker. Mitteilungen der anthropologischen Gesellschaft in Wien, 1901, pp. 225-274 ; W. H. Roscher, Die Siebenzahl. Philologus, 1901, pp. 360-374.
  15. Skeat, Malay Magic, pp. 50, 509.
  16. Bergaigne, La Religion védique, II, p. 115.
  17. Bergaigne, La Religion védique, II, p. 123 sqq.
  18. C. R. Lagae et V. H. Vanden Plas, La Langue des Azande, III, p. 87.
  19. É. Kootz-Kretschmer, Die Safwa, II, pp. 97-98.
  20. P. Wirz, Die Marind-anim von holländisch Süd-Neu-Guinea, III, p. 104.