Morale d’Aristote/Texte entier

Traduction par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire.
Ladrange (p. 2-9).

de l’esprit, aussi bien que tous nos actes et toutes nos déterminations morales, semblent toujours avoir en vue quelque bien que nous désirons atteindre ; et c’est là ce qui fait qu’on a parfaitement défini le bien quand on a dit qu’il est l’objet de tous les vœux. § 2. Ceci n’empêche pas, bien entendu, qu’il n’y ait de grandes différences entre les fins qu’on se propose. Parfois ces fins sont simplement les actes mêmes qu’on produit ; d’autres fois, outre les actes, ce sont les résultats qui en sortent. Dans toutes les choses qui ont certaines fins au—delà même des actes, les résultats définitifs sont naturellement plus importants que les actes qui les amènent. § 3. D’autre part, comme il existe une foule d’actions, d’arts et de sciences diverses, il y a tout autant de fins différentes : par exemple, la santé est le but de la médecine ; le vaisseau est le but de l’architecture navale ; la victoire est le but de la science militaire ; la richesse, celui de la science économique. § 4. Tous les résultats de cet ordre sont en général soumis à une science spéciale qui les domine ; ainsi c’est à la science de l’équitation que sont subordonnés l’art de la sellerie et tous les arts qui concernent l’emploi du cheval, de même que ces arts à leur tour et tous les autres actes militaires sont soumis à la science générale de la guerre. D’autres actes sont également soumis à d’autres sciences ; et pour toutes sans exception, les résultats que poursuit la science fondamentale sont supérieurs aux résultats des arts subordonnés ; car c’est uniquement pour les premiers que les seconds à leur tour sont recherchés.

§ 5. Peu importe du reste que les actes eux-mêmes soient le but dernier qu’on se propose en agissant, ou qu’il y ait encore au-delà de ces actes quelque autre résultat de poursuivi, comme dans les sciences que l’on vient de citer. § 6. S’il est à tous nos actes un but définitif que nous voulions atteindre pour lui -même et en vue duquel nous recherchions tout le reste ; si, d’un autre côté, nous ne pouvons pas dans nos déterminations remonter sans cesse à un nouveau motif, ce qui serait se perdre dans l’infini et rendrait tous nos désirs parfaitement stériles et vains, il est clair que le but commun de tous nos vœux sera le bien, et le bien suprême. § 7. Ne faut-il point penser aussi que, pour la règle de la vie humaine, la connaissance de cette fin dernière ne soit d’une haute importance ? et que, comme des archers qui visent à un but bien marqué, nous soyons alors mieux en état de remplir notre devoir ?

§ 8. Si cela est vrai, nous devons essayer, ne dussions-nous faire qu’une simple esquisse, de définir ce que c’est que le bien, et de faire voir de quelle science et de quel art il fait partie.

§ 9. Un premier point qui peut sembler évident, c’est que le bien relève de la science souveraine, de la science la plus fondamentale de toutes. Et celle-là c’est précisément la science politique. § 10. C’est elle en effet qui détermine quelles sont les sciences indispensables à l’existence des États, quelles sont celles que les citoyens doivent apprendre, et dans quelle mesure il faut qu’ils les possèdent. On peut remarquer en outre que les sciences qui sont le plus en honneur sont subordonnées à la politique, je veux dire la science militaire, la science administrative, la rhétorique. § Il. Comme c’est elle qui emploie toutes les autres sciences pratiques, et qui prescrit en outre au nom de la loi ce qu’il faut faire et ce dont il faut s’abstenir, on pourrait dire que son but embrasse les buts divers de toutes les autres sciences ; et par conséquent le but de la politique serait le vrai bien, le bien suprême de l’homme. § 12. Il est certain d’ailleurs que le bien est identique pour l’individu et pour l’État. Toutefois il semble que procurer et garantir le bien de l’État soit quelque chose de plus grand et de plus complet ; le bien est digne d’être aimé, même quand il ne s’agit que d’un seul être ; mais cependant il est plus beau et plus divin, quand il s’applique à toute une nation, quand il s’applique à des États entiers.

§ 13. Ainsi donc le présent traité étudiera toutes ces questions ; et il est presque un traité politique.

§ 14. Ce sera dire sur cette matière tout ce qu’il est possible, si on la traite avec toute la clarté qu’elle comporte. Mais il ne faut pas plus exiger une précision égale dans toutes les œuvres de l’esprit, qu’on ne l’exige pour les ouvrages de la main. Or, le bien et le juste, sujets qu’étudie la science politique, donnent lieu à des opinions tellement divergentes et tellement larges, qu’on est allé jusqu’à soutenir que le juste et le bien existent uniquement en vertu de la loi, et n’ont aucun fondement dans la nature. § 15. Si d’ailleurs les biens eux-mêmes peuvent soulever une aussi grande diversité d’opinions et tant d’erreurs, c’est qu’il arrive trop souvent que les hommes n’en retirent que du mal ; et l’on a vu fréquemment des gens périr par leurs richesses, comme d’autres périssaient par leur courage. § 16. Ainsi donc quand on traite un sujet de ce genre et qu’on part de tels principes, il faut savoir se contenter d’une esquisse un peu grossière de la vérité ; et en ne raisonnant que sur des faits généraux et ordinaires, on n’en doit tirer que des conclusions de même ordre et aussi générales. § 17. C’est avec cette indulgente réserve qu’il conviendra d’accueillir tout ce que nous dirons ici. Il est d’un esprit éclairé de ne demander la précision pour chaque genre de sujets, que dans la mesure où la comporte la nature même de la chose qu’on traite ; et il serait à peu près aussi déplacé d’attendre une simple probabilité du mathématicien que d’exiger de l’orateur des démonstrations en forme.

§ 18. On a toujours raison de juger ce qu’on connaît ; et l’on y est bon juge. Mais pour juger un objet spécial, il faut être spécialement instruit de cet objet ; et pour bien juger d’une manière générale, il faut être instruit sur l’ensemble des choses. Voilà pourquoi la jeunesse est peu propre à faire une sérieuse étude de la politique ; elle n’a pas l’expérience des choses de la vie, et c’est précisément de ces choses que la politique s’occupe et qu’elle tire ses théories. Il faut ajouter que la jeunesse qui n’écoute que ses passions, entendrait de telles leçons bien vainement et sans aucun profit, puisque le but que poursuit la science politique n’est pas la simple connaissance des choses, et que ce but est pratique avant tout. § 19. Quand je dis jeunesse, je veux dire tout aussi bien la jeunesse de l’esprit que la jeunesse de l’âge ; il n’y a point sous ce rapport de différence ; car le défaut que je signale ne tient pas au temps qu’on a vécu ; il tient uniquement à ce qu’on vit sous l’empire de la passion, et à ce qu’on ne se laisse jamais guider que par elle dans la poursuite de ses désirs. Pour les esprits de ce genre, la connaissance des choses est tout à fait inféconde, absolument comme elle l’est pour les gens qui, dans un excès, perdent la possession d’eux-mêmes. Au contraire ceux qui règlent leurs désirs et leurs actes par la seule raison, peuvent profiter beaucoup à l’étude de la politique.

g 20. Mais bornons-nous à ces idées préliminaires sur le caractère de ceux qui veulent cultiver cette science, sur la manière d’en recevoir les leçons, et sur l’objet que nous nous proposons ici.

CHAPITRE II.

Le but suprême de l’homme, de l’aveu de tout le monde, c’est le bonheur. — Diversité des opinions sur la nature même du bonheur ; on n’étudiera que les plus célèbres ou les plus spécieuses. — Différences des méthodes suivant qu’on part des principes ou qu’on remonte aux principes. — On juge en général du bonheur par la vie qu’on mène soi-même ; la recherche des plaisirs suffit au vulgaire ; l’amour de la gloire est le partage des natures supérieures, ainsi que l’amour de la vertu. — Insuffisance de la vertu réduite à elle seule pour faire le bonheur ; dédain de la richesse.

§ 1. Reprenons maintenant notre première assertion ;