Traduction par Jules Barthélemy-Saint-Hilaire.
Ladrange (p. 65-478).
LIVRE II.

THÉORIE DE LA VERTU.

CHAPITRE PREMIER.

De la distinction des vertus en vertus intellectuelles et vertus morales. La vertu ne se forme que par l’habitude ; la nature ne nous donne que des dispositions, que nous convertissons en qualités précises et déterminées par l’emploi que nous en faisons. C’est en faisant qu’on apprend à bien faire. — Importance souveraine des habitudes ; il faut en contracter de bonnes dès la plus tendre enfance.


§ 1. La vertu étant de deux espèces, l’une intellectuelle et l’autre morale, la vertu intellectuelle résulte presque toujours d’un enseignement auquel elle doit son origine et ses développements ; et de là vient qu’elle a besoin d’expérience et de temps. Quant à la vertu morale, elle naît plus particulièrement de l’habitude et des mœurs ; et c’est du mot même de mœurs que, par un léger changement, elle a reçu le nom de morale qu’elle

Ch. I. Gr. Morale, livre I, ch. 6 ;

En grec le rapprochement est plus

et Morale à Eudème, livre II, ch. 1.

frappant; le mot qui signifie l’habi-

§ \. D’un enseignement, qu’on re-

tude et le mot qui signifie la morale,

çoit d’autrui ou qu’on se donne à soi-

sont à peu près identiques ; et la seule

même. — Par un léger changement,

différence qu’il y ait enlr’eux, c’est porte. § 2. 11 n’en faut pas davantage pour montrer clairement qu’il n’est pas une seule des vertus morales qui soit en nous naturellement. Jamais les choses de la nature ne peuvent par l’effet de l’habitude devenir autres qu’elles ne sont : par exemple, la pierre, qui naturellement se précipite en bas, ne pourrait prendre l’habitude démonter, essayât-on en la lançant un million de fois de lui imprimer cette habitude. Le feu ne se portera pas davantage en bas ; et il n’est pas un seul corps qui puisse perdre la propriété qu’il tient de la nature, pour contracter une habitude différente.

§ 3. Ainsi les vertus ne sont pas en nous par l’action seule de la nature , et elles n’y sont pas davantage contre le vœu de la nature ; mais la nature nous en a rendus susceptibles, et c’est l’habitude qui les développe et les achève en nous. § 4. De plus, pour toutes les facultés que nous possédons naturellement, nous n’apportons d’abord que le simple pouvoir de nous en servir, et ce n’est que

que le premier s’écrit par un e bref et le second par un e long. J’ai tâché de reproduire cette identité par les deux mots de mœurs et de morale; mais ils ne sont pas tout à fait dans le même rapport. Ces idées sont répé- tées presque mot pour mot dans la Grande Morale et la Morale à Eu- dème, loc. cit. § 2. Qui soit en Jiotis naturelle- ntcnf. Je ne trouve pas que cette dis- tinction entre les vertus morales et les vertus intellectuelles soit bien exacte. Les vertus intellectuelles ne nous sont pas non plus données par la nature, puisque Aristote convient que pour les former, il faut de l’expérience et du temps. Pour les unes comme pour les autres, il semble que la nature ne nous donne que les germes, et qu’il dépend de nous de les développer ou de les laisser périr, — Les choses de la nature. Ceci est vrai pour les phénomènes naturels qui sont nécessaires ; mais ce ne l’est plus pour l’homme qui est doué de liberté. Aristote re\ient du reste à la vérité un peu plus bas.

§ 3. La nature nous en a rendus smceptibtcs. Cette théorie contredit en partie la précédente, comme on peut le voir. LIVRE II, CH. l, § 6. 67

plus tard que nous produisons les actes qui eu sortent. On peut bien voir un frappant exemple de ceci dans les sens. Ce n'est pas à force de voir, à force d'entendre, que nous acquiérons les sens de la vue et de l'ouïe. Tout au contraire, nous nous sommes servis de ces sens parce que nous les avions ; et nous ne les avons pas du tout parce que nous nous en sommes servis. Loin de là, pour les vertus, nous ne les acquiérons qu'après les avoir préalablement pratiquées. Il en est pour elles comme pour tous les autres arts; car dans les choses qu'on ne peut faire qu'après les avoir apprises, nous ne les apprenons qu'en les faisant. Ainsi, on devient architecte en construisant; on devient mu- sicien en faisant de la musique. Tout de même, on devient juste en pratiquant la justice ; sage, en cultivant la sagesse ; courageux, en exerçant le courage. § 5. Ce qui se passe dans le gouvernement des États le prouve bien : les légis- lateurs ne rendent les citoyens vertueux qu'en les y habi- tuant. Telle est certainement la volonté bien arrêtée de tout législateur. Ceux qui ne remplissent pas comme il faut cette tâche, manquent le but qu'ils se proposent; et c'est là précisément ce qui fait toute la différence d'un bon gouvernement et d'un mauvais.

§ 6. Toute vertu, quelle qu'elle soit, se forme et se détruit par les mêmes moyens, par les mêmes causes, absolument comme on se fomie et comme on échoue dans

��§ II. Dans les se7is, qui sont en pour entendre. L'habitude, quelque

effet des choses de nature. — Ce prolongée qu'elle soit, ne peut en

n'est pas à force de voir. L'exemple changer l'usage ; mais il est certain

eût été plus frappant si Aristote avait que l'habitude fait qu'on voit mieux,

dit que l'œil est fait exclusivement qu'on entend mieux, et que l'action

pour voir, et l'ouïe, exclusivement dcF sens se iierrcoUonne comme celle

�� � 68 MOllALE A NICOMAOUK.

tous les arts. C'est en jouant delà cithare, avons-nous dit. que se forment les bons et les mauvais artistes, (-'est par des travaux analogues que se forment les architectes, et sans exception tous ceux qui exercent un art quelconque. Si l'architecte construit bien, il est un bon architecte; il en est un mauvais quand il construit mal. S'il n'en était pas ainsi, on n'aurait jamais besoin de maître qui montrât à bien faire, et tous les artistes seraient pour toujours du premier coup ou bons ou mauvais. § 7. Il en est absolu- ment de même pour les vertus. C'est par notre conduite dans les transactions de tout ordre qui interviennent entre les hommes, que nous nous montrons les uns équi- tables, les autres iniques. C'est par notre conduite dans les circonstances périlleuses, et en y contractant les habi- tudes de la poltronnerie ou de la fermeté, que nous devenons les uns braves, les autres lâches. Il en est de même encore pour les effets de nos passions, ou de nos entraînements; parmi les hommes, les uns sont modérés et doux, les autres sont intempérants et excessifs, selon que ceux-ci se comportent de telle façon dans ces circons- tances, et que ceux-là se comportent d'une façon con- traire ; en un mot, les qualités ne proviennent que de la répétition fréquente des mêmes actes. Voilà comment il

��de toutes les facultés qu'on exerce, suffit pas de cultiver la musique ; il

§ 6. Avons-nous dit. J'ai ajouté faut encore que la nature vous ait

ces mots pour atténuer ce que la donné le germe du talent musical,

répétition a de choquant. — Tous Pour l'architecture, de même. Le tra-

reux qui exercent un art quelconque, vail développe le génie; mais il ne le

Aristole ne semble pas assez tenir supplée pas.

compte des disposilions naturelles. 5 '• ^^< qualités, qui font qu'on

Pour devenir un bon musicien, il ne peut dire d'un homme qu'il a tel ou

�� � LIVIŒ 11, CH. II, g 1. 69

faut s'attacher scrupuleusement à ne laire que des actes d'un certain genre; car les qualités se forment sur les dilïérences mêmes de ces actes et les suivent. Ce n'est donc pas une chose de petite importance que de con- tracter, dès l'enfance et aussitôt que possible, telles ou telles habitudes. C'est au contraire un point de très- grande importance, ou pour mieux dire c'est là tout.

��CHAPITRE II.

Un traité de morale ne doit pas être une pure théorie; il doit être surtout pratique, quelle que soit d'ailleurs l'indécision inévi- table des détails dans lesquels il doit entrer. — Nécessité de la modération ; tout excès en trop ou en moins ruine la vertu et la sagesse.

��^ 1. Une chose qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est que le présent traité n'est pas de pure théorie comme peuvent l'être tant d'autres. Ce n'est pas pour savoir ce que c'est que la vertu que nous nous livrons à ces recherches ; c'est pour apprendre à devenir vertueux et bons ; car autrement cette étude serait profondément inutile. Il est donc néces- saire que nous considérions tout ce qui se rapporte aux actions, pour apprendre à les accomplir ; car ce sont elles

��tel caractère. — S attacher scrupu- § 1. N'est pas de pure théorie,

leusemcnt... contracter dès l'enfance. Principe excellent et que les mora-

Conseiis d'une admirable sagesse listes devraient s'efforcer de ne ja-

'(u'on ne saurait Uop méditer. mais perdre de vue.

�� � 70 MORALE A NIGOMAQUE.

qui disposent souverainement de notre caractère et de l'ac- quisition de nos qualités, comme nous venons de le dire.

§ 2. C'est un principe communément admis qu'il faut agir suivant la droite raison. Acceptons aussi ce principe, nous réservant d'expliquer plus tard ce que c'est que la droite raison, et quel est son rapport au reste des vertus.

§ 3. Convenons bien d'abord de ce point, à savoir que toute discussion qui s'applique aux actions de l'homme ne peut être jamais qu'une esquisse assez vague et sans précision, ainsi que nous l'avons déjà fait observer au début, parce qu'on ne peut exiger de rigueur dans les raisonnements qu'autant qu'en comporte la matière à laquelle ils s'appliquent. Or les actions et les intérêts des hommes ne peuvent recevoir aucune prescription im- muable et précise, pas plus que les conditions diverses de la santé. § h. Mais si l'étude générale des actions humaines présente ces inconvénients, à plus forte raison, l'étude spéciale de chacune des actions en particulier pré- sentera-t-elle bien moins de précision encore ; car elle ne

��§ 2. C'est un principe commune- blier. Il est vrai que les hommes

ment admis. Dans l'École Pytliagori- n'observent pas toujours ces lois ;

cienne, et spécialemeut celle de Pla- mais le moraliste ne doit pas moins

ton. — Plus tard. On a cru qu'on ne les leur recommander. Platon n'a

retrouvait pas dans Aristote la dis- jamais eu l'hésitation qu'Aristote

cussion spéciale qu'il annonce ici ; semble avoir ici ; et ce n'est pas assez

mais c'est la discussion même du comiaître la morale que de la croire

chapitre suivant, et surtout celle du si peu précise. — Les conditions di-

livre VI, ch. 1. icrses de Zrtsa?ife. Ceci n'est peut-être

§ 3. Au début. Voir plus haut, pas encore tout à fait exact, et l'hy-

livre I, ch. 1, %i!x. — Une prescrip- giène a des règles précises dont il

tion immuable et précise. La morale n'est pas permis de s'écarter sans

a des lois immuables et universelles ; danger, comme le savent les bons

Aristote semble trop souvent l'ou- médecins.

�� � LIVRE 11, CH. 11, § 7. 71

tombe, ni dans le domaine d'un art régulier, ni même d'aucun précepte formel. Mais quand on agit, c'est une nécessité constante de se guider sur les circonstances dans lesquelles on est placé, absolument comme on le fait dans l'art de la médecine et dans l'art de la navigation.

§ 5. Du reste, quelle que soit la trop réelle difficulté de l'étude que nous tentons, il n'en faut pas moins essayer d'être utile en l'accomplissant.

6. D'abord on doit bien se dire que les choses de l'ordre de celles dont nous nous occupons, risquent éga- lement d'être compromises par tout excès, soit en trop, soit en moins ; et pour nous servir d'exemples visibles qui puissent faire bien comprendre des choses obscures et cachées, il en est ici conune nous le voyons pour la force du corps et pour la santé. La violence démesurée des exercices, ou le défaut d'exercices, ruine également la force. Il en est encore ainsi pour le boire et le manger : des aliments en trop grande, ou en trt)p petite quantité, détruisent la santé, tandis qu'au contraire, pris en une juste mesure, ils la donnent, l'accroissent et l'entre- tiennent. § 7. Il en est absolument de même pour la tem- pérance, le courage et toutes les autres vertus. L'homme

��§ 4 Un art singulier... aumnpré- qu'aucun enfant couronné dans les

cepte formel. Idées exagérées et peu jeux Olympiques n'avait plus tard

justes. Aristote se contredira lui- remporté de prix quand il était

même quelques lignes plus bas, en honmie fait. Les exercices trop vio-

donnant des maximes générales qui lents avaient énervé leurs forces, sont aussi précises que vraies. § 7. Il en est absohiment de même.

§ 6. La violence démesurée des Voili la fameuse théorie du milieu si

exercices. Politique, livre V, ch. 3. sage et si vraie dans la pratique, et si

§ 6, page 272 de ma traduction, juste dans la théorie, quand on sait

•1* édition, Aristote a remarqué garder les limites qu'A ristotc même

�� � 72 MORALE A NICOMVQUE.

([ui craint tout, qui fuit tout et qui ne sait rien supporter. est un lâche; celui qui ne craint jamais rien et qui affronte tous les dangers, est un téméraire. De même, celui qui jouit de tous les plaisirs et qui ne s'en refuse aucun, est intempérant; et celui qui les fuit tous sans exception, comme les sauvages habitants des champs, est en quelque sorte un être insensible. C'est que la tempé- rance et le courage se perdent également, soit par l'excès, soit par le défaut, et qu'ils ne subsistent que dans la mo- dération, g 8. Non seulement l'origine, les développe- ments et la perte de ces qualités viennent des mêmes causes et sont soumises aux mêmes influences ; mais de plus, les actions que ces qualités inspirent seront faites par les mêmes individus qui ont ces qualités. Eclair- cissons ceci par l'exemple de choses plus palpables et plus visibles, et citons de nouveau la force du corps. Elle vient et de l'abondance de la nourriture qu'on prend, et des fatigues répétées qu'on endure ; et réciproquement, l'homme ainsi fortifié supporte beaucoup mieux toutes ces épreuves. § 9. Le même phénomène se répète pour les vertus : c'est à la condition de nous abstenir des plai- sirs que nous devenons tempérants ; et une fois que nous le sommes devenus , nous pouvons nous abstenir des plaisirs bien plus aisément qu'auparavant. Même obser- vation pour le courage : en nous habituant à mépriser tous les périls et à les affronter, nous devenons coura-

��!ui assigne — Comme les sauvages modération. Ceci est très-exact pour

habitants des champs. C'est une pa- les deux vertus que vient de citer

raplirase du mot qui est dans le texte Aristote, si d'ailleurs ce n'est pas

grec. — Ils ne subsistent que dans la exact pour toutes les vertus.

�� � LIVRE II, CH. m, ^ 1. 73

geux; el une fois que nous le sommes, nous pouvons bien mieux supporter les dangers sans la moindre crainte.

��CHAPITRE III.

Pour bien juger des qualités qu'on possède, il faut regarder aux sentiments de plaisir et de peine qu'on éprouve après avoir agi ; l'homme de iDien se plait à bien faire ; le méchant, à faire mal. — Maxime de Platon. — Immense influence du plaisir et de la peine sur la destinée humaine et sur la vertu ; l'usage bon ou mauvais du plaisir ou de la peine distingue profondément les hommes entr'eux. — La morale et la politique doivent s'occuper surtout des plaisirs et des peines ; c'est aussi ce dont s'occupera le présent traité.

��g 1. Un signe manifeste des qualités que nous con- tractons, c'est le plaisir ou la peine qui se joint à nos actions et qui les suit. L'homme qui s'abstient des plai- sirs du corps, et qui se plait à cette réserve même , est tempérant; celui qui ne la supporte qu'à regret, a de l'intempérance. L'homme qui affronte les dangers et qui s'y plait, ou, du moins, n'en est pas troublé, est un homme courageux ; celui qui s'en trouble, est un lâche. C'est qu'en effet la vertu morale se rapporte aux peines et aux plaisirs, puisque c'est la recherche du plaisir qui

��Ch. m. Grande Morale, liv. I, cesse vériGer sur soi-même et sur

ch. 6; Morale à Eudème, livre II, autrui. — La recherche du -plaisir...

cil. 4. nous pousse au mal. On voit aisément

§ 1. te plaisir ou la peine. Obser- en quel sens Arislole prend celte

vation pratique qu'on peut sans maxime, ainsi que la suivante.

�� � 74 MORALE A NICOMAQUE.

nous pousse au mal, et la crainte de la douleur qui nous empêche de faire le bien. § 2. Voilà pourquoi il faut, dès la première enfance, comme le dit si bien Pla- ton, qu'on nous mène de manière à ce que nous placions nos joies et nos douleurs dans les choses oii il convient de les placer; et c'est en cela que consiste la bonne édu- cation. § 3. De plus, les vertus ne se manifestent jamais que par des actes et des affections : or, il n'est pas un acte, il n'est pas une affection qui n'ait pour conséquence, ou le plaisir, ou la peine ; et ceci est une preuve nouvelle que la vertu se rapporte uniquement à nos peines et à nos plaisirs. § h. C'est encore ce que témoignent assez les châtiments qui, parfois, suivent nos actions. Ces châti- ments sont en quelque sorte des remèdes, et les remèdes n'agissent ordinairement, et dans le cours naturel des choses, que par les contraires. § 5. Nous pouvons répé- ter, en outre, ce que nous venons de dire : toute qua- lité de l'âme est, par sa vraie nature, en rapport avec les choses et ne concerne que les choses qui la rendent naturellement meilleure ou pire. Or, les qualités de l'âme ne se pervertissent que par le plaisir ou la peine, quand on poursuit l'une ou qu'on fuit l'autre, alors qu'il ne le faut pas, et, sans apprécier ni l'occasion où on les prend,

��§ 2. Comme le dit si bien Platon, § 4. Les châtiments, étant amers

Voir les Lois, li^Te I, pages 21, 30 et agissant à la façon des remèdes

et 54 , et livre II , pages 72 et 90, de par les contraires, il s'en suit que la

la traduction de M. Cousin. faute qu'ils ont pour objet de guérir

§ 3. La vertu se rapporte unique- nous était douce et qu'elle nous a

ment... La vertu morale plus parti- fait plaisir.

culièrement encore que la vertu Intel- § 5. Ce que nous venons de dire.

lectuelle. Dans le chapitie premier, § 6. —

�� � LIVRE II, CH. III, S 7. 75

ni la manière dont il faut les prendre, ou en commettant tant d'autres fautes analogues qu'il est bien facile à la raison d'imaginer. Voilà comment on a pu définir les ver- tus des états de l'âme où elle est sans affection et dans un complet repos. Mais cette définition n'est pas très-juste, parce qu'elle est présentée d'une manière trop absolue, et qu'on n'a pas le soin d'y ajouter certaines conditions et de dire : «qu'il faut» ; ou « qu'il ne faut pas» ; ou bien : « quand il faut » , et telles autres modifications qu'on peut concevoir facilement.

g 6. On doit donc poser en principe que la vertu est ce qui nous dispose à l'égard des peines et des plaisirs, de telle façon que jiotre conduite soit la meillem'e possible ; le vice est précisément le contraire.

§ 7. Voici une observation qui nous fera comprendre plus clairement encore toutes celles qui précèdent. Il y a treis choses à rechercher; il y en a également trois à fuir : à rechercher, le bien, l'utile, l'agréable ; à fuir, leurs trois contraires : le mal, le nuisible, et le désagréable. A l'égard de toutes ces choses, l'homme vertueux sait se bien conduire et suivre le droit chemin; le méchant n'y commet que des fautes. Il en conmiet surtout en ce qui regarde le plaisir ; car d'abord le plaisir est un senthnent

��On a pu définir les vertus. Cette dé- plus tard adoptée en partie et par les

ûnition se trouve encore reproduite Épicuriens et par le Stoïcisme. Aris-

dans la Morale à Eudème, livre II, tote a grande raison de la con-

ch. 4, § 5 à la fin ; mais dans ce pas- damner.

sage non plus que dans celui-ci, S 7. Le bien, l'utile et l'agréable.

Aristote ne dit pas à qui appartient C'est sur ces trois mobiles que repo-

cette définition. On peut croire qu'elle sent toutes les relations des hommes

vient de l'école Cynique. Elle a été entre eux, et l'on verra plus tard

�� � 76 MORALE A NICOMAQUE.

commun à tous les êtres animés ; et de plus, il se retrouve à la suite de tous les actes laissés à notre préférence et à notre libre choix, puisque le bien même et l'intérêt peuvent revêtir aussi l'apparence du plaisir. § 8. Ajoutons que depuis notre plus tendre enfance, dès cet âge où nous bégayions à peine, le plaisir a été nourri en quelque sorte et s'est développé avec nous. Il serait donc bien difficile de nous défaire d'un sentiment qui est entré si profondément dans notre vie, et qui en a pris toutes les couleurs, bien que, selon les individus, le plaisir et la peine soient une règle qui dirige plus ou moins complète- ment leur conduite.

§ 9. C'est là ce qui fait que nécessairement tout le traité qui va suivre doit porter sur ces deux affections ; car ce n'est pas une petite chose, en ce qui concerne nos actions, que de savoir se réjouir ou s'affliger bien ou mal.

§ 10. Autre remarque. Il est encore plus difficile de combattre le plaisir que de combattre la colère, comme le dit Heraclite ; or l'art et la vertu s'appliquent toujours de préférence à ce qui est le plus difficile, puisque dans les choses qui sont plus difficiles le bien acquiert un plus haut prix. Ceci même est une raison de plus pour que la vertu et la politique doivent mettre l'une et l'autre tous

dans les livres VIII et IX comment § 10. Comme le dit Heraclite.

Aristote applique cette observation à Dans la Morale à Eudèine, livre II,

la théorie de l'amitié. ch. 7, § 9, on trouve la sentence

§ 8. Depuis notre plus tendre en- textuelle d'Heraclite qu'A ristole omet

faiicc. Idées empruntées à Platon. — ici. Elle est encore citée dans la Po-

.4 été nourri... en a pris toutes les litique, VIII, 9, 18, page Zi68 de ma

couleurs, expressions métaphoriques traducUon , 2'^ édition. Heraclite

remarquables et Uès-rares dans le d'ailleurs ne parle que de la colère

style d'Aristotc. et non pas du plaisir.

�� � LIVRE I, CH. IV, g 1. 77

leurs soins à l'étude des plaisirs et des peines ; car celui qui sait bien user de ces deux sentiments sera bon, et le méchant sera celui qui en usera mal.

§ H. Ainsi donc, nous avons prouvé que la vertu ne s'occupe au fond que des plaisirs et des peines, qu'elle s'accroît par les causes qui la font naître, qu'elle se détruit par ces mêmes causes, quand leur direction vient à changer, et qu'elle agit et s'exerce sur ces sentiments mêmes d'où elle est née. Tels sont les principes que nous venons de poser.

��CHAPITRE IV.

��Explication de ce principe qu'on devient vertueux en faisant des actes de vertu. — DifTérence entre la vertu et les arts ordinaires. Trois conditions requises pour qu'un acte soit vraiment ver- tueux : le savoir, la volonté, la constance. La première condi- tion est la moins importante. — Étrange manière du vulgaire des hommes de faire de la philosophie et de la vertu ; ils croient que les paroles y suffisent.

§ 1. On pourrait demander ce que nous entendons en disant qu'on doit pour devenir juste praticpier la justice,

��Ch. IV. Gr. Morale, liv. I, ch, 10, peu subtile; mais au fond, elle est

et 18; Morale à Eudème, livre II, très-iinnortante, et elle mérite tout

ch. 4. à fait d'être disculée. L'habitude

§ 1. En disant. Voir plus haut, constitue essentiellement la vertu, et

ch. t, § 4 et 7. Cette question peut l'on n'est pas vertueux pour avoir

paraître au premier coup d'oeil un fait un acte de vertu par hasard. On

�� � 78 MORALE A NICOMAQUE.

et pour devenir tempérant, pratiquer la tempérance ; car si l'on fait des actes justes, des actes de tempérance, c'est qu'on est déjà juste et tempérant; de même que si l'on applique les règles de la grammaire et de la musique, c'est qu'on est grammairien et musicien préalablement.

§ 2, Mais n'est-il pas plus vrai de dire qu'il n'en est pas ainsi, même pour les arts vulgaires ? Ne peut-on pas aussi, par exemple, faire quelque chose de très-correct en grammaire par hasard, ou avec le secours et par les sug- gestions d' autrui ? On ne sera donc vraiment grammairien que si l'on a fait quelque chose de grammatical, et si on l'a fait grammaticalement , c'est-à-dire selon les lois de la grammaire qu'on sait et qu'on possède soi-même. § 3. Il est de plus une différence qu'il convient de signaler entre les vertus et les arts. Les choses que produisent les arts portent la perfection qui leur est propre en elles-mêmes, et il suffit par conséquent qu'elles soient d'une certaine façon. Mais les actes que produisent les vertus ne sont pas justes et tempérants uniquement parce qu'ils sont eux- mêmes d'une certaine façon. Il faut en outre que celui qui agit soit, au moment même où il agit, dans une cer-

��a été vertueux, mais on ne l'est pas. d'y réussir toutes les fois qu'on le

§ 2. N'cst-i[ pas plus vrai de dire. veut. L'embarras qu'on peut remarquer § 3. Ne sont pas J2istcs et tcmpc- dans la traduction est aussi dans rants. Distinction profonde : l'acte le texte ; et j'ai cru devoir le conser- vertueux n'est rien par lui-même ver pour rester plus Odèle au style sans l'intention de celui qui le pro- d'Aristote. La pensée du reste est duit. Les trois conditions qu'Aristote fort claire. On n'est pas artiste dans exige sont en effet indispensables un art quelconque pour avoir une pour constituer l'acte vraiment ver- fois réussi dans cet art. Il faut avoir tueux. Cette analyse est admirable; la science de cet art et la possibilité et je ne crois pas que la psychologie

�� � taine disposition morale. La première condition c’est qu’il sache ce qu’il fait; la seconde qu’il. le veuille par un choix réfléchi, et qu’il veuille les actes qu’il produit à cause de ces actes eux-mêmes; enfin la troisième, c’est qu’en agissant il agisse avec une résolution ferme et inébranlable de ne jamais faire autrement. Dans les autres arts, on ne tient aucun compte de toutes ces conditions, si ce n’est de bien savoir ce qu’on fait. Au contraire en ce qui concerne les vertus, savoir est un point de peu de valeur ou même sans valeur ; tandis que les deux autres conditions y sont non pas de peu d’importance, mais de toute importance ; car on ne conquiert les vertus que par la constante répétition des actes de justice, de tempérance, etc.

§ 4. Ainsi, des actes peuvent être appelés justes et tempérants, quand ils sont de telle nature qu’un homme tempérant et juste pourrait les faire. Mais l’homme tempérant et juste n’est pas simplement celui qui les fait, c’est celui qui les fait comme les font les gens vraiment justes et tempérants. § 5. On a donc bien raison de dire que l’on devient juste en faisant des actions justes, tempérant, en faisant des actions de tempérance, et que si l’on ne pratique point des actes de ce genre, il est impossible à qui que ce soit de devenir jamais vertueux.


moderne ait poussé plus loin l'obser-


première condition , celle de savoir ,

vation des phénomènes moraux. — toute l’importance qu’elle a.

Savoir est un point de peu de valeur, % k. Comme les font... avec les con-

Aristote a sans doute en vue la tliéo- ditions qu’Aristote vient d’énumérer.

rie de Socrate et de Platon tant cri- § 5. De devenir jamais vertueux.

liquée par lui, ù savoir que la vertu Dans le sens qui a été expliqué un

n’est que la science. Il est possible d’ailleurs qu’il ne donne pas ici à la

peu plus haut, et qui s’accorde complètement avec le langage ordinaire. 80 MORALl-: A NICOMAQUE.

g 6. Mais le vulgaire des hommes ne pratiquent pas ces actions; et se réfugiant dans de vaines paroles, ils croient faire de la philosophie et s'imaginent que par cette mé- thode ils acquièrent une véritable vertu. C'est à peu près ce que font ces malades qui écoutent bien soigneusement les médecins, mais qui ne font rien de ce qu'on leur or- donne. Mais de même que les uns ne peuvent guère avoir un corps bien portant en se soignant de cette façon, de même les autres n'auront jamais l'âme bien saine en philosophant ainsi.

��CHAPITRE V.

��Théorie générale de la vertu ; il y a trois élémens principaux dans rame : les passions, les facultés et les habitudes. Définition des passions et des facultés. — Les vertus et les vices ne sont pas des passions ; ce ne sont pas davantage des facultés ; ce sont ôfis habitudes.

��§ 1. Tous ces points une fois fixés, nous allons recher- cher ce que c'est que la vertu. Comme il n'y a dans

��dans lequel on n'appelle vertueux ingénieuse et parfaitement exacte,

que les gens qui font habituellement L'idée que se fait Aristote de la phi-

des acte de vertus avec conscience losophie est aussi vraie qu'elle est

de ce qu'ils font. élevée. Mais • la pîdlosophie n'est

§6. Se réfugiait dans de vaines comprise que par bien peu d'hommes,

paroles. CriUque tr^s-juste et qui quoiqu'elle soit accessible à tous,

malheureusement est applicable à Cli. V. Gr. iMorale, livre l, eh. 7

tous les temps. — C'est à peu près et 8 ; Morale à Eudème, livre II,

ce que font ces malades. Comparaison rh. 2.

�� � LIVRE 11, CH. V, § 3. 81

l'àuie que trois éléments : les passions ou afiections, les facultés, et les qualités acquises ou habitudes, il faut que la vertu soit une de ces trois choses.

g 2. J'appelle passions ou affections, le désir, la colère, la crainte, la hardiesse, l'envie, la joie, l'amitié, la haine, le regret, la jalousie, la pitié, en un mot tous les sentiments qui entraînent à leur suite peine ou plaisir. J'appelle fa- cultés les puissances qui font qu'on dit de nous que nous sommes capables d'éprouver ces passions, par exemple que nous sommes capables de nous mettre en colère , de nous affliger, de nous apitoyer. Enfin, j'entends par qualités acquises ou habitudes la disposition morale, bonne ou mauvaise, où nous sommes pour ressentir toutes ces passions. Ainsi par exemple, pour la passion de la colère, si nous la ressentons trop violemment ou trop mollement, c'est une disposition mauvaise ; si nous la ressentons dans une juste mesure, c'est une disposition qui est bonne. On pourrait faire une remarque semblable pour tout le reste.

§ 3. Il suit de là que ni les vertus ni les vices ne sont pas à proprement dire des passions. D'abord en réalité ,

��$ l. Ou affections. J'ai ajouté ce vrages : Des Passions de l'àme. —

mot, comme une sorte de périphrase, J'appelle facultés. Le mot dont se

pour éclaircir et compléter l'autre, sert ici Aristote est celui de « puis-

— Les qualités acquises ou habitudes, sances. » — La disposition morale.

Même remarque : le mot habitude J'ai ajouté ce dernier mot.

doit être pris ici dans le sens de dis- § 3. Ne sont pas... des passions.

position et non de coutume. Les passions peuvent être indifTé-

§ 2. J'appelle passions... le désir, remment bonnes ou mauvaises, selon

la colère... C'est dans la même ac- la mesure dans laquelle on les ressent,

ception du mot « passions » que et selon les objets auxquels elles s'ap-

Descartes a intitulé l'un de ses ou- pliquent. Au rontraire la verlu est

(3

�� � 82 MORALE ^ NICOMAQUE.

nou3 ne sommes pas appelés bons ou mauvais suivant nos passions, mais nous ne le sommes que d'après nos vertus et nos vices. En second lieu, on n'est ni loué, ni blâmé à cause des passions que l'on a ; ainsi on ne loue pas, et l'on ne blâme pas davantage, celui qui a peur ou celui qui se met en colère, d'une manière générale et ab- solue ; on ne blâme que celui qui éprouve ces senti- ments d'une certaine façon ; tandis qu'au contraire nous sommes directement loués et blâmés selon les vertus et les vices que nous montrons. § h. De plus, les sentiments de la colère et de la crainte ne dépendent point de notre choix et de notre volonté, tandis que les vertus sont des volontés bien réfléchies, ou du moins n'existent pas sans l'action de notre volonté et de notre préférence. Ajoutons encore que pour les passions on doit dire que nous en sommes émus, tandis qu'on ne dit pas pour les vertus et les vices que nous soyons dans une émotion quelconque ; on dit seulement que nous avons une certaine disposition morale.

g 5. Par ces motifs, les vertus ne sont pas non plus de simples facultés ; car on ne dit pas de nous que nous soyons vertueux ou méchants par cela seul que nous avons la faculté d'éprouver des affections, de même que ce n'est pas non plus un motif suffisant pour qu'on nous loue ou qu'on nous blâme. En outre, c'est la nature qui nous donne la faculté, la possibilité d'être bons ou vi- cieux ; mais ce n'est pas par elle que nous devenons l'un

��toujours et uniquement bonne; le des passions. Par cette même raison vice est toujours et luiiquement que les passions peuvent être bonnes mauvais. — Ni loué ni blâmé a cause ou mauvaises.

�� � LIVRE il, CH. VI, § 1. 83

ou l'autre, ainsi que nous venons de le dire un peu plus haut.

§ 6. Concluons donc que si les vertus ne sont ni des passions ni des facultés, il reste qu'elles soient des habi- tudes ou qualités ; et tout ceci nous montre nettement ce qu'est la vertu, généralement parlant.

��CHAPITRE VI.

��De la nature de la vertu ; elle est pour une chose quelconque la qualité qui complète et achève cette chose : vertu de l'œil, vertu du cheval. — Définition du milieu en mathématiques ; le milieu moral est plus difficile à trouver ; le milieu varie indivi- duellement pour chacun de nous. — Excès ou défaut dans les sentiments et les actes de l'homme. — La vertu dépend de notre volonté ; elle est en général un milieu entre deux vices, l'un par excès, l'autre par défaut, — Exceptions.

��§ 1. Il ne faut pas se contenter de dire comme on le fait ici, que la vertu est une habitude ou manière d'être.

��§ 5. Un peu plus haut. Voir plus qu'Aristote a été un peu lonp; à la

haut dans ce livre, ch. 1 , § 2 et 3, tirer.

où Aristote a démontré que la na- Ch. VI. Gr. Morale, livre I, ch.

ture ne nous donne que des dispo- 8 ; Morale à Eudème , livre II ,

sitions et que l'habitude seule nous ch. 3.

donne des vertus ou des vices. § 1. // ne faut pas se contenter.

§ 6. Des habitudes ou qualités. On voit qu'Aristote, tout en ne vou-

C'est la conclusion qui ressortait na- lant faire qu'une simple esquisse,

turellement de toutes les discussions cherche cependant à être très-précis,

précédentes, et l'on peut trouver — Habitude ou manière d'être. Pa-

�� � U MORALK \ NICOMAQUE.

il faut dire aussi quelle manière d'être elle est spéciale- ment.

§ 2. Commençons par établir que toute vertu est, pour la chose dont elle est la vertu, ce qui tout à la fois en complète la bonne disposition et lui assure l'exécution parfaite de l'œuvre qui lui est propre. Ainsi par exemple, la vertu de l'œil fait que l'œil est bon, et qu'il accomplit comme il faut sa fonction; car c'est grâce à la vertu de l'œil que l'on voit bien. Même observation, si l'on veut, pour la vertu du cheval ; c'est elle qui fait le bon cheval, le cheval également propre à fournir une course rapide, à porter son cavalier, à soutenir le choc des ennemis. § 3. S'il en est bien ainsi pour toutes choses, la vertu dans l'homme serait cette manière d'être morale qui le rend un homme bon, un homme de bien, et grâce à laquelle il saura bien accomplir l'œuvre qui lui est propre.

§ h. Nous avons déjà dit comment l'homme peut at- teindre ce but; mais notre pensée deviendra plus évidente encore, quand nous aurons vu quelle est la véritable nature de la vertu.

§ 5. Dans toute quantité continue et divisible , on peut distinguer trois choses : d'abord le plus, puis le moins,

��raphrase nécessaire pour rendre cheval. Je n'ai pu éviter ces exprès- toute la force du mot grec. sions singulières ; elles sont d'ailleurs

§ 2. Pour la chose dont elle est la très-intelligibles. vertu. On voit par cette discussion § 3. Ainsi pour toutes choses. Il que le mot de vertu a dans la langue eût mieux valu n'étudier que la ver- grecque une acception plus large tu dans l'homme; ces comparaisons que dans la nôtre, et ce sera mon n'éclaircissent pas la question. La excuse si ma traduction a ici quel- vertu du cheval n'a rien à faire avec que chose d'étrange et de forcé, la vertu de l'âme. — La vertu de l'ceil... ta vertu du § l\. Nous avons déjà dit. Voir

�� � et enfin l’égal ; et ces distinctions peuvent être faites, ou relativement à l’objet lui-même, ou relativement à nous. L’égal est une sorte d’intermédiaire entre l’excès en plus et le défaut en moins. Le milieu, quand il s’agit d’une chose, est le point qui se trouve h égale distance de l’une et l’autre des deux extrémités, et qui est un et le même dans tous les cas. Mais quand il s’agit de l’homme, quand il s’agit de nous, le milieu c’est ce qui ne pèche ni par excès ni par défaut ; et cette égale mesure est bien loin d’être une pour tous les hommes, ni la même pour tous.

§ 6. Je prends un exemple : en supposant que le nombre dix représente une trop grande quantité, et deux, une trop petite, six sera le miheu intennédiaire relativement à la chose qu’on mesure; car six surpasse deux d’une somme égale à celle dont il est surpassé lui-même par dix.

§ 7. C’est bien là le vrai milieu suivant la proportion que constate l’arithmétique, c’est-à-dire le nombre. Mais ce n’est pas du tout ainsi qu’il faut prendre le milieu relativement à nous. En effet, parce que pour tel homme man-

��plus haut, livre I, ch. i, § 10 et là.

§ 5. Et enfin l’égal. J’ai conservé cette expression qui est celle-même d’Aristote, au lieu de prendre le mot de R milieu n , que d’ailleurs il em- ploiera plus loin. Ceci revient à dire que toute chose divisible peut être partagée, soit en deux parties iné- gales, soit en deux parties égales. — Le milieu. Voilà le mot propre.

5 6. Je prends un exemple, L’exemple que prend Aristote pou- vait être mieux choisi. Les nombres qu’il cite sont bien en proportion par diflérence ; mais on s’attendait au nombre cinq et non au nombre six, puisqu’il parlait plus haut d’égalité. § 7. La proportion que constate l’arithmétique. C’est ce qu’on a long- temps appelé dans nos livres mathématiques « la proportion arithmétique b ; il est plus exact de dire proportion par différence. — Relativement à nous. Aristote a raison de faire cette distinction. Le milieu en effet varie avec chaque individu, suivant les tempéraments, les circonslanccs, les habitudes, etc. — 86 MORALE \ NICOMAQUE.

ger dix livres d'aliments^st trop manger, et qu'en man- ger deux est pour lui manger trop peu, ce n'est pas une raison pour que le médecin doive prescrire à tout le monde de manger six livres de nourriture ; car six livres peuvent être pour celui qui doit les prendre, ou une alimentation énorme, ou une alimentation insuffisante. PourMilon, c'est très-peu; c'est au contraire beaucoup pour celui qui com- mence à faire de la gymnastique. Ce qu'on dit ici des aliments pourrait se dire également pour les fatigues de la course et de la lutte, g 8. Ainsi donc, tout homme ins- truit et raisonnable s'efforcera d'éviter les excès de tout genre, soit en trop soit en moins; il ne cherche que le juste milieu et le préfère aux extrêmes. Mais ce n'est pas simplement le milieu de la chose même, c'est le milieu relativement à nous. § 9. C'est grâce à cette sage modé- ration que toute science accomplit parfaitement son objet propre, ne perdant jamais de vue ce milieu, et ramenant toutes ses œuvres à ce point unique. Voilà pourquoi l'on dit souvent en parlant d'ouvrages bien faits, quand on veut les louer, qu'on ne saurait en rien retrancher, qu'on

��Dix livres,.... deux livres,... six duction, 2« édilion — Pour les fa- livres. Aristote conserve les nombres lignes de la course. Tout ceci prouve dont il vient de se servir comme que les anciens avaient parfaitement exemple général. — Pour Milan..., observé les effets de la gymnastique Milon, à ce qu'on dit, mangeait vingt sur le corps et l'organisation entière, livres de nourriture par jour. — § 8. Le milieu relativement à Qui commence à faire de la gymnas- nous, qui peut varier selon les indi- tique. C'était un des soins les plus vidus.

importants des gymnastes dans l'an- § 9. Que toute science. L'expres-

tiquité de régler la nourriture de sion est peut-être un peu générale ;

leurs élèves. Voir la Politique, livre l'idée aurait sans doute gagné en jus-

V, ch. 3, § 6, page 272 de ma Ira- lesse et en précision, si elle était plus

�� � ne saurait y rien ajouter; comme pour dire que si l’excès et le défaut détruisent la perfection, le juste milieu seul peut l’assurer. C’est là le but où les bons artistes, nous le répétons, ont toujours leurs regards fixés dans leurs travaux ; et la vertu qui est mille fois plus précise et mille fois meilleure qu’aucun art, vise sans cesse comme la nature elle-même à ce parfait milieu. § 10. J’entends parler ici de la vertu morale ; car c’est elle qui concerne les passions et les actes de l’homme, et c’est dans nos actes et dans nos passions qu’il y a soit excès, soit défaut, soit un sage milieu. Ainsi par exemple, dans les sentiments de la peur et de l’audace, du désir et de l’aversion, de la colère et de la pitié, en un mot dans les sentiments de peine ou de plaisir, il y a du plus et du moins ; et des deux parts, ces sentiments opposés ne sont pas bons, g 11. Mais savoir les éprouver comme il convient , selon les circonstances, selon les choses, selon les personnes, selon la cause, et savoir conserver la vraie mesure, c’est là leiuilieu, c’est là la perfection qui ne se trouve que dans la vertu. § 12. Il en est pour les actes absolument comme pour les passions : elles peuvent avoir ou excès ou défaut, ou rencontrer un juste milieu. Or, la vertu se manifeste dans les passions et

limitée. — Les bons artistes. Ceci quand ces sentiments sont ou exces-

est très-vrai de l’art, où les propor- sifs ou trop peu forts,

tions doivent toujours être gardées, § 11. La perfection qui ne se

et où elles sont comme le juste milieu trouve que Jans la vertu. C’est le

et la mesure. — La vertu. Aristote conseil ordinaire de la sagesse : mo-

semble ici vouloir appliquer à toutes dérer ses passions,

les vertus sans exception cette théorie ^ 12. Il en est pour les actes. Les

du milieu, acte? ne sont que l’expression exte-

S 10. Des deur parts. C’est-à-dire vieure des sentiments et des passions : 88 MORALE A NICOMAQUE. '

dans les actes ; et pour les passions et les actes, l'excès en trop est une faute, l'excès en moins est également blâ- mable ; le milieu seul est digne de louanges , parce que seul il est dans l'exacte et droite mesure; et ces deux con- ditions sont le privilège de la vertu.

g 13. Ainsi donc, la vertu est une sorte de milieu, puisque le milieu est le but qu'elle recherche sans cesse.

$ili. De plus, on peut se mal conduire de mille ma- nières différentes ; car le mal est de l'infini, comme l'ont si bien représenté les Pythagoriciens ; mais le bien est du fini, puisqu'on ne peut se bien conduire que d'une seule manière. Voilà comment le mal est si facile, et comment le bien est si difficile au contraire, parce qu'en effet il est facile de manquer le but, et difficile de l'atteindre. Voilà aussi pourquoi l'excès et le défaut appartiennent ensemlile au vice, tandis que le seul milieu appartient à la vertu :

« On est bon d'un seul genre ; on est méchant de mille. »

§ 15. Ainsi donc, la vertu est une habitude, une qualité qui dépend de notre volonté, consistant dans ce milieu qui est relatif à nous, et qui est réglé par la raison comme

��par conséquent, la règle qui s'ap- haut , livre I , ch- 3, § 7 ; et aussi

plique aux uns doit s'appliquer éga- le passage de la ;\Iétaphvsique cité

lement aux autres. dans la note. — On ne petit se bien

S 13. La vertu est une sorte de conduire. Il y a des cas où ceci esl

milieu. Voilà la foi-mule générale vrai; il en est d'autres où ceci n'est

qu'on a prise ordinairement pour le pas. Il peut souvent se présenter

résumé de toute la doctrine morale plusieurs manières de bien faire. —

d'Aristote. Il ne me semble pas qu'il On est bon d'un seul genre. On ne

y ait attaché lui-même toute l'impor- sait point de quel poète est ce vers,

lance qu'on y a donflée plus tard. § d5. Qtii dépend de notre volonté.

$\!i. Les P7jthnrjoricicns. Xokiihii L'assertion est parfaitement vraie ;

�� � LIVRE II, CH. \I, S 18. 89

le réglerait l'homme vraiment sage. Elle est un milieu entre deux vices, l'un par excès, l'autre par défaut; et comme les vices consistent, les uns en ce qu'ils dépassent la mesure qu'il faut garder, les autres en ce qu'ils restent en dessous de cette mesure, soit pour nos actions, soit pour nos sentiments, la vertu consiste au contraire à trouver le milieu pour les uns et pour les autres, et à s'y tenir en le préférant.

§ 17. Voilà pourquoi la vertu, prise dans son essence et au point de vue de la définition qui exprime ce qu'elle est, doit être regardée comme un milieu. Mais relative- ment à la perfection et au bien, la vertu est un extrême et un sommet.

§ 18. Du reste, il faut bien dire que toute action, toute passion indistinctement, n'est pas susceptible de ce mi- lieu. Il y a telle action, telle passion qui emporte, aussitôt qu'on en prononce le nom, l'idée du mal et du vice : ainsi, la malveillance ou disposition à se réjouir du mal d' au- trui, l'impudence, l'envie; et en fait d'actions, l'adultère, le vol, l'assassinat ; car toutes ces choses et toutes celles (pii leur ressemblent sont déclarées mauvaises et crimi-

��mais elle ne paraît pas sortir très- a bien eu le soin de faire, mais dont

rigoureusement de ce qui précède, on ne lui a pas toujours tenu assez

— Elle est un milieu. Répétition de compte dans les critiques adres-

encore plus précise de la définition sées à sa théorie. — Disposition à se

générale de la vertu. réjouir du mal d'autrui. J'ai para-

§ 17. La vertu est un extrême et phrasé le mot grec, qui n'a pas un

un sommet. Modification très-juste équiialent exact dans notre langue,

et très-importante de la formule gé- — Sont déclarées viauvaises et cri-

nérale. vnnelles. Il est impossible d'être plus

§ 18. Du reste il faut bien dire, explicite et plus précis que ne l'est ce

Restrictions très-vraies qu'Aristote passage.

�� � 90 MORALE A NICOMAQIJE.

iielles uniquement par le caractère affreux qu'elles offrent ; et ce n'est ni à cause de leur excès, ni à cause de leur défaut. Il n'y a donc jamais dans ces choses moyen de bien faire; on n'y peut commettre que des fautes. Il n'y a pas dans les cas de ce genre à rechercher ce qui est bien ou ce qui n'est pas bien, et par exemple pour l'adultère, s'il a été commis comme il convenait , avec telle femme, dans telles circonstances , de telle façon ; d'une manière absolue, faire l'une quelconque de ces choses, c'est com- mettre un crime. § 19. C'est comme si l'on allait croire que dans l'iniquité, dans la lâcheté, dans la débauche, il peut y avoir un milieu-^un excès, et un défaut ; car alors il faudrait qu'il y eût un milieu d'excès et de défaut, et un excès d'excès, et un défaut de défaut. § 20. Mais de même qu'il n'y a ni excès ni défaut pour le courage et pour la tempérance, parce qu'ici le milieu est en quelque sorte un extrême ; de même il n'y a plus pour ces actes coupables ni milieu, ni excès, ni défaut; mais de quelque façon qu'on s'y prenne, on est toujours criminel en les commettant; car il n'est pas possible qu'il y ait un milieu ni pour l'excès ni pour le défaut, pas plus qu'il ne peut y avoir ni excès, ni défaut pour le milieu.

��§ 19. Un milieu d'excès et de dé- § 20. Ni excès iii défaut pour le

faut. La lâcheté est le défaut de courage. Parce que le courage est le

courage ; elle est donc un extrême, milieu de la lâcheté, d'une part, et

et il n'y a pas de milieu pour elle, de la témérité, de l'autre, comme

non plus qu'excès ou défaut. on le verra au chapitre suivant.

�� � LIVRE II, CH. VII, <^ 1. 91

��CH.UMTRE VIL

Application des généralités qui précèdent aux cas particuliers. — Le courage, milieu entre la témérité et la lâcheté. — La tem- pérance, milieu entre la débauche et l'insensibilité. — La libéralité, milieu entre la prodigalité et l'avarice. — La magni- ficence. — La grandeur d'àme, milieu entre l'insolence et la bassesse. — L'ambition, milieu entre deux excès qui n'ont pas reçu de nom spécial. — Lacunes nombreuses que présente le langage pour exprimer toutes ces nuances diverses. — La véracité, milieu entre la fanfaronnerie et la dissimulation. — Lagaîté, milieu entre la bouffonnerie et la rusticité. — L'amitié, milieu entre la flatterie et la morosité. — La modestie, l'impar- tialité, l'envie, la malveillance.

§ 1. Il ne suffirait pas, sur ce sujet, de s'en tenir aiLx généralités qui précèdent. 11 faut, en outre, faire voir comment ces théories sont d'accord avec les cas par- ticuliers. En effet, quand on raisonne sur les actions humaines, les généralités sont un peu vides, et les ana- lyses spéciales sont plus conformes à la vérité, puisque les actions sont toujours particulières, et que c'est avec elles que les théories doivent s'accorder. On pourra mieux saisir ce que nous voulons dire dans le tableau que nous traçons ici.

��Ch. VII. Gr. iMorale, livre I, cli. 8; il tient tant à bieu éclaircir les choses.

Morale à Eudùme, livre II, cb. 3. — Dans le tableau que nous traçons

S i. Il ne suffirait pas. Le but ici. Le texte se prête parfaitement à

que se propose Aristote est essenliel- ce sens, que justifie la table donnée

lement pratique, cl voilà pourquoi dans la Morale à Eudi'nie, livre II,

�� � 92

��MORALE A NICOMAQLE.

��^ 2. Ainsi, l'on voit qu'entre les deux sentiments de crainte et d'assurance, le courage tient le milieu. Quant aux deux excès, l'un, qui se rapporte à l'absence de toute crainte, n'a pas reçu de nom dans notre langue; car il y a beaucoup de choses que l'usage a laissées sans nom; mais quant à l'excès d'assurance, l'homme qui le montre se nomme téméraire ; celui qui a un excès de crainte ou un défaut d'assurance, est un lâche.

§ 3. Pour les plaisirs et pour les peines, non pas pour tous sans exception, mais moins encore pour toutes les peines que pour tous les plaisirs, le milieu, c'est la tem- pérance; l'excès, c'est la débauche. Du reste, les gens qui pèchent par défaut en fait de plaisirs, sont bien rares ; et aussi ne leur a-t-on pas donné de nom spécial. Don- nons-leur, si l'on veut, celui d'insensibles.

^ II. En ce qui concerne donner ou recevoir les choses

��ch. 3, et qu'ont adopté et Andro- nicus, et Eustrate. Ce dernier a même cru devoir suppléer le ta- bleau qui manque dans l'œuvre d'Aristote, et il a dressé un cata- logue des diverses vertus avec leur excès et leur défaut. Je ne crois pas devoir aller jusque-là. Mais je ne vois rien en ceci que de très-conforme aux habitudes d'Aristote, qui avait joint des dessins à son Histoire des animaux. Les commentateurs et les traducteurs en général ont expliqué le texte de manière à ne comprendre dans l'expression qui y est employée que l'idée de description. Quelque parti qu'on adopte, la pensée n'en

��reste pas moins parfaitement claire.

§ 2. Ainsi l'on voit... Je poursuis mon interprétation, et je suppose que le tableau annoncé dans le § précédent vient d'être lu par le lec- teur. — iV'« pas reçu de nom dans noire langue. Le français n'est pas plus riche que le grec, et notre mot d'impassibilité, qui n'est pas spécial, se prend plutùt en bonne part

§ 3. Donnons-leur, si l'on veut, celui d'insensibles. Il faut faire en français la même restriction qu'Aris- tote fait en grec. Le mot d'insen- sible s'applique sans doute assez bien dans ce cas; mais l'acception en est beaucoup plus large.

�� � LIVRE II, CH. VII, ^ 0. 93

ou les richesses, le milieu, c'est la libéralité ; l'excès et le défaut sont la prodigalité et l'avarice. Ces dernières qua- lités d'ailleurs, excès ou défaut, se contrarient complète- ment les unes les autres. Ainsi le prodigue est en excès pour donner, il est en défaut pour recevoir ; l'avare au contraire est en excès quand il prend, et en défaut quand il donne.

g 5. On voit du reste que nous ne faisons ici que tracer une simple esquisse, et présenter un sommaire. Nous nous contentons pour le moment de ces aperçus. Plus tard, nous traiterons tous ces points avec plus d'exactitude et d'étendue.

§ 6. Mais pour revenir à la richesse, il est encore d'autres dispositions que celles que nous avons indi- quées. A cet égard, le milieu peut être aussi la magnifi- cence ; car on peut faire une différence entre le magni- fique et le libéral. L'un possède de grandes richesses , l'autre n'en a que de petites ; l'excès pour le magnifique c'est le mauvais goût dans la profusion, et le faste gros- sier ; le défaut, c'est la lésinerie dans les petites choses. Ces nuances extrêmes diffèrent de celles que présente la libéralité. Par où elles diffèrent les unes des autres, c'est ce qu'on dira plus tard.

��§ 4. La libéralité. En français, ce des vices contraires, sont présentées

mot ne tient peut-être pas aussi bien avec étendue.

le milieu que le mot correspondant § 6. Encore d'autres dispositions.

en grec. Le libéral se rapproche plus Et alors, l'on y trouve deux milieux

du prodigue que de l'avare. au lieu d'un seul. — Le mauvais

§ 5. Plus tard. Voir plus loin, goût dans la profusion. J'ai dû pa-

livTelII, ch. 7 et suivants, et surtout rapliraser le texte pour rendre toute

livre IV, ch. 1 et 3, où l'analyse de la force de l'expression. — C'est ce

certaines vertus, le courage, la tem- qu'on dira plus tard. Livre IV, ch.

pérance, la libéralité, etc., et celle 1 et suivants.

�� � 9li MORALE A NICOMAQUE.

^ 7. En fait d'honneurs ou de gloire et d'obscurité, le milieu c'est la grandeur d'âme ; l'excès en ce genre s'ap- pelle, si l'on veut, l'insolence; et le défaut, la bassesse d'âme. § 8. Mais de même que nous reconnaissions que la libéralité est dans un certain rapport avec la magnifi- cence, la première différant de la seconde seulement en ce qu'elle s'applique aux choses de peu de valeur ; de même, à côté de la grandeur d'âme qui recherche les honneurs quand ils sont considérables, il y a un autre sentiment qui nous pousse à les rechercher même quand ils sont sans importance. On peut en effet désirer les hon- neurs et la gloire comme il convient ; on peut aussi les dé- sirer trop ou trop peu. Celui dont les désirs sont excessifs est appelé ambitieux ; celui qui n'a pas de désirs est un homme sans ambition ; mais celui qui dans cet ordre de sentiments sait garder un sage milieu n'a pas reçu de nom spécial. Les dispositions morales qui correspondent à ces caractères, n'ont pas non plus de nom particulier, si ce n'est celle de l'ambitieux, qui est appelé ambition. C'est là précisément ce qui fait que les extrêmes peuvent se disputer la place du milieu ; et nous-mêmes, il nous arrive parfois de qualifier d'ambitieux celui qui se tient au milieu, et parfois nous le déclarons au contraire sans ambition, louant ainsi tour à tour l'homme qui est ambi- tieux et celui qui ne l'est pas.

§ 9. Nous tâcherons d'expliquer dans ce qui va suivre

��§ 7. Le milieu c'est la grandeur Je ne vois pas que la langue fraii-

d\lme. Voir plus loin, li^re IV, çaise soit à cet égard plus riche que

ch. 3. la langue grecque.

S 8. IS'a pas reçu de nom spécial. g 9. Dans ce qui va suivre. Il

�� � LIVRE II, CH. VII, g II. 95

la cause de cette contradiction ; mais pour le moment, nous allons continuer à étudier les autres passions d'après la méthode antérieurement adoptée.

§ 10. On peut distinguer pour la colère, comme nous venons de le faire pour la libéralité, les trois tenues, excès, défaut, milieu. Mais comme aucune de ces nuances, ou à peu près, n'a de nom spécial, nous nous bornerons à dire que l'homme qui tient en ce genre le milieu entre les deux extrêmes, est appelé un homme doux, et que la qua- lité intennédiaire s'appelle la douceur. Des deux carac- tères extrêmes , celui qui pèche par excès s'appelle le caractère irascible, et le vice qu'il présente s'appelle iras- cibilité. Celui qui pèche par défaut, sera, si l'on veut, le caractère flegmatique, qui n'a jamais de colère ; et le dé- faut s'appellera le flegme, qui ne sait jamais s'emporter.

§ 11. C'est ici le cas de parler de trois autres milieux qui ne sont pas sans quelque ressemblance entr'eux, mais qui diffèrent cependant à certains égards. Tous les trois, ils se rapportent également aux relations sociales et com-

��serait impossible de désigner un pas- dans notre langue, la douceur est

sage spécial qui réponde à ceci ; plus éloignée de l'irritabilité que de

mais par Tanalyse détaillée des ver- rindifférence. — Irascible... fleg-

tus et des vices, Aristote essaie de matique. L'opposition est à peu près

montrer comment par fois le milieu aussi forte en français qu'elle l'est

se confond avec l'un ou l'autre des dans la langue grecque. — Qui n'a

extrêmes, et devient tour-à-tour un jamais de colère. J'ai paraphrasé le

objet d'éloge ou de blâme. — Anlc- mot grec en l'expliquant.

rieurement adoptée. Ou plutôt : § 11. C'est ici le cas. Cette étude

a notre méthode ordinaire ». Voir la ne paraît pas cependant se rattacher

Politique, livre I, ch. d, page 8, de très-directement à celles qui pré-

ma traduction, 2"^ édition. cèdent. — Aux relations sociales et

§10. Un homme doux. 3e n'ai pas communes. Aristote a observé avec

trouvé d'équivalent meilleur ; mais autant de sagacité que de délica-

�� � yo MORALE A NICOMAQUE.'

niunes qu'établissent entre les hommes leurs paroles et leurs actes. Mais tous les trois diffèrent, en ce que l'un concerne la vérité telle qu'elle se présente habituellement dans les entretiens des hommes, tandis que les deux autres milieux concernent le plaisir que donnent les rela- tions de société, l'un des deux se rapportant au plaisir que nous cause la plaisanterie, l'autre s'étendant à toutes les choses de la vie ordinaire. Il nous faut étudier aussi ces trois espèces nouvelles, afin que nous voyions mieux encore qu'en toutes choses c'est le milieu seul qui est digne de louanges, tandis que les extrêmes ne sont ni bons ni louables et ne méritent que du blâme. Pour la plupart de ces nuances, comme pour les précédentes, la langue n'a pas de nom particulier ; mais il faut essayer ici, ainsi que nous venons de le faire, de forger des mots nouveaux qui représentent ces caractères divers, et qui en donnant plus de clarté à nos idées permettent de les suivre plus aisément.

§ 12. Pour ce qui concerne la vérité, l'homme qui garde sous ce rapport le milieu, s'appelle un homme vrai ou vérace; et le milieu lui-même s'appelle véracité. La feinte qui altère la vérité se nommera, si elle exagère les choses, fanfaronnerie, et celui qui aura ce défaut sera un

��tcsse ces rapports de société. Evi- mot dont il s'est servi quelques li-

demment, ils étaient poussés chez les gnes plus haut, et qu'il paraît avoir

Grecs à peu près aussi loin que chez introduit dans la langue grecque,

nous. — Afin que nous voyions — De forger des mots nouveaux,

mieux encore. Ces exemples divers Arislote n'a usé de cette liberté

ne feront que confirmer les précé- qu'avec réserve, et il ne se l'est per-

dents. — Ainsi que nous venons de mise que quand elle était absolument

le faire. Aristote fait allusion à un indispensable.

�� � I.IVKE H, CH. Vil, ^ l/i. 97

lanlaron; si an contraire elle diiniime les choses, on l'ap- pellera dissimulation; et l'homme sera un homme dissi- mulé.

§ 13. Je passe aux deux autres milieux qui se rap- portent au plaisir. L'un consiste dans la plaisanterie, et l'homme qui sait garder avec mesure ce milieu délicat, est un homme gai ; la disposition morale qui le distingue est la gaîté. L'excès en ce genre s'appelle boulFonnerie, et l'homme qui a ce caractère est un bouffon. Celui qui sous le rapport de la plaisanterie a moins que ce qu'il faut est une sorte de rustique ; et sa façon d'être peut s'ap- peler de la rusticité. % Ib. Quant au milieu qui se rap- porte à l'agrément de la vie ordinaire, l'homme qui sait être agréable à ses semblables, comme il convient de l'être, c'est l'ami; et le milieu qui fait son caractère, c'est l'amitié. Celui qui met quelqu excès dans les soins qu'il rend aux autres, peut être appelé an homme qui a la manie de plaire, quand il agit ainsi sans aucun intérêt ; mais si c'est à son profit personnel qu'il calcule sa con- duite, c'est un flatteur. Celui qui à cet égard pèche complètement par défaut, et qui ne sait jamais se rendre agréable en quoi que ce soit, est im être morose et diffi- cile à vivre.

��§ 12. Dissimulation,... dissimulé, mais notre langue n'a pas mieux. —

Le mot dont se sert ici Aristote est Une sorte de rustique. La niétapiiore

celui qui a donné à notre langue csl tout à fait la même en grec,

le mot d'ironie. Je n'ai pu me servir § ili. C'est l'ami. Je ne trouve

de cette dernière expression, qui a pas qu'Arislote ait ici bien clioisi son

j)Our nous une tout autre nuance. mol ; mais j'ai dû le suivre. J'aurais

§ 13. Un homme gai. La pensée préféré dire « bienveillant. » — Qui

est très-claire, si d'ailleurs l'exprès- a la manie de plaire. C'est la para-

sion n*cst pas parfaitement exacte; phrase de l'expression grecque.

7

�� � i)8 ]\l()!r\LK \ MCO^UQIK.

g 1 5. On peut reconnaître aussi des milieux dans les émotions et dans tout ce qui les concerne. Ainsi la mo- destie n'est pas une vertu ; et cependant elle est l'objet de nos louanges, ainsi que l'homme modeste. C'est qu'en effet on peut dans ces affections distinguer aussi l'homme qui garde le vrai milieu. Celui qui les ressent avec excès rougit de tout ; et il est en quelque sorte frappé d'em- barras. L'homme au contraire qui pèche en ceci par dé- faut ou qui ne rougit de rien absolument, est un homme impudent. Celui qui sait tenir le milieu entre ces deux excès est l'homme modeste.

§•16. La justice qui applique un jugement impartial à la conduite d'autrui, tient le milieu entre l'envie du bonheur des autres, et la joie malveillante que provoque leur souffrance. Ces trois affections d'ailleurs se rapportent au plaisir et à la peine que nous peut causer tout ce qui arrive à nos semblables. L'homme impartial et animé d'un juste courroux s'afflige et s'indigne du spectacle d'une prospérité non méritée. L'envieux qui par excès dépasse cette impartialité, s'afflige de tous les biens qui arrivent aux autres hommes. Enfin celui qui peut se plaire au mal d'autrui est si loin de s'en affliger qu'il va jusqu'à s'en réjouir.

g 17. Du reste on pourra trouver ailleurs l'occasion de parler de ceci plus à propos ; et quant à la justice, comme

��§ 16. La justice qui applique... sonnilie le sentiment qu'Aristotc TCul

Le mot dont se sert Aristote est Né- désigner ici. — Celui qui peut n.-

mésis ; nous n'avons point de mot en plaire... Je n'ai pu éviter cette es-

francais qui réponde J» ceUii-lù. La pèce de tatitologie qui est dans l'idéo

Némésis, dans le sens ordinaire où on bien plus encore que dans les mots,

l'ontond, est la diiessc en qui se per- § 17. Ailleurs. Voir plus loin,

�� � on ne ki désigne pas par un nom simple et absolu, mais qu’on y distingue deux nuances différentes, nous les analyserons plus tard, et pour chacune nous montrerons comment elles ont des milieux. Nous ferons la même étude des vertus intellectuelles.

CHAPITRE Vlll.

Opposition des vices extrêmes entreux et à la vertu qui tient le milieu. Opposition du milieu aux deux extrêmes. Les extrêmes sont plus éloignés l’un de l’autre qu’ils ne le sont du milieu qui les sépare. — Dans certain cas, un des extrêmes se rapproche davantage du milieu, tantôt l’extrême par excès, et tantôt l’extrême par défaut. La témérité est plus près du courage que la lâcheté; au contraire, l’insensibilité est plus près de la tempérance que la débauche. — Deux causes de ces différences, l’une venant des choses, et l’autre de nous.

§ 1. Ces trois dispositions morales parmi lesquelles sont deux vices, l’un par excès, l’autre par défaut, et une

livre IV, ch. 9. — Plus tard. Tout § 1. Les trois dispositions mo- le livre V est consacré à l’étude de la rates. La plupart des remarques que justice. Les deux nuances de la jus- va faire Aristote sur les rapports de tice sont l’égalité absolue et l’égalité la vertu aux vices contraires, soit par proportionnelle; ou bien aussi, la excès soitpar défaut, sont très-exactes ; justice selon la loi el la justice selon la mais il est certain, comme Garvc le nature. — Des vertus intellectuelles, fait observer, qu’elles ébranlent en Voir plus loin, livre VI. partie la théorie qui place la vertu Cil. Vin. Gr. Morale, liv. \, ch. l) ; dans le niiieu, cl la donne comme Morale à Eudèmc, li\ro II, ch. et une simple moyenne. C’est qu’Aristote sui\ants. lui-même ne po.so pas cette théorie 100 MORALE A NICOMAQUE.

seule vertu qui tient le milieu entre les extrêmes, sont toutes, sous un certain point de vue, opposées les unes aux autres. D'abord les extrêmes sont opposés au milieu, et ils le sont entr'eux également : puis le milieu est opposé aux deux extrêmes. § 2. De même que l'égal comparé avec le terme plus petit est plus grand que ce terme, et moindre que le terme plus grand dans son rapport avec lui, de même les qualités et dispositions moyennes, dans leurs rapports avec les dispositions par défaut, paraissent des excès ; et au contraire, dans leurs rapports avec les dispositions par excès, elles deviennent elles-mêmes en quelque sorte des défauts, dans les passions, aussi bien que dans les actes. Ainsi, l'homme courageux paraît témé- raire, si on le compare au lâche; et il semble lâche à côté du téméraire. De même encore l'homme tempérant paraît un débauché, si on le compare à l'insensible que rien n'émeut; et il semble lui-même insensible par rapport au débauché. Le libéral paraît prodigue relativement à l'avare; et avare, relativement au prodigue. § 3. Aussi les extrêmes ne se font-ils pas faute de se rejeter le milieu de l'un à l'autre. Le lâche appelle l'homme de courage un téméraire; et le téméraire l'appelle un lâche; et de même pour tout le reste. § h. Ces trois termes étant ainsi

��d'une manière absolue, et qu'il a bien § 3. Ces trois termes. Aiistote ne

vu toutes les restrictions qu'il conve- parle ici qu'à un point de vue ab-

nait d'y apporter. solu, et alors il a raison ; mais en

§ 2. L'érial. C'est-à-dire la moitié, réalité il n'en est point ainsi, et il se

— Ainsi l'/ionivie courageux, obser- hâte de le rappeler lui-même. Les

vation très-fine et très-exacte. milieux qui constituent les vertus

§ 3. Aussi les extrêmes. C'est en selon lui, sont tantôt plus éloignés et

partie une répétition de ce qui vient tantôt moins éloignés de l'un des

d'élre dit. extrêmes que de l'autre. En d'autres

�� � opposés les uns aux autres, l’opposition des extrêmes entr’eux est plus considérable que ne l’est leur opposition avec le milieu, parce qu’en effet les extrêmes sont plus éloignés l’un de l’autre qu’ils ne le sont du milieu, qui les sépare, absolument comme le grand terme est plus éloigné du petit et le petit du grand, que tous les deux ne le sont de l’égal.

g 5. A un autre point de vue, il est des extrêmes qui ont quelque ressemblance avec le milieu. Ainsi la témérité n’est pas sans ressembler au courage ; et la prodigalité, à la libéralité. Mais la dissemblance la plus grande est naturellement des extrêmes les uns relativement aux autres. Les choses qui sont entr’elles le plus éloignées possible sont appelées des contraires, et elles sont d’autant plus contraires qu’elles sont aussi plus éloignées. § 6. Dans leur rapport avec le milieu, c’est tantôt le défaut, qui est le plus opposé, tantôt c’est l’excès. Ainsi le vice le plus opposé au courage, ce n’est pas la témérité, laquelle est un excès ; c’est la lâcheté qui pèche par défaut. Au contraire pour la tempérance, le terme qui s’en éloigne le plus ce n’est pas l’insensibilité qui pèche par défaut; c’est

��termes, ce ne sont pas de ^^ais mi- théorie des contraires dans les Calé- lieux, gories, ch. 10 et 11, pnj,’e 109 et §5. // est des cxtrîmes qui ont suiv. de ma traduction; dans l’Her- quelque ressemblance. Restrictions méneia, ch. ili, page 198, ibid ; et nécessaires qui prouvent bien que dansla Métaphysique, livre V, ch. 10, dans la pensée d’Aristote, la théorie page 1018, a, 20, édition de Berlin, n’est pas trôs-rigoureuse. Il a dit lui- § 6. Ce n’est pas la témérité. Ob- méme qu’il ne prétendait faire qu’une servation très-juste, d’où il suit que simple esquisse. — Sont appelés des la vertu du courage n’est pas à pro- contraires. On peut voir toute la prement parler un milieu.

�� � \m MORALE /V NICOMAQLE.

la débauche qui pèche par excès. § 7. Ceci tient à deuN causes distinctes. L'une ressort de la nature de la chose même. Du moment que l'un des extrêmes est plus rap- proché du miheu et lui ressemble davantage, ce n'est plus celui-là que nous opposons au milieu ; c'est plutôt le terme contraire ; ainsi par exemple, comme l'audace paraît être plus voisine du courage et lui ressembler davantage, tandis que la lâcheté hii est bien plus dissemblable, c'est ]a lâcheté que nous opposons plus particulièrement au courage, les choses qui sont les plus éloignées du miheu paraissant davantage en être les contraires. § 8. Voilà donc l'une des causes signalées plus haut, et elle vient de la nature même de la chose. Voici la seconde qui ne vient que de nous. Les choses vers lesquelles nous soinmes naturellement portés davantage, nous semblent plus con- traires au sage milieu qu'il conviendrait de conserver. Ainsi, notre nature nous porte plus vivement vers les plai- sirs; et c'est ce qui fait que nous sommes enclins plus facilement à l'intempérance qu'à la réserve et à la so- I^riété. Par suite, nous trouvons plus contraires au juste milieu les choses pour lesquelles nous sentons en nous le plus d'abandon. Et voilà cojument la débauche, qui est un excès, est plus contraire à la tempérance que la complète insensibilité.

��§7. Ceci tient à deux causes dis- portes davantage. Ar'isloie, en ap^ro- tinctcs. Cette analyse, qui peut pa- fondissant cette observation sur la raili-e un peu subtile, n'en est pas nature de l'homme, aurait pu j trou- moins parfaitement exacte. ver sans peine la véritabic explication

§ 8. Nous sommes naturellement de la vertu.

�� � LIVRE II, CH. I\, <^ -2. n)Z

��CHxiPITRE IX.

��Difllculté d'être vertueux; conseils pratiques pour atteindre le milieu dans lequel consiste la vertu. Étudier les penchants na- tin-els qu'on sent en soi et se rejeter vers l'extrême contraire ; raojen de les reconnaître ; nécessité de résister au plaisir. — Insuffisance des conseils quelque précis qu'ils soient ; il faut s'exercer constamment à la pratique.

��,^ 1. Ainsi donc on a vu que la vertu morale est lui milieu ; et l'on sait comment elle l'est, c'est-à-dire qu'elle est un milieu entre deux vices, l'un par excès, l'autre pai- défaut. On a vu en outre que ce caractère de la vertu vient de ce qu'elle recherche sans cesse ce sage milieu dans tout ce qui tient aux passions, et aux actes de l'homme. Ce sont là des points qui nous semblent suffisamment éclaircis. § 2. Nous devons comprendre encore par là pourquoi il faut se donner tant de peine pour être ver- tueux. En toute chose, saisir le vrai milieu est fort difficile, de même que découvrir le centre d'un cercle n'est pas donné à tout le monde, et que pour le trouver sûremeni. il faut savoir résoudre ce prol)lème. C'est ainsi que se

��(.'II. IX. Gr. Morale, liv. I, cli. 9 ; ccrclr. La comparaison n'est pas Irt"-

Morale à Eudème, liv. II, ch. 5. juste en ce que la solution d'ini pro-

i^; 1. Et l'on .sait comment clic est. blême géométrique exige de la science.

C'est-à-dire qu'elle n'est pas toujours tandis que souvent la nature seule

le milieu exact entre deux vices. suffit ù la vertu par les qualit^-s

$ i. Découvrir le centre d'un qu'elle donne.

�� � livrer à sa colère est à la portée de tout le monde, et c’est chose facile, tout aussi bien que de répandre de l’argent et de faire de la dépense. Mais savoir à qui il convient de le donner, dans quelle mesure, dans quel moment, pour quelle cause, de quelle façon, c’est là un mérite qui n’appartient pas à tout le monde, et qu’il n’est pas facile d’avoir. Et voilà pourquoi le bien est tout à la fois une chose rare, louable et belle. § 3. Le premier soin de celui qui veut atteindre ce sage milieu, c’est de s’éloigner du vice qui est le plus contraire; et l’on peut appliquer ici le conseil de Calypso :

« Bien loin de ces écueils et de cette fumée,
» Dirige ton vaisseau »

Car des deux extrêmes l’un est toujours plus coupable, et l’autre l’est un peu moins. § h. Comme il est fort difficile de trouver ce désirable milieu, il faut, ainsi qu’on dit, changer de manœuvre, et parmi les maux prendre le moindre. Le vrai moyen d’y réussir sera la manière que nous avons indiquée. Ainsi, nous devrons nous bien rendre compte des penchants qui sont les plus naturels en nous ; car la nature nous en donne de très-divers ; et ce qui nous le fera facilement reconnaître, ce seront les

S 3. Le conseil de Calypso. Les commentateurs ont remarqué qu’A- ristote se trompait ici en attribuant à Calypso.ce qu’Homère dit de Circé. II cite sans doute ces vers de mémoire, et son souvenir n’est pas exact. Voir l’Odyssée, chant XII, v. 219. Ce sont d’ailleurs les ordres qu’Ulysse adresse à son pilote d’après les conseils de la déesse.

§ 4. Comme on dit. C’est une locution proverbiale dont se sert Aristole. Voir la même expression prise en un sens un peu différenl dans la Politique, livre III, cb, 8, § 6, page 290, de ma traduction, 2* édiLIVRE II, CH. IX, ^ 7. 105

émotions de plaisir ou de peine que nous ressentirons. § 5. Il faudra nous faire pencher nous mômes en sens contraire ; car en nous éloignant de toutes nos forces de la faute que nous redoutons, nous nous arrêtons dans le mi- lieu, à peu près comme on fait quand on cherche à redresser un morceau de bois tortu. § 6. Un danger dont il faut toujours se garder avec la plus grande attention, c'est ce qui nous plaît, c'est le plaisir; car nous ne sommes jamais dans ce cas des juges bien incorruptibles ; et les sentiments qu'éprouvaient les vieillards de Troie en présence d'Hélène, doivent être aussi les nôtres en face du plaisir. Sachons en toutes circonstances nous répéter leur langage ; car si nous parvenons à repousser le plaisir, nous sommes assurés de commettre bien moins de faux pas.

§ 7. Pour résumer notre pensée en quelques mots, nous dirons que c'est surtout par cette conduite que nous réussirons à trouver le vrai milieu. Certes c'est un point difficile, et il l'est surtout dans la pratique ordinaire des choses; par exemple, c'est une œuvre qui n'est pas aisée que de déterminer avec précision à l'avance , comment, contre qui, pour quels motifs, pour combien de temps, il convient de se mettre en colère ;■ car tantôt nous devons

��tion. — Les émotions Je ptaisir ou parfaitement en parlant du plaisir. de peine. Le critérium est en effet des §7. C'est surtout par cette con- clus sûrs ; et ces conseils, s'ils sont duite. Tout ceci est plein d'une pro- difTiciles à suivre, n'en sont pas moins fonde sagesse ; Aristote d'ailleurs ne sages. fait que répéter les leçons de son § 6. Les vieillards de Troie. Voir maître, et Platon, avant lui, avait dit l'Iliade, chant III, v. 155 et sui- à peu près tout ce qu'on peut dire vants. Comparaison gracieuse qui sied sur les dangers du plaisir. — C'est

�� � louer ceux qui restent en deça et s’abstiennent, et nous disons qu’ils sont pleins de douceur ; tantôt nous ne louons pas moins ceux qui s’emportent, et nous leur trouvons une mâle fermeté. § 8. Il est vrai que celui qui ne dévie que très-peu du bien ne s’expose pas à être blâmé, soit qu’il s’en écarte en plus, soit qu’il s’en écarte en moins ; tandis que celui qui s’en éloigne davantage, ne peut échapper à la critique pour une faute que chacun aperçoit. Mais déterminer dans un langage parfaitement précis jusqu’à quel point et dans quelle mesure on est blâmable, ce n’est pas facile, parcequ’il n’est pas facile non plus de préciser aucune des choses qu’il faut sentir pour les bien comprendre. Or tous ces cas sont des cas particuliers ; et le jugement ne peut relever que du sentiment que chacun en éprouve.

§ 9. Quoiqu’il en soit, il est suffisamment clair que la qualité moyenne est toujours la seule louable, et que pour nous redresser il nous faut pencher tantôt vers l’excès, tantôt vers le côté du défaut ; car c’est ainsi que nous atteindrons le plus aisément le milieu et le bien.

une œuvre qui n’est pas aisée. Aristote pouvait affirmer même que c’est chose impossible.

§ 8. Dans un langage parfaitement précis. Il faut se rappeler ce qu’Aristote a dit en commençant son ouvrage ; voir plus haut liv. I, ch. 1 vers la fin. Suivant lui, la science morale ne comporte pas une précision absolue.

§ 9. La qualité moyenne est toujours la seule louable. Dans ces limites, la théorie est tout à fait d’accord avec la pratique la plus éclairée et la plus sage. C’est un très-grand et très-utile mérite.

FIN DU LIVRE DEUXIÈME.
ET DU PREMIER VOLUME.


ŒUVRES
D’ARISTOTE

LA MORALE











IMPRIMEI'.IE A. CARBO.


MORALE
D’ARISTOTE
TRADUITE
PAR
J. BARTHÉLEMY SAINT-HILAIRE
MEMBRE DE L’INSTITUT
(Académie des Sciences morales et politiques)
Séparateur
TOME II
MORALE À NICOMAQUE
LIVRES III À X
Séparateur
PARIS
A. DURAND, LIBRAIRE,
rue des Grès, 5 ;
LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE DE LADRANGE,
rue St-André-des-Arts, 41.
1856


MORALE

A NICOMAQUE

LIVRE III

SUITE DE LA THEORIE DE LA VERTU. — DU COURAGE ET DE LA TEMPÉRANCE.


CHAPITRE PREMIER.


La vertu ne peut s’appliquer qu’à, des actes volontaires. — Définition du volontaire et de l’involontaire. — Deux espèces de choses involontaires, par force ou par ignorance. — Première espèce de choses involontaires ; divers exemples de choses de force majeure; actions mixtes : elles sont toujours en partie volontaires. — La mort est préférable à certaines actions : l’Alcméon d’Euripide. — Définition générale du volontaire et de l’involontaire. Le plaisir et le bien ne nous contraignent pas. S’en prendre à soi-même est souvent plus juste que de s’en prendre aux causes extérieures.

§ 1. La vertu se rapportant aux passions et aux actes de l’homme, et la louange ou le blâme ne pouvant con- cerner que les choses volontaires, puisque, dans les choses

Chapitre I. Grande Morale, dème, livre II, chap. 6 et suivants, livre T, chap. 10; Morale à Eu- § 1. Jm louange ou le blâme. Oh•2 MORALE \ NICOMAQUE.

involontaires, il n'y a lieu qu'au pardon et quelquefois mémo à la pitié ; c'est une étude nécessaire, quand on cherche à se rendre compte de la vertu , que de déterminer ce qu'on doit entendre par volontaire et involontaire. ^ 2, J'ajoute que cette connaissance est indispensable aussi aux législateurs, pour les éclairer sur les récompenses et les peines qu'ils prononcent.

g 3. On peut regarder comme involontaires toutes les choses qui se font ou par force majeure ou par ignorance. Une chose faite par force majeure est celle dont la cause est extérieure, et de telle nature que l'être qui agit ou qui souffre ne contribue en rien à cette cause : par exemple, quand nous sommes entraînés par un vent irré- sistible, ou par des gens qui se sont rendus maîtres de notre personne. § A. Il est des choses encore que nous nous laissons aller à faire, soit par la crainte de maux plus grands, soit sous l'influence de quelque noble motif: par exemple, un tyran maître de vos parents et de vos enfants vous impose quelque chose de honteux ; vous pouvez sauver tous ceux qui vous sont chers en vous soumettant; et les perdre, en refusant de vous soumettre; on peut demander si dans un cas pareil, l'acte est invo-

��scrvalion mille fois répétée depuis § 2. Est indispensable aussi aux

Aristote. -^ Au pardon... a la pitié, législateurs. La loi serait absurde et

senlimeiits rares dans Tanliquité, et barbare, si elle ne tenait pas compte

d'autant plus remarquables. — C'est des circonstances et des intentions. une étude nécessaire. Aristote a fait § 3. Ou par ignorance. Dans

cette étude aussi profondément qu'il certains cas, l'ignorance est coupable

l'a pu. Platon ne l'a point en général parce qu'elle n'a pas été évitée avec

poussée aussi loin ; et le disciple , on assez de soin, si d'ailleurs elle n'est

doit le dire à son éloge, a sur ce point pas piécisément volontaire, surpassé et complété le maître. ^i !i. On peut demander. C'est une

�� � LIVRE III, CH. I. ^ 7. 3

lontaire, ou s'il est volontaire. ^ 5. Il arrive aussi quel- que chose d'analogue au marin qui dans la tempête jette k la mer sa cargaison. Dans les cas ordinaires, personne de gaieté de cœur ne jette à l'eau les biens qu'il possède; mais il n'est pas un homme sensé qui ne soit prêt à le faire , si c'est la condition de son propre salut, ou du salut des autres. § 6. Des actions de ce genre sont, on peut dire, des actions mixtes; mais cependant elles se rap- prochent davantage des actions libres et volontaires. Elles sont le résultat d'une préférence, même au moment où on les fait ; et le but définitif de l'acte est en rapport avec la circonstance. Quand on dit d'une action qu'elle est volon- taire ou involontaire^ on entend toujours tenir compte de l'instant où l'on agit. Or, dans les actes que nous venons de citer, on agit encore librement ; carie principe qui, pour ces actes, met en mouvement les membres de notre corps qui les exécutent, est en nous ; et toutes les fois (pie le principe est en nous, il ne dépend que de nous de faire ou de ne pas faire les choses. Ce sont donc là des actes volontaires. Mais absolument parlant, on peut bien dire aussi qu'ils sont involontaires ; car personne de son plein gré n'accomplirait aucune de ces choses pour elles- mêmes. § 7. Il arrive parfois encore que des actions de ce

��sorte de cas de conscience ; et dans § 6. Des actions mixtes. L'expres-

ces cas extrêmes, c'est à l'individu de sion est aussi heureuse qu'elle est

juger si le sacrifice qu'on lui demande vraie. — Elles se rapprochent daran-

ne vaut pas plus que les conséquences tagc des actions libres. Parce qu'en

qu'il peut s'en promettre. Dans cer- effet on pourrait, si l'on voulait, ne

taines circonstances, il est clair que pas les accomplir, comme Aristote

riionnète homme sacrifiera tout plutôt l'explique un peu plus bas. — De son

que de céder. plein gré. C'est un sacrifice que la

�� � h MORAf.K A NICOMAQUE.

ojenre reçoivent de justes louanges, quand on a le cou- rage de supporter l'infamie et la douleur en vue d'un grand et beau résultat. Mais si l'on n'a pas des motifs aussi sérieux, on s'expose à un blâme mérité; car il n'y a qu'un homme méprisable qui puisse affronter l'opprobre sans avoir un aussi noble but, ou qui l'affronte en vue d'un avantage insignifiant. Dans certains cas, si l'on ne va pas jusqu'à donner des louanges, du moins on par- donne à un homme qui fait ce qu'il ne doit pas, dans des épreuves qui dépassent les forces ordinaires de la nature humaine, et qui ne sauraient être supportées par per- sonne.

§ 8. Peut-être est-il certaines choses auxquelles on ne doit jamais se laisser contraindre, et des cas où il vaut mieux mourir en supportant les plus affreux tourments. C'est ainsi que dans la pièce d'Euripide, les motifs qui ont poussé Alcméon au meurtre d'une mère, ne sont que ridi- cules. § 9. Parfois, il est difficile de discerner lequel des deux partis il convient de choisir, et lequel des deux

��raison nous impose, bien que nous moxirir. L'exemple de Socrate n'était

soyons libres encore, à nos risques et pas très-loin. Socrate aurait pu éviter

périls, de ne pas l'écouter. la condamnation, en faisant à ses

§ 7. Mais si l'on n'a pas de motifs juges certaines concessions peu hono-

aussi sérieux. C'est que dans ces râbles. — En supportant les plus

circonstances délicates, il est besoin affreux tourments. C'est la théorie

d'un esprit juste plus encore que d'un du Gorgias, page 402 de la traduction

grand cœur. — Du moins on par- de M. Cousin. C'est ce que Régulus

donne. Voir un peu plus haut le début a mis en pratique. — Dans la pièce

de ce chapitre. d'Euripide. Celte pièce d'Euripide ne

§ 8. Peut-être. Cette locution nous est pas parvenue. Voir l'édition

n'implique pas un véritable doute de de F. Didot, tom II, page 636.

la part d'Aristote ; c'est une simple § 9. Parfois il est difficile de dis-

précaution de style. — // vaut mieux cerner. C'est là le véritable embarras ;

�� � LIVRE 111, CH. 1, g 11. 5

maux on doit supporter de préférence à l'autre. Souvent il est plus difficile encore de s'en tenir fermement au parti qu'on a dû préférer ; car la plupart du temps, les choses qu'on prévoit sont bien pénibles et bien tristes ; et celles que la contrainte nous impose sont bien honteuses. C'est là ce qui fait qu'on peut louer ou blâmer les gens, selon qu'ils résistent ou qu'ils cèdent à la nécessité.

§ 10. Quels sont donc les actes qu'on doit déclarer in- volontaires et forcés ? Doit-on dire d'une manière absolue qu'un acte est toujours forcé quand la cause est dans les choses du dehors, et quand celui qui agit n'y contribue en rien? Ou bien, doit-on dire que des choses, involontaires en soi, et que pour l'instant on subit de préférence à d'autres, leur principe résidant toujours dans l'être q«ui agit, sont bien involontaires en soi, si l'on veut, mais qu'elles deviennent, dans le cas donné, volontaires, puis- qu'on les choisit à la place de certaines autres? En fait, les actions de cette espèce ressemblent davantage à des actes libres. Nos actions sont toujours relatives à des cas particuliers ; et les cas particuliers ne dépendent que de notre volonté. Mais il reste toujours très-difficile d'indiquer le choix qu'on doit faire, au milieu de ces innombrables nuances que présentent les circonstances particulières.

g 11. On ne peut pas soutenir d'ailleurs que le plaisir

��et une fois qu'on a compris le devoir, § 10. Ressemblent davantage à des

on est assez près de le remplir — Il actes libres. C'est ce qu'Aristote a

est })lus difficile encore. La persévé- déjà dit un peu plus haut,

rance dans l'héroïsme exige en effet ^11 On ne peut pas soutenir

plus de vertu encore que l'acte hé- d'ailleurs. Ce serait nier complète-

roïque lui-même, qui le plus souvent ment la4»liberté dans l'homme. —

ne dure que peu de temps. Que fjrdce à ces deux mobiles. Sous

�� � 6 • i-? MORALE A NICOMAQCE.

ou le bien nous contraignent, et qu'ils exercent sur nous un empire irrésistible, en qualité de causes extérieures ; car à ce compte, tout en nous serait contraint et forcé, puisque tous tant que nous sommes, nous ne faisons tout ce que nous faisons que grâce à ces deux mobiles, tantôt avec peine, si c'est par force et à contre-cœur, tantôt avec un grand bonheur , quand c'est du plaisir que nous y trouvons. Mais il serait vraiment par trop plaisant de s'en prendre aux causes du dehors, au lieu de s'en prendre à soi-même, quand on se laisse si facilement entraîner à ces séductions, et de s'attribuer à soi tout le bien, en rejetant sur le plaisir toutes les fautes que l'on commet, g 12. Il n'y a donc de forcé et d'involontaire que ce qui a sa cause au dehors, sans que l'être qui est contraint et forcé puisse y être absolument pour rien.

��l'idée (le plaisir Arlslote comprend vraie délinition de riinoloutuire ; el

aussi son contraire, ridée de douleur, la conséquence, qu'Aristole ne lire

Voir plus haut le début de cet ou- pas de cette discussion, mais qui en

vrage, où runique mobile de l'acti- sort évidemment, c'est que la volonté

vite humaine est le sentiment d'un de l'honmie est invincible, et que

bien quelconque. rien au monde ne peut la faire llé-

§12. Il n'y o dune... Voilù la chir malgré elle.

�� � LIVUE 111, CH. II, ^ 1.

��CHAPITRE

��Suite : seconde espèce des choses involontaires ; les choses invo- lontaires par ignorance; deux conditions : elles doivent être suivies de douleur et de repentir. — Il faut distinguer entre agir par ignorance, et agir sans savoir ce qu'on fait. — Exemples divers. — Définition de l'acte volontaire ; les actions inspirées par la passion ou le désir ne sont pas involontaires.

��§ 1. Quant aux actes par ignorance, tout s'y fait, il est vrai, sans que notre volonté y participe ; mais il n'y a réellement contre notre volonté que ce qui nous cause de la peine et du repentir. L'iionmie qui a fait quelque chose sans savoir ce qu'il faisait, mais qui n'a point éprouvé de peine à la suite de son acte, n'a pas agi volontairement sans doute, puisqu'il ne savait pas ce qu'était son action ; mais on ne peut pas dire non plus qu'il ait agi contre sa volonté, puisque de son action il n'est pas résulté de peine pour lui. Ainsi, dans toutes les actions qui sont faites par ignorance, celui qui a plus tard à s'en repentir

��Ch. IL Gr. Morale, livre I, ch. II par pure ignorance ; mais l'on peut

et suiv. ; Morale à Eudème, livre II, ressentir la plus vive et la plus légi-

cli. 6. tiuie douleur d'un arle que l'igno-

§ J. Que ce qui nous cause de la rauce a fait commettre. Du reste

peine ou du repentir. Je ne crois pas Aristote scnib'c, un peu plus bas,

cette distinction très-juste. Si Aris- se réformer lui-même; et il ne (larle

lote se bornait, au repentir l'idée plus que du repentir tout seul. Il

serait vraie, parce qu'en eCfet on ne est possible en outre ((ue la peine

se repent pas d'un acte qui a été fait dont il parle ici, soit celle qui

�� � paraît avoir agi contre son gré ; celui au contraire qui n’a point à se repentir d’avoir agi, est dans une tout autre position, et l’on peut dire simplement de lui qu’il agissait sans volonté. Il est bon de mettre cette nuance dans l’expression et de la désigner par un mot spécial, puisque la situation est différente. § 2. Il est possible de signaler encore une différence entre faire quelque chose par ignorance, et agir en ignorant ce qu’on fait. Ainsi, dans l’ivresse, dans la colère, on ne peut pas dire qu’on agisse par ignorance ; l’on agit seulement sous l’empire de ces dispositions ; on n’agit pas en connaissance de cause ; et c’est au contraire en ignorant ce qu’on fait. Ainsi, tout être méchant ignore et ce qu’il faut faire et ce qu’il convient d’éviter ; car c’est par une faute de cette espèce que les hommes commettent des injustices, et, d’une manière plus générale, qu’ils sont vicieux.

§ 3. Mais on ne peut pas prétendre appliquer le nom d’involontaire à l’action d’un homme, parce qu’il méconnaît son intérêt. L’ignorance qui préside au choix même de l’agent n’est pas cause que son acte soit involontaire ; elle est cause uniquement de sa perversité. Ce n’est pas non plus l’ignorance en général qu’il faut accuser, bien


accompagne toujours le repentir.- Qu’il agissait sans volonté. et non contre sa volonté. Cette nuance. Elle est délicate, mais elle est exacte.

§ 2. Encore une différence. Celle-là est exacte également.Dans l’ivresse, où l’on n’est pas maître de soi, on ignore certainement ce qu’on fait; et l’on ne peut pas dire pourtant que l’on pèche par ignorance. - Ainsi tout être méchant ignore.... Il ne faut pas confondre cette maxime avec celle de Platon qui soutient que le vice est involontaire, et que l’on est méchant que malgré soi. Selon Aristote il dépend du méchant de corriger son ignorance.

§ 3. L’ignorance en général. On reconnait ici la direction toute praLIVRE 111, CH. II, § 5. 9

que ce soit sous celte forme que se produise ordinairemeut le blâme ; mais c’est l’ignorance particulière, spéciale pour les choses, et dans les choses auxquelles s’applique l’action dont il s’agit. C’est aussi dans ces limites qu’il y a place, soit pour la pitié, soit pour le pardon ; car celui qui fait quelqu’une de ces choses coupables, sans savoir qu’il les fait, agit involontairement.

§ II. Il ne serait peut-être pas sans utilité de déterminer précisément pour les actions de ce genre leur nature et leur nombre, et de rechercher quelle est la personne qui les commet, ce qu’elle fait en les commettant, dans quel but et dans quel moment il lui est arrivé de les commettre. Parfois, il faut se demander aussi avec quoi l’on agit dans ces cas; et par exemple, si c’est avec un instrument; pour quelle cause, et par exemple, si c’est pour se sauver de quelque danger ; enfin de quelle manière, et par exemple, si c’est avec douceur ou avec violence. § 5. Ce sont là des circonstances où personne, à moins de folie, ne peut jamais prétexter d’ignorance, parce que évidemment on ne peut pas ignorer quelle est la personne qui agit. Car comment s’ignorer, dit-on, soi-même? Mais on peut fort bien ignorer ce qu’on fait. Par exemple, on peut dire qu’en parlant, un mot est échappé ; on peut dire encore qu’on ne savait pas qu’il fût défendu de parler des choses dont on parlait : témoin l’indiscrétion d’Eschyle sur les mystères. On peut




tique de la morale péripatéticienne.

§ 4. Il ne serait peut-être pas non plus sans utilité. Ce sont là considérations qui ont en effet le plus grand poids devant les tribuns. Le jugement serait inique s’il n’en tenait pas compte. En morale, ces détails ne sont pas plus inutiles; mais il ne faudrait pas les pousser plus loin.

§ 5. L’indiscrétion d’Eschyle. Il parait qu’Eschyle avait révélé cer10 MORALE A NICOMAQUE.

encore, en voulant montrer le mécanisme d’une machine, la faire partir sans intention, comme celui qui laisserait partir le trait d’une catapulte. Dans d’autres cas, on peut comme Mérope prendre son propre fils pour un ennemi mortel, croire qu’une lance pointue a le fer émoussé, prendre une pierre de taille pour une pierre ponce, tuer quelqu’un d’un coup en voulant le défendre, ou lui faire quelque grave blessure en ne voulant que lui démontrer quelque tour d’adresse, ainsi que font les lutteurs quand ils préludent à leurs combats. §6. Comme ce genre d’ignorance concerne toujours les choses dans lesquelles consiste l’action, celui qui en agissant ignore quelqu’une de ces circonstances, semble par cela même agir malgré sa volonté, et surtout dans les deux points les plus graves , qui sont ici, d’abord l’objet même de l’action, et ensuite le but que l’on se propose en la faisant.

§ 7. Mais, nous le répétons, pour que l’action paisse dans le cas d’une telle ignorance être justement qualifiée d’involontaire, il faut de plus qu’elle cause de la peine, et qu’elle entraîne du repentir après elle.

§ 8. Ainsi, l’acte involontaire étant celui qui est fait



taines cérémonies des mystères dans le Sisyphe, l’OEdipe, l’Iphisïénie, les rappeler l’exemple d’Eschyle, les Archers, etc. Il fut traduit devant l’Aréopage qui l’acquitta, non par les motifs qu’Aristote semble alléguer, mais à cause du courage qu’il avait montrer à Marathon, aisi que son frère.- Comme Mérope, Euripide avait sur ce sujet une pièce intitulée Cresponte, et qui ne nous est pas parvenue.Il est probable qu’Aristote y fait ici allusion; car il vien de rappeler l’exemple d’Eschyle.

§ 6. Le but que l’on se propose. L’accident est toujours contre l’intention de celui qui le cause.

§ 7. Qu’elle cause de la peine. Voir la remarque faite un peu plus haut, au début de ce chapitre.

§ 8. L’acte volontaire. La définition du volontaire ressort nécessaireLIVRE III, CH. II, § 12. 11

par force majeure ou par ignorance, l’acte volontaire semblerait être l’acte dont le principe est dans l’agent lui- même, qui sait en détail toutes les conditions que son action renferme, § 9. Ainsi, l’on ne peut pas à bon droit appeler involontaires les actes que nous font faire la colère et le désir. § 10. Une première raison, c’est que, ceci admis, il en résulterait qu’aucun être autre que l’homme n’agirait volontairement, pas même les enfants. § 11. Peut-on dire vraiment que nous ne faisons jamais rien de notre pleine et libre volonté, dans les choses de colère ou de désir? Ou bien doit-on faire ici une distinction et prétendre qu’alors nous faisons le bien volontairement, et que nous faisons le mal contre notre volonté ? Mais ne serait-il pas ridicule d’admettre cette distinction, puis- qu’il n’y a ici qu’un seul et même agent qui cause tous ces actes? § 12. D’une autre part, ce serait peut-être une grave erreur que d’appeler involontaires des choses que l’on doit souhaiter d’avoir. Par exemple, n’y a-t-il pas certains cas où il faut savoir se mettre en colère ? N’y



ment, par opposition, de la définition prise Aristolc, bien qu’elle obscur-

de rinvolontaire. Aristotc a mieux cisse un peu la pens6e. — Veut-on

fait du reste de commencer par cette faire ici tnu distinction. Je crois

dernière qui est plus frappante. qu’Aristote a ici en vue la fameuse

§ 9. La colère et le désir. Parce théorie de Platon, qui soutient que le

qu’en effet nous pouvons toujours, mal est toujours involontaire, si nous avons l’habitude de nous § 12. Des choses que l’on doit

maîtriser, les dominer l’un et l’autre, souluiiter d’tiroir. L’argument ne

§ 10. Ceci admis, il en rcsiille- semble pas très-juste. Il y a des

niit. L’expression d’Aristote est fort choses (iu’on peut souhaiter d’avoir

concise’ ; j’ai dû la paraphraser pour et qui sont en dehors de notre vo-

rendrc la pensée plus claire. lonté, le génie, la beauté, etc. Il faut

S 11. Peut-on dire vraiment. J’ai ajouter, « et (pii dépendent de

suivi la fortaie interrogative , qu’a nous. » 12 MORALE A NICOMAQUE.

a-t-il pas certaines choses qu’il convient de désirer, connue la santé et la science? § 13. Les choses réellement involontaires sont pénibles; celles au contraire qu’on désire ne sont jamais qu’agréables. § 14. De plus, est-ce que les erreurs du raisonnement, et celles du cœur ne sont pas également involontaires ? Où est la différence des unes et des autres ? Ne sont-elles pas tout pareillement à fuir ?

§ 15. Les passions que la raison ne conduit pas, n’en appartiennent pas moins à la nature humaine, tout aussi bien que les actions qui sont inspirées à l’homme par la colère et le désir. Concluons donc qu’il serait vraiment absurde de déclarer que ces choses-là ne sont pas sou- mises à notre volonté.


§ 13. Les choses réellement invo- ne conduit pas. Mais qu’elle pour-

lontaires sont pctiiblcs. Cet argu- ralt conduire ; et c’est là ce qui fait

ment est plus vrai, sans l’ôtie non que les actes qu’elles provoquent

plus entièrement. doivent passer pour volontaires, parce

§ lA. Les erreurs du raisonne- qu’il ne tenait qu’à nous de les pré- ment et celles du cœur. C’est eu ce venir. — Que ces choses-là. Les sens que Platon a soutenu que le actions qu’inspirent la colère et le mal est toujours involontaire. désir, et dont il a été question un

§ 1 5, Les passions que fa raison peu plus haut. LIVRE m, en. m, ^2. 13

��CHAPITRE III.

Théorie de la préférence morale, ou intention; on ne peut la confondre ni avec le désir, ni avec la passion, ni avec la volonté, ni avec la pensée; rapports et différences de l'intention avec toutes ces choses. — La préférence morale peut se confondre avec la délibération qui précède nos résolutions.

g 1. Après avoir distingué et défini ce qu'on doit en- tendre par volontaire et involontaire, l'étude que nous devons faire à la suite, c'est celle de la préférence ou intention qui détermine nos résolutions. L'intention paraît être l'élément le plus essentiel de la vertu ; et bien mieux que les actions mêmes de l'agent, elle nous permet d'ap- précier ses qualités morales.

§ 2. D'abord, la préférence morale ou intention est bien certainement quelque chose de volontaire ; mais l'inten- tion n'est pas identique à la volonté, qui s'étend plus loin qu'elle. Ainsi, les enfants et les autres animaux ont bien une part de volonté ; mais ils n'ont pas de préférence ni d'intention raisonnées. Nous pouvons bien appeler volon-

��Ch. m. Gr. Morale, livre I, ch. vertu. C'est ainsi que Kant a dit

11 et 15; Morale à Eudème, livre qu'il n'y a qu'une seule chose a»i

II, ch. 10. monde qu'on puisse tenir pour abso-

§ 1. Celle de la préférence ou in- lument bonne, c'est «xne bonne vo-

tention. J'ai dû mettre ces deux lonlé. Métaphysique des mœurs, p.

mots pour rendre toute la force du 13, traduction de M. J. Barni.

seul mot qu'emploie Aristotc. — § 2. L'intention n'est pas iden-

L'élément le plus essentiel de la tique à la volonté. L'exemple que

�� � taires des actes spontanés et subits ; mais nous ne disons pas qu’ils sont le résultat d’une préférence réfléchie ou intention.

§ 3. Quand pour expliquer ce qu’est l’intention, on la nomme un désir, un sentiment de cœur, une volonté, un jugement d’une certaine sorte, on ne lui donne pas des noms très-exacts. La préférence, l’intention qui choisit, ne peut pas être le partage des êtres sans raison, tandis que ces êtres sont susceptiJ)les de désir et de passion. § 4. L’intempérant qui ne sait pas se dominer agit par désir ; il n’agit pas avec intention et préférence. Au contraire, l’homme tempérant agit avec intention, avec une préférence réfléchie ; il n’agit pas par l’impulsion de ses désirs. § 5. Ajoutez que le désir peut être souvent l’opposé de l’intention, et que le désir n’est jamais l’opposé du désir. Enfin, le désir s’adresse à ce qui est agréable ou pénible ; l’intention, la préférence réfléchie ne s’adresse ni à la peine, ni au plaisir.

§ 6. L’intention ou préférence morale peut encore se confondre avec la passion que le cœur inspire ; mais rien ne ressemble moins aux actions déterminées par l’intention réfléchie, que celles qui nous sont dictées par le cœur.

§ 7. L’intention, la préférence morale, n’est pas non


donne Aristote un peu plus bas est frappant de Mérité, et il explique parfaitement sa pensée.

§ 3. Un désir, un sentiment du coeur. L’analyse d’Aristote est ici très-exacte et très-fine. J’ai tâché de rendre dans notre langue ces nuances si délicates ; mais je ne me flatte pas d’y avoir toujours réussi. — L’intention qui choisit. Paraphrase du mot grec que j'ai rendu par « préférence. « 


§ 6. Avec la passion que le cœur inspire, J’ai dû encore paraphraser. LIVRE m, CH. III, S y. 15

plus davantage la volonté , bien qu'elle en semble fort voisine. L'intention réflécliie, la préférence ne s'adresse jamais à des choses impossibles; et si quelqu'un disait qu'il préfère et choisit ces choses avec intention, il sem- blerait être fou. Au contraire, la volonté peut s'adresser même à des choses impossibles ; et l'on peut vouloir, par exemple, l'immortalité. § 8. La volonté s'applique indiffé- remment à des choses qu'on ne doit pas du tout faire soi- même ; par exemple , à la victoire de tel acteur, de tel athlète auxquels on souhaite le prix. Mais personne ne dira que c'est son intention qui préfère ces choses ; il le dira seulement des choses qu'il croit pouvoir faire personnelle- ment, g 9. Ajoutez que la volonté, le désir, regarde surtout le but qu'il poursuit ; l'intention, la préférence réfléchie, considère plutôt les moyens qui peuvent y mener. Ainsi, nous désirons, nous voulons la santé ; mais nous choisissons avec une intention réfléchie les moyens qui peuvent nous la donner ; nous désirons, nous voulons être heureux, et nous disons très-bien que nous voulons l'être ; nous ne pourrions pas dire convenablement que nous en avons Fintention. C'est que, encore une fois, l'intention ne s'ap- plique évidemment qu'aux choses qui dépendent de nous.

��§ 7. Bien qu'elle en semble fort l'homme peut vouloir ne jamais

voisine. Voir un peu plus haut la mourir, tout absurde que cela est.

distinction qui vient d'être établie II aurait peut-être été plus exact de

entre les actes volontaires et les actes dire : «on peut désirer l'immortalité.»

faits avec intention. — Et l'on peut § 8. La volonté s'applique... Ici

vouloir l'immortalité. .On a voulu encore il semble qu'il y a plutôt désir

tirer de ce passage la consé- que volonté dans l'exemple que cite

qucnce qu'Arislote ne croyait pas à Aristole; mais il confond souvent la

l'immortalité de l'âme ; c'est une volonté et le désir,

erreur; il veut dire seulement que § 9. L'intention ne s'applique cvi-

�� � 16 . MORALE A NICOMAQUE.

g 10, Enfin, on ne peut pas dire non plus que l'inten- tion soit le jugement, la pensée ; car le jugement s'ap- plique à tout, aux choses éternelles et aux choses impos- sibles, tout aussi bien qu'à celles qui dépendent de nous seuls. Les distinctions qu'on fait pour le jugement sont celles du vrai et du faux, ce ne sont pas celles du bien et du mal ; et ces dernières distinctions sont surtout appli- cables à l'intention, à la préférence réfléchie. § 11. S'il est impossible que personne confonde d'une manière générale l'intention avec le jugement, il n'est pas même possible qu'on la confonde avec tel jugement parti- culier. C'est parce que nous choisissons avec intention le bien et le mal que nous avons tel ou tel caractère moral ; ce n'est pas parce que nous en jugeons et y pen- sons. § 12. Notre intention s'applique à rechercher telle chose, à fuir telle autre, ou à faire tels autres actes ana- logues ; tandis que le jugement nous sert à comprendre ce que sont les choses, à quoi elles servent, et comment on les peut employer. Mais ce n'est pas précisément par le jugement que nous nous déterminons dans nos préfé- rences à fuir les choses ou à les rechercher.

§ 13. On loue l'intention , parce qu'elle s'adresse à l'objet qui convient, plutôt que parce qu'elle est droite ;

��(lemmcnu.. Voilà la distinction véri- qu'Aristote avait posées un peu plus

table. L'intention ne s'adresse qu'aux haut.

choses qui dépendent de l'homme. $ iZ. Plutôt que parce qu'elle est

Le désir au contraire peut se prendre droite. Au fond, il semble que c'est

à tout, même aux choses les plus la même chose. Si l'intention est

impossibles. droite, elle s'adresse à ce qui con-

§ 10. Soit le jugement, la -pensée, vient ; et si elle s'adresse à ce qui

C'est la dernière des alternatives convient, c'est qu'elle est droite. —

�� � LIVRE III, CH. III, ^ 10. 17

mais on loue le jugement surtout parce qu'il est vrai. Notre intention, notre préférence, choisit les choses que nous savons être bonnes. Notre jugement, notre pensée, s'applique à des choses que nous ne connaissons même pas du tout. § iZi. D'autre part, les gens qui adoptent et préfèrent dans leur conduite le meilleur parti, ne sont pas toujours les mêmes qui en jugent le mieux par la pensée ; parfois, ceux qui jugent le mieux les choses, pré- fèrent pourtant dans leurs actions, à cause de leur perver- sité, ce qu'il ne faudrait pas préférer. § 15. Quant à savoir si le jugement précède ou suit l'intention, peu nous im- porte ; car ce n'est pas là ce que nous cherchons pour le moment; nous recherchons seulement si l'intention ou préférence morale est identique à la pensée, sous quelque foi-me que ce soit.

g 16. Qu'est-ce donc précisément que l'intention ou préférence réfléchie ? Quelle est sa nature , si elle n'est aucune des choses que nous venons d'énumérer ? Ce qui est certain, c'est qu'elle est volontaire ; mais tout acte volontaire n'est pas un acte d'intention, un acte de pré- férence dicté par la réflexion. Faut-il confondre l'inten- tion avec la préméditation, avec la délibération qui pré-

��Parce qu'il est vrai. Répétition de ce § 16. C'est qu'elle est volontaire,

qui vient d'être dit. Et par conséquent elle est libre.

§ 14. Les mêmes qui eu jugent le L'homme est responsable morale-

mieux. La pratique de la vie atteste ment de ses intentions, s'il ne l'est

tous les jours combien cette obser- que de ses actes devant les lois. —

vatiou est juste. N'est pas 2in acte d'intention. Aris-

§ 1 5. Ce que 7wus cherchons pour tôle vient déjà de dire ceci, — L'in-

le moment. 11 serait difficile de ne icntion avec ta prcmcditation. On

pas admirer toute cette discussion si ne peut pas tout à fait les confondre;

vraie et si délicate. ol la préméditation s'étend plus loin

9

�� � 18 MOlî \LK A NICOMAQUE.

cède nos résolutions? Oui, sans doute; car la préférence morale, l'intention est toujours accompagnée de raison et de réflexion ; et le mot même qui la désigne, dans la langue grecque, montre assez qu'elle choisit certaines choses pî'éférablement à certaines autres.

��CHAPITRE IV.

��De la délibération. La délibération ne peut portei^que sur les choses qui sont en notre pouvoir; il n'}^ a pas de délibération possible sur les choses éternelles, ni dans les sciences exactes; il n'y a de délibération que dans les choses oljscures et dou- teuses. — La délibération porte sur les moyens qu'on doit .employer et non sur la fin qu'on désire ; elle ne concerne que les choses que nous croyons possibles. — Description de l'objet de la délibération; la préférence vient après la délibération; exemple tiré d'Homère. — Dernière définition de la préférence morale.

��§ 1. Peut-on délibérer sur toutes choses sans excep- tion ? Tout est-il matière à délibération ? Ou bien n'y a-t-il pas certaines choses où la délibération n'est pas

��que rintention. — Dans la langue Ch. IV. Gr. Morale, livre I, ch.

grecque. J'ai dû ajouter ceci parce 17; Morale ù Eudî-mc, livre II,

que j'écris en français. Etymologi- ch. 10 et 11.

quement le mot d' « intention n at- § 1. Peut-on délibérer sur toutes

teste bien aussi une sorte de dôlibé- choses. Cette discussion complète

ration antérieure à l'acte. Mais cette sans doute toutes celles qui pn^-

association d'idées n'y est pas aussi cèdcnt;maisAristotc s'y arrête pont-

niarqu«e que dans le mot grec. Hre un peu longuement.

�� � LIVRE 111, Œ. IV, % 0. 10

possible? ^ '2. D'ailleurs, il \a sans dire que l'objet de la délibération dont je parle ici , n'est pas l'objet sur lequel ne délil)ère qu'un honnne frappé de sottise ou de folie ; c'est seulement l'objet sur lequel délibère riiomme qui jouit de toute sa raison ? § 3, Ainsi, per- sonne ne délibère sur les choses et les vérités éternelles, par exemple sur le monde ; ni sur cet axiome que le diamètre et le côté sont incommensurables. § Zi. On ne peut délibérer davantage sur certaines choses qui sont sou- mises au mouvement, mais qui s'accomplissent toujours suivant les mêmes lois, soit par une nécessité invincible, soit par leur nature, soit par toute autre cause; comme sont par. exemple les mouvements d'équinoxe et de sols- tice pour le soleil. ^ 5. Il n'est pas possible non plus qu'on délibère sur les choses qui sont tantôt d'une faço]i et tantôt d'une autre, les sécheresses et les pluies ; ni sur les événements qui dépendent uniquement du hasard, comme la trouvaille d'un trésor. § 6. La délibération ne peut même pas s'appliquer sans exception à toutes les choses purement humaines; et ainsi, un Lacédémonien n'ira pas délibérer sur la meilleure mesure politique qu'aient à prendre les Scythes : car rien de tout cela ne

��§ 2. D'ailleurs il va sans dire. Par opposition aux choses élerncilos

Celte remarque ne paraît pas en qu'on suppose immobiles et im-

effet très-nécessaire; et ^-omme le dit muables.

Aristote, la chose allant de soi, il eut § 5. Tantôt d'une façon et tantih

été aussi bien de la passer sous si- d'une autre. C'est-à-dire tout à fait

lence. soumises au hasard, en ce que nous

§ 3. Le diamètre et le côté, d'un ne pouvons pas en dirip;er les causes,

carré. La diagonale serait une exprès- ni même souvent les expliquer,

sion plus juste. § 6. Les choses purement humaines .

§ II. Soumises au mouvement, qui sont hors de notre action.

�� � -20 MORVF.E \ NICOMAQUE.

peut se pntduirc par nntru intGrveiitioii (^t ne dépend de nous.

g 7. Nous ne délibérons rpie sur les choses qui sont en notre pouvoir ; et ces choses-là sont précisément toutes celles dont nous n'avons pas parlé jusqu'ici. Ainsi, la na- ture, la nécessité, le hasard, paraissent être les causes de bien des choses ; mais il faut compter de plus l'intelli- gence, et tout ce qui se produit par la volonté de l'homme. Les hommes délibèrent, chacun en ce qui le concerne, sur les choses qu'ils se croient en pouvoir de faire, g 8. Dans les sciences exactes et indépendantes de tout arbitraire, il n'y a pas lieu de délibérer ; par exemple dans la gram- maire, où il n'y a pas d'alternative et d'incertitude pos- sibles sur l'orthographe des mots. Mais nous déhbérons sur les choses qui dépendent de nous, et qui ne sont pas toujours invariablement d'une seule et même façon ; par exemple, on délibère sur les choses de médecine, sur les spéculations de commerce et d'affaires. On délibère sur l'art de la navigation plus que sur l'art de la gymnastique, à proportion même que le premier de ces arts est moins précis que le second. ^ ^. Il en est de même pour tout le ]-este, et l'on délibère bien pins dans les arts que dans les

��§ 7. Et ioKt ce qui se produit par tage. — Est moins précis que le la volonté de l'homme. C'est-à-dire second. Il paraît qu'en effet les an- tous les actes libres. ciens avaient porté les règles gyni-

§ 8. Dans les sciences exactes, nasîiques h un degré de précision

Aristote vient déjà de citer plus haut dont nous pouvons à peine nous faire

un exemple mathématique. — Sur une idée. On peut le voir par un

l'orthographe des mots. Dans la grand nombre de passages d'Hippn-

Grande Morale, livre I, ch. 46, Aris- cratc.

foie reprend de nouveau cet exemple, ;^ !). Dans les arts que dans les

et précise les choses encore davan- sciences. Il résulte de ce qui précède

�� � LIVRE m, CH. IV, § IJ. -21

sciences, parce que les arts offrent bien plus matière à l'incertitude et aux dissentiments.

^ 10. La délibération s'applique donc spécialement aux choses qui, tout en étant soumises à des règles ordinaires, sont cependant obscures dans leur issue particulière, et {)0ur lesquelles on ne peut rien préciser à l'avance. Ce sont les choses où lorsqu'elles sont importantes, nous ap- pelons à notre aide des conseils plus éclairés que les nôtres, parce que nous nous défions de notre seul discer- nement et de notre insuffisance dans ces cas douteux, g Ll. Au reste, nous ne délibérons pas en général sur le but que nous nous proposons ; c'est plutôt sur les moyens qui doivent nous y conduire. Ainsi, le médecin ne délibère pas pour savoir s'il doit guérir ses malades, ni l'orateur pour savoir s'il doit persuader son auditoire, ni l'houmie d'État pour savoir s'il doit faire de bonnes lois ; en un mot, dans aucun autre genre, on ne délibère sur la fin spéciale qu'on poursuit; mais une fois qu'on s'est posé un certain bot. on cherche comment et par quels moyens on y pourra ])arvenir. S'il y a plusieurs moyens de l'atteindre, on re- cherche avec un redoublement d'attention quel est entre tous le plus facile et le plus accompli ; s'il n'y en a qu'un seul, on se demande comment on obtiendra par ce moyen unique la chose qu'oji désire. On cherchera même encore pour ce moyen par quelle voie on pourra s'en rendre niaître, jusqu'à ce qu'on soit arrivé à la cause première, qui se trouve être la dernière c[u"on décou\'ie dans cette

��qu'il u'ya pas malière à dclibéiatioii t-st indispensable; car on peut fori

dans les sciences. l>iei> hésiter entre deux buts diffc-

« 11. En général. La restriction reiits; et alors on délibère pour

�� � investigation. De fait, quand on délibère, on semble cher- cher quelque chose par le procédé qui vient d’être décrit et faire une analyse pareille à celle qu’on applique aux figures de géométrie qu’on veut démontrer. § 12. D’ailleurs, toute recherche évidemment n’est pas mie délibération, témoin les recherches mathématiques ; mais toute délibération est une recherche, et le dernier tenue qu’on trouve dans l’analyse à laquelle on se livre, est le premier qu’on doive employer pour produire la chose qu’on souhaite. § 13. Que si l’on arrive à reconnaître qu’elle est impossible, on y renonce; et par exemple, si, quand on a besoin d’argent , on voit qu’on ne peut s’en procurer. Alais si elle parait possible, alors on s’efforce de la faire ; et nous plaçons parmi les choses possibles toutes celles que nous pouvons faire par nous seuls ou par le moyen de nos amis ; car ce que nous faisons par eux est bien aussi en quelque sorte fait par nous, puisque c’est en nous que se trouve le principe de leur action. § 14. Parfois ce sont les instruments qu’on cherche en délibérant ; d’autres fois, c’est l’usage qu’il convient d’en faire ; et de même dans toutes les occasions, ce qu’on cherche, c’est tantôt le moyen qu’on emploiera, tantôt la manière dont il faudra s’y prendre, et tantôt la personne qu’il faudra faire inter- venir.

§ 15. Ainsi donc, c’est toujours l’homme qui, comme

savoir auquel on doit s’attacher de n’est pus une délibération. C’est une

préférence. — Faire une analyse, simple application de l’intelligence

Parce qu’en géométrie on remonte où l’alternative n’est pas possible,

de théortme en théorème jusqu’au § 13. Ou par le moyen de nos

principe supérieur. amis. Le terme est un peu étroit ; et

S 13. Toute recherche évidemment il vaudrait mieux dire d’une manière

�� � LIVRE m, CH. IV, g 18. -23

ou vient de le dire , est le principe même de ses actions -, la délibération porte sur les choses qu'il peut faire; et les actes ont toujours pour but d'autres choses qu'eux-mêmes, g 16. Par conséquent, ce n'est pas sur la fin même qu'on délibère , mais sur les moyens qui peuvent y mener. On ne délibère pas non plus sur les choses individuelles et particulières ; par exemple , pour savoir si cet objet qu'on a sous les yeux est du pain , ni s'il est bien cuit, ni s'il est fabriqué convenablement; car, ce sont là des choses que la sensation suffit à juger ; et , si l'on avait à délibérer toujours et de tout , on se perdrait dans l'in- fini, g 17. Mais l'objet de la délibération est le même que celui de l'intention ou préférence , à cette seule dif- férence près, que l'objet de l'intention, ou de la préfé- rence, doit être déjà préalablement fixé. L'objet auquel le jugement s'arrête après une délibération réfléchie , est celui que l'intention préfère, puisqu'on cesse de recher- cher couuîient on doit agir, du moment qu'on a ramené la cause de l'action à soi-même, et qu'on l'a rapportée à cette faculté qui en nous dirige et gouverne toutes les autres ; car c'est elle qui préfère et choisit avec in- tention, g 18. Cette distinction se peut voir avec pleine évidence , même dans les antiques gouvernements dont

��plus générale : « par le moyen de § 17. Préatablemeut fixé. Tandis

nos semblables, n ou mieux encore que dans la délibération, on le

« par le moyen d'intermédiaires. « cherche, et qu'on ne le connaît pas

§ 15. D'autres choses qu'eux- à l'avance. — Dirige toutes les

mêmes. Ne fût-ce que le plaisir nutres, La raison,

même qu'ils nous procurent. § 18. Cette distinction se peut

§ 16. Sur les choses individuelles, voir... Homère. L'autorité d'Homère

Que la sensation seule décide, et ne paraît pas ici très-bien choisie; et

qu'elle nous fait connaître. Ton ne saurait indiquer précisénienl

�� � n MORALE V NICOMAQUE.

Homère nous a retracé l'image; on y voit les rois annon- cer au i)eiiple les résolutions qu'ils ont préférées, et ce qu'ils ont l'intention de faire.

g 19. Ainsi, l'objet de notre préférence, sur lequel on délibère, et qu'on désire, étant toujours une chose qui dépend de nous, on pourra définir l'intention, ou préférence, le désir réfléchi et délibéré des choses qui dépendent de nous seuls ; car nous jugeons après avoir délibéré; et ensuite, nous désirons l'objet d'après notre délibération et notre résolution volontaire.

g '20. Cette sunple esquisse que nous venons de tra- cer de la préférence morale ou intention , suffit pour mon- trer ce qu'elle est et quelles choses elle concerne , et pour faire voir qu'elle ne s'adresse jamais qu'à la recherche des moyens qui peuvent mener au but qu'on poursuit.

��à quels passages Aristote veut faire parfois même, il est irrésistible, et

allusion. l'intenUon ne l'est jamais.

§ 19. Et ensuite nous dcsirons. Il § 20. Cette simple esquisse. C'est

fatidrait dire : « Nous voulons; » car toujours avec cette modestie qu'Aris-

le désir est spontané, et il ne dépend tote parle de ses travaux. Malgré

en rien de nous ; évidemment il ne quelques taches que j'ai dû signaler,

vient pas après une mûre rédexion. celte >< simple » esquisse est un chcf-

II naît en nous sans que nous puis- d'œuvre, qui n'a rien de supérieur en

sions souvent nous en rendre compte ; morale.

�� � LIVRE III. CH. V, i^ 3. -25

��CHAPITRE V.

L'objet véritable de la volonté, c'est le bien : explication de cette théorie ; difficultés des sjstèmes qui croient que riiomnie poursuit le véritable bien, et de ceux qui croient qu'il ne pour- suit que le bien apparent. — Avantage de l'homme vertueux: il n'y a que lui qui sache trouver le vrai dans tous les cas.

§ 1. On a dit que la délibération et la volonté s'ap- pliquent au but qu'on recherche. Mais, ce but, selon les uns, est le bien lui-même; et selon les autres, c'est seulement ce qui nous parait être le bien. § 2. Quand on soutient que le bien seul est l'objet de la volonté , on risque de tomber dans cette contradiction, que ce que veut l'houmie dont la préférence' a été mauvaise . n'est pas voulu réellement par lui ; car du moment que la chose est l'objet de la volonté , elle est bonne selon cette théorie ; et cependant , elle était mauvaise , puisque sa préférence s'était égarée. § 3. D'un autre côté , si il'on prétend que la volonté poursuit , non pas le bien lui-même, mais seulement le bien apparent, il s'ensuit

��Ch. V. Gr. Morale, livre I, cii. IS ; coupable, s'il a fait ce qu'il dépeiulait

Morale à Eudème, livre II, ch. 8. de lui pour atlcindre la vérité. C'esi

§ ]. Le bien lui-mtmc.... ce qui du reste une distinction qu'Aristolc nous paraît... Au fond c'est la niC-me fera lui-même un peu plus bas- chose ; l'individu ne i)eut agir qu'en § 2. N'est pas voulu icellcmcui \ ue de ce qu'il croit être le bien. A par lui. C'est en partie la théorie relie condition, il est vertueux. Il platonicienne que reproduit le dis- peut sf tromper. Mais il n'est pas ciplc après le maître.

�� � 26 MORALK A NICOMAQUE.

que les objets de notre volonté n'existent point dans la nature , et qu'ils sont uniquement le résultat de l'opi- nion que s'en fait chacun de nous. Mais cette opinion varie avec les individus ; et , s'il en était ainsi , les choses les plus contraires pourraient nous faire tour à tour l'illusion du bien.

g à. Connue ces deux solutions ne sont pas très-sa- lisfaisantes , il faut dire que, d'une manière absolue et selon la vérité, le bien est l'objet de la volonté; mais ([ue pour chacun en particulier, c'est le bien tel qu'il lui apparaît. Ainsi, pour l'homme vertueux et honnête, c'est le bien véritable; pour le méchant, c'est au ha- sard ce qui se présente à lui. Il en est en ceci de même que pour les corps : quand ils sont bien portants, les choses réellement saines sont saines pour eux; mais, c'en sont d'autres pour les corps qui souffrent de la ma- ladie ; et ce qu'on dit ici pourrait se dire également des choses amères, douces, chaudes, lourdes, et de toutes les autres, chacune en particulier. De même, l'homme vertueux sait toujoiu's juger les choses comme il faut

��§ 3. N'existent point ilans la na- § 4. Le bien est le principe de la

itire. La conséquence n'est point volonté. Admirable principe qu'Aris-

rigoureuse. Ce qui est vrai, c'est tote emprunte à Platon, et qui con-

(ju'en faisant le mal, l'homme s'est serve à la nature humaine toute sa

trompé puis qu'il voulait faire le dignité et sa grandeur. — l'homme

bien, — Varie avec les individus, vertueux et honnête. Il faudrait

Ceci est vrai dans une certaine me- ajouter : « et éclairé. » — Les

sure ; mais il y a des principes coni- choses réellement saines. C'est le

muns sur lesquels tombent d'accord pro^e^be ([u'on a formulé plus tard

lous les êtres raisonnables. — L'illu- ainsi : puris omnia pur a. — De

sion du bien. Celaient les consé- même l'homme vertueux, et éclairé,

séquences extrêmes que les Sophistes Dans la pensée d'Aristote, ce com-

t iraient en effet de leurs doctrines. plément est sous-entendu.

�� � MVRE 111. CH. VI, S 1- 27

les juger; et le vrai lui apparaît dans chacmie d'elles; parce que, suivant les dispositions morales de l'honnue, les choses varient, et qu'il y en a de spécialement belles et agréables pour chacun, g 5. Peut-être même la plus grande supériorité de l'homme vertueux , c'est qu'il voit le vrai dans toutes les choses, parce qu'il en est comme la règle et la mesure. Mais pour le vulgaire, l'erreur en gé- néral vient du plaisir, qui paraît être le bien sans l'être léellement. § 0. Le vulgaire choisit le plaisir, qu'il prend [)our le bien ; et il fuit la peine, qu'il prend pour le mal.

��CHAPITRE VI.

Lu vertu et le vice sont volontaires; réfutation d'une théorie contraire ; l'exemple des législateurs et les peines qu'ils portent dans leurs codes, prouvent bien qu'ils croient les actions des hommes volontaires. — Réponse à quelques objections contre la théorie de la liberté; nous disposons de nos habitudes; c'est à nous de les régler, de peur qu'elles ne nous entraînent au mal. — Les vices du corps sont souvent volontaires comme ceux de l'âme ; et dans ce cas, ils sont aussi blâmables. — Le désir du bien n'est pas l'effet d'une disposition purement natu- relle ; il résulte de l'habitude, qui nous prépare à voir les choses sous un certain aspect. — Résumé de toutes les théories anté- rieures; indication des théories qui vont suivre.

§ 1. La lin qu'on poursuit étant l'objet de la volonté,

§ 5. // en est comme la règle et lo 5j 6. Le plaisir qu'il prend pour le

mesure. On ne peut pas se faire une bien. Illusion trop réelle et trop fré-

plus noble idée de la vertu. Le queute.

Stoïcisme a recueilli ce principe qu'il <"/'• J /. Gr. Morale, livre I, ch.

a peut-Être exagéré. — Vient du 18 et suivants; Alorale à Eudènie,

plaisir. Idée toute platonicienne. livre II, ch. 8 et sui\nnts.

�� � 28 MORALE A NICOMAQUE.

L't les moyens qui mènent à cette lin pouvant, être soumis à notre délibération et à notre préférence, il s'en suit que les actes qui se rapportent à ces moyens, sont des actes d'intention et des actes volontaires ; et c'est là précisé- ment le domaine où s'exercent en réalité toutes les vertus. ^ 2. Ainsi donc, sans aucun doute, la vertu dépend de nous. De même aussi, le vice en dépend, parce qu'en efiet, là où il ne tient qu'à nous de faire, il ne tient qu'à nous également de ne pas faire ; et que là où nous pouvons dire Non, nous pouvons aussi dire Oui. Par conséquent, si faire un acte qui est bon dépend de nous, il dépendra de nous aussi de ne pas faire un acte qui est honteux ; et à l'inverse, si ne pas faire le bien dépend de notre volonté, faire le mal en dépendra pareillement. § 3. Mais si faire le bien ou le mal dépend de nous seuls, ne pas les faire en dépendra tout aussi complètement ; or, c'était là ce que nous en- tendions par être bons et mauvais en parlant des hommes. Donc, nous pourrons dire qu'il dépend bien réellement de nous d'être honnêtes et d'être vicieux. ;^ h. Mais avancer que (( personne n'est pervers de son plein gré, ni heureux malgré soi, » c'est une assertion qui contient tout à la fois de l'erreur et de la vérité. Non certainement, per- sonne n'a le bonheur que donne la vertu contre son gré; mais le vice est volontaire. ^ 5. Ou bien faut-il révoquer

��§ 1. Le domaine où s'excrccnl... § Zi. Mais avancer que... Arislolo

fviUes les vertus. La vertu est volon- ne nomme pas Platon ; mais c'est

taire dans l'iiomme; et par suite, le évidemment à lui que s'adresse cette

vice ne l'est pas moins. Cette théorie critique. — Ni heureux, du boidieur

d'AristotP est tout à fait opposée fi qu'assure la vertu. — De l'erreur et

celle de Platon qui soutient ((ue le </c la tériié. Arislote n'est point

\ice est involontaire. injuste envers son maître, comme

S 2. Le vice en drpiiul. Coiisé- on le voit. • — Le bonheur... eonirc

quence nécessaire de ce (|ui précède, xon gre. C'est-à-dire que pour être

�� � LIVRE ill, CH. VI, ^ 7. 29

en doute la tht'iprie qu'on vient de soutenir? et faut-il dire que l'homme n'est pas le principe et le père de ses ac- tions, comme il l'est de ses enfants? Mais si cette pater- nité est évidente, si nous ne pouvons rapporter nos ac- tions à d'autres principes qu'à ceux qui sont en nous, il faut reconnaître que les actes dont le principe est en nous- mêmes, dépendent de nous et qu'ils sont volontaires. § (>. Tout ceci du reste semble confirmé, et par le témoignage de la conduite personnelle de chacui] de nous, et par le témoignage des législateurs eux-mêmes. Ils punissent et châtient ceux qui commettent des actes coupables, toutes les fois que ces actions ne sont pas le résultat d'une con- trainte, ou d'une ignorance dont l'agent n'était pas cause. Vu contraire ils récompensent et honorent les auteurs d'actions vertueuses. Evidemment, ils veulent par cette double conduite encourager les uns et détourner les autres.

^ 7. Mais dans toutes les choses qui ne dépendent pas de

nous, dans toutes les choses qui ne sont pas volontaires, personne ne s'avise de nous pousser à les faire ; car on sait qu'il serait bien inutile de nous engager, par exemple, à ne point avoir chaud, à ne point souffrir du froid ou de la faim, et à ne pas éprouver telles ou telles autres sensations ana- logues , puisqu'en effet nous ne les souffririons pas moins

��verttieux et acquérir le bonheur décisifs, sans parler du témoicrnag:p

que donne la vertu, il faut le vouloir intérieur de la conscience qui nous

et faire de sérieux efforts. atteste sans cesse notre liberté.

§ 5. L'honwic u'esi pas le principe. § 7. Mais dans foutes les choses.

( Test nier toute liberté dans l'homme. C'est ce qu'Aristnte entend par « le

$ fi. Chacun de nous... des légis- témoignage de la conduite person-

Idtcurs. Ces arguments cent fois nellc de chacun de nous. » Évidem-

invoqués après Aristote sont en effet nient, nous ne saurions tenir le

�� � 30 MOUALK A NICOMAQUE.

malgré ces exhortations, g 8. Les législateurs vont même jusqu'à punir des actes faits sans connaissance de cause, quand l'individu paraît coupable de l'ignorance où il était. Ainsi, ils portent de doubles peines contre ceux qui com- mettent un délit dans l'ivresse; carie principe de la faute est dans l'individu puisqu'il est maître de ne pas s'enivrer, et que c'est l'ivresse seule qui a été cause de son igno- rance. Des législateurs punissent encore ceux qui ignorent les dispositions de la loi qu'ils doivent connaître, et quand ils pouvaient les connaître sans trop de difficulté, g 9. Ils montrent la même sévérité dans tous les cas où l'igno- rance ne paraît venir que de la négligence, estimant sans doute qu'il ne dépend que de l'individu de n'être pas ignorant , et le supposant maître d'apporter les soins nécessaires à remplir ce devoir. § 10. Peut-être objec- tera-t-on que tel homme est par sa nature tout à fait incapable de prendre ce soin. Mais on peut répondre que ce sont les individus eux-mêmes qui sont cause de cette dégradation, qu'ont -amenée les désordres de leur vie. S'ils sont coupables et s'ils ont perdu la domination d'eux- mêmes, c'est leur faute, les uns en commettant de mau- vaises actions, les autres en passant leur temps dans les débauches de la table et dans des excès honteux. Des actes répétés en quelque genre que ce soit impriment aux

��moindre compte de ces exliorlalions ; on ne l'en punit pas moins. — Ils

elles nous sembleraient aussi ridi- portent de doubles peines. Dans In

cules qu'inutiles. Politique, (livre II, ch. 9, p. 120 de

5 8. Les législateurs... C'est le ma traduction, 2' édition), Arislote

principe que nul n'est censé ignorer attribue cette loi à Pittacus. la loi; et le coupable aurait beau § 10. Les individus eud-mânes.

allcRuer qu'il ne la connaissait pas, Peut-être Aristote ne tient-il pas assez

�� � LIVRE m, CH. VI, ^ 13. 31

hommes des caractères qui correspondent à ces actes, et l'on peut voir évidemment par l'exemple de tous ceux qui s'appliquent à quelque exercice ou à une action quel- conque, qu'ils arrivent à pouvoir s'y appliquer constam- ment. § 11. Ne pas savoir qu'en tout genre les habitudes et les qualités s'acquièrent par la continuité des actes, c'est l'erreur grossière d'un homme qui ne sent absolu- ment rien.

§ 12. Il n'est pas moins déraisonnable de prétendre que celui qui fait le mal n'a pas la volonté de devenir méchant ; et que celui qui se livre à la débauche n'a pas l'intention de devenir débauché. Quand on fait, sans pou- voir arguer de son ignorance, des actes qui doivent rendre méchant, c'est bien volontairement qu'on devient mé- chant. § 13. Bien plus, quand une fois on est vicieux, il ne suffira pas de le vouloir pour cesser de l'être et pour devenir vertueux, pas plus que le malade ne pourra re- couvrer instantanément la santé par un simple désir. C'est de son plein gré, il est vrai, qu'il s'est rendu malade en menant une vie d'excès et en refusant d'écouter les avis des médecins, et il y eut un temps où il lui était possible de n'être pas malade ; mais dès qu'il s'est avancé dans cette voie, il ne lui est plus permis de ne point l'être.

��de compte des circonstances, et par § 12. Il n'est pas moins déraison-

exemple de Fédiication et de l'exem- tiable. C'est Platon que combat

pie, qui ont tant d'influence sur nous, encore Aristote; et il semble avoir

§ 11. Ne pas savoir. Aristote dans raison contre lui, bien que le prin-

lout le cours de son ouvrage atta- cipe platonicien puisse être interprété

chera la plus grande importance aux en un sens plus favorable,

habitudes morales, et il fera de l'ha- § 13. Il ne suffira pas de vouloir.

bitude l'une des conditions essen- Observation profonde, et que rend

tielles de la vertu. plus évidente encore la comparaison

�� �

C’est ainsi qu’une fois qu’on a lancé une pierre, on ne peut plus l'arrèter et la reprendre ; et cependant il ne dépendait que de nous seuls de la lancer ou de la laisser tomber de notre main ; car le mouvement initial était à notre disposition. Il en est de même pour le méchant et le débauché ; il dépendait d’eux dans le principe de n’être point tels qu’ils sont devenus, et c’est volontairement qu’ils se sont pervertis ; mais une fois qu’ils le sont, il ne leur est plus possible de ne pas l’être.

g 14. Mais ce ne sont pas seulement les vices de l’âme qui sont volontaires ; dans bien des cas, ceux même du corps ne le sont pas moins ; et alors nous les blâmons tout autant. Ainsi, l’on ne reproche à personne une difFormité naturelle, et l’on blâme ceux qui n’ont cette difformité que par mi défaut d’exercice ou de soin. On fait la même distinction pour la faiblesse , la laideur et les infirmités. Qui ferait des reproches, par exemple, à un homme parce qu’il est aveugle de naissance, ou parce qu’il l’est devenu à la suite d’ime maladie ou d’un coup ? On plaint bien plutôt son malheur. Mais tout le monde adresse un juste blâme à celui qui le devient par l’habitude de l’ivresse, ou par tel autre vice. § 15. Ainsi donc pour les vices du corps, on blâme ceux qui dépendent de nous ;

dont se sert Aristote. — Il ne leur est plus possible de ne pas l’être. Aristote revient donc en partie au principe de Platon en l’expliquant; et c’est ainsi qu’il a dit plus haut que ce principe n’était pas faux d’une manière absolue. La vérité, c’est que l’homme qui pouvait ne pas se rendre vicieux, ne peut plus s’empêcher de l’être, quand une fois il l’est devenu.

§ 14. Les vices de l'âme... ceux même du corps. Assimilation très- juste dans les limites où la restreint Aristote, avec autant de sagacité que de mesure. LIVRE m, CH. VI, ^ J(l 33

on 110 blàim; })as ceux qui n'en peuvent dépendre : et s'il en est bien ainsi pour les vices de cet ordre, on peut dire pour tous les autres, pour les vices de l'âme, que ceux qu'on blâme ne dépendent que de nous seuls.

g 16, Mais l'on fait une objection , et l'on dit : (c Tout ^> le monde , sans exception , désire ce qui lui paraît être " le bien. Mais on n'est pas maître des apparences de n son imagination; et tel on est moralement, tel appa- n raît aussi le but qu'on se propose. Si chacun de nous 1) n'est que jusqu'à un certain point responsable du ca- » ractère qu'il a, il ne sera responsable aussi que » dans une certaine mesure des apparences sous les- n quelles les choses se présentent cà -son imagination. » Personne n'est coupable du mal qu'il fait, et il ne ■I commet ce mal que par ignorance du but véritable , " croyant que c'est en agissant comme il fait , qu'il s'as- )) surera le bien suprême qu'il cherche. La recherche et ■) le désir du vrai but dans la vie, ne dépendent pas » du libre choix de l'individu; il faut qu'il naisse, ou » peut dire , avec une vue qui lai fasse bien discerner les 1 choses ; alors, il pourra choisir le vrai bien. j\lais c'est >' un bienfait de la nature, que d'apporter cette heu- ') reuse disposition en naissant ; cette faculté, la plus )) grande et la plus belle de toutes, qu'on ne peut ni » recevoir ni apprendre d' autrui, ne doit être en nous » que ce que l'a. faite le hasard de la naissance ; la com- ') plète et véritable perfection de notre nature , ne con-

��§ 16. Mais l'on fait une objection, clair que dans sa pensée, il la lui Aristote ne met pas celle objection attribue sans la préciser du reste aii- dans la bouche de Platon ; mais il est lanl que je l'ai fait.

3

�� � IWi MORALE A MICOMAQUE.

') siste qu'à avoir reçu ce don dans toute sa grandeur » et sa beauté, au moment où nous sommes nés. »

§ 17. Si tout cela est vrai, en cpoi donc la vertu, je le demande, sera-t-elle plus volontaire que le vice? L'aspect sous lequel le but apparaît et reste posé, est absolument pareil pour l'homme vertueux et pour le méchant tout ensemble ; que ce soit là d'ailleurs un simple effet ou de la nature ou de tout autre cause ; et c'est en rapportant tout le reste à ce but, que l'un et l'autre agissent dans im sens quelconque. § 18. Soit donc que ce but avec toutes ses diversités, n'apparaisse pas uniquement à l'esprit de l'homme par une action aveu- gle de la nature, et qu'il y ait ici quelque chose en- core de plus ; soit qu'au contraire le but soit complè- tement imposé par la nature, et que ce soit simplement parce que l'homme de bien peut y faire concourir le reste de ses actions, qu'on puisse dire que la vertu est volontaire ; il n'en est pas moins certain que le vice est volontaire dans la même mesure que la vertu elle- même ; car le méchant , ainsi que l'homme de bien , a dans ses actions une part qui ne se rapporte qu'à lui, s'il n'en a d'ailleurs aucune dans le l)ut qui leur est im-

��§ 17. Si tout cela est vrai. La jection est très-juste ; mais la ma- réponse d'Aristote ne semble pas nière dont elle est exprimée n'est pas très-claire, du moins dans quelques assez nette; et pour qu'elle le fut détails; au fond, il veut dire que si davantage, j'aurais dû faire dans la le vice n'est pas volontaire, la vertu traduction des changements qui au- ne l'est pas davantage, et que le raient altéré le texte, et que je ne me système qu'il combat se contredit suis pas cru permis, lui-même, en reconnaissant la liberté S 18. // n'en est pas moins cer- de l'homme d'un côté, tandis qu'il tnin. Voilà le fonds même de l'ob- ne la reconnaît pas de l'antre. L'ob- jection.

�� � LlVllE 111, CH. VI, ^ 21. 35

posé. ^ 19. Par conséquent, si, comme on l'a dit, les vertus sont volontaires, car nous sommes personnelle- ment complices de nos qualités , et c'est parce que nous avons un caractère moral d'une certaine espèce, que nous supposons un but conforme à ce caractère, il s'ensuit que les vices sont également volontaires; et la parité des uns et des autres ne cesse pas.

g 20. En résumé , nous avons traité des vertus en gé- géral ; et , pour en montrer plus précisément la nature , nous avons établi qu'elles sont des milieux et des habi- tudes. Nous avons indiqué les causes par lesquelles les vertus se produisent; et nous avons dit aussi que par elles - mêmes , les vertus peuvent à leur tour produire ces causes. Nous avons ajouté qu'elles dépendent de nous, et sont volontaire, et qu'elles doivent s'exercer comme la droite raison le prescrit. § 21. Les actions, du reste, ne sont pas volontairess au même titre que les habi- tudes; car nous sommes toujours maîtres des actions, du commencement jusqu'à la fin, en en connaissant à chaque instant tous les détails particuliers; au contraire, pour les habitudes , nous n'en disposons qu'au début ; et , l'on ne peut reconnaître ce que les circonstances y

��§19. Par conséquent. Le \ice est réflexion, toute juste qu'elle est,

volontaire, si la vertu Test, ainsi ne paraît pas ici fort bien à sa

qu'on l'a dit. place; c'est peut-être une interpo-

§ 20. En résumé. Ce résumé ne lation. — On peut affirmer qu'elles

se rapporte pas à tout ce qui a été sont volontaires. Il semble que cette

exposé jusqu'à présent ; il ne se rap- conclusion contredit un peu ce qui

porte guère qu'aux dernières dis- précède , puisqu'Aristote vient de

eussions. dire que nous ne disposons des ha-

§21. Les actions du reste. Cette bitudcs que quand elles commencen!.

�� � 36

��MORALE V NICOMAQUE.

��ajoutent à chaque l'ois , pas plus qu'on ne le sait pour les maladies. Mais comme nous pouvions toujours à notre gré diriger ces habitudes, ou ne pas les diriger de telle ou de telle façon , on doit afîinner qu'elles sont volontaires.

§ 22. Maintenant, reprenons l'analyse des vertus; et disons pour chacune en particulier, ce qu'elles sont, à quoi elles s'appliquent , et comment elles agissent. Cette étude nous fera voir en même temps quel en est le nombre, (commençons par le courage.

��§ 22. Pour chacune en particulier. Le reste de l'ouvrage en effet sera consacré à l'analyse de vertus parti- culières, tandis que le début l'a été à de simples généralités. — Quel en est le nombre. Aristote n'a pas pré- tendu cependant faire un dénom- brement exact de toutes les vertus. — Commençons par le courage. M. Zell, d'après Muret et Giplianius, a remarqué qu' Aristote conmience par l'analyse du courage, parce que c'est la vertu la moins haute dans

��l'ordre des vertus morales. Du cou- rage, il faut s'élever à la tempérance ; de la tempérance, à la justice ; de la justice, à l'amitié, pour passer de là aux vertus intellectuelles, dont la contemplation est le degré suprême. Eustrate se trompe, quand il croit que, dans la théorie d' Aristote, le courage est la plus belle des vertus morales. Il est bien vrai qu'il n'y a pas de vertu sans courage ; mais le courage ne suffit pas pour rendre l'homme vertueux.

�� � LIVRE m, c:h. vu, ^ 3.

��CHAPITRE VII.

��Du courage : le courage est un milieu entre la peur et la témérité.

— Ce qu'on craint en général, ce sont les maux ; distinction des maux; il en est qu'on doit craindre et d'autres qu'il faut savoir braver; il ne faut craindre que les maux qui viennent de nous.

— Le véritable courage est celui qui s'applique aux plus grands dangers et aux maux les plus redoutables ; le plus grand danger est le danger de la mort dans les combats. Beauté d'une mort glorieuse.

§ 1. Que le courage soit un milieu entre la peur et l'audace, c'est ce qu'on a déjà dit plus haut. § 2. Nous craignons les choses qui sont à craindre ; et ces choses, pour employer une expression toute générale, ce sont les maux. Voilà pourquoi Ton définit la crainte, l'appréhen- sion d'un mal. § 3. Nous craignons donc les maux de toute sorte, le déshonneur, la pauvreté, la maladie, l'abandon, la mort. Mais l'homme courageux ne paraît pas avoir du courage contre tous les maux sans exception. Il en est au contraire plus d'un qu'on doit craindre, qu'il est même honorable de craindre, et qu'il serait honteux de ne craindre point : le déshonneur, par exemple. L'homme qui craint le déshonneur est un homme estimable, et qui a le senti-

��ra, vu. Gr. Morale, livre I, ch. § 2. L'on difimt la crainte. Aris-

19: Morale à Eiulènic, livre III, tolc ne dit pas de- qui est cette déli-

cli. 1. nitioii; elle n'est pas, je crois, dans

5 1. Plus haut. Voir livre 11, Platon; elle remonte peut-être an\

ch. 2, ?i 7. Sopiiisles.

�� � 38 MORALE A NICOMAQUE.

ment de l'honneur. Celui qui ne le craint pas au con- traire, est un misérable élionté/ Si parfois on l'appelle courageux, ce n'est que par métaphore ; car il a une espèce de ressemblance avec l'homme courageux, puisque l'homme de courage est aussi celui -qui ne craint pas. § h. Il se peut bien d'ailleurs qu'il ne faille craindre ni la pau- vreté, ni la maladie, ni en général aucun de ces maux qui ne viennent pas du vice, et qui ne dépendent point de celui qui les souffre. Mais cependant, l'homme qui sait braver sans crainte les maux de ce genre, n'est pas pré- cisément l'homme courageux. Nous ne l'appelons aussi de ce nom que par une sorte de ressemblance ; car parfois il arrive que des gens qui sont des lâches dans les périls de la guerre, n'en sont pas moins généreux, et qu'ils sup- portent avec la plus ferme constance des pertes de fortune. ^ 5. L'on ne peut pas dire non plus de quelqu'un qu'il est lâche, parce qu'il redoute une insulte pour ses enfants et sa femme, ou bien parce qu'il craint les attaques de l'envie ou tel autre mal de ce genre. On ne peut pas dire davantage qu'un homme est courageux pour faire preuve

��§ 3. Si parfois on l'appelle couva- avait déjà développé dans le Gorgias,

{jcux. C'est un abus de langage dont avec une sagesse et mie énergie que

Aristote n'aurait pas dû tenir compte, personne n'a dépassées. — Notis ne

On ne peut pas dire d'un fripon l'appelons aussi. Comme un peu plus

qu'il est courageux, parce qu'il brave haut , pour l'homme qui ne craint

la honte. — Est aussi celui qui ne point le déshonneur. — N'en sont

craint pas. C'est une simple simili- pas moins généreux. Et endurent les

lude d'expression ; au fond !a pensée revers avec courage, est très-dilférente. § 5. On ne peut pas dire davan-

% h- Ni la pauvreté, ni la maladie, tagc. On pourrait contester ici la

Principe adopté dans toute son éten- pensée d'Aiistote, et l'on peut très-

due par le Stoïcisme, et que Platon bien trouver du courage à l'esclave

�� � LIVRE m, CH. Vil, ^ 9. 39

de fermeté en attendant les coups de fouet qui le me- nacent,

§ (5. Quels sont donc parmi les maux à redouter ceux auxquels s'applique réellement le courage ? C'est aux plus grands ; car personne ne sait mieux que l'homme de cou- rage supporter ces maux. Or, c'est la mort qui est le plus redoutable de tous ; car elle est la fin de toutes choses, et il n'y a plus ni bien ni mal, à ce qu'il semble, une fois qu'on est mort.

§ 7. Toutefois le courage ne consiste pas à lutter contre la mort dans tous les cas indistinctement : par exemple, dans un naufrage ou |dans la maladie. § 8. Dans quelles occasions s'exerce-t-il donc spécialement ? N'est-ce pas dans les plus belles et les plus illustres? Or, ces occasions sont celles qu'on trouve à la guerre, et la mort s'y pré- sente entourée du danger à la fois le plus grand et le plus glorieux. C'est là aussi ce que prouvent bien ces hon- neurs que prodiguent aux guerriers courageux les cités et les monarques.

g 9, Ainsi donc, l'homme qu'on peut appeler vraiment courageux est celui qui reste sans crainte devant une belle mort, devant les périls qui peuvent à chaque instant l'ap- porter avec eux ; et ces périls sont surtout ceux de la

��qui attend sans crainte les cliâti- Aristote ne veut pas dire que la

ineuts d'un maître inique et cruel, guerre soit exclusivement le théâtre

Doit-on refuser le courage h Epie- du courage; il veut dire seulement

tète ? qu'elle en est le tliéùtre spécial et le

%l,Dans un naufrage ou dans plus brillant, ce qui est incontestable.

/(7 maladie. On peut déployer beau- § 9. Devant une belle mort. Il y

coup de courage dans Tune ou a peut-être plus de véritable courage

l'autre de ces circonstances. encore en face d'une mort obscure et

§ 8. Qu'on trouve à lu fjuerre. injuste.

�� � /40 AIOIULE \ NICOM.VQUE.

guerre. § 10. Cependant, si l'homme de courage est inac- cessible à la crainte, soit dans la tempête, soit dans les maladies, il ne l'est pas tout à fait comme le sont les gens de mer. Dans ces circonstances, les hommes les plus courageux peuvent désespérer de leur salut et regretter une mort aussi peu digne, tandis que les matelots gardent au contraire un espoir qu'ils puisent dans leur expérience et dans l'habitude de leur métier. § 11. On doit ajouter aussi que le courage se montre dans les cas où l'on peut se défendre avec énergie, et où la mort peut être honorable ; mais il n'y a ni défense- possible, ni honneur à mourir dans une maladie ou dans un naufrage.

��CHAPITRE V]

��Des objets de crainte ; différences selon les individus ; règles géné- rales qu'impose la raison; définition du vrai courage. Excès et défauts relatifs au courage ; les Celtes ; l'homme téméraire ; le fanfaron ; le lâche. — Rapports du courage à la témérité et à la lâcheté. — Le suicide n'est pas une preuve de courage. — Uésumé.

��,^ 1. Les objets qui peuvent causer la crainte ne sont pas les mêmes pour tous les hommes sans distinction,

��!^ 10. Comme sont les gens de ch. 19; Morale à Eiulème, livre III,

mc7\ Qui restent impassibles, et dont cli. 1.

Tinsensiblité diminue par conséquent § 1. Ne sont pas Us ynêmcs. On

le courajïe. pourrait citer une foule d'exemples

Ch. Vlll. Gr. Morale, livre I, de ces différences , et parfois de ces

�� � LIVUK 111, CH. Vlll, ^ à. !i\

Nous entendons par un objet vraiment à craindre celui qui dépasse les forces ordinaires de l'humanité ; et l'objet (ligne de crainte est en général celui qui peut effrayer un esprit jouissant de sa pleine raison. Mais dans tout ce qui concerne l'homme, il y a des différences de grandeur, des différences de plus et de moins. J'ajoute que ces diffé- rences qui s'appliquent aux objets de crainte, peuvent également s'appliquer aux objets qui donnent de l'assu- rance au lieu d'effrayer. § 2. L'homme courageux est iné- branlable, mais en tant qu'homme ; ce qui ne veut pas dire qu'il ne craindra pas les dangers que l'homme sage doit redouter. Au contraire, il les craindra comme on doit les craindre, et il les supportera, comme la raison veut qu'on les supporte, par le sentiment du devoir; ce qui est la fin même de la vertu. § 3. C'est qu'on peut les craindre plus ou moins qu'il ne faut, de même qu'on peut redouter aussi comme très-graves des dangers qui ne sont pas re- doutables. § h. Ces fautes diverses pourront venir tantôt de ce qu'on craint ce que l'on ne doit pas craindre ; tantôt de ce qu'on craint autrement qu'on ne devrait ; tantôt encore de ce que la crainte n'est pas justifiée dans le mo- ment où on l'a, ou de ce que l'on se trompe de tout

��bizarreries. — Aux objcix qui donnent comparer toute cette analyse du

de l'assurance. Cette expression a courage avec celle qu'en a donnée

pour notre langue quelque chose Platon spécialement dans le Laclus,

d'extraordinaire qu'elle n'a pas en page 378, traduction de M. Cousin ;

grec. puis dans les Lois, tome i, page 26,

§ 2. Maison tant qu'liommc. Aris- et suiv., id ; pages 61 et suiv. ; el

lote, tout en exaltant les vertus lui- dans la République, livre IV, pages

uiaines, rappelle toujouis l'homme 213 et suiv., id. On peut voir aussi

au sentiment de sa faiblesse. Xénophon, Mémoires sur Socrate,

S i. (es fautes diverses. 11 faut livre III, ch. !•. — Ou de ce que ion

�� � autre manière. On peut distinguer également toutes ces nuances pour les choses qui nous rassurent au lieu de nous effrayer. § 5. Celui qui supporte et sait craindre ce qu’il faut craindre et supporter ; qui le fait pour une juste cause ; de la manière et dans le moment convenables ; et qui sait également avoir une sage assurance dans toutes ces conditions, celui-là est l’homme de courage ; car l’homme courageux souffre et agit par une saine appréciation des choses, et conformément aux ordres de la raison.

§ 6. Or, la fin de chacun des actes particuliers est toujours conforme au caractère de l’agent ; et comme le courage est un devoir pour l’homme courageux, la fin qu’il se propose dans chacune de ses actions est conforme à ce noble but. Chaque chose n’est déterminée que par la fin à laquelle on la rapporte ; et par conséquent, c’est pour satisfaire à l’honneur et au devoir, que l’homme courageux supporte et fait tout ce qui constitue le vrai courage.

§ 7. Quant aux caractères qui pèchent ici par excès , celui qui est l’absence complète de toute espèce de crainte, n’a pas reçu de nom spécial ; et nous avons


se trompe. Aristote semble incliner ici, sans le vouloir sans doute, à la théorie Platonicienne.

§ 5. Par une saine appréciation des choses. Ce n’est pas réduire tout à fait la vertu à la science ; mais soutenir qu’on ne fait bien que parce qu’on sait ce qu’on doit faire, c’est bien prés de soutenir que quand l’on fait mal, on ne sait ce qu’on fait. — Conformément aux ordres de la raison. Principe Platonicien, recueilli et généralisé plus tard par le Stoïcisme.

§ 6. A l’honneur et au devoir. C’est en effet la source la plus vraie et la plus sûre du courage ; mais Aristote ne tient peut-être pas assez de compte des dispositions naturelles qui jouent ici un grand rôle. LIVRE m, CH. VIII, Ji 10. 43

antérieurement déjà lait observer qu'il y a beaucoup de nuances auxquelles on n'a pas donné de nom particu- lier. Ce caractère sera , si l'on veut , de la démence ; ce sera une insensibilité absolue à la douleur, quand on va jusqu'à ne pas craindre ni un tremblement de terre , ni les flots soulevés, comme on prétend que le font les Celtes. Celui qui pèche par un excès d'assu- rance en face de vrais dangers , s'appelle un téméraire. g 8. Parfois, le téméraire semble n'être qu'un fanfaron et un hypocrite de courage. Ce qu'est en réalité l'homme courageux par rapport aux périls , celui-là veut s'en donner l'apparence ; et il imite l'homme de cœur dans tout ce qu'il peut en imiter. § 9. Aussi, la plupart du temps, ce caractère n'est-il qu'un mélange d'audace et de lâcheté; et ces gens-là, pleins d'ardeur, quand il n'y a rien à craindre, ne savent point supporter le véri- table danger, § 10. Celui qui pèche par excès de crainte, est un lâche; car ces erreurs que nous avons signalées, et qui font qu'on se méprend sur les objets de crainte, sur la manière dont il faut les craindre, et tant d'autres erreurs analogues, s'attachent à lui et le suivent. Il ne pèche pas moins non plus par défaut d'assurance ; mais c'est surtout dans l'afiliction que, se laissant aller sans

��§ 7. Antérieurement. Voir plus n'est point un fanfaron. Mais il

haut livre II, cli. 7, § 2, et 10. — faut remarquer qu'Aristote restreint

Les Celtes, ou Gaulois. Voir la Mo- son observation en la limitant à

raie à Eudème, livre III, ch. i, où quelques cas particuliers; et il est

ces détails sont plus développés vrai que les gens qui s'avancent trop,

qu'ici. sont assez souvent forcés de reculer.

§ 8. Par fois le (cmcvaire... Le § 10. Que nous avons signalées.

téméraire proprement dit ne recule Au début de ce chapilie., Voir plus

pus en général devant le danger, et haut ;>; h. — Par défaut d'assv-

�� � A4 MORALE \ NICOMAQUE.

mesure à tous les excès du chagrin , il montre sa fai- blesse. § 11. Par suite, comme il craint toujours, il a la plus grande peine à concevoir de l'espérance ; tandis que le brave est tout le contraire ; car l'assurance est d'un cœur qui a bon espoir.

§ 12. Ainsi, le lâche, le téméraire, le courageux sont ce qu'ils sont relativement aux mêmes objets. Seule- ment, leurs rapports à ces objets sont différents ; les uns pèchent par excès, et les autres par défaut. L'homme de courage sait garder un sage milieu, et agir comme le veut la raison. Les gens téméraires se précipitent avec ardeur au-devant du danger; puis, quand le danger est venu , ils lâchent pied trop souvent. Les homraes coura- geux , au contraire , poussent résolument leur pointe dans l'action, et sont, auparavant, pleins de calme.

g 13. Nous pouvons donc le répéter : le courage est im juste milieu à l'égard des choses qui peuvent inspirer à l'homme, ou la crainte, ou l'assurance, dans les condi- tions que nous avons indiquées. Le vrai courage affronte et supporte le danger , parce que le devoir commande de s'y porter, ou parce qu'il serait honteux de s'y sous- traire. Du reste , mourir pour fuir la pauvreté , ou les tourments de l'amour, ou quelqu' événement doulou-

��rance. Il ne sait pas se rassurer, objets. Les objets de crainte et d'as-

((iiand la raison dit qu'il n'y a plus surance. — Mois quand le danger

à craindre. est venu. Répétition de ce qui vient

g M. A concevoir de l'cspdrance. d'être dit un peu plus haut Le texte n'a qu'un seul mot, qui 13. Mourir pour fuir lu pauvreté.

est beaucoup plus énerg;ique que la Arislote condamne ici le suicide,

périphrase qu'il m'a fallu prendre, comme l'ont fait Platon et les Pjtha-

^ 12. IMaliremcnl aux nnmcs çoriciens. — C'est plutôt d'un lâche ,

�� � LIVRE III, CH. IX, § 1. db

Yeux, ce n'est pas d'un homme de courage; c'est plutôt d'un lâche. Ce n'est qu'une faiblesse de fuir la peine et l'épreuve; car alors, on ne supporte pas la mort, parce qu'il est beau de la supporter ; on la cherche uni- quement parce qu'on veut éviter le mal à tout prix. Le courage est donc à peu près tel que nous venons d(; l'esquisser.

��CHAPITRE IX.

Espèces diverses de courage : il y en a cinq principales : — 1" Le courage civique : les héros d'Homère; les soldats obéissant par crainte à leur chef; — 2" Le courage de l'expérience : avantages des soldats aguerris ; les soldats sont souvent moins braves que les simples citoyens ; bataille d'Herméum ; — 3° Le courage de la colère : effets de la colère ; si elle peut réfléchir, elle devient un vrai courage ; — Zi° Le courage qui vient de la confiance dans le succès : intrépidité et sang-froid dans les dangers im- prévus; — 5° Le courage de l'ignorance : il ne tient plus devant le vrai danger.

§ 1. Le langage ordinaire distingue encore d'autres espèces de courage, et l'on peut en énumérer cinq prin-

��Cette condamnation est sévère, mais 19; Morale à Eudème, livre III,

elle est juste. — Eviter le mal à tout cb. 1.

■prix. Une foule de faits douloureux § 1. Et l'on peut énumérer. Aris-

confirment encore chaque jour cette tote ne veut pas dire qu'il n'y en ait

observation. point encore d'autres. Les cinq es-

Ch. JX. Gr. Morale, livre 1, ch. pèces qu'il distingue sont en effet

�� � 46 MORALE A NICOMAQUE.

cipales. D'aJjord le courage civique, qui paraît se rappro- cher le plus de celui que nous venons de décrire. Les citoyens, comme on peut le voir, affrontent tous les dan- gers pour éviter les châtiments ou les flétrissures dont la loi les menace , ou pour conquérir les distinctions qu'elle promet. Et voilà comment les peuples les plus braves de tous semblent être ceux chez qui la lâcheté est flétrie, et le courage est en honneur. § 2. Tels sont les héros que chante Homère : et, par exemple, Diomède et Hector. Hector s'écrie :

« Polydamas d'abord me fera des reproches. »

et Diomède :

« Un jour le fier Hector dirait à ses Troyens : M J'ai fait fuir Diomède »

§ 3. Si le courage civique se rapproche plus que tout autre de celui dont nous avons parlé en premier lieu, c'est que la vertu le produit, lui aussi, par une noble pudeur et par le désir du bien. C'est l'honneur qu'il am- bitionne ; et ce qu'il craint, c'est le blâme qui serait une honte. § /i. On pourrait aussi placer sur le même rang que les citoyens, ceux qui se soumettent à la contrainte que leur imposent les ordres de leurs chefs. Ils sont

��tivs-différentes eutr'elles. — Le cou- $ 2. Hector- s^'écric. Iliade, chanl

rage civique. Aristote dit précisé- XXII, v. 1 00 ;— et Diomc'rfc. Iliade,

menl: « le courage politique. » Les chant VIII, v. d48. Aristote répète la

exemples qu'il cite font mieux com- citation relative à Hector dans la

prendre sa pensée. — Celui que Grande Morale et la Morale à Eu-

iioMs venons de décrire. C'est-à-dire dème, aux passages cités plus haut.

lo \érital)le courage. J? 3. Dont nous avons parle en

�� � LIVRE III, CH. IX, § 6. lil

cependant au-dessous des premiers, parce qu'ils agissent non par inie loualjie pudeur, mais plutôt par la crainte, et que ce qu'ils veulent fuir, ce n'est pas tant la honte que le châtiment. Les chefs, maîtres de leurs inférieurs, leur font de leurs ordres une nécessité; et c'est ainsi qu'Hector peut dire :

« Celui que je surprends, s' enfuyant loin des siens, » Ne pourra se soustraire à la dent de mes chiens. »

g 5. C'est là ce que font aussi les généraux, quand ils ordonnent de frapper sans pitié les soldats qui reculent; ou lorsque, dans d'autres cas, ils font placer leurs troupes en avant des fossés ou d'autres obstacles de ce genre. C'est toujours une contrainte qu'ils exercent. Mais on ne doit pas être courageux par violence et nécessité ; il iautêtre brave uniquement, parce qu'il est beau de l'être.

§ 6. L'expérience acquise dans certains genres de dan- gers peut faire aussi l'effet du courage ; et voilà comment Socrate a pu penser que le courage est ime science.

��premier lieu. Le courage pris dans jourd'hui. Ce qui a pu donner lieu

sa grandeur et sa vérité. Voir au à la méprise d'Aristote, c'est qu'en

chapitre précédent. effet Heclor exprime la même pensée

§ U. Hector peut dire. Aristote quoiqu'en termes différents dans un

se trompe peut-être en mettant dans autre passage de l'Iliade. Voir ce

la bouche d'Hector les menaces que passage, chant XV, v. 348 et suiv.

profère Agamemnon, Iliade, chant II, <^ 5. Par ce qu'il est beau de

V. 391. Il cite encore ces vers, Po- l'àtre. En d'autres termes, parce que

litique, livre III, ch. 9, (page 175, c'est le devoir,

de ma traduction, 2« édition) ; mais S 6. Socrate a pu penser. Voir le

cette fois, il les restitue à Agamemnon. Laclus, pages 372, 378, 385, trad.

Il y a d'ailleurs dans l'une et l'autre de M. V^ Cousin, et le Protagoras,

citation des variantes avec le texte p. 122, id. On voit qu' Aristote, tout

d'Homère, tel que nous l'avons au- en comiiattant In théorie de Platon,

�� � /|H MORAf.K A NICOMAQUE.

L'expérience peut faire des braves dans bien des cas différents ; et par exemple, c'est ainsi qu'elle sert aux soldats pour les choses de la guerre ; car il y a beau- coup de circonstances à la guerre oi^i le danger s'évanouit pour des soldats expérimentés, qui savent reconnaître la réalité en un clin d'œil ; et souvent s'ils paraissent si courageux, c'est que les autres ne savent pas précisément ce qu'il en est. g 7. Un autre résultat de l'expérience, c'est qu'elle leur apprend à faire contre l'ennemi une foule de choses et à se garantir eux-mêmes, à se défendre et à frapper ; grâce à l'habitude qu'ils ont des armes, elle leur enseigne les moyens les meilleurs tout à la fois et pour agir, et pour éviter les accidents." § 8. On dirait presque qu'ils combattent tout aimés contre des gens sans armes, comme des athlètes de profession, contre des ama- teurs qui ne s'exercent point ; car dans les luttes de ce genre, ce ne sont pas les plus braves qui recherchent le plus volontiers le combat ; ce sont ceux qui se sentent les plus forts et qui ont les corps les plus robustes. § 9. Les soldats deviennent lâches, quand les dangers dé- passent leur attente, et qu'ils se sentent trop inférieurs en nombre et en ressources militaires. Ils sont alors les premiers à fuir, tandis que les simples citoyens demeurent à leur poste et savent y mourir. Ce contraste s'est bien

��cherche cependant à l'expliquer et § 8. On dirait donc... Conipa- même à la justifier sur certains raison très-ingénieuse et U-ès-vraie. points. — C'est ainsi qu'elle sert Les bonnes troupes ont pour l'ennc- aux soldats. On sait tout ce que mi une sorte de mépris qui cont ri- vaient des soldats aguerris. bue beaucoup à la victoire.

$■1. Un autre résultat. Obscr- % 9. Les soldats deviennent lâches.

ration non moins juste. L'histoire de la guerre offre mille

�� � LIVRE lîl, CH. IX, § !«• û^

vu à Hermœum : les citoyens ont eu honte de fuir, et la mort leur a paru préférable à un salut payé de leur hon- neur. i\Iais les soldats se présentèrent dès l'abord au danger avec l'assurance d'être les plus forts; et quand ils s'aperçurent qu'il n'en était rien, ils se débandèrent au plus vite, redoutant la mort plus que la honte. Or ce n'est pas là ce que fait l'homme de courage.

§ 10. Parfois encore on prend pour da courage la co- lère que l'on confond avec lui ; on prend pour des hommes courageux des gens qu'elle seule anime , comme elle emporte les bêtes féroces, quand elles se jettent sur ceux qui les blessent. Si l'on se méprend à ce sujet, c'est qu'en effet les gens de courage sont aussi très-faciles à la colère, et qu'il n'y a rien de tel que le courroux pour faire braver les dangers. De là vient qu'Homère a dit :

« La colère qu'il sent a redoublé ses forces. » ou bien :

« Il réveille en son sein sa force et sa colère. »

ou bien encore :

« Une vive colère a gonflé ses narines....

)) Et son sang agité bouillonnait en son co^ur. »

��iTiille exemples de ce genre. — Her- qu'il n'en était rien. EiisU-ale, d'après

mœurn. Lieu de la Béotie, dans la ville Ephore et d'autres historiens, attri-

de Coronée. Les soldats Béotiens là- bue la fuite des soldats Béotiens à

chèrent pied; et les citoyens de relTroi qui les prit, quand ils se virent

Coronée, qui avaient fermé les portes sans chefs.

de leur ville pour ne pouvoir pas y § 10. La colère qu'il seul. Iliade,

rentrer en fuyant, résistèrent avec chant XVL v. 529. — Il réveille en

courage et se firent tuer jusqu'au son sein. Odyssée, chant XXIV, v.

dernier. Voir le commentaire d'Eus- 318. — Urie vive colère, id. ibid. —

trate. — Quand ils s'aperçurent Et son sang agité. Ce vers ne se

4

�� � 50 MORALE A NICOMAQUE.

Toutes expressions qui semblent peindre l'éveil et l'éclat de la colère.

§ il. Les gens vraiment courageux n'agissent jamais que par le sentiment de l'honneur; seulement la colère vient k leur aide et les seconde. Les bêtes, au contraire, n'ont de courage que par l'excitation de la douleur; il faut qu'on les frappe, ou qu'elles aient peur; et elles ne vont jamais sur l'homme, quand on les laisse en paix dans leurs bois ou leurs marais. Ce n'est donc pas par courage que, traquées par la souffrance ou la colère, elles se jettent dans le danger, sans rien apercevoir de ce qui les menace. A ce compte, les ânes mêmes, quand ils ont faim, auraient du courage ; car alors, on a beau les frapper, ils ne quittent pas leur pâture. Les libertins aussi, poussés par leurs désirs adultères, font bien sou- vent les choses les plus audacieuses.

§ 12. On ne peut donc pas dire que les sentiments qui nous poussent violemment au danger , par douleur ou par emportement, soient du courage. Toutefois, le courage qui semble le plus naturel, est celui que produit en nous la colère ; et il devient même le vrai courage , quand la colère peut s'adjoindre la réflexion et le libre choix d'un but raisonnable. La colère, d'ailleurs, est toujours un

��retrouve pas dans le texte actuel comparaison dont se sert Homère

d'Homère. pour représenter Ajax aussi peu trou-

§ 11. Que par le sentiment de blé des attaques des Troyens, que

l'honneur. C'est là en effet le vrai l'est un âne affamé par les coups des

courage; et l'on ne peut pas dire en enfants qui essaient de le chasser du

ce sens que jamais un animal soit champ où il se repaît. — Les choses

courageux. — Les dncs mânes quand (es phis audacieuses. Et l'on ue peut

ils ont faim. Allusion à la fameuse pas dire que ce soit là du courage.

�� � LIVKE III, CH. IX, § U. • 51

sentiment pénible; la vengeance, an contraire, est un plaisir. On peut donc bien se laisser emporter à la lutte par ces passions; mais, ceci ne veut pas dire qu'on ait du courage; car alors, ce n'est pas l'honneur, ce n'est pas la raison qui nous détenuine ; ce n'est que la passion. Tout ce qu'on peut accorder, c'est que ces sentiments ont quelque chose d'analogue au courage.

§ 13. On n'est pas davantage courageux, quand on l'est parce qu'on a l'espoir et la confiance du succès; car ce n'est que pour avoir remporté de fréquents avan- tages sur de nombreux ennemis, qu'on a tant d'assurance dans les périls. Le point de ressemblance en ceci , c'est que de part et d'autre on montre de l'assurance. Mais les gens, vraiment courageux, ne puisent cette confiance que dans les nobles motifs que nous avons indiqués plus haut ; les auti'es ne sont si résolus que parce qu'ils se croient les plus forts, et qu'ils pensent n'avoir rien à craindre pour eux-mêmes. § là. Ils n'ont pas moins d'il- lusions que les gens ivres qui, eux aussi, sont toujours pleins d'espoir; mais, quand la chose ne réussit pas à leur gré, ils se mettent à fuir. Au contraire, l'homme d'un vrai courage, comme nous ^a^■ons vu, affronte tout ce qui peut être ou sembler redoutable au cœur de l'houmie,

��§ 12. Un sentiment pénible... Un courage. — Le point de resscm-

plaisir. C'est alors la douleur ou le blancc. Entre ce courage secondaire

plaisir qui nous pousse à des actes et le courage véritable. — Indiques

de courage; ce n'est plus le senti- p/î/s Artwt. Voir le chapitre précédent,

nienl de l'honneur ou du devoir. La — Us se croient les plus forts.

passion seule nous cn'.raîne, comme C'était le courage des soldats expé-

le dit Aristote. rimentés, dont il vient d'être ques-

§ 13. On n'est pas davantage tion.

courageux. Quatrième espèce de ^ Hi. Comme nous l'avons vu.

�� � 52 MORALE A NICOMAQUE.

parce qu'il est beau de supporter le péril, et que ce serait une honte de ne pas le faire. § 15. Voilà aussi pourquoi l'on trouve qu'il y a plus de vrai courage à conserver son intrépidité et son calme dans les dangers subits, que dans les dangers prévus longtemps à l'avance. Car l'intrépi- dité semble tenir alors davantage au caractère habituel, et venir beaucoup moins de la réflexion, qu'on a eu le temps de préparer. Les dangers qu'on a prévus, on peut les accepter par des considérations diverses, et au nom de la raison; mais c'est l'habitude antérieurement acquise qui seule nous détermine dans le^s dangers imprévus et soudains.

g 16. Enfin, il suffit parfois d'ignorer le danger pour paraître courageux. Ceux qui ne puisent leur feimeté que dans cette ignorance, ne diffèrent pas beaucoup de ceux qui n'ont de courage que grâce à l'espoir du succès. Mais ils ont encore moins de mérite, parce qu'ils n'ont aucun respect d'eux-mêmes, tandis que les autres en ont un assez grand. Ces derniers, au moins, tiennent ferme quel- ques instants ; mais les autres, dès qu'ils voyent qu'ils se sont trompés, et que les choses sont tout autres qu'ils ne le croyaient, se hâtent de fuir. C'est ce qui ne manqua

��Dans le chapitre précédent. — Parce niire espèce du courage, qui ne vient

qu'il est beau. Même remarque que que de l'ignorance. — Aucun respect

plus haut. d'eux-mêmes. Je crois que c'est la

§ 15, Dans les dangers subits, vraie pensée d'Aristote ; l'expression Explication Irès-ingénieuse d'un fait dont il se sert a donné lieu ù beau- incontestable. C'est là ce qui fait coup d'interprétations diverses. — qu'on admire tant le courage de Fa- Aux Argicns. Xénophon, Histoire bricius, qui ne s'émeut pas à la vue grecque, livre IV, ch. i, page 397, soudaine de l'éléphant de Pyrrhus. éd. de Finnin Didot, raconte ce fait

S 16. Enfin... Cinquième et der- avec quelques détails.

�� � LIVRE m, CH. X, § 2. 53

pas d'arriver aux Argieiis, qui étaient tombés sur des Spartiates , les prenant pour des habitants de Sicyone. § 17. On peut déjà voir clairement, d'après ce qui pré- cède, ce que sont les gens d'un vrai courage, et ceux qui n'en ont que la vaine apparence.

��CHAPITRE X.

��Le courage est toujours fort pénible, et c'est ce qui fait qu'il mérite tant d'estime. — Les athlètes. — La vertu en général exige des sacrifices et de douloureux efforts. — Fin de la théo- rie du courage.

��§. 1. Bien que le courage se rapporte aux sentiments de peur et d'assurance, il n'est pas dans la même relation avec ces deux sentiments. Il se manifeste davantage dans les cas où l'on peut craindre. En effet, l'homme qui, dans ces circonstances, sait garder son sang-froid et rester en face du danger ce qu'il faut être, est plus courageux que celui qui n'a que le mérite de bien distinguer les motifs faits pour le rassurer. § 2. C'est donc à la condition de supporter, ainsi qu'on l'a dit, des choses pénibles et dou-

��Ch. X Gr. Morale, livre I, ch. 19 ; nion qu'on se fait ordinairemenl du

Morale à Eudème, livre III, ch. 1. courage. Du reste, les deux idées se

§ 1. Aux sentiments de peur et confondent jusqu'à un certain point ;

d assurance. Voir la remarque que et l'on ne peut se rassurer que là où

j'ai faite plus haut sur ce mot » d'as- d'abord il y a eu lieu de craindre,

surance. » — Dans tes cas oii l'on § 2. Ainsi qu'on l'a dit. C'est sans

peut craindre. C'est là en effet l'opi- doute à quelque poëte qu'Aristote

�� � bh JIORALE \ NICOMAQUE.

loureuses, qu'on est appelé courageux; et, voilà pourquoi le courage étant une chose fort rude, l'éloge qu'on en fait, est parfaitement juste ; car il est plus difficile d'endurer la douleur que de s'abstenir du plaisir. § 3. Néanmoins, l'on doit penser que le but du courage est toujours une très-douce chose, et que ce sont les circonstances qui l'environnent, qui seules nous en cachent le puissant attrait. On peut observer aisément un phénomène sem- blable dans les combats de la gymnastique. Le but que se proposent les lutteurs, leur est certainement fort doux : c'est la couronne, ce sont les honneurs qu'ils ambition- nent. Mais les coups qu'ils reçoivent, sont douloureux, parce qu'après tout, les lutteurs sont de chair et d'os. Toute la fatigue qu'ils se donnent, ne laisse pas que d'être très-pénible; et, comme les inconvénients sont nom- breux, et que le but qu'on recherche est d'ailleurs assez mince, il semble qu'il n'y a rien dans tout cela de fort séduisant. § h. S'il en est ainsi, et si l'on en peut dire autant du courage, la mort et les blessures seront pour l'homme courageux des choses pénibles; et il ne s'y exposera que s'il y est forcé. Il les affrontera, parce qu'il est beau de le faire, et que ce serait une honte de ne le faire point. Mais plus sa vertu sera parfaite, et par suite,

��veut faire allusion, et peut-être au faire de la gymnastique ; il cite seu-

faineux vers d'Hésiode, les Œuvres et lenient cet exemple pour prouver

ies Jours, v. 289, édit. de Firmin qu'on se donne parfois bien des

Didot. Voir aussi le Protagoras, p. fatigues pour une assez mince récom-

77, trad. de M. V. Cousin. pense.

iî o. D(tns les combats de la gym- § à. S'il en est ainsi,.. Du eou-

Hdsiique. Aristote ne veut pas dire rage. La comparaison n'est pas hrs-

d'ailkurs (|u'il y ait du cournso à juste ; et la récompense du courage

�� � LIVRE III, CH. X,

��55

��son bonheur complet, plus aussi, il regrettera la mort ; car c'est pour un tel homme surtout que la vie a tout son prix ; et il est privé des biens les plus précieux, en sachant tout ce qu'ils valent ; c'est là une vive douleur. D'ailleurs, il n'en est pas moins courageux; peut-être même l'est-il davantage, parce qu'il préfère à tous ces biens l'honneur que l'on acquiert dans les combats. § 5. Du reste, dans l'exerci'ce de toutes les autres vertus , l'ac- tion est bien loin aussi d'apporter du plaisir ; et l'on ne peut leur en trouver, qu'autant qu'on eu considère le but final.

g G. Rien n'empêche, bien entendu, que des soldats qui ne sont pas mus par de tels sentiments , ne soient encore les plus redoutables et les plus forts, tout en étant moins courageux et en n'ayant non plus aucune autre qualité ; mais, ces gens-là, sont prêts à braver tous les dangers et à échanger leur vie contre le plus faible salaire.

§ 7, Voilà ce que nous avons à dire sur le courage ; et l'on peut, sans trop de peine, se faire une idée assez exacte de ce qu'il est, d'après ce qui vient d'en être dit.

��est très-considérable, puisque c'est la satisfaction que donne à la conscience raccomplissement du devoir.

§ 5. Bien loin aussi d'apporter du plaisir. C'est la pensée de Kant dans sa fameuse apostrophe à l'idée du devoir. Je ne sais si Platon et les Stoïciens seraient de l'avis de Kant et d'Aristote. Voir la Critique de la raison pratique, page 269, trad. de M. Barni.

§ (j. Rien n'empêche. Il semble

��que celte phrase se rapporte à ce qui a élé dit plus haut du courage des sol- dats, et qu'elle est ici hors de sa place. La théorie du courage dans la Grande Morale et la Morale à Eu- dème n'offre que les mêmes traits, ou peu s'en faut, que ceux qu'on trouve ici. Aristote y distingue égale- ment cinq espèces de courage; seu- lement dans la Giande Morale, ces espèces ne sont pas rangées tout à fait dans le même ordre.

�� � 56 MORALE A NICOMAQUE.

��CHAPITRE XL

��De la tempérance : elle ne s'applique qu'aux plaisirs du corps, et seulement à quelques-uns de ces plaisirs. — Il ne peut y avoir d'intempérance dans les plaisirs de la vue et de l'ouïe; il n'y en a qu'indirectement dans ceux de l'odorat — L'intempérance concerne plus particulièrement le sens du goût, et en général celui du toucher; exemple de Philoxène d'Erix. Caractère dé- gradant et brutal de l'intempérance; elle ne jouit même du toucher que dans certaines parties du corps.

g 1. Parlons de la tempérance après le courage ; car ce sont là, à ce qu'il semble, les deux vertus des parties irra- tionnelles de l'âme.

Nous avons dit que la tempérance est un sage milieu en tout ce qui regarde les plaisirs ; elle se rapporte moins directement aux peines, et ce n'est pas de la même façon. C'est, d'ailleurs, encore dans les mêmes objets, que se manifeste la débauche qui franchit toutes les bornes. Mais, pour le moment, déterminons pai-mi les plaisirs quels sont ceux auxquels la tempérance s'applique plus particu- lièrement. § 2. Partageons les plaisirs, en plaisirs de l'âme et en plaisirs du corps; je prends, par exemple, l'ambi-

Ch. XI. Gr. JMorale, livre II, ch. qui ne fait qu'obéir à la raison, et

8 ; Morale à Eudème, livre III, qui ne l'a point essentiellement en

cil. 2. partage. C'est le siège des vertus

§ 4. Des parties irrationnelles de morales ; comme la partie raisonnable

l'dync. Voir plus haut la division des est le siège des vertus intellecluelles.

parties de i'àrnc, livre I, ch. 11, — !\'ous avons dit. Voir plus haut,

§ 9. La partie irrationnelle est celle livre II, ch. 7, § .3.

�� � tion et l’amour de la science. Sans aucun doute, celui qui ressent l’un de ces deux sentiments , jouit vivement de la chose qu’il aime ; mais son corps n’éprouve aucune passion; et c’est plutôt son âme qui les ressent. Ce n’est pas relativement aux plaisirs de ce genre, qu’on peut dire d’un homme qu’il est tempérant ou intempérant; et ce n’est pas davantage relativement aux autres plaisirs qui ne sont pas corporels. Ainsi, ceux qui aiment à bavarder et à raconter des histoires, et qui passent leurs journées aux plus futiles objets , nous pouvons bien les appeler des bavards; ce ne sont pas des intempérants, pas plus que ceux qui s’afïligent sans mesure de la perte de leur argent ou de leurs amis.

g 3. La tempérance s’applique donc aux plaisirs du corps. Mais, ce n’est pas même à tous les plaisirs corporels, sans exception ; car les gens qui goûtent les plaisirs de la vue, et qui jouissent par exemple de ceux que provoquent les couleurs, les formes, la peinture, ne sont jamais appelés ni tempérants, ni intempérants. Cependant on pourrait soutenir, jusqu’à un certain point, qu’ils le sont ; et il semble que, même dans les plaisirs de cette sorte, on peut ou en jouir comme il convient, ou y pécher aussi, soit par excès, soit par défaut. § ^. Même remarque pour les plaisirs de l’ouïe. On ne penserait ja-

$ 2. Qu’il est tempérant ou intempérant. On pourrait faire ici la même

y pécher aussi, soit par excès soit par défaut.

remarque que fait Aristote un peu § 3. La tempérance... C’est là son

plus bas, en ce qui concerne les plai- vrai caractère, quand on la désigne

sirs de la vue. L’ambition et l’amour d’une façon absolue, et qu’on ne

de la science peuvent être poussés l’applique pas au\ qualités morales

plus loin qu’il ne convient; on peut par quelque restriction de langage. 58 MORALE A NICOMAQUE.

mais à appeler intempérants ceux même qui jouissent à l'excès de la musique et des œuvres de la scène, pas plus qu'on n'appellera tempérants ceux qui enjouissent comme il convient d'en jouir. § 5. On ne le dirait pas davantage, en ce qui concerne les odeurs, si ce n'est indirectement. Nous ne disons pas queceux qui aimentl'odeurdes pommes, ou des roses, ou des parfums qu'on brûle, sont intempé- rants en fait d'odeurs ; nous le dirions plutôt de ceux qui aiment l'odeur des essences et des ragoûts, parce que les gens intempérants se plaisent à ces odeurs, en tant qu'elles leur rappellent les choses mêmes qu'ils désirent passionnément. § 6. On pourrait voir aussi d'autres gens se plaire, quand ils ont faim, à l'odeur seule des aliments. Or, goûter des plaisirs de cette sorte est d'un homme intempérant ; car il n'y a que l'intempérant qui désire si vivement tous ces objets de jouissance. § 7. Les animaux, autres que l'homme, ne connaissent le plaisir que donnent ces émotions que d'une manière indirecte. Ainsi, les chiens n'ont pas précisément de plaisir à sentir l'odeur des lièvres ; mais ils en ont beaucoup à le^^manger ; et c'est l'odeur qui leur apporte cette sensation. Le lion n'a pas plaisir non plus à entendre le mugissement du bœuf ; il a plaisir à le dévorer. Mais il a senti, en entendant cette voix, que le bœuf est tout proche; et c'est alors cette voix

��§ 5. Si ce n'est indirectement. § 6. Quand ils ont faim. Il semble

C'est-à-dire par les souvenirs que que la sensation est alors excusable

ces odeurs provoquent, ou par les en ce qu'elle est involontaire,

sensations qu'elles éveillent. — Les § 7. Les animaux autres que

choses mêmes qu'ils désirent passion- l'homme. Il est évident que les ani-

nément. Ici les plaisirs de l'amour; maux ne sont jamais intempérants,

là les mets rechercliés. puisqu'ils ne peuvent résister à Tins-

�� � seule qui semble lui faire plaisir; de même, ce n’est pas parce qu’il voit ou qu’il rencontre « un cerf ou quelque » chèvre sauvage » , qu’il est si joyeux; c’est parce qu’il va dévorer sa proie.

§ 8. La tempérance, on le voit donc, et l’intempérance s’appliquent à ces plaisirs qui sont communs aussi aux autres animaux ; et voilà comment on dit que les passions de l’intempérance sont indignes de l’homme, et qu’elles sont brutales. § 9. Les sens auxquels ces plaisirs répondent, sont le toucher, et le goût ; et même le goût ne paraît y jouer qu’un rôle fort limité, ou tout à fait nul. Il ne peut servir qu’à juger des saveurs. C’est bien ce que font ceux qui dégustent les vins, ou qui goûtent les mets en les apprêtant ; mais ils ne prennent pas plaisir à cette dégustation, ou du moins, ce n’est pas en elle que les intempérants trouvent le leur; c’est dans la jouissance même, qui ne se produit jamais que par le toucher dans les plaisirs du manger et du boire, comme dans ceux qu’on appelle les plaisirs de Vénus. § 10. Aussi, un gourmand célèbre, Philoxène d’Erix, souhaitait-il que son gosier devint plus

instinct qui les mène. — Un cerf ou quelque chèvre sauvage. Ce sont les expressions même dont se sert Ho- mère, Iliade, chant III, vers 23, en peignant la joie d’un lion qui va pouvoir assouvir sa faim.

§ 8. Qui sont communs aussi aux autres animaux. C’est-à-dire les plaisirs du corps, sans que d’ailleurs on puisse attribuer aux animaux la tempérance ou l’intempérance.

§ 9. Un rôle fort limite ou tout à fait nul. Cette observation semble inexacte, et l’intempérance dans une foule de cas ne s’applique qu’au sens du goût. Mais Aristote réduit les plaisirs du goût à ceux du toucher, parce que les aliments touchent directement le palais. Cette assimilation me paraît très-contestable, et je crois qu’il eût mieux valu conserver la distinction ordinaire.

§ 10. Philoxène d’Erix. Beaucoup de manuscrits omettent le nom propre ; dans la Morale à Eudème, livre III, ch. 2, on cite également ce 60 MORALE A NICOMAQUE

long que celui d'une grue, croyant avec raison que son plaisir de gloutonnerie venait du seul toucher. Le toucher, qui est le plus commun de tous les sens, est le vrai siège de l'intempérance ; et c'est là ce qui fait qu'elle doit pa- raître d'autant plus blâmable ; car, lorsqu'on s'y livre, ce n'est pas en tant qu'homme, c'est en tant qu'animal. Il y a donc quelque chose de brutal à jouir de ces plaisirs- là, et surtout à s'y complaire exclusivement. On y perd alors les plus relevés des plaisirs qui peuvent être donnés par le toucher; je veux dire, ceux que produi- sent les exercices elles frictions dans les gymnases, avec la chaleur vivifiante qu'on y puise ; car le toucher , tel qu'en jouit l'intempérant, n'est pas dans le corps tout entier ; il n'est que dans certaines parties du corps toutes spéciales.

��gourmand célèbre. Peut-être faut-il Tous les animaux sans exception

traduire simplement Philoxène, ûls l'ont ainsi que l'homme. — Les

d'Erixis. J'ai préféré l'autre sens ; exercices et les fiictions. Il est assez

Erix ou Eryx est, comme on sait, une singulier de les placer parmi les plai-

ville de Sicile; et la cuisine sicilienne sirs, et surtout d'en faire des plaisirs

avait grand renom dans l'antiquité, relevés, même pour le toucher. C'est

— Le plus commun de tous les sens, un goût particulier.

�� � LIVRE III, CH. XII, Q 2. (U

��CHAPITRE XII.

��Suite de la tempérance : désirs naturels et généraux : désirs par- ticuliers et factices; on pèche rarement en fait de désirs na- turels ; on pèche le plus souvent par les passions particulières, en s'y livrant dans des conditions peu convenables. — La tem- pérance dans les douleurs est plus difficile à définir que pour les plaisirs. — L'insensibilité à l'égarddes plaisirs est chose très- rare, et n'a rien d'humain. — Portrait de l'homme vraiment tempérant

��§ 1. Parmi les désirs qui peuvent passionner l'homme, les uns sont évidemment communs à tous les êtres; les autres nous sont particuliers, et ils sont acquis par suite d'un acte de notre volonté qui nous les impose. Le plaisir de la nourriture, par exemple, est purement naturel ; car tout homme désire de la nourriture, sèche ou liquide, quand il éprouve le besoin. Souvent il sent à la fois ces deux désirs, comme ils sent aussi, ajoute Homère, «le dé- )) sir d'une compagne, quand il est jeune et dans toute la » vigueur de l'âge. » § 2. Mais tout le monde n'éprouve pas indistinctement tels ou tels désirs ; tout le monde n'a pas les mêmes goûts ; et voilà comment en ceci il semble qu'il y ait quelque chose qui est nôtre ; ce qui n'em-

��Ch. XII. § i. Ajoute Homère. § 2. Quelque chose qui est nôtre.

Iliade, chant XXIV, v. 129. Je n'ai Peut-être Aristote s'anête-t-il un

pas traduit en vers, parce qu'Aristole peu trop à un fait aussi simple et

ne cite pas de vers précisément. aussi é«dent.

�� � 62 MORALE A NI COMA QUE.

pêche pas d'ailleurs que le désir ne soit au fond par- faitement naturel. Les plaisirs des uns ne sont pas les plaisirs des autres; et, pour chacun de nous, il est certaines choses qui sont plus douces que certaines autres choses prises au hasard. § 3. En fait de désirs na- turels, il est donc assez rare de pécher; et encore le plus souvent, ce n'est qu'en un seul sens que l'on pèche, c'est-à-dire, par excès. Ainsi, manger ou boire les ali- ments même les plus vulgaires, jusqu'à ce qu'on soit ras- sasié outre mesure, c'est aller, par la quantité que l'on prend, au-delà de tout ce que la nature réclame, puis- qu'elle se contente de nous donner le simple désir de satisfaire le besoin. Aussi, appelle-t-on gloutons et ven- trus ceux qui satisfont ce désir au-delà du nécessaire ; et ce sont presque toujours des natures ignobles qui se dégradent par ce vice.

§ h. Mais, c'est surtout en 'fait de plaisirs spéciaux que la plupart des hommes commettent des fautes, et les fautes les plus diverses; car les gens qui reçoivent des appellations si différentes, suivant les passions qui les emportent, se rendent coupables, soit pour aimer des choses qu'il ne faut pas aimer, soit pour les aimer sans bornes, soit pour en jouir grossièrement, comme le vul- gaire, soit pour en jouir comme il ne convient pas d'en jouir, ou dans un moment peu convenable. Or, les gens

��§ 3. Il est donc assez rare de sont communs à tous les animaux, el

pécher. Les goûts contre nature sont ceux qui sont spéciaux à riiomme.

en effet des goûts exceptionnels. On peut entendre aussi ceux qui

§ b. En fuit de plaisirs spéciaux, sont personnels à tels ou tels indi-

Aristote a distingué plus haut les vidus; et ce dernier sens est peu! -

plaisirs en deux classes : ceux qui être préférable.

�� � LIVRE III, CH. XII, § 6. 63

intempérants commettent des excès à tous ces points de vue. Tantôt ils se plaisent à certaines choses qui ne de- vraient pas leur plaire; car elles sont détestables; et tantôt, si ce sont des choses dont la jouissance est per- mise, ils la poussent au-delà des bornes, et la prennent comme les gens les plus grossiers.

§ 5. Ceci suffit pour qu'on voie bien clairement que l'in- tempérance est un excès en fait de plaisirs, et qu'elle est blâmable.

§ 6. Quant aux peines, il ne suffit pas, comme pour le courage, de savoir les endurer pour mériter le titre de tempérant ; et pour mériter celui d'intempérant, de ne pas savoir les supporter. Seulement, en ceci, l'intempérant est l'homme qui s'afflige plus qu'il ne faut de n'avoir pas ce qui lui plaît; et l'on peut dire, en ce sens, que c'est le plaisir qui fait sa peine. D'autre part, on mérite le nom de tempérant et de sage, si l'on ne s'afflige pas de l'absence du plaisir et de la privation qu'on endure. Au contraire, l'intempérant désire avec ardeur tout ce qui peut lui plaire , et surtout ce qui lui plaît le plus ; sa passion seule le conduit et l'emporte à préférer l'objet de ses désirs au reste des choses qu'il sacrifie. Aussi, ressent-il la peine la

��§ 5. En fait de plaisirs. D'après l'on ne dira pas d'un homme qu'il

ce qui précède, il serait plus exact est tempérant parce qu'il sait do-

de limiter et de dire : « de certains miner sa douleur. Il est probable

plaisirs. » que cette nuance de langage n'était

§ 6. Il ne suffît pas... de savoir pas choquante dans la langue

les endurer. Il faut de plus les en- grecque, comme elle l'est dans la

durer avec une certaine modération, nôtre. — Si l'on ne s'afflige pas de

qui constitue précisément la teni- l'absence du plaisir. En ce sens, le

pérance. Mais au fond la tempérance mol de tempérant est applicable en

ne s'adresse guères qu'au plaisir, et français à peu près comme en grec.

�� � (3 A MORALE \ NICOMAQUE.

plus vive, et tout le temps qu'il désire, et quand il maiîqut> l'objet de ses vœux ; car le désir est toujours accompagné d'un sentiment de peine. J'avoue, d'ailleurs, qu'il est assez étrange de dire qiîe ce soit le plaisir qui fasse de la peine.

§ 7. Il n'y a pas beaucoup de gens qui pèchent par défaut du côté des plaisirs, et qui en jouissent moins qu il ne convient. Une pareille insensibilité n'appartient guère à la nature de l'homme. Les autres animaux, tout au moins, discernent leurs aliments , aimant les uns , et repous- sant les autres. Mais, s'il y a un être pour qui rien ne soit un objet de plaisir, et qui éprouve pour toutes choses la plus réelle indifférence , cet être là est tout à fait en dehors de l'humanité. Il n'y a pas de nom pour lui, parce que de fait il n'existe point.

§ 8. L'homme sage et tempérant sait tenir ici le milieu convenable ; il ne goûte pas ces plaisirs qui passionnent si violemment l'intempérant; et il sentirait plutôt de la ré- pugnance pour ces désordres. En général, il ne jouit point de ce dont il ne faut pas jouir; il ne jouit avec emporte- ment de quoique ce puisse être ; de même, qu'il ne s'afflige pas non plus outre mesure d'une privation. Ses désirs sont toujours également modérés, et il ne dépasse jamais les justes bornes. Il ne forme pas davantage des vœux intempestifs ; et en général , il évite toutes les fautes de ce genre. Il recherche avec mesure, et de la manière qui con- vient, tous les plaisirs qui contribuent à la santé et au

��§7. Qui pèchent par défaut. Aris- jour et signalép avec tant de sagesse,

tote n'insiste peut-être pas assez sur § 8. L'homme sage et tempérant.

cette faiblesse de la nature humaine, Ce portrait de la tempérance est

que Platon a mise dans totit son d'une concision et d'une beauté irH-

�� � LIVRE 111, eu. XIII, § 2. 65

bien-être; il prend même tous les autres plaisirs qui ne nuisent point à ceux-là, et qui ne sont, ni contre les con- venances, ni au-dessus de sa fortune. Car celui qui se laisserait aller ainsi , estimerait de tels plaisirs plus qu'ils ne valent. Mais le sage n'a pas cette faiblesse, et il ne fait jamais que ce que veut la droite raison.

��CHAPITRE XIII.

��Comparaison de Tintempérance et de la lâcheté ; rintempérance paraît être plus volontaire, parce qu'elle n'est que le résultat du plaisir, que riionime recherche naturellement. — Intempé- rance et désordre des enfants ; il faut que l'homme soumette ses désirs à la raison, comme l'enfant doit se soumettre aux ordres de son précepteur. — Fin de la théorie de la tempérance.

g 1. Il semble que l'intempérance est un acte plus vo- lontaire que la lâcheté; elle est produite par le plaisir, tandis que l'autre est toujours causée par une douleur; et l'homme recherche le premier de ces deux sentiments, tandis qu'il fuit le second. § 2. Ajoutez que la peine boule- verse et détruit la nature de l'être qui la subit, au lieu que le plaisir ne produit rien de pareil ; il dépend donc davantage

��remarquables. — Ce que veut ta Platon, avant Aristote, y avait déjà

droite riiison. Ce principe est devenu donné cette impoitance supérieure, la formule générale du Stoïcisme ; et Ch. XIII. § 1. Plus volontaire

en réalité tous les principes de la que la lâcheté. L'analyse de la tem-

morale sont contenus dans celui-là. pérance étant venue après celle du

5

�� � 66 MORALE A NICOMAQUE.

(le notre volonté ; et, voilà comment il peut nous attirer des reproches plus légitimes. On s'habitue plus facilement aux sensations qu'il donne. Les occasions de plaisir qui se pré- sentent dans la vie , sont nombreuses ; et ces habitudes semblent sans danger, tandis que c'est tout le contraire pour les objets de crainte, g 3. Toutefois, la lâcheté ne semble pas être également volontaire dans tous les cas, quand on les examine en détail. Si directement elle n'est pas elle-même une douleur, du moins les circonstances dans lesquelles elle se produit, causent une peine qui met l'homme hors de lui ; elle le pousse jusqu'à jeter ses armes ou à commettre d'autres actes aussi déshonorants; et c'est là ce qui fait qu'elle paraît être alors une véritable violence. ^ !i. Pour l'intempérant, c'est tout le contraire; chacun des actes particuliers auxquels il se laisse aller , sont vo- lontaires, puisqu'ils sont l'effet de son désir et de son pen- chant. Mais, le résultat général l'est moins; car per- sonne ne désire être intempérant et débauché, g 5. Nous appliquons même ce mot d'intempérance et de désordre

��courage, il semble assez naturel de ser emporter à tous les instincts qui

comparer aussi les deux contraires, la dominent et la dégradent. — Qui

l'intempérance et la lâcheté. met l'Iumme hors de lui. Et Tem-

§ 3. Des reproches plus lé(jitiines. pêche de se maîtriser, même dans

La lâcheté attire cependant d'ordi- les occasions les plus graves où le

naire plus de reproches que l'intcm- devoir l'ordonne. — Une véritable

pérance ; elle semble plus méprisable, violence. C'est vrai ; mais il fallait d(" s

et plus contraire à la dignité de longtemps apprendre à se dompter, l'homme. § k. Mais le résultat gênerai l'est

§ 3. Egalement volontaire dans inoins. Cette observation peut s'ap-

tous les cas. C'est peut-être là ce pliqucr aussi exactement à tous les

quila rend si déshonorante. L'homme autres vices; et c'est en ce sens que

semble avoir abdiqué ; et la bête Platon avait dit que le vice est invt-

seule domine en lui, prête à sp lais- lontairr.

�� � LIVRE III, CH. XIII, g 7. 67

incorrigible aux fautes des enfants ; car elles ont de l'ana- logie. Laquelle des deux fautes a donné son nom à l'autre, peu importe poiu' le moment; mais il est évident que, chronologiquement, la seconde a reçu son appellation de la première, g 6. Ce n'est pas sans raison, ce semble, qu'on a détourné ainsi le sens de ce mot; car il convient de tempérer et de corriger tout ce qui peut donner le goût des choses basses, et se développer ensuite d'une manière fâcheuse. Or, c'est là précisément le cas où sont et le désir et l'enfant. Les enfants, non plus, ne vivent que de désir et de passion; et rien n'égale en eux leur amom- effréné pour le plaisu\ § 7. Si donc, cette partie de l'âme n'est pas docile et soumise à celle qui lui doit commander, elle peut aller fort loin; car le goût du plaisir est insa- tiable, et il naît de tous côtés dans le cœur de l'insensé, que la raison ne conduit pas. De plus, toute application du désir augmente encore l'habitude morale qui lui corres- pond ; et une fois que ces passions ont grandi , et se sont fortifiées jusqu'à la violence , elles chassent même la raison tout à fait. Il faut donc que toujours les désirs soient mo-

��§ 5. Aux fautes des enfants. Notre grecque elie-même, les deux idées langue ne se prête pas comme la sont assez différentes pour que le langue grecque à cette assimilation ; même mot ne puisse pas s'appliquer et l'on ne peut appeler des enfants de l'une à l'autre sans quelque dé- intempérants, quelles que soient leur viation. — Le désir et l'enfant. pétulance et leur indocilité. — A C'est ce rapprochement qui a sug- reçu son appellation de la première, géré une expression identique. C'est le même mot, en grec, qui s'ap- § 7. Cette partie de l'âme. Qui plique dans ces deux cas, que nous n'a pas la raison par elle-même, et avons mieux fait de distinguer. qui est seulement capable d'obéir à

§ 6. Quon a détourné ainsi le sens la raison. — // faut donc que ton- de ce mot. Ainsi, dans la langue jours. Maxime d'une profonde sa-

�� � 68

��MORALK A MCOMAQUK.

��dérés, peu nombreux, et qu'ils n'aient rien de contraire à la raison. § 8. Quand on sait obéir à ses ordres, on est ce qu'on peut appeler docile, corrigé et tempérant; et cette soumission que l'enfant doit montrer dans toute sa conduite pour les ordres de son précepteur, est celle qu'en nous la partie passionnée de l'âme doit toujours avoir pour la raison. § 9. Ainsi, dans l'homme tempérant, la partie passionnée de son être, ne doit jamais concevoir que des désirs conformes à la raison qui les approuve; car le sage, comme la raison, n'a point d'autre but que le bien; il ne désire que ce qu'il faut, il le désire comme il faut, et quand il faut le désirer; et c'est là aussi précisé- ment ce que la raison ordonne.

§ 10. Voilà ce que nous avions à dire sur la tempé- rance.

��gesse, qui peut dans l'éducation des enfants trouver les applications les plus fécondes, aussi bien que dans la vie.

§ 8. Ce qu'on peut appeler docile, corrigé. J'ai pris des mots qui pussent s'appliquer aussi à l'enfant, afin de continuer par là la compa- raison qu'a faite Aristote. — La partie passionnée, Et privée de rai-

��son. Voir plus haut, livre I, ch. 11, § 9. § 9. Que des désirs conformes a la raison. Aristote ne demande pas à la nature humaine plus qu'elle ne peut faire. Il est certain que dans ime âme bien réglée et formée dès longtemps aux habitudes de la vertu, les désirs finissent par s'épurer et se régulariser ainsi qu'elle. Ils ne sont ni dépravés ni surtout irrésistibles.

��Fli\ DU LIVRE TROISIÈME.

�� � LIVRE IV

��A'^ALYSE I)K DIFKEREXTES VERTIS.

��CHAPITRE PREMIER.

��De la libéralité : définition de la libéralité; la prodigalité, Tava- rice. Caractères généraux de la libéralité; vertus accessoires qu'elle suppose. — La libéralité doit se mesurer à la fortune de celui qui donne. — Le libéral ne ressent pas trop vivement les pertes d'argent ; il est facile en affaires. — La prodigalité est beaucoup moins blâmable que l'avarice, bien qu'elle ait quel- quefois les mêmes effets. — L'avarice est incurable ; nuances diverses de l'avarice.

��g 1. Après l'intempérance, parlons de la libéralité; elle est, on peut dire, le sage milieu dans tout ce qui regarde la richesse. Quand on loue quelqu'un d'être libéral et généreux, ce n'est point pour ses hauts faits à la guerre, ni pour les actes qu'on admire dans le sage, ni pour son équité dans les jugements; mais c'est pour la manière

��Ch. I. Gr. Morale, livre I, cli. 22 ; la libéralité. Dans la Morale à Nico-

Morale à Eudème, livre III, ch. 4. luaque, la théorie de la douceur est

§ 5. Après la tempérance. Dans la rejetée après celle de la magnani-

Grande Morale, comme dans la Mo- mité. Voir plus loin dans ce livre

raie à Eudème, après la théorie de quatrième, le chapitre 5. — ^"i pour

l'intempérance vient celle de la dou- son équité dans les jugements. On

reur; et après celte dernière, relie de pourrait comprendre aussi : » ni

�� � 70 MORALE A iNICOMVQUE.

dont il donne et reçoit les richesses, et surtout dans la manière dont il les donne. § 2. Nous appelons richesse tout ce dont la valeur se mesure par la monnaie et l'ar- gent. § 3. La prodigalité et l'avarice, ou illibéralité, sont les excès et les défauts en ce qui concerne les richesses. On applique toujours l'idée d'avarice à ceux qui attachent plus d'importance qu'il ne faut aux biens de la fortune. Mais, parfois, l'on mêle l'idée de prodigalité avec celle d'intempérance à laquelle on la transporte; car nous ap- pelons aussi prodigues les gens qui, ne sachant pas se dominer , dépensent follement pour satisfaire leur intem- pérance. § h. Ces gens-là nous semblent les plus vicieux, parce qu'en effet ils réunissent plusieurs vices à la fois; mais cependant, le nom de prodigues qu'on leur donne, n'est pas celui qui proprement leur convient. § 5. Le pro- digue véritable n'a qu'un vice tout spécial, celui de dis- siper sa fortune; le prodigue, comme l'indique l'étymologie même, dans la langue grecque, est celui qui se ruine

��pour la justesse de son jugement. » une expression un peu moins géné-

5^ 2. Nous appelons richesse. Cette raie,

délinition, bien qu'elle ne soit pas § à. Celui qui proprement leur

irréprocliable, est peut-être encore convient. C'est que le vice prin-

la moins imparfaite qu'on puisse cipal en eux, c'est l'intempérance, et

donner. non pas la prodigalité.

§ 3. L'avarice ou illibéralitc, § 5. Comme l'indique l'étymologie..

Aristote dit seulement : illibéralité. J'ai cru devoir ajouter toute cette

J'ai du reste adopté ce mot, que phrase, pour faire mieux sentir le rap-

n'approuverait pas l'Académie, parce prochement des idées, qui n'est pas

que étymologiquement il correspond aussi sensible en français que dans la

tout à fait au mot grec. — Plus langue grecque. Le mot grec que

d'importance qu'il ne faut. A ce nous rendons par prodigue, siguiOe

compte, le nombre des avares serait d'après l'étymologie. « celui qui ne

très-grand. Aristole aurait pu prendre sait pas se conserver, sauver sa for-

�� � LIVRE IV, CH. I, g 8. 71

(le son plein gré. La dissipation insensée de son propre ijien est une sorte de destruction de soi-même, puisqu'on ne peut vivre que de ce qu'on a. C'est là le sens vrai dans lequel il faut entendre le mot de prodigalité.

§ 6. Mais toutes les choses dont l'homme tire un em- ploi quelconque , peuvent recevoir un bon ou un mauvais emploi; et la richesse est une de ces choses qu'on peut employer. Or, on se sert le mieux possible d'une chose, quand on a la vertu spéciale à cette chose ; et celui qui a la vertu relative aux richesses, se servira le mieux aussi de la fortune. Celui-là est précisément l'homme généreux et libéral. ^ 7. L'usage des richesses ne peut être, à ce qu'il semble, qu'une dépense ou un don. Recevoir et con- server, c'est plutôt la possession que l'usage. Ainsi, le propre de la libéralité, c'est plutôt de donner quand il faut , que de recevoir quand il le faut , et de ne pas rece- voir quand il ne le faut pas. La vertu consiste beaucoup plus à faire du bien qu'à en recevoir soi-même, beaucoup plus à faire de belles choses qu'à ne pas en faire de hon- teuses. § 8. Or, qui ne voit que dans l'acte de donner, se réunissent nécessairement ces deux conditions, et de

��lune. 11 — Le mol de prodigalité, employée bien plus encore que pour (le mot n'a pas en français, non plus être gardée, ainsi qu'Aristote le dit qu'en latin, la nuance très-expressive lui-même un peu plus bas. qu'a le mot grec. § 7. L'usage. ,, lapossession. Cette § G. L'homme gcncreux et libcraL distinction est très-juste , et la rl- A un autre point de vue, on pour- chesse qu'on n'emploie pas, est à peu rait croire que la vertu spéciale à !a près inutile. Voir la Politique, liv. I, richesse, c'est la conservation. La ch. 3, page 33, de ma traduction, pensée d'Aristote est plus noble; et à 2« édition. — La vertu. Ou le mê- la bien prendre, elle est aussi plus rite, en s'exprimauî d'une manière vraie. La ricluissc est faite pour être plus [générale.

�� � 72 MORALE A NICOMAQUE.

l'aire du bien et de faire une belle chose? Qui ne voit que dans le fait d'accepter, on se borne à recevoir un bien- fait, ou à ne faire qu'une chose qui n'est pas honteuse? Qui ne voit que la reconnaissance, s'adresse à celui qui donne, et non point à celui qui ne reçoit pas, et que la louange est bien plutôt encore réservée pour le premier ? § 9. D'autre part, il est plus facile de ne pas recevoir que de donner, parce qu'on est moins porté, en général, à se priver de ce qu'on a qu'à refuser le bienfait d'un autre. § 10. Les hommes qu'on peut justement appeler généreux, sont donc ceux qui donnent ; ceux qui n'acceptent pas ce qui leur est offert, ne sont pas loués pour leur libéralité, bien qu'on puisse encore les louer de leui' justice. § 11. deux qui reçoivent les dons qu'on leur fait, ne méritent absolument aucune louange. La libéralité est peut-être de toutes les vertus celle qui se fait le plus aimer , parce que ceux qui la possèdent sont utiles à leurs semblables; et qu'on l'est surtout en donnant.

§ 1*2. Mais toutes les actions que la vertu inspire sont belles , et toutes elles sont faites en vue du bien et du beau. Ainsi, l'homme libéral et généreux donnera, parce qu'il est beau de donner; et il donnera convenablement, c'est-à-dire à ceux à qui il faut donner, autant qu'il faut.

��§8. Et non point à celui qui ne $ il. Celle qui se fait le plus aimer,

reçoit pas. Parfois ceci peut n'être II faut de plus que la libéralité soit

pas très-exact. Aristote entend sans accompagnée de bienveillance; ce qui

doute qu'on ne reçoit pas, quand on est d'ailleurs assez ordinaire. Riais il

n'a aucun droit à recevoir ; car si y a un talent de bien donner ; et il

l'on refusait une chose due, ce serait est des gens qui donnent beaucoup

un bienfait qui mériterait de la re- sans savoir se faire aimer,

connaissance. — La louange. Et l'es- § 12. Du bien et du beau. Le texte

time qui vaut encore mieux. dit simplement : «du beau ». Les deux

�� � LIVRE IV, CH. I, S 17. 73

quand il faut, et avec toutes les autres conditions qui constituent un don bien fait. § 13. J'ajoute qu'il fera ses dons avec plaisir, ou du moins sans aucune peine; car, tout acte qui est conforme à la vertu , est agréable ; ou du moins, il est exempt de peine, et ne peut jamais être positivement pénible. § ili. Quand on donne à qui l'on ne doit pas donner, ou quand on ne donne pas, parce qu'il est beau de donner, et qu'on fait un don par tout autre motif; on n'est pas réellement généreux , et l'on doit être appelé d'un autre nom, quel qu'il soit. Celui qui donne avec un sentiment de peine, n'est pas généreux davan- tage ; car s'il l'osait, il préférerait son argent à la belle action qu'il fait; et ce n'est pas là le sentiment d'un homme vraiment libéral. § 15. Il ne recevra pas non plus de qui il ne doit pas recevoir ; car accepter un don à ces conditions douteuses, n'est pas le fait de quelqu'un qui n'estime pas beaucoup la richesse. § 1(>. S'il ne reçoit point, il ne demandera pas non plus; car il n'est pas d'un homme qui sait faire du bien aux autres , de se laisser si facilement obliger lui-même. § 17. Il ne prendra de l'ar- gent que là où il faut en prendre, c'est-à-dire, sur ses pro- j)ies biens. Non pas qu'à ses yeux, il y ait en ceci rien de

��mots que j'ai employés m'ont paru ^ià. Parce qu'il est beau de donjiei:

nécessaires pour rendre la force de Voilà l'unique motif de la libéralité

l'expression grecque. véritable.

§ 13. Ou du moins sans aucune § i5. Il ne recevra pas non plus,

peine. Celte restriction ne paraît pas La libéralité s'applique moins bien

très-exacte. L'homme vraiment libé- dans ce cas ; et comme l'a remarque

rai a très-grand plaisir à donner. déjW Aristote, elle consiste bien plus

C'est 'ce qu' Aristote reconnaît lui- à donner qu'à ne pas recevoir,

même un peu plus bas. $ Ui. Il ne demandera point. Ceci

�� � 74 MORALE A NICOMAQUE.

irès-beaii, mais imiqueiuent, parce que c'est chose abso- lument nécessaire pour avoir la possibilité de donner. Vussi, ne négligera-t-il passa fortune personnelle, puisque c'est là qu'il doit trouver le moyen d'aider les autres dans l'occasion. Il ne la prodiguera pas non plus au premier \enu, afin d'avoir à donner à qui il faut, quand il faut, et tout ce qu'il faut, pour satisfaire à l'honneur, § 18. Il est aussi très-digne d'un cœur libéral de donner beaucoup, et même à l'excès, de façon à ne garder que la moindre [)art pour soi-même ; c'est bien le fait d'une âme géné- reuse de ne pas regarder à soi. g 19. Du reste, la libéra- lité doit s'apprécier toujours selon la fortune. La vraie libéralité consiste, non pas dans la valeur de ce qui est donné, mais dans la position de celui qui donne ; elle offre ses dons suivant sa richesse; et rien ne s'oppose à ce que celui qui donne moins, soit en réalité plus généreux , s'il prélève ses dons sur une moindre fortune.

§ "10. On se montre en général plus généreux, quand on n'a point acquis sh fortune soi-même et qu'on l'a reçue des autres par héritage ; car alors on n'a jamais connu le besoin ; et chacun tient toujours bien davantage à ce qu'il a produit lui-même, comme on le voit assez par

��nst vrai ; mais ce trait appartient bien qu'on dépense alors pour le-;

peut-être plutôt encore au magnanime autres, et non point pour soi-même,

(ju'au libéral. § 19. Doit s'apprécier toujours se-

$ 17. Ne négligera-t-il pas. Aris- Ion la fortune. Condition essentielle

lote ne dit pas qu'il soignera sa for- pour bien juger de la moralité de i'a-

tune ; il dit seulement qu'il ne la né- gent.

i;ligera pas. s 23. On se montre en général

«5 18. £t mCmc à l'excès. C'est ;j/ms jfe'rtcVfMjr. Toute celte pensée est

peut-être, en ce cas, delà prodigalité, empruntée îi Platon, Pépubliqnc,

�� � LIVRE IV, CH. I, g 23. 75

l'exemple des parents et des poètes. L'iioninie libéral a d'ailleurs grand'peiiie à s'enrichir, parce qu'il n'est porté ni à recevoir, ni à garder ; et que loin de là, il est enclin à faire part de ce qu'il a ; et que, n'estimant pas les ri- chesses en elles-mêmes , il ne les apprécie qu'autant (pi' elles lui penuettent de donner. §2J. Voilà ce cpii explique ces reproches si souvent adi'essés à la fortune, d'enrichii' le moins ceux qui seraient les plus dignes d'être riches. Mais l'on voit à ceci mis assez bonne raison ; c'est qu'il en est de l'argent comme de tout le reste : il n'est pas possible d'en avoir, quand on ne se donne aucune peine pour s'en procurer. § 22. Toute- fois, l'homme libéral ne donne point à qui il ne doit pas donner, ni dans les occasions où il ne serait pas conve- nable d'ofirù' un don ; il ne manque à aucmie des conve- nances que nous avons indiquées; car alors il ne ferait î)lus un acte de libéralité ; et s'il dépensait aussi mal son argent, il n'en aurait plus à dépenser dans les circons- tances où il serait convenable de le faire. § 23. Je le répète, on n'est vraiment libéral qu'à la condition de dépenser selon son bien et comme il convient. Celui qui va au-delà de ce qu'il peut, est un prodigue ; et ceci explique comment on ne peut pas dire des tyrans qu'ils soient prodigues ; c'est que leurs richesses sont en

��livre I, page 8, trad. de M. V. Cousin. § 23. Des tyrans qu'ils soient pio- — Des parents et des poètes. C'est digues. Cette observation n'était peut- la comparaison même que fait Pla- être pas déjà fort exacte, quand elle ton. s'appliquait aux tyrans des cités S 21. Voilà ce qui explique. Obser- grecques. Elle ne Test plus du tout, si \ ation fort ingénieuse, et qui se vérifie on l'applique à un certain nombre assez souvent. d'empereurs romains, plus riches sans

�� � 76 MORALE A NICOMAQUE.

général si énormes, qu'il leur est difficile, à ce qu'il semble, de les épuiser, malgré toutes les profusions et les folles dépenses qu'ils peuvent faire.

g 2Zi. Ainsi, la libéralité étant un sage milieu dans tout ce qui touche aux richesses, qu'on les donne ou qu'on les reçoive, le libéral ne donnera et ne recevra que quand il faut et qu'autant qu'il faut, dans les petites choses aussi bien que dans les grandes ; et j'ajoute que ce sera tou- jours avec plaisir. D'autre part, il recevra quand il faut recevoir et autant qu'il faut recevoir. C'est que la vertu qui le distingue, étant un milieu relativement à ces deux actes de donner et de recevoir, tout différents qu'ils sont, il se montrera dans l'un comme dans l'autre tout ce qu'il doit être. Quand on sait bien donner , c'est une consé- quence toute naturelle qu'on sache également recevoir bien; s'il en était autrement, recevoir serait ici un con- traire de donner et non pas une conséquence. ]\Iais les qualités qui se suivent peuvent se trouver à la fois dans le même individu, tandis que les contraires évidemment ne peuvent jamais être dans ce cas.

^ 25. Quand il arrive à l'homme libéral de faire une dé- pense déplacée ou peu convenable, il en ressent de la tris- tesse ; mais c'est avec modération, et comme il convient, puisque c'est le propre de la vertu de ne s'aflliger et de ne se

��doute que ces petits tyrans, et qui aurait pu très-probablement prouver

doivent ceitainement passer pour des à Aristote que cette restriction de sa

prodigues. Quelque immenses que pensée était nécessaire, soient les richesses dont on dispose, $2h. Ce sera toujours avec plaisir.

on peut toujours ou les prodiguer, Ceci répèle en partie ce qui vient

ou les administrer avec sagesse. — d'être dit un peu plus haut, § 13. —

A ce quil semble. Plus d'un exemple J.cs contraires évidemment. Voir dans

�� � LIVRE IV, CH. I. S 28. 77

réjouir que pour ce qui le mérite, et dans une juste me- sure. § 2(5. Le libéral aussi est très-facile en affaires ; il se laisse même assez aisément léser, précisément parce qu'il fait peu de cas de l'argent, et qu'il serait bien plus peiné de n'avoir pas fait la dépense qu'il devait faire, que d'a- voir fait une dépense inutile. En ceci, il n'est pas du tout de l'avis de Simonide. Le prodigue, sur tous ces points, n'est pas non plus exempt d'erreur ; il ne sait ni se réjouir ni s'affliger de ce qu'il faut, et comme il le faut. Du reste, la suite nous montrera encore mieux tout ceci.

§ 27. Nous avons établi plus haut qu'en fait de libéralité, l'excès et le défaut sont la prodigalité et l'avarice; et qu'elles se produisent à deux égards : donner et recevoir. Nous confondons d'ailleurs dépenser et donner. La prodi- galité est donc en excès pour donner et ne recevoir point ; elle est en défaut pour recevoir. L'avarice au contraire est en défaut pour donner et en excès pour prendre, toujours bien entendu dans les très-petites choses. § 28. Ainsi, les deux conditions de la prodigalité ne peuvent pas aller de

��les Catégories, ch. 10 et 11, la théorie sa vie. On sait d'ailleurs que Simo-

des contraires, page 109 et suiv. de nide était renommé pour son ava-

ma traduction. rice. C'est lui le premier, dit-on, qui

§26. De l'avis de Simonide. Simo- a vendu la louange et fait trafic do

mde interrogé par la femme d'Hiéron la poésie auprùs des tyrans et des

lui répondit qu'il préférait l'argent à riches. Ni se réjouir, ni s'affliger.

la sagesse. Voir la Rhétorique, liv. II, En ce qui concerne l'argent et les

ch. 16, p. 1391, a, 10, de l'édition dépenses qu'il peut faire, de Berlin. C'est sans doute à ce mot § 27. Toujours dayis les très-

qu'Aristote veut ici faire allusion, petites choses. La cupidité, quand

Simonide disait encore qu'il préférait elle s'exerce en grand, prend un

enrichir ses ennemis après sa mort, autre nom que celui d'avarice. —

que d'avoir besoin de ses amis durant Aur simples particuliers. Par oppo-

�� � 78 MORALE A NICOMAQUE.

pair bien longtemps ; car il n'est pas facile de donner à tout le monde quand on ne reçoit de personne, et la for- tune manque bien vite aux simples particuliers, quand ils veulent donner avec cette profusion qui caractérise à bon droit ceux qu'on appelle des prodigues. § 29, Du reste, ce vice doit paraître beaucoup moins blâmable que celui de l'avarice. L'âge, la détresse même peuvent assez aisément corriger le prodigue, et le ramener au juste milieu ; il a des qualités du libéral, qui donne et ne reçoit pas, sans savoir d'ailleurs les exercer l'une et l'autre, quand il faut, ni convenablement. Mais il lui suffirait de contracter des habitudes raisonnables , ou de se modifier par toute autre cause, pour devenir un homme libéral ; il donnerait alors, quand il faut donner, et ne recevrait pas quand il ne faut })as recevoir. Ainsi donc, la nature du prodigue, au fond, n'est pas mauvaise; il n'y a rien de vicieux ni de bas dans ce penchant excessif à donner beaucoup, et à ne rien prendre ; ce n'est qu'une folie. § 30. Ce qui fait que le pro- digue doit paraître fort au-dessus de l'avare, indépendam- ment des motifs cpe je viens de dire, c'est que l'un oblige une foule de gens , et que l'autre n'oblige personne , pas même lui. % 31. Il est vrai que la plupart des prodigues ,

��sition aux tyrans, dont rien ne peut l'excuse de la prodigalité. Mais il est

épuiser les immenses richesses et rare que le prodigue se corrige assez

dont Aristote vient de parler. raisonnablement pour devenir li-

§ 29. Beaucoup moins blâmable béral;il passe plutôt à l'excès con-

que celui de l'avarice. C'est une tiaire, et il devient avare,

question assez difficile à résoudre; § 30. Oblige une foule de gettu.

mais les arguments que donne Aris- Le prodigue en général songe plutôt

tote à l'appui de son opinion sont à se satisfaire lui-même qu'à faire

très-solides. — Rien de vineux, ni de du bien aux autres ; Aristote le dira

bas,... ce n'est qu'xine folie. Voilà un peu plus bas.

�� � LIVRE IV, CE. I, § 33. 70

comme je Va\ déjà fait observer, reçoivent aussi, quand ils ne devraient pas recevoir; et, qu'en cela, ils se montrent bien peu libéraux. Ils deviennent avides et prennent de toutes mains, parce qu'ils veulent toujours dépenser, et qu'ils sont bientôt hors d'état de dépenser tout à leur aise. Leurs propres ressources ne tardant pas à s'épuiser, il faut s'en procurer d'étrangères; et, comme ils ne songent guères à lem* dignité ni à l'honneur, ils prennent à la lé- gère, et de toutes façons. Ce qu'ils désirent, c'est de donner. Comment le peuvent-ils? D'où le peuvent-ils? C'est-là ce cpii leur importe le moins, g 32. Voilà aussi pourquoi lem's dons même ne sont pas vraiment libé- raux ; ils ne sont pas honorables, parce qu'ils ne sont pas inspirés par le sentiment du bien, et qu'ils ne sont pas faits comme ils devraient l'être. Parfois, ils enrichissent des gens qu'il faudrait laisser dans la pauvreté , et ils ne feraient rien pour des gens de la conduite la plus respec- table. Ils donnent à pleines mains à des flatteurs ou à des gens qui leur procurent des plaisirs aussi peu relevés que ceux de la flatterie. C'est là ce qui fait aussi que la plu- part des prodigues sont intempérants. Dissipant leur argent avec tant de facilité , ils le dépensent tout aussi aisé- ment pom' leurs excès; et ils se laissent aller à tous les désor- dres des plaisirs , parce cpi'ils ne vivent pas pour la vertu ni pour le devoir.

g 33. Le prodigue, d'ailleurs, répétons-le, se jette dans

��§ ;51. Ce qu'ils désirent, c'est de vant le mérite des gens auxquels ils

donn:r. C'est-à-dire, de contenter s'adressent. — A des flatteurs. Cest

leur passion pei-sonnelle. le cas le plus ordinaire.

§ 32. Comme ils dcrraient l'être. § .,.';. Le prodigue d'ailleurs.

C'est-à-dire, suivant la raison, et sui- Après une censure si sévèi-e, Aris-

�� � 80 M()IU[.E A NICOMAQUE.

ces excès, parce qu'il a été abandonné sans direction et sans maître ; si l'on se fût occupé de lui avec quelque soin , il aurait pu revenir au jaste milieu et au bien.

§ 34. Loin de là, l'avarice est incurable. C'est la vieil- lesse, à ce qu'il «iemble, et la faiblesse sous toutes les formes, qui font les avares. L'avarice est, du reste, plus na- turelle à l'homme que la prodigalité ; car, pour la plupart, nous aimons à garder notre bien , plutôt qu'à le donner. g 35. Ce vice peut prendre une intensité extrême, et re- vêtir les apparences les plus diverses. Ce qui fait qu'il y a tant de nuances dans l'avarice, c'est que, comme elle con- siste en deux éléments principaux, défaut à donner, excès à recevoir, elle n'est pas dans tous les individus également complète; parfois, elle se divise, les uns montrant davan- tage de l'excès à recevoir, et les autres, du défaut à donner. § 36. Ainsi, tous les gens qu'on flétrit par ces dénomina- tions de chiches, rogneux , pingres , pèchent tous par dé- faut à donner; mais cependant, ils ne désirent point, ni ne voudraient prendre le bien d' autrui. Chez quelques-uns, c'est une sorte d'honnêteté et de pnidence qui reculent devant la honte ; car il y a des gens qui paraissent, ou qui du moins prétendent , ne montrer cette parcimonie , que pour n'être jamais réduits à faire qaekpie bassesse. C'est

��tote s'adoucit pour le prodigue, qui § 35. Une intensilé extrême. On

lui semble être surtout la victime sait assez tous les exemples affreux

d'une mauvaise éducation. qu'il est possible de citer. — Par-

$ 3i. La vieillesse. Observation fois elle se divise. Explication ingé-

qu'on peut toujours vérifier. — Plus nieuse des nuances, si diverses en

naturelle à l'homme que la prodiga- effet, que présente l'avarice. lilê. Et par conséquent, elle est plus §36. Chiches, rogneux, pingres.

fréquente. J'ai dû prendre ces mots assez vul-

�� � LIVHE IV, CH. I, § 38. 81

dans cette classe qu'il faut ranger le ladre , et tous ceux qui, comme lui, prêts à couper un cheveu en quatre, mé- ritent ce nom , parce qu'ils portent à l'excès le soin de ne jamais rien donner à personne. Les autres ne s'abstien- nent de rien recevoir d'autrui que par un sentiment de peur, parce qu'il n'est pas facile en effet de recevoir soi- même des autres , et de ne jamais leur donner une partie de ce qu'on a ; ils préfèrent ne rien recevoir et ne rien donner.

§ 37. D'autres avares, au contraire, se signalent par un excès à recevoir de toutes mains, et à prendre tout ce qu'ils peuvent : par exemple , tous ceux qui se livrent à d'ignobles spéculations , les entreteneurs de mauvais lieux, et tous les gens de cette espèce ; les usuriers, et tous ceux qui prêtent les plus petites sommes à gros inté- rêts. Tous ces gens-là prennent là où il ne faut pas prendre, et plus qu'il ne faut prendre, g 38. L'avidité pour les lucres les plus honteux paraît être le vice commun de tous ces cœurs dégradés ; il n'y a point d'infamies qu'ils n'en- durent, pourvu qu'ils en recueillent un profit. Et encore, est-ce toujoiu's pour un bien mince profit ; car on aurait tort d'appeler avares ceux qui font des profits immenses, là où ils ne devraient pas en faire, et qui s'approprient ce

��gaires pour rendre mieux la pensée et ceux qui veulent toujours recevoir.

d'Aristote. — Un clieveu en quatre. — Tous ceux qui se livrent à dl-

Le texte a une métaphore analogue ; gnobles spéculntions. Ce n'est plus là

j'ai choisi celle qui est la plus fami- précisément ce qu'on entend par l'a-

lière à notre langue. varice.

$"<~. D'autres avares au contraire. §38. Pour un bien mince profit.

Aristote distingue donc deux classes C'est là en eiTet une des conditions

principales parmi les avares : ceux essentielles de l'avarice. L'exemple

qui ne veulent jamais rien donner, que cite Aristote le prouve bien ; et

6

�� � qu’ils ne (lévniienl pas prendre; les tyrans, par exemple, rpii pillent des cités et dépouillent les temples qn’ils violent : il faut plutôt les appeler des coquins, des impies, des scélérats. § 39. Il faut ranger encore parmi les avares , le joueur, le brigand, le bandit ; ils ne recherchent que des gains honteux, et c’est par un amour elTréné du lucre, que les uns et les autres agissent et qu’ils bravent l’infamie; ceux-ci, affrontant les plus affreux dangers pour ravir le butin qu’ils convoitent ; ceux-là , s’ enrichissant bassement aux dépens de leurs amis , à qui bien plutôt ils devraient faii-e des dons. Ces deiLx sortes de gens, faisant sciemment des gains là où ils ne devraient pas en faire , sont des cœurs sordides ; et toutes ces façons de se procurer de l’argent ne sont que des formes de l’avarice.

§ 40. C’est, du reste, avec toute raison qu’on oppose r illibéralité ou avarice à la libéralité , comme son contraire ; car, encore une fois, l’avarice est un vice plus blâmable que la prodigalité ; et elle fait commettre plus de fautes aux hommes que la prodigalité , telle que je l’ai décrite.

§ 41. Voilà ce que nous avions à dire sur la libéralité, et sur les vices qui y sont opposés.

l’avidité sans bornes qui pousse aux grands crimes, n’est plus de l'avarice, au sens vrai de ce mot.

§ 39. Le joueur, le brigand, le bandit, La classification peut être vraie pour le joueur ; elle ne l’est plus pour les autres, et il faut les appeler d’un autre nom par le motif qu’Aristote vient de donner pour les tyrans. Ce paragraphe semble donc contredire ce qui précède. Il faut remarquer d’ailleurs qu’Aristote dit, illibéralité , plutôt qu’avarice ; mais j’ai dû me contenter de ce dernier mot.

§ 40. Un vice plus blâmable. C’est ce qu’Aristote a essayé de prouver un peu plus haut, § 29. LIVRE IV. CH. II. 5>i 2. 83

��CHAPITRE 11.

De la magnificence : sa définition; sa différence avec la libéralité. Défaut et excès relatifs à la magnificence. — Qualités du ma- gnifique; ses desseins; sa manière de faire les choses. — Dé- penses où s'exerce plus spécialement la magnificence ; dépenses publiques, dépenses privées. — Excès de magnificence : faste grossier et sans goût. —Défaut de magnificence : la mesquinerie.

§ 1. Une suite naturelle de ce qui précède, c'est de traiter de la magnificence. Cette vertu est évidemment aussi l'une de celles qui sont relatives à l'emploi des ri- chesses; seulement, elle ne s'étend pas, comme la libéra- lité , à tous les actes , sans exception , qui concernent les richesses ; elle ne s'applique qu'à ceux où la dépense est considérable. Dans ces cas exceptionnels , elle surpasse la libéralité en grandeur ; car, comme son nom même le fait entendre, c'est une dépense faite convenablement dans une grande occasion. J^ 2. Du reste, l'idée de grandeur est toujours relative ; et la dépense n'est pas la même, par exemple , pour celui qui équipe des galères et pour celui qui dirige une simple Théorie. Quanta la convenance, elle

��Ch. II. Gr. Morale, livre I, ch. 24; Morale. — Comme non nom même le

Morale à Eudème, livre III, ch. 6. fait assez entendre. L'étymologie la-

§ 1. Une suite naturelle de ce qui Une est en ceci tout à fait analogue à

■précède. C'est après la liljéralité qu'il l'étymologie grecque,

convient de traiter de la magnificence; § 2 Celui qui équipe des galères.

mais dans la Morale à Eudème, il Parmi les dépenses publiques, il n'y

n'en est question qu'après la magna- en avait guères de plus importantes

nimité, ainsi que dans la Grande que celles-là dans l'antiquité.

�� � 8/i MOKVf.K A MCOMVQIK.

se rapporte tout à la lois à rindividu, à l'objet et aiu moyens. § 3. Celui qui, dans de petites choses, ou dans des choses médiocres , dépense comme il convient à sa di- gnité , ne mérite pas pour cela le nom de magnifique , pas ]-)lns que celui qui peut dire, comme le poète :

(( J'ai pris soin ent pitié de la misère errante. »

Le magnifique est celui qui sait dépenser convenable- blement pour les grandes choses. Il est libéral aussi ; mais le libéral n'est pas nécessairement magnifique.

J^ II. Relativement <à cette disposition, le défaut se nomme petitesse et mesquinerie; l'excès se nomme faste grossier, somptuosité sans goût. Et des critiques de ce genre peu- vent s'appliquer à toutes ces dépenses , non parce qu'elles sont excessives dans les choses où il faut cpi' elles le soient ; mais parce qu'on les fait pour briller dans des occasions , et d'une manière qu'il faudrait au contraire éviter. Du reste, nous reparlerons plus loin de ces détails.

§ 5. Le magnifique est, on peut dire, un homme de réflexion et de sagesse, puisqu'il est capable de voir ce qui convient dans chaque occasion , et de faire de grandes dépenses avec toute la mesure nécessaire. § 6. Ainsi que nous l'avons dit au début, ime qualité se détermine par

��§ 3. Dans île petites choses. Celte sagesse. Ceci s'appliquait peut-être

condition exclut Tidée même de ma- mieux encore au lil)éral. Il est cer-

gnificence, comme le mot l'indique tain que le magnilique court plus de

suflisamment, — Le poète. Homère, risques; car s'il se trompe dans ses

Odyssée, chant 17, v. ti20. calculs, il peut se ruiner. Son péril

$ '\. Plus loin. Dans la suite même est égal à ses dépenses,

dé ce chapitre et § 18. § 6. Au début. Voir plus haut,

§ 5. Un homme de réflexion et de livre I, ch. 8, § 8 ; et livre II, ch. 1,

�� � I.IVHE IV, CH. Il, ^ 8. 85

les actes qu'elle produit, et par les choses auxquelles elle s'applique. Les dépenses du magnifique sont tout à la fois grandes et convenables; et les résultats qu'il poursuit doi- \ eut être également l'un et l'autre ; car c'est ainsi que la ciépense sera non-seulement considérable , mais qu'elle s'accordera avec le but qu'on se propose. L'œuvre doit être digne de la dépense, et la dépense doit être digne de l'œuvre, et peut-être même la surpasser.

^ 7. C'est donc uniquement en vue du bien et du beau (jue le magnifique fera ces grandes dépenses; car cette préoccupation du bien est le caractère commun de toutes les vertus. J'ajoute qu'il les fait avec plaisir et avec une noble facilité ; car regarder de trop près aux choses est en général un signe de petitesse ; et le magnifique vise à les lairc le mieux et le plus convenablement possible , plutôt qu'il ne s'enquiert du prix qu'elles coûtent et des réduc- tions qu'il serait possible d'obtenir. § 8. Je le répète : il faut nécessairement aussi que le magnifique soit libéral : car l'homme vraiment libéral sait dépenser quand il laut et ce qu'il faut; mais dans ces occasions, le grand est le pro})re du magnifique. C'est, on pourrait dire, la grandeni' de la libéralité, qui s'exerce dans les mêmes conditions ; mais avec une dépense égale, le magnifique saura faire

��S 7. — Et peut-être mcine la surpas- qui fait aussi ses dons avec plaisir. scr. C'est seulement ainsi que la ma- § 8. Le grand est le propre du ma- ^rùficence provoquera l'admiration gnifique. Cette idée est trop souvent t|u'elle recherche toujours , et qui répétée. Elle est tellement claire et dans les dépenses publiques de l'anti- essentielle qu'il semble tout ii fait quité étail ù peu près la seule récom- inutile d'y insister. — Avec une dé- pense, pense égale. Ceci contredit peut-être § 7. /4yec ^;/fl(S(c. Comme le libérai, ce qui vient d'être dit un peu plus

�� � 86 MOKALE A NICOMAQUE.

([iielque chose de plus noble et de plus grand. La valeur de la matière qu'on emploie et celle de l'œuvre qu'on en tire, ne sont pas du tout identiques. Ainsi, la matière peut être la plus précieuse et la plus chère de toutes , de l'or par exemple; mais le mérite de l'œuvre, c'est sa gran- deur, c'est sa beauté, parce que la contemplation des qualités qui la distinguent nous cause de l'admiration. Par ces motifs la magnificence est admirable ; et le mérite de l'œuvre consiste dans une magnificence large- ment développée.

g 9. Parmi les grandes dépenses, il en est quelcpies-unes que nous tenons plus particulièrement pour honorables : ce sont par exemple les offrandes solennelles que l'on consacre aux Dieux, les couvstructions pieuses, les sacri- lices. Nous avons dans la même estime toutes les dépenses qui se rapportent au culte de la Divinité, et toutes celles qu'entreprennent, dans la noble ambition de servir le pu- blic, de simples particuliers qui croient quelquefois devoir employer leur fortune à la splendeur des jeux scéniques, ou à l'équipement des galères de l'État, ou aux frais des fêtes populaires. § 10. Mais toujours, ainsi que je l'ai déjà dit, on doit considérer dans celui qui fait ces grandes dépenses, qui il est et quelle est sa fortune pour se per- mettre de les faire. Il faut qu'à tous ces égards il y ait une

��haut. — C'est sa beauté. Le magni- début de ce chapitre. — Pour se pcr-

fique peut donner de la grandeur aux mettre de les faire. On conçoit très-

clioses ; mais pour leur donner de la bien celte sollicitude. L'honneur de

beauté, il faut qu'il soit en outre l'État pouvait être compromis, si le

homme de goiit. Il est probable qu'A- soin de ces dépenses publiques était

ristote pense ici à PéricUs. confié à des mains tiop peu habiles

S 10. Ainsi que je l'ai déjà dit. Au et trop peu riches. Cette préoccupa-

�� � LIVRE IV, CH. II, ^^ 13. 87

entière convenance ; et elle doit se trouver non pas seule- ment de la dépense à l'œuvre qui est faite , mais encore dans celui qui la fait. § 11. Ainsi, le pauvre ne peut jamais être magnifique; car il n'a pas les ressources qui per- metient de faire ces larges et convenables dépenses ; et s'il les essayait, il serait insensé. Pour lui, ce serait agir contre la véritable convenance, et contre le devoir, tandis qu'il faut respecter l'un et l'autre pour agir selon la vertu. g 12. Ces dépenses splendides ne conviennent donc qu'à ceux qui dès longtemps jouissent d'une grande fortune, acquise soit par eux-mêmes, soit par leurs ancêtres, ou par une communauté dont ils font partie. Elles convien- nent aux gens de haute naissance , aux personnages cou- verts de gloire, en un mot, à tous ceux qui ont de ces posi- tions où se trouvent réunies la grandeur et la dignité.

g 13. Tel est donc le caractère principal du magni- fique ; et c'est, je le répète, dans des dépenses de ce genre que consiste en général la magnificence ; ce sont à la fois les plus considérables et celles qui font le plus d'honneur. Panni les dépenses privées, en peut ranger dans la même classe à peu près celles qui n'ont lieu qu'une seule fois dans la vie : par exemple les noces, ou les oc- casions analogues ; ou même encore celles dont une cité entière se préoccupe, ou dont se préoccupent les digni- taires qui la gouvernent : par exemple la réception ou

��lion devenait plus légitime encore, rail, et ne pourrait rendre au public

quand il s'agissait de l'équipement les services qu'il aurait promis, lies galères ; il y allait du salut de la § 12. Aux ■personnages couverts

République. de gloire. Ceci convient parfaitement

S 11. lif contre te devoir. A la fois à Périclès. pour lui el pour l'État ; il se ruine- S 13. Parmi les dépenses privées.

�� � le départ d’illustres étrangers, les présents qu’on fait ou qu’on reçoit dans ces grandes circonstances. Car le magnifique ne fait pas ces énormes dépenses pour lui-même ; il ne les fait jamais que pour le public , et les dons de cet ordre ont quelque ressemblance avec les offrandes saintes qu’on fait aux Dieux.

S 14. Le magnifique sait aussi se faire construire une habitation qui réponde à sa fortune ; car c’est là encore un luxe fort bien placé. S’il convient de beaucoup dépenser, c’est surtout pour les choses qui doivent avoir de la durée, puisque ce sont les plus belles, S. 15. Dans chacune d’ailleurs , il faut toujours observer la convenance ; car les mêmes choses ne conviennent pas et pour les Dieux et pour les hommes, dans un temple ou sur un tombeau. Chacune des dépenses qu’on fait peut être grande en son genre , et la plus magnifique est celle qui est grande dans le grand : par exemple ici, c’est le grand dans cet ordre de dépenses dont nous parlons.

S 16. Mais le grand dans l’objet diffère du grand dans

Il est difficile de montrer de la ma- gnificence dans les actes de la vie privée. — La réteption ou le départ d’illustres étrangers. Que le magni- fique peut recevoir en son propre nom, au lieu de les recevoir au nom de l’État , puisqu’Aristote ne parle ici que des dépenses privées. — Que poiir le public. Le citoyen peut en- core dans ces occasions rendre ser- vice à l’État, sans d’ailleurs être re- vttu d’aucun caractère officiel.

§ 14. Une habitation qui réponde a sa fortune. C’est comme une obligation, que de tout temps s’est imposée l’opulence. — Avoir de la durée. Le motif est en effet très-sérieux et très-raisonnable. C’est de là que vient la splendeur des résidences de l’aristocratie,

§ 15. Observer la convenance. Recommandation fort juste et fort délicate, et qui devait trouver de fréquentes applications dans l’antiquité, — Dans les dépenses dont nous parlons. Dans les dépenses publiques el solennelles pour les besoins de l’État et ceux du culte. LIVRE 1\, CH. II, g li). SO

la dépense elle-même; et ainsi dans un un cadeau d'en- fant, le plus beau ballon, la plus belle timbale peuvent avoir toute la magnilicence possible, et le prix qu'on y met peut n'être rien et n'exiger aucune libéralité, g 17. Voilà pom'quoi le propre du magnifique, c'est de tou- jours faire grandement les choses, dans le genre où il les fait; c'est là un avantage qu'on ne peut pas aisé- ment surpasser, et qui est toujours en proportion avec la valeur même de la dépense.

g 18. Tel est donc le magnifique. Mais l'homme sans goût qui pèche ici par excès, est le fastueux qui dé- pense sans bornes et contre toute convenance, "comme je l'ai dit antérieurement. Il dissipe énormément d'argent dans les petites dépenses , et il cherche à briller sans le moindre goût. S'il reçoit des gens qui fournissent leur écot, il les traitera comme pour une noce; ou dans les comédies qu'il monte , il fera mettre des tapis de pourpre pour les acteurs à l'entrée de la scène, comme font les Mégariens. Et encore il commettra toutes ces folies, non pas tant par amour pour le beau que pour faire éta- lage de sa fortune, et se faire admirer, à ce qu'il imagine. En un mot , il dépense très-peu là où il faudrait beau- coup dépenser; et beaucoup, là où il ne faudrait dé- penser que très-peu.

§ 19. Quant à l'homme mesquin, il pèche par défaut

��§ 16. Toute la magnificence pos- § XS. Antérieurement. Voir un peu

sible. L'expression est peut-être bien plus haut, $ h. — Comme font les

forte pour un cadeau d'enfant. Mcgariens. Ce luxe des Mégariens

S 17. De faire grandement les était passé en proverl)e dans Tanti-

rfioses. On peut agir grandement sans quilé.

que la dépense soit très-grande. § 19. Quant a Chommc mesquin.

�� � à tous ces égards; et après avoir dépensé énormément, il fera perdre aux choses par une certaine i)etitesse toute leur grandeur et toute leur beauté. Dans tout ce qu’il fait, il retarde sans cesse la dépense; il cherche à dépenser le moins qu’il peut; il plaint tout ce qu’il dépense ; et il croit toujours faire beaucoup plus qu’il ne faut. § 20. Ue telles dispositions morales sont certainement des vices; et cependant elles ne suffisent pas à déshonorer un homme, parce qu’elles ne nuisent point à autrui, et qu’elles ne sont pas absolument dégradantes.

CHAPITRE III.

De la magnanimité; définition; les deux vices opposés; la petitesse d’àme et la vanité présomptueuse. — Le magnanime n’a jamais que l'honneur en vue ; il est le plus vertueux des hommes. — Modération du magnanime dans toutes les fortunes ; les avantages d’une grande position développent la magnanimité. — Hauteur et fierté du magnanime; son courage, son désintéressement, son indépendance, sa lenteur et son indolence, sa franchise, sa gravité silencieuse; ses manières personnelles. — L’homme sans grandeur d’âme. — Le sot vaniteux.

^. i. La magnanimité ou grandeur d’âme, comme son

Ce travers devait être plus fréquent à la mesquinerie. — Elles ne suffisent

encore chez les anciens, précisément pas d déshonorer un homme. Mais

parce que la magniiicence y était une elles suffisent à le rendre ridicule, sorte de devoir public, auquel l’opulence Ch. IIJ. Gr. Morale, livre 1, ch. 23;

lence ne pouvait se soustraire. Morale à Eudônic, livre III, ch. 5.

§ 20. De telles dispositions nto- § 1. Ou grondeur d\ime. J’ai

rôles. Celles qui poussent au faste ou ajouté relie parapluase pour que la LIVRE IV, CH. 111. K A. 91

nom seul suiîit à l'indiquer, ne s'appli([ue qu'aux grandes choses. Mais sachons d'abord à quelles choses elle s'ap- plique. D'ailleurs, nous pouvons indifféremment étudier, ou la qualité elle-même, ou l'individu qui la possède.

g 2. Le magnanime semble être l'homme qui se sent digne des choses les plus grandes, et qui l'est en effet; car celui qui a de lui-même cette haute estime sans la mériter , est un insensé ; et il n'y a point de cœur selon la vertu qui soit insensé ni déraisonnable. Le magna- nime est donc ce qu'on vient de dire. Mais celui qui n'a que peu de valeur personnelle et qui le reconnaît lui-même, en ne demandant que des choses à sa portée, peut bien être mi homme sage et modeste; ce n'est ja- mais un cœur magnanime. La magnanimité suppose tou- jours le grand, comme la beauté qui ne se rencontre jamais que dans un grand corps ; car les petits hommes peuvent être élégants et bien faits ; ils ne sont point beaux.

\J 3. Celui qui a de lui-même la plus haute idée, et qui ne le mérite pas, est mi homme vam, bien qu'il n'y ait pas toujours vanité à s'estimer soi-même plus qu'on ne vaut. § li. Celui qni s'estime moins qu'il ne

��relation indiquée par Aiisiote fût plus compte les Pyramides d'Egypte se-

évideute, même en français. Conrart raient les plus beaux de tous les mo-

a traduit ce portrait dans ses Lettres, numents.

§ 2. Est un insensé. Ou peut-être §3. Bien qu'il n'y ait pas toujours

mieux : u un sot. » — Que dans un vanité. Ce peut n'être quelque fois

grand corps. Aristole se hâte de jus- que l'effet de l'ignorance,

tifier par un exemple cette assertion, § !i. Qui s'estime moins qu'il ne

qui d'abord peut étonner. Il ne veut raut. Ce peut être encore ignorance

pas dire d'ailleurs que la beauté ne de soi, ou modestie, plutôt que peti-

tienne qu'aux dimensions. A ce lesse d'âme.

�� � vaut est une petite âme, soit qu’en effet ayant un grand jnérite ou un mérite médiocre, et même si l’on veut sim- plement , n’ayant qu’un très-mince mérite , il le place encore au-dessous de sa valeur réelle. Mais c’est surtout si l’on vient à se méconnaître, quand on est plein de mérite, que se montre la petitesse d’âme ; car ferait-on autrement, si de fait l’on n’était pas capable des choses les plus importantes? § 5. Le magnanime est dans l’extrême par sa grandeur même ; mais il est dans le juste-milieu, parce qu’il est comme il doit être ; il s’estime à sa juste valeur, tandis que les autres au contraire pèchent soit par excès soit par défaut.

§ 6. Si donc on se sent un grand mérite qui est réel, et surtout si l’on se sent le plus grand mérite, on ne doit avoir qu’une seule chose en vue ; et la voici : la juste récompense du mérite devant s’entendre des biens extérieurs, le plus grand de tous ces biens doit être à nos yeux celui que nous attribuons aux Dieux mêmes, celui que par -dessus tous les autres ambitionnent les gens revêtus des plus hautes dignités, celui qui est la récompense des actions les plus éclatantes ; et ce bien-là, c’est l’honneur. L’honneur sans contredit est le plus grand de tous les biens extérieurs à l’homme. Ainsi, le magnanime sera exclusivement occupé dans sa conduite de ce qui peut procurer l’honneur, ou causer le déshonneur,

§ 5. Dans l’extrême... dans le § 6. Ce bien là, c’est l’hontietir. juste milieu. Il n’y a rien de contra- Parmi les biens extérieurs, il n’y a pas «lictoirc dans ces deux assertions ; et de plus haute récompense que celle- là théorie générale d’Aristote trou\e là. Le magnanime n’en a pas moins jiour la magnaniniilé une application d’ail’eurs toutes celles que la cons- Ibrl exàclr. cienco peut donner, et qui sont enLIVRE IV, Ctl. III, ^ 11. 93

sans que d'ailleurs cette préoccupation sorte jamais des justes limites, § 7. Et certes, ce n'est pas sans raison que les cœurs magnanimes semblent surtout considérer l'honneur, puisque les Grands ambitionnent surtout l'hon- neur qu'ils regardent comme leur plus digne récom- pense.

§ 8. La petitesse d'âme pèche par défaut, et elle laisse celui qui l'éprouve au-dessous de lui-même, et de ce noble sentiment qu'éprouve le magnanime, g 9. Quant à l'homme vaniteux, il pèche par excès dans l'opinion exagérée qu'il a de son propre mérite; mais à cet égard, il ne" dépasse point le magnanime.

§ 10. Puisque le magnanime est digne des plus grands honneurs, il faut aussi qu'il soit le plus parfait des hommes. Quand on a plus de mérite, on a droit à la plus belle part ; et le meilleur des hommes a droit à la part la meilleure. Ainsi, il faut nécessairement que l'homme vraiment magnanime soit plein de vertu ; et tout ce qu'il y a de grand dans les vertus de chaque genre, semble devoir être son partage. § 11. Il ne conviendra jamais au magnanime de trembler ou de fuir , pas plus qu'il ne s'abaissera jamais à faire le mal. Comment com-

��core plus sûres que les autres. — nimes, bien qu'ils soient en position

Sorte jamais des justes limites. Cette de l'être plus aisément,

restriction est nécessaire ; car autre- §9. L'opinion exagérée. Et que par

ment le magnanime perdrait son conséquent il ne mérite pas.

caractère, si sa préoccupation dégé- § 10. Le plus parfait des hommes.

nérait en inquiétude mesquine. Il n'y a point en effet de qualité mo-

§ 7. Les Grands ambitionnent sur- raie qui soit au-dessus de la magna-

tout l'honneur. C'est vrai ; mais les nimité. Elle provoque l'admiration

Grands ne sont pas toujours magna- et l'amour partout où on la ren-

�� � 9/i MORALE A NICOMAQCE.

mettrait-il des actions lioiiteuses, lui aux yeux de qui rien n'est grand ? Si l'on y regarde de près , on verra que pour tous les cas, il n'y aurait qu'un profond ridi- cule dans la magnanimité , si elle n'était pas accompa- gnée de la vertu. On ne serait pas non plus digne d'honneur, si l'on était vicieux ; car l'honneur est le prix de la vertu; et il n'est dû qu'aux cœurs vertueux.

g 12. Ainsi, la magnamité peut sembler comme la pa- rure de toutes les autres vertus. Elle les accroît; et ne peut jamais exister sans elles; et ce qui fait qu'il est si difficile d'être en toute sincérité magnanime, c'est qu'oi! ne peut l'être sans une vertu complète.

g 13. Mais je le répète : quoique le magnanime se préoccupe surtout de ce qui peut attirer l'honneur et la honte, il ne jouira que très - modérément des honneurs les plus grands, et de ceux même que décernent les gens de bien. Il les regardera comme une propriété qui lui appartient , ou bien même il les trouvera parfois au- dessous de lui; car il n'y a pas d'honneurs suffisants pour récompenser jamais une parfaite vertu. Cependant il les acceptera, puisque, après tout, les gens de bien ne sauraient lui décerner rien de plus grand. Mais le magna- nime dédaignera profondément l'honneur qui vient du vulgaire et qui s'attache aux petites choses ; car ce n'est pas ce dont il est digne. Il aura le même dédain pour

��contre. Il n'y a pas de magnanimité § 13. IL ne jouira que très-modé-

véritable sans vertu ; ou autrement, rémeut. Parce qu'il est toujours

elle ne serait qu'une hypocrisie. trf-s-au-flessus des honneurs qu'on

5 12. Comme la -parure de toutes lui rend ; quelque grands qu'ils

les autrex vertus. Image pleine de soient, sa vertu mérite toujours da-

délicatesse et de vérité, vantage.

�� � les insultes , puisque jamais elles ne sauraient être justes envers lui.

■^ 1/i. Mais si le magnanime, comme je l’ai dit, regarde surtout à l’honneur, il n’en saïu-a pas moins se modérer en tout ce qui concerne la richesse, la puissance; en un mot, la fortune et l’adversité, sous quelques formes qu’elles se présentent. Dans le succès, il n’aura ])oiut une joie excessive ; ni dans les revers, un excès d’abaissement. Il n’a pas même ces sentiments emportés à l’égard de l’honneur, qui est cependant à ses yeux la plus importante de toutes les choses , puisque la puissance avec ses ressources infinies et la richesse ne semblent à désirer qu’en vue de l’honneur qu’elles peuvent procurer, et que ceux qui possèdent ces avantages veulent surtout en tirer de l’honneur. Mais la grande âme pour qui les honneurs sont peu de chose , s’inquiète encore moins de tout le reste ; et voilà comment les magnanimes paraissent bien souvent dédaigneux et altiers.

§ 15. Toutefois on peut dire que les avantages d’une situation grande et prospère contribuent aussi à développer la magnanimité. Une naissance illustre, le pouvoir, l’opulence , sont entourés d’honneur et de considération ; car ces conditions sont rares et supérieures dans la vie; et tout ce qui dans le bien offre une supériorité , semble plus spécialement digne d’honneur. Voilà pourquoi des avantages de ce genre rendent parfois les hommes plus magnanimes , parce qu’ils sont déjà ho-

§ 14. Comme je l'ai dit. Plus haut dans ce chapitre, § 6.

§ 15. Rendent parfois les hommes plus magnanimes. Cette observation, restreinte dans ces limites, est très- exacte ; et c’est là ce qui fait que dans les véritables aristocraties, l’éducation et toutes les habitudes de la vie forment de grands caractères, — Parce qu’ils sont déjà honorés. 96 MORALE A iMCOMAQUE.

norés par ceux qui les entourent. § 16. Mais, à vrai dire , l'homme de bien est seul digne d'honneur et d'es- time. Sans doute, quand on réunit les deux, la vertu et la fortune , on obtient plus sûrement la considéra- tion. Mais ceux qui possèdent ces biens étrangers , sans posséder la vertu , ne peuvent justement s'estimer très- haut eux-mêmes , et l'on aurait tort de les croire ma- gnanimes ; car il n'y a point d'honneur et de magna- nimité sans une vertu parfaite. § 17. Les méchants, quand ils ont tous les biens de ce genre, deviennent orgueilleux et insolents; car sans la vertu, il n'est pas facile de soutenir la prospérité avec la modération conve- nable. Incapable de la supporter sagement et se croyant fort supérieur aux autres , on les méprise et l'on se permet tous les caprices que le hasard inspire. On pa- rodie le magnanime sans avoir la moindre ressemblance ; on l'imite dans ce qu'on peut ; et comme on ne se con- duit pas selon la vertu, on en arrive à dédaigner folle- ment et sans raison la conduite d' autrui. § 18. Mais le dédain que ressent le magnanime est toujours jus- tifié , parce qu'il juge la vérité des choses , tandis que le vulgaire ne juge jamais qu'au hasard.

§ 19. Le magnanime n'aime pas à braver les petits

��Et que s'ils ont le cœiir bien placé, plus sîires que puisse subir l'âme

ils tiennent à justifier la considéra- humaine. Tl est peu de cœurs qui

tion qu'on leur accorde, même avant sachent la bien supporter ; mais

qu'ils l'aient méritée. ceux qui résistent à celle-là peuvent

§ 16. L'Iiomme de bien est seul affronter sans crainte toutes les

digne d'estime. Voilà comment le autres.

magnanime doit avant tout être plein § 18. Parce qu'il juge la vérité

de vertu. des choses. Et qu'il y en a très-peu

^ 17. Les méchants... L'épreuve qui méritent l'estime et les soins d'une

de la fortune est en effet une des grande âme.

�� � LIVRE IV, CH. m, § 21. 97

périls ; il ne recherche pas non plus les périls ordinaires, parce qu'il est bien peu de chose que son âme estime. Mais il affronte les vrais et grands dangers ; et dans ces occasions, il fait sans hésiter le sacrifice de sa vie, parce que la vie ne lui paraît pas valoir qu'on la con- serve à tout prix. § 20. Tout en étant capable de faire du bien aux autres , il rougit du bien qu'ils lui font ; car il y a supériorité dans le premier cas, et infério- rité dans l'autre. Par suite, il rend toujours plus qu'il n'a reçu ; car de cette façon , celui qui lui avait rendu service, lui devra quelque chose à son tour , efdeviendra son obligé. § 21. Aussi, les magnanimes se rappellent plutôt les gens qu'ils ont obligés, que ceux qui les ont obligés eux-mêmes , parce que l'obligé est toujours un peu au-dessous du bienfaiteur, et que le magnanime recherche en tout la supériorité. Il se plaît au souvenir des uns, et souffre avec quelque peine le souvenir des autres. Voilà pourquoi Thétis se garde bien de rappeler en détail à Jupiter les services qu'elle lui a rendus, de

��§ dO. Les -petits périls. Qui ne sont rappelle à Jupiter les services qu'elle

pas à la hauteur de son courage. lui a jadis rendus, mais sans en

§ 20. Il rougit du bien qu'ils lui citer un seul spécialement C'est

font. L'expression est peut-être un aussi ce que Crent les Lacédémo-

peu forte. Ce qui est wai, c'est que niens dans la circonstance à laquelle

le magnanime n'aime pas à recevoir Aristote fait allusion. Ils dirent qu'ils

de services, et qu'il préfère de beau- ne se rappelaient plus les services

coup en rendre. qu'ils avaient autrefois rendus à

§ 21. Pane que l'obligé est tau- Athènes , mais qu'ils se souvenaient

jours un peu au-dessous. Répétition parfaitement de ceux qu'ils en avaient

de ce qui vient d'être dit plus haut, reçus. Telle est la version d'Eustrate,

— Thétis. Voir l'Iliade, chani I, qui s'appuie sur le témoignage de

V. 503 et suiv. J'ai ajouté « en dé- Callisthène dans son Histoire grecque,

tail » parce que dans Homère, Thétis Ce n'est pas tout à fait celîe deXéno-

7

�� � 98 MORALE A NICOMAQUE.

uièiiie que les .Lacédémoniens, en recourant aux Athé- niens , ne leur parlèrent que des services qu'ils en avaient leçus déjà plusieurs fois.

^ 22. Il est encore dans le caractère du magnanime de ne recourir à personne, ou du moins de n'y recourir qu'avec peine; d'obliger au contraire de tout cœur; de se montrer grand et fier envers ceux qui sont dans les honneurs ou dans la prospérité, et plein d'une bienveil- lante modération avec les gens de condition moyenne. C'est qu'il est difficile et noble tout à la fois de surpasser les uns , tandis qu'il est trop facile de dominer les autres. La hauteur même et l'orgueil à l'égard des grands ne messiéent pas à un homme bien né , tandis qu'envers les petites gens, c'est une sorte de mauvais goût, comme d'abuser de sa force contre les faibles. § 23. Le magna- nime ne va pas dans les lieux où s'honore d'aller le vul- gaire, ni dans ceux où d'autres que lui tiennent le premier rang. Il aime assez l'indolence et la lenteur, si ce n'est dans les occasions où il y a un grand hon- neur à conquérir, ou quelque rare entreprise à tenter. Il ne fait que très-peu de choses : mais toujours des choses grandes et dignes de .renom, g 2/i. C'est aussi une né- cessité de son caractère de montrer ouvertement ses

��plion. Histoire grecque, livre VI, ninUMiraisoii même que fait Aris-

rh. 5, S 33, page /i61, de l'édit. de tote.

Pirmin DJdot. § 23. Où s'honore d'aller le vid-

% 22. De ne recourir a personne, ijairc. En ceci le magnanime a rai-

Répélition de ce qui vient d'être dit son. Mais fuir les lieux où d'autres

plus haut. • — Une sorte de mmirais tiennent le premier ranp;, c'est plutOi

goûi. Ft l'on pourrait ajouter : « de de l'orgueil que de la magnanimité ;

lâchel(;' ; » c'est ce qu'indique la et au fond, c'est une faiblesse du ma-

�� � LIVRE lY, CH. III, ^ '11. 99

haines et ses amitiés; il n'y a que celui qui a peur qui se cache; et quant à lui, comme il s inquiète plus de la vérité que de l'opinion , il parle et il agit franchement à la face de tout le monde, comme c'est le propre d'une âme fière et dédaigneuse. Aussi est - il parfaitement sincère ; et sa franchise se montre par les dédains qu'il exprime souvent. Passionné pour la vérité , il la dit toujours , si ce n'est quand il emploie l'ironie, moyen dont il se sert assez souvent avec le vulgaire.

g 25. Il ne peut vivre non plus qu'avec un ami; vivre avec un autre , c'est une sorte de servitude ; et voilà pourquoi tous les flatteurs ont des caractères serviles , et que les petits en général sont des flatteurs. § 26. Le magnanime est encore très-peu porté à ^'admiration ; car il n'y a rien de grand à ses yeux. Il n'a pas davan- tage de ressentiment du mal qu'on lui a fait; car se souvenir du passé n'est pas d'une grande âme , surtout se souvenir du mal ; et il est plus digne de lui de l'ou- blier, g 27. Il n'aime pas non plus à parler avec les gens, parce qu'il n'a rien à dire de lui-même ni d'au- trui. Il s'inquiète tout aussi peu d'être loué que de blâmer les autres : comme il ne prodigue pas l'éloge , il ne se

��gnanime, si toutefois Aristote ne se § 25. Cest une. sorte de servitude.

trompe pas en ceci. Observation profonde. Que l'étran-

$ 2!i. Qu'il exprime souvent. we?,t ger avec qui vous vivez soit un

peut-être un peu trop dire. Blâmer supérieur ou un inférieur, la liberté

trop souvent, même avec toute rai- en souffre de l'une ou de Tautre

son, est une sorte de petitesse à la- façon. Aristote ne semble parler ici

quelle ne s'abaisse point le magna- que des rapports avec un supérieur,

nime. — Quand il emploie l'ironie. $ 36. Très-peu porté à l'admira-

Ge qui ne cache point la vérité, et ne tion. Parce qu'en effet il est peu de

la rend que plus piquante. choses qui la méritent; et par sa

�� � 100 MORALE A MICOMAQUE.

plaît pas non plus à dire dn mal même de ses ennemis, si ce n'est parfois pour les insulter. § 28. Ce n'est pas lui qu'on entendra jamais se plaindre, ni descendre à la prière pour des choses qui lui font besoin , ou pour de petites choses. S'occuper de ces misères, est d'un homme qui y attache un grand intérêt. Loin de là, il est homme à rechercher les choses belles et sans fruit, plutôt que les choses utiles et fnictueuses; car ce goût sied mieux à \m cœur indépendant qui se suffit à lui-même. § 29. Les allures personnelles du magnanime ont quelque chose de lent; sa voix est grave; sa parole, posée. On n'a point d'empressement quand on ne met d'intérêt qu'à un petit nombre de choses; et l'âme qui ne trouve rien de grand en, ce monde, montre assez peu d'ardeur pour quoique ce soit. La vivacité du langage et la hâte des actions témoignent en général de sentiments d'un certain ordre, que le cœur du magnanime ne ressent point.

Tel est donc le magnanime.

^ 30. Celui qui pèche par défaut à cet égard , est une âme sans grandeur, une petite âme ; et celui qui pèche

��propre grandeur d'âme, il est placé jours un signe de faiblesse ; et voilà

5i haut qu'il n'y a presque rien qui ne connneut les Stoïciens l'interdisaient

soit au-dessous de lui. au sage qui, à bien des égards, n'est

§27. Parfois pour (es insulter, que le magnanime d'Aristote. Les ennemis du magnanime ne §• 29. Les allures personnelles.

peuvent être que des gens dignes de Aristote a raison de pousser l'analyse

mépris ; et pourrester juste, le magna- jusque-là; et la physionomie ex té-

nime, quand l'occasion se présente, rieure de l'homme révèle beaucoup

dit ce qu'il pense d'eux. des qualités de son àme, si l'on sait

§ 2S. Ce n'est pus lui qu'on en- la bien observer. — Tel est donc le

tendrajamais sepUiindrc.Ln çhihitv, maf/nanimc. Ce portrait du magna-

quelque légitime qu'elle soit, est lou- nime peut être regardé comme l'un

�� � LIVRE IV. CH. 111, ,^ :U. 101

au contraire par excès est le vaniteux. On ne peut pas dire précisément que ce soient là des hommes vicieux ; car ils ne font pas de mal ; ce sont plutôt des hommes qui se trompent. Ainsi, l'honmie qui a l'âme sans grandeur, quoiqu'il mérite certaine considération, se prive lui- même des choses dont il serait digne. Son défaut semble consister à ne pas se croire digne des avantages qui lui sont dus , et à se méconnaître lui-même ; car autrement , il désirerait les choses qui lui doivent revenir, puisqu'il en est digne et que ce sont des biens réels. .Du reste, les gens de ce caractère ne sont pas pour cela dénués de sens ; ce sont plutôt des gens indolents ; et cette opi- nion fausse qu'ils ont de leur propre mérite, paraît les rendre encore moins bons qu'ils ne le sont. On désire toujours ce dont on se croit digne; mais eux, ils s'abs- tiennent des généreux efforts et des belles actions , parce qu'ils ne se croient pas dignes de les tenter; et par suite, ils se croient indignes des liiens extérieurs qui en sont la récompense. § 31. Les vaniteux de leur côté montr-ent bien à découvert comme ils sont sots , et comme ils se méconnaissent eux-mêmes ; ils prétendent aux choses les plus hautes , comme s'ils eu étaient dignes ; et leur in- capacité ne tarde pas à les démasquer. Ils s'occupent avec la plus grande recherche de leurs vêtements , de leur touniure et de tous ces frivoles avantages. Ils

��'ies plus beaux morceaux qu'ail écrits le mal est involontaire. — Qui a

\ristole. Il n'en est pas certainement l'âme sans grandeur. Et qui ne sait

(ie plus noble ni de mieux pensé. pas se rendre à lui-même la justice

§ 30. Ce sont plutôt des hommes que cependant il mérite.

qui se trompent. C'est rentrer dans § 31. De leurs vêtements, de leur

la théorie de Platon, qui soutient nue laumure. Toutes choses que dé-

�� � 102 MORALE A NICOMAQUE.

veulent faire éclater aux yeux de tout le monde leur prospérité ; et ils en parlent comme s'ils devaient en tirer beaucoup d'honneur.

g 32. Du reste, la petitesse d'âme est plus opposée que la sottise vaniteuse à la magnanimité ; elle est à la fois plus fréquente et plus blâmable. En résumé, la magnanimité ne recherche que l'honneur en grand , ainsi que nous l'avons dit plus haut.

��CHAPITRE IV.

��Le juste milieu entre une ambition excessive et une complète indifférence pour la gloire, n'a pas reçu de nom spécial ; il est à la magnanimité ce que la libéralité est à la magnificence. Sens équivoque du mot ambitieux, pris tantôt en bonne part et tantôt eu mauvaise part. — Le juste milieu est sans nom pour beaucoup de vertus.

g 1. Il semble qu'il doit y avoir, comme on l'a dit dans ce qui précède, quelque vertu qui, sous le rapport de l'honneur, se rapproche beaucoup de la magnanimité, et qui soit pour elle ce que la libéralité est à la ma- gnificence. Toutes les deux, c'est-à-dire, la libéralité

��daigne le magnanime, sans d'ailleurs critique sévère ; elle semble se con-

se laisser aller à une négligence qui fondre presque avec la modestie. —

serait blâmable. Ainsi que nous l'avons dit plus haut,

§ 32. Plus blâmable. La petitesse Dans tout ce chapitre, et § 6.

d'âme, telle que vient de la peindre Cli. IV. § 1. Dans ce qui précède.

Aristote, ne semble pas mériter cette Voir plus haut, livre II, ch. 6, $ 8.

�� � Ï.IVRE IV, Cil. IV, ^ /i. 103

et cette vertu anonyme, s'éloignent du grand; mais elles nous assurent la disposition morale qu'il convient il'avoir à l'égard des choses médiocres et des petites choses, ^j 2. Ainsi, de même que pour donner et recevoir les richesses, il y a un sage milieu entre deux vices , l'un par excès et l'autre par défaut; de même on peut distinguer dans le désir de l'honneur et de la gloire deux nuances, l'une en plus, l'autre en moins, et aussi un milieu où l'on ne recherche l'honneur que dans les occasions et de la manière qu'il faut le rechercher. § 3. Si l'on blâme l'ambitieux, c'est qu'il poursuit les honneurs avec plus d'ardeur qu'il ne convient, et qu'il les demande à des choses où il ne faudrait pas les chercher. On ne blâme pas moins celui qui, trop peu soucieux de l'estime pu- blique, ne tente point de l'acquérir même par de belles actions. § A. Parfois au contraire, on applaudit à l'am- bitieux qu'on regarde comme un cœur viril et noble , ainsi qu'on applaudit encore à l'homme sans ambition, qu'on appelle cœur sage et modéré, comme nous l'avons dit plus haut. Mais il est évident qu'un tenue qui ex- l)rime le penchant pour telle ou telle chose, pouvant être pris en plusieurs sens, nous n'appliquons pas toujours ici le nom d'ambitieux de la même manière. Ainsi nous

��— Et celte vertu anonyme. Aristote mauvaise part, précisément à cause

a déjà fait remarquer qu'il y avait des motifs que donne Aristote. Ce

beaucoup de nuances morales, qui, qui n'empêche pas que dans certains

dans le langage, n'avaient pas reçu cas, l'ambition ne puisse être louable,

de noms spéciaux. et ne soit même une sorte de de-

§ 2. Un sage milieu. La libéralité voir, entre la prodigalité et l'avarice. § U. f^lux haut. Voir livre II,

§ 3. L'ambitieux. Le mot d'ambi- ch. 6, § 8. — Le nom d'ambitieux.

tieux se prend ordinairement en CeUe équivoque existe aussi eu fran-

�� � 104 MORALE A NICOMAQUE.

louons, quand l'ambitieux a plus d'ambition que le commun des hommes; et tout à la fois, nous blâmons, quand l'homme ambitieux l'est plus qu'il ne faut. Le milieu n'ayant pas de nom spécial, et restant vide en quelque sorte, les extrêmes paraissent se le disputer, bien que cependant partout où il y a excès et défaut , il y ait né- cessairement aussi un milieu. § 5. On peut donc am- bitionner l'honneur plus et moins qu'il ne faut ; on peut aussi l'ambitionner comme il convient ; et cette dispo- sition , sans nom particulier , qui est le juste milieu en fait d'ambition, est la seule digne de notre louange. Si Ton compare ce milieu à l'ambition proprement dite, il paraît une indifférence absolue pour la gloire ; et si on le compare avec cette absolue indifférence , il semble au contraire une ambition véritable. Rapporté à chacun des extrêmes , il est en quelque sorte l'un et l'autre tour à tour.

g 6. Du reste, cette alternative paraît se retrouver pour toutes les autres vertus ; et si les extrêmes semblent ici plus complètement opposés, c'est que le miheu qui les sépare n'a pas reçu de nom spécial.

��cais. — Le milieu n'ayant pas de $ 5. Est la seule digne de noire

nom spécial. C'est la vertu aoo- louange. Parce qu'elle est seule la

nyme dont Aristote parlait au début vertu entre deux extrêmes, et le mi-

tlu chapitre, § 1. lieu entre des excès.

�� � LIVRE IV, CH. V, ^3. J05

��CHAPITRE V.

��De la douceur, milieu entre rirascibilité et l'indifférence. — Description de la douceur et des deux extrêmes contraires. Du caractère irascible ; les gens irascibles s'emportent vite et se calment de même ; les gens atrabilaires, tout au contraire. — Difficulté de fixer précisément les limites dans lesquelles doit se renfermer la colère.

��^ 1. La douceur est un milieu en ce qui concerne tous les sentiments emportés. Mais à vrai dire, ce milieu n'ayant pas de nom bien précis, les extrêmes n'en ont pas davantage ; et nous prenons la douceur pour un mi- lieu, tandis qu'elle penche vers le défaut qui n'a pas non plus de nom particulier. § 2. L'excès en ce genre pourrait s'appeler irascibilité ; la passion qu'on éprouve en ce cas est la colère ; et les motifs qui la produisent sont aussi nombreux que différents. § 3. Celui donc qui se laisse aller à la colère dans des occasions, ou contre des gens qui la méritent , et qui de plus s'y laisse aller de

��cil. V. Gr. Morale, livre 1, ch. 21; près de l'indiiTérence, que del'irasci-

Morale à Eudèrne, livre III, ch. 3. bilité.

§ 1. N'ayant pas de nom bien §2. Pourrait s'appeler irascibilUc.

précis. Il en est à peu près de même II pnraît d'après cette restriction qu'en

en français ; et le nom de u douceur» jïrcc le mol dont se sert Aristofc, n'est

dont j'ai dû me servir, n'a pas non pas non plus très-propre à la pensée

plus un sens très-spécial. — Elle qu'il lui fait exprimer. Le même em-

pcnchc vers le défaut. Elle est plus barras se retrouve en fiançais.

�� � 100 MORALE A iNlCOMAQUE.

la manière, dans le moment, et durant tout le temps qu'il convient, celui-là doit recevoir notre approbation. ' (l'est-là, qu'on le sache bien, la vraie douceur, si la douceur est digne d'éloges. L'homme réellement doux sait ne point se troubler, et ne pas se laisser emporter par la passion ; mais il s'irrite dans les occasions où la raison veut qu'on s'irrite , et tout le temps qu'elle l'ordonne. § h. S'il semble que la douceur pèche plutôt par défaut que par excès , . c'est qu'un caractère doux ne cherche pas à se venger , et qu'il incline bien davan- tage au pardon.

§ 5. Mais le défaut en ce genre, soit qu'on l'appelle une impuissance à se mettre en colère, soit qu'on le qua- lifie de tout autre nom , est toujours digne de blâme. On ne peut que traiter de stupides ceux qui restent sans co- lère pour les choses où il faudrait éprouver une colère réelle , ainsi que ceux qui en ressentent d'une manière , dans un temps, ou pour des choses où l'on ne devrait pas en avoir. § 6. Celui qui alors ne s'emporte pas paraît ne rien sentir, et ne pas savoir s' indigner justement. On peut même croire qu'il ne saurait pas se défendre dans l'occa- sion, puisqu'il ne sait pas ressentir de courage. Mais c'est une lâcheté digne d'un esclave de supporter une insulte, et de laisser attaquer ses proches impunément.

��§ 3. La vraie douceur. Ce n'est § 5. Une impuissance à se mettre pas là tout à fait le sens ordinaire où en colère. Aristote exprime cette l'on entend la douceur ; et les mêmes idée par un mot unique, que peut- circonlocutions seraient nécessaires en être il forge lui-même. — Stupides. notre langue pour donner à ce mol Ou peut-être «impassibles,» Iraduc- cctte extension. — Mais il s'irrite, (ion moins exacte, mais qui s'ac- Ceci ne semble pas être un attribut corderait davantage avec ce qui de la douceur. suit.

�� � LIVRE IV, CH. V, g 9. i0 7

§ 7. L'excès en ce genre peut aussi revêtir toutes ces nuances. On peut s'emporter ou contre des gens qui ne le méritent pas , ou pour des motifs qui n'en valent pas la peine, ou plus vivement qu'il ne faut, ou plus vite, ou plus longtemps qu'il ne convient. Il va d'ailleurs sans dire que toutes ces circonstances ne se réunissent pas dans un même individu ; car la chose ne se pourrait pas ; le mal se détruit lui-même ; et quand il est aussi com- plet qu'il peut l'être , il devient tout à fait intolérable.

§ 8. Les gens d'un caractère irascible s'emportent vite ; ils s'emportent contre des personnes et dans des occasions qui ne le méritent point ; ils s'emportent plus qu'il ne faut. Il est vrai qu'ils s'apaisent très -vite aussi ; et c'est ce qu'ils font de mieux. S'ils tombent dans ces fautes, c'est qu'ils ne savent pas maîtriser leur colère ; ils réagissent sur le champ, en montrant leur passion, à cause même de l'extrême ardeur du sentiment qui les transporte. Mais ensuite ils se cal- ment avec non moins de promptitude. Ainsi les gens colériques sont d'une vivacité excessive ; ils s'irritent à propos de tout et contre tout le monde, ce qui leur a fait donner leur nom. § D. Mais les gens atrabilaires sont

��g 7. L'excès en ce genre. L'iras- observation, il faut distinguer, comme

cibililé ou la disposition à s'emporter le fait Aristole, entre les gens iras-

toujours et pour tout. ■ — Le mal se cibles et les gens atral)ilaires. Ces der-

déiruii lui-même. Pensée obscure, niers ne s'appaisent pas aussi aisé-

Aristote veut-il dire que l'homme ment.

irascible se corrige lui-même, quand § 9. Les gens atrabilaires. On peut

la cause de son emportement devient remarquer la concision et la vigueur

par trop futile et ridicule ? de ce portrait.

$8. Ils s' njrpaisciU très-vite aussi. § 9. Les gens atrabilaires. La

Tour apprécier la justesse de cette difléreuce de ces deux caractères

�� � plus difficiles à ramener ; et leur emportement dure longtemps, parce qu’ils savent maîtriser les sentiments de leur cœur, et ne s’apaisent qu’après avoir rendu le mal qu’on leur a fait. C’est la vengeance qui calme leur colère, parce qu’elle remplace par le plaisir la peine qui les dévorait. Mais tant que leur ressentiment n’est pas satisfait, ils ont un poids qui les oppresse ; et comme ils se gardent de rien manifester, personne ne peut entreprendre de les guérir par la persuasion. Il faut du temps pour ronger en soi-même sa colère ; et ces gens-là sont les plus insupportables des hommes, et pour eux-mêmes et pour leurs amis les plus tendres.

§ 10. On appelle en général gens difficiles à vivre ceux qui s’emportent dans les occasions où il ne faut pas s’emporter, qui s’emportent plus vivement et plus longtemps qu’il ne faut, et qui ne reviennent jamais avant d’avoir obtenu vengeance et puni l’offenseur.

§ 11. C’est l’excès en ce genre que nous regardons plus particulièrement comme l’opposé de la douceur; car cet excès est plus ordinaire. Se venger outre mesure est plus conforme à la nature humaine ; et les gens si difficiles à

n'est peut-être pas aussi maïquéedans sorte de proverbe qui dit que la veil- la langue française que dans la langue geance est le plaisir des Dieux. — grecque. Peut-être au lieu « d’atra- Plus conforme à la nature Immainc. hilaires, » fandrait-il traduire « ran- Je ne sais si l’expression rend bien la cuniers ; » mais alors tout le carac- pensée d’Aristote. Sans doute cet tère serait peint en un seul mot. excès est plus ordinaire ; mais au

§ 10. Gens difficiles à vivre. L’cx- fond il répugne davantage à la rai- pression grecque est peut-être ici son ; et c’est un des principes les plus forte que l’expression française, mieux établis par Socrate et Platon,

’^ H . .S’e venger outre mesure. Nous qu’il n’est jamais permis de rendre le

■(\<ius aussi dans noire langue une mal pour le mal. Je crois qu’Aristote LIVRE IV, CH. V, g V2. 109

\ivre nous en paraissent d'antant plus vicieux. § M. C'est d'ailleurs ce qu'on a dit antérieurement, et c'est ce que confirment clairement les détails où l'on vient d'entrer. Ce n'est pas chose facile que de déterminer précisément comment, contre qui, pour quels motifs et combien de temps, il convient de se mettre en colère, et quel est le point exact jusqu'où l'on fait bien d'aller, et celui où commence la faute. Tant qu'on ne dépasse cpie de très- peu la limite, soit en plus, soit en moins, on n'encourt pas de blâme, puisque parfois nous approuvons ceux qui restent en deçà, en le,s louant de leur douceiu-, et que nous ne louons pas moins ceux qui s'emportent au-delà pour leur mâle courage, les trouvant capables du com- mandement et de l'autorité. Mais il ne serait pas du tout aisé d'indiquer, par des termes précis, le point où l'on se rend blâmable par le degré ou la forme de son emporte- ment. Le jugement ne peut ici se former qu'en présence des faits eux-mêmes, et sous le sentiment qu'ils pro- voquent. § 12. Ce qui du moins est parfaitement clair, c'est que l'on doit estimer cette qualité de juste milieu

��est de l'avis de son maître, et il ne naturelle, mais aussi comme une pas-

parle ici que du cours ordinaire des sien utile. Aristote ne me semble pas

choses, sans chercher à le justifier.— ici pousser l'éloge de la colère plus

Antérieurcvient. Dans ce chapitre loin qu'il ne faut,

même. Voir plus haut, § 8. — Pour § 12. Cette qualité de junte inilicu.

leur- mule courage. Cicéron a fait Dans ces limites, Aristote a toute

allusion à ce passage dans les Tuscu- raison ; et si plus tard son école

lancs, livre IV, ch. 19, page i2, édit. les a dépassées, comme semble le

de !\I. J. V. Leclerc. Suivant lui, les croire Cicéron, elle n'a pas sui\i les

Péripatéticiens 'ont fait en général traces du maître. — A la disposition

l'éloge de la colère, et l'ont regardée moyenne. Qu'approuve la raison cl

non-seulement comme une passion qui constitue une vertu.

�� � 110 MORALE A MCOMAQLE.

qui fait que- nous nous emportons contre (jui il Taui, pour ce qu'il faut, et dans la forme qu'il faut, en un mot avec toutes les autres conditions voulues. Quant à l'excès et au défaut, ils sont toujours dignes de blâme : d'un blâme modéré quand ils s'éloignent peu de la juste me- sure ; plus vif, quand ils s'en éloignent davantage ; violent, quand ils s'en écartent beaucoup. C'est donc évidemment à la disposition moyenne qu'il faut principalement s'at- tacher.

§ 13. Telles sont les considérations que nous vou- lions présenter sur les habitudes de l'âme relatives à la colère.

��CHAPITRE VI.

��De l'esprit de société : l'homme aimable, et l'homme qui cherclie trop à plaire ; la disposition moyenne dans ce caractère se rap- proche de l'amitié. L'homme qui cherche à plaire doit avoir aussi de la fermeté dans certains cas et doit savoir faire de la peine quand il le faut; il sait encore traiter les gens suivant leur position. — Défauts opposés à ce caractère; la disposition moyenne en ce genre n'a pas reçu de nom spécial.

g 1. Dans les relations de toutes sortes que les hommes ont entr'eux pour la vie commune, soit de simple conver- sation, soit d'affaires, il y a des gens qui cherchent à se rendre agréables à tout le monde. Dans leur désir de

Ch. TV. Gr. Morale, livre I, ch. 28; Mor.ile à EiuUMne, livre III, ch. 7.

�� � LIVRE IV, CH. VI, ^ 5. Ml

plaire, ils approuvent toujours tout ; ils ne contredisent sur rien, croyant que c'est un devoir de ne faire de peine à qui que ce soit parmi les personnes qu'ils rencontrent.

§ 2. Il y a d'autres gens qui, d'un caractère tout con- traire à ceux-là, prennent le contre-pied en toutes choses, et ne s'inquiètent jamais de la peine qu'ils peuvent causer ; ce sont ceux qu'on appelle gens moroses et querelleurs. g 3. On voit, sans qu'on ait besoin de le dire, que ces deux dispositions opposées sont dignes de blâme, et qu'il n'y a de louable qae la disposition moyenne qui fait qu'on accueille ou qu'on repousse comme on le doit les hommes et les choses qu'on doit accueillir, ou repousser.

§ II. Du reste, cette sage disposition n'a pas reçu de nom particulier. Mais elle ressemble beaucoup à l'amitié : car l'homme que nous trouvons dans cette disposition moyenne est tel à nos yeux que nous serions prêts à l'ap- peler un ami véritable, s'il joignait à son obligeance un sentiment d'affection pour nous. § 5. Mais il y a cette différence avec l'amitié, que le cœur de cet homme n'é- prouve point de sentiment, et qu'il n'est point sérieuse- ment attaché à ceiLX avec qui il se rencontre ; ce n'est

��§ i. Croyant que c'est un devoir. § A. N'apas reçu de nom particu-

C'est plutôt par bienveillance et même lier. Comme tant d'autres nuances,

par fiiiblcsse, que par sentiment du ainsi qu'Aristote l'a déjà plus d'une

devoir. fois fait remarquer. — A son obli-

§ 2. Gens moroses et querelleurs, geance un sentiment d' affection, h^o-

L'expression grecque est peut-être bligeance est une disposition envei-s

un peu plus forte. tout le monde ; l'affection est ime

§ 3. Sans qu'on ait besoin de le disposition particulière à rég;ard de

dire. Parce que ceUe conclusion res- certains individus,

sort évidemment de toutes les théories §5. Sérieusement attaché. Aris-

d'Arislote. tote n'en fait pas nn sujet de blâme.

�� � 112 MORALE A iNIGOMAQUE.

ni par amonr ni par haine qu'il prend les choses comme il faut; c'est simplement parce qu'il est ainsi fait. Cela est si vrai qu'il garde toujours ce même caractère, et pour les gens qu'il ne connaît pas et pour ceux qu'il connaît, pour ceux qu'il voit d'habitude et pour ceux qu'il voit le plus rarement. Ce qui n'empêche pas qu'il ne conserve à l'é- gard de chacun toutes les nuances nécessaires ; car il ne convient pas de traiter du même ton ses amis et des étran- gers, quand on doit leur témoigner soit de l'intérêt, soit du mécontement. § 6. J'ai dit d'une manière générale que l'homme de ce caractère sera dans la société tout ce qu'il faut être. Mais j'ajoute que c'est en rapportant tout ce qu'il fait au bien et à l'utile , qu'il réussira sûrement à ne froisser personne, et même à faire plaisir à tout le monde.

§ 7. En effet, il semble ne songer qu'aux plaisirs et aux peines qui naissent du commerce des hommes entre eux. Mais toutes les fois qu'il ne serait pas bien à lui , ou qu'il lui serait nuisible , de prendre part à cer- tains plaisirs, il les repousse. Au besoin, il préfère même faire par son refus de la peine aux autres. Surtout si ce plaisir est de nature à causer un déshonneur plus ou moins grave, ou même une perte, à celui qui s'y livre, tandis que la contrariété qu'on lui oppose ne doit lui donner qu'un chagrin assez léger, il se décide à ne pas

��■ — Ses amis et des étrarigers. Il est /<7;/? t*/re. C'est en faire un bien grand

à peine besoin de signaler !a parfaite éloge. Aristote n'a guère parlé que

justesse de toutes ces observations, d'une amabilité de formes ; il suppose

qui ne sont pas moins délicates que qu'elle cache encore des qualités plus

vraies. solides, comme le prouve la suite de

§ fi. Dans la société tout ce qu'il la discussion.

�� � LIVRE IV, CH. VI, S 9. 113

accueillir la proposition, et même à la combattre, sans craindre d'affliger les gens.

§ 8. Il sera d'ailleurs différent dans ses rapports avec les personnes de considération et avec les gens du com- mun, avec les personnes qui sont plus ou moins connues de lui. Il mettra le même soin à observer toutes les autres nuances, rendant à chacun ce qui lui appartient, cher- chant toujours pour la chose même à faire plaisir à autrui, et prenant bien garde à faire de la peine ; mais allant aussi toujours du côté où les conséquences peuvent être les plus graves; et j'entends par là qu'il ne recherche jamais que le beau et l'utile, sachant causer à l'occasion de petites peines, pour préparer plus tard un grand plaisir.

§ 9. Tel est donc l'homme qui a le caractère moyen ({ue je viens d'indiquer. Mais ce caractère n'a pas reçu de nom spécial. Quant à celui qui cherche toujours à plaire, s'il ne prétend qu'à être agréable et sans avoir aucun autre motif, on l'appelle complaisant. i\lais s'il agit ainsi pour qu'il hii en revienne quelque profit per- sonnel, s'il vise par là à faire sa fortune ou à obtenir les choses que la fortune procure , c'est un flatteur. Enfin celui rpii, loin de chercher à plaire, trouve mauvais tout ce que l'on fait, c'est, comme je l'ai déjà dit, l'homme diffi- cile et querelleur. Si les deux caractères contraires semblent

��§ 7. Sans craindre d'affliger les répète en partie ce qui vient d'être

gens. C'est une fermeté très-louable, dit, comme d'ailleurs tout le reste de

et dont très-peu de gens sont capables, ce paragraphe.

dans les choses de peu d'inipor- § 9. N'a pas reçu de nom spécial.

tance. Autre répétition. — Ainsi que je l'ai

§ 8. Avec les personnes qui sont déjà dit. Un peu plus haut dans ce

plus ou moins connues de lui. Ceci chapitre, § 2.

8

�� � 114 MORALE A NICOMAQUE.

ici exclusivement opposés l'un à l'autre, c'est que le milieu n'a pas reçu de nom particulier.

��CHAPITRE VU.

��De la véracité et de la franchise : elle est un milieu entre la vaine jactance, qui suppose des qualités que l'on n'a pas, et la réserve, qui rapetisse celles même qu'on a. — Caractère du véridique : il déteste le mensonge et l'évite dans les petites choses comme dans les grandes. — Le fanfaron et le charlatan ; leurs motifs divers. Le caractère réservé ou ironique; Socrate; l'ironie, quand elle est modérée, est aimable et gracieuse.

��§ 1. Le juste milieu en ce qui concerne la sotte vanité ou jactance, s'applique aussi à peu près aux mêmes choses que nous venons d'énumérer. Ce milieu non plus n'a pas de nom. Quoiqu'il en soit, il n'y aura pas de mal à étudier même ces vertus anonymes. Nous apprendrons mieux les choses de la morale en analysant chaque vertu en parti- culier ; et nous nous convaincrons d'autant plus sûrement que les vertus sont des miheux, en voyant que cette con- dition se reproduit pour toutes généralement.

Nous venons de parler, en ce qui se rapporte aux rela-

��Ch. vu. Gr. Morale, livre I, ch. juste milieu, qui est entre les deux

30; MoraleàEudème, livrcIII, ch. 7. extrêmes. C'est un tort de rédaction

S 1. La sotte vanité ou jactance, de n'en nommer qu'un. — Les vertus

Aristote aurait dft ajouter la disposi- sont des milieux. C'est la théorie gé-

tion contraire, puisqu'il parle ici du nérale exposée plus haut, livre II,

�� � LIVRE IV, CH. VII, g 0. 115

lions de société, de ceux qui ne s'occupent que du plaisir et du chagrin qu'ils font aux autres. Parlons maintenant de ceux qui, dans ces rapports, sont vrais ou menteurs, soit par leurs discours, soit par leurs actions, soit par le rôle qu'Os se donnent.

§ 2. Le sot vaniteux, le fanfaron, est celui qui, en fait de choses propres à illustrer un homme, veut faire croire ({u'il possède des qualités qu'il n'a réellement pas ; ou qui veut faire supposer celles qu'il a plus grandes qu'elles ne sont en réalité. § 3. L'homme réservé au contraire se refuse les cpialités même qu'il possède, ou il les rapetisse. g !i. Celui qui tient le milieu entre ces deux extrêmes, se donne pour ce qu'il est, aussi vrai dans sa vie que dans son langage. En parlant de lui-même, il s'attribue les quahtés qu'il a ; et il ne les fait ni plus grandes ni plus petites qu'elles ne sont. § 5. On peut, du reste, en agis- sant dans chacun de ces cas et avec ces diversités, avoir un but ou n'en point avoir. Tout homme parle, agit et se conduit dans la vie selon son caractère propre, à moins f[u'il n'ait en vue quelque intérêt particulier, g 6. Mais comme en soi le mensonge est blâmable et mauvais, et que la vérité au contraire est belle et digne de louange, il s'ensuit que l'homme véridique qui se tient dans le sage milieu est louable, et que ceux qui mentent dans im sens

��rh. 6, § 17. — Soit par leurs actions, ne m'a pas offert de mot plus coiivc-

Les actes peuvent être souvent plus nable que celui-là, qui ne rend peut

menteurs encore que les paroles. être pas toute la pensée d'Aristote.

§ 2. Le sot vaniteux, le fanfaron. $ l\. Celui qui tient le viilieu. Et

Il n'y a qu'un seul mot dans le qu'Aristote appelle un peu plus bas :

texte. » l'homme véridique. >>

5. '^. L'/io»«»»rrr.'îpn'e. Notre langue §5. Avoir vn but ou n'en point

�� � 11()

��MORALE A MCOMAQL'E.

��ou dans l'aiiire, sont blâmables, quoique, je l'avoue, le sot vaniteux et fanfaron le soit encore davantage.

Parlons de ces deux caractères ; et d'abord, du véri- dique. § 7. On comprend bien que nous ne parlons pas de l'homme qui sait dire la vérité dans les contrats régu- liers, ni dans toutes ces occasions oii se trouvent impliquées des questions de justice ou d'injustice ; car c'est là une vertu d'un tout autre ordre. J'entends parler uniquement de celui qui, sans avoir à traiter d'aussi graves intérêts, sait dans sa vie et dans ses discours dire la vérité, parce ({ue telle est sa disposition naturelle. § 8. Un homme ainsi fait est réellement un homme d'honneur; il aime la vérité; et la disant dans les cas même où elle est sans impor- tance, il saura la dire à plus forte raison là où elle importe ; car alors il évitera comme une infamie le mensonge, qu'en soi il aurait fui naturellement. Ce caractère-là est vrai- ment digne d'estime, f^ 9. Si parfois il s'écarte de la stricte

��avoir. Ce qui fait une Irôs-grande différence, et change complètement le caractère.

§ 6. Le sol vaniteux. C'est un vrai mensonge qu'il fait, bien que ce soit plutôt par légèreté qu'à mau- vaise intention, tandis que l'homme réservé et timide ne ment pas. Il se fait tort en ne s'apprécianl pas à sa juste valeur; il trompe les autres, parce qu'il se trompe lui-même sur l'on propre compte.

§ 7. Dans les contrats réguliers. Et l'on pourrait presque dire « offi- ciels. " — Une vertu d'un tout autre ordre. Ce n'est pas à proprement

��parler une vertu ; c'est un devoir légal, puisque dans ces cas le men- songe ne serait plus seulement un vice, mais qu'il prendrait les pro- portions d'un délit plus ou moins grave, et toujours punissable par les lois. — Dans sa vie. C'est la vé- racité des actions.

§ 8. Comme une infamie. C'est un cas qui peut se présenter assez fré- quemment dans la vie ordinaire ; et il est une foule de petites lâchetés que les gens faibles se permettent, et que l'homme d'honneur ne se per- mettra jamais. C'est là ce qui rend son commerce si sûr et si doux.

�� � LIVRE IW CH. VII, ^ 13. 117

vérité, ce sera plutôt pour allaiblir les choses ; car cette atténuation du vrai a quelque chose de plus délicat ; et les exagérations sont toujours faites pour choquer. § 10. Mais celui qui sans aucun motif exagère les choses à son avantage, peut passer pour vicieux ; car s'il ne l'était point, il ne se plairait pas au mensonge. Toutefois, il est plutôt léger que méchant. § 11. Mais quand on ment par un motif, si c'est par amour des honneurs ou désir de la re- nommée conmiele vaniteux, on n'est pas très-coupable ; si au contraire c'est directement en vue de l'argent,. ou par une cupidité de ce genre, on se déshonore bien plus gra- vement. § 12. On n'est pas vaniteux et fanfaron par cela seul qu'on est capable de mentir, mais parce qu'en fait on a préféré le mensonge à la vérité. On est fanfaron par habitude morale et par nature, tout comme on est men- teur. Tel menteur se complaît au mensonge lui-même; et tel autre ment, parce qu'il convoite de la renommée ou du profit. § 13. Ceux donc qui, uniquement pour se faire une réputation, se montrent vaniteux et fanfarons, s'attribuent faussement des avantages qui attirent la louange des

��§ 9. Pour affaiblir les cicoses. grarrment. L'expression n'est pas

Mais il faut ajouter : « toujours en trop forte.

vue du bien. » — De jjhis délicat. § 12. On est capable de mentir.

Dans les circonstances où elle est per- Sans mentir effectivement. On peut

mise ; et il peut en effet y en avoir avoir la disposition de mentir, sans y

beaucoup. céder. — 5c comptait au mensonge

§ 10. Peut passer pour vicieux, lui-même. C'est une nature plus vi- Surtout parce qu'il a un intérêt à cieuse peut-être ; mais elle est moins dissimuler la vérité, et que son men- coupable, parce qu'elle est sans ré- songe est l'effet d'un calcul. — H est tlexion. Le mensonge calculé est bien plutôt léger que mécliant. Quand il plus condamnable, ment sans inlérêt. $ 1 3. La louange des hommes.

S II. On se déshonore bien plus Sans que d'ailleurs le KUiitcux spé-

�� � 118 MORALE \ NICOMAQUE.

hommes ou leur jalouse admiration. Mais ceux dont la vanité vise au lucre, s'attribuent des talents qui peuvent être utiles au. prochain, et dont la fausseté peut se dissi- muler assez aisément : par exemple, la science d'un mé- decin ou d'un devin habiles. Aussi sont-ce là les talents (lue se donnent le plus fréquemment les charlatans ; car ils y sont poussés par les motifs qu'on vient de dire et (ju'ils portent en eux.

$ili. Quant à ceux qui ont cette réserve ou disposition ironique de toujours diminuer les choses, ils paraissent en général d'un caractère plus aimable et plus gracieux. Ce n'est pas, certainement, la cupidité qui les fait parler comme ils font; c'est plutôt parce qu'ils veulent fuir toute exagération. Les gens de ce caractère repoussent surtout avec soin tout ce qui peut donner de la célébrité ; et l'on sait comme faisait Socrate. § 15. Quant à ceux qui s'ar- rogent à tort des qualités sans importance, et dont ils veulent frapper les yeux de tout le monde, ce sont ce qu'on peut appeler d'assez mauvais lourdauds ; et ils s'attirent bien vite le dédain qu'ils méritent. Parfois la réserve poussée trop loin ressemble à de la fanfaronnade ;

��cule sur leur crédulité, et ne demande ployer. — Et l'on sait comme faisait

rien à leur bourse. — Peut se dissi- Socrate. Peut-être Aristote ne place-

muler assez aisément. Celte seconde t-il pas Socrate en très-bonne compa-

condition est aussi nécessaire ; car gnie; il a presque l'air de l'accuser de

autrement le fanfaron manquerait mensonge, bien qu'il attribue l'ironie

son but. Mais dans ce cas le fanfaron au désir de fuir toute exagération, et

mérite un autre nom. C'est un cbar- qu'il dise un peu plus loin qu'elle

lalan ou même un fripon. peut être fort gracieuse.

§ li. Cette réserve ou disposition § 15. La réserve poussée trop

ironique. Le texte n'a qu'un seul /oi/i. Ces cas sont rares; mais l'obser-

mot au lieu des deux, que j'ai dû em- valion d'Arislote n'en est pas moins

�� � LIVRE IV, CH. VIII, § 1. 119

et ce n'est pas moins s'afficher que les gens qui s'habillent à la Spartiate ; car l'exagération soit en trop, soit en moins, sent également le fanfaron et le charlatan. § 16. Mais quand on sait employer modérément la réserve et l'ironie, et qu'on l'applique à des choses qui ne sont ni trop vul- gaires ni trop évidentes, ce badinage peut être fort gra- cieux. § 17. En résumé, c'est la vaine jactance qui paraît l'opposé de la franchise, parce qu'elle est en effet un défaut plus grave que l'ironie ou fausse réserve.

��CHAPITRE VIII.

De l'esprit de plaisanterie : l'homme de bon ton sait garder un juste milieu entre le bouffon, qui cherche toujours à faire rire, et Thomme à humeur farouche, qui ne se déride jamais. — Limites de la bonne plaisanterie : exemple de la vieille comédie et de la comédie nouvelle : règle que sait toujours se faire l'homme bien élevé. — Résumé.

§ 1. Comme il y a des moments de repos dans la vie,

��juste. En poussant la réserve trop la justesse et l'énergie de la pensée

loin, on attire sur soi autant d'atten- n'y ont rien perdu,

tion que le sot par ses fanfaronnades. § 17. Ou fausse réserve. J'ai ajouté

— .4 la Spartiate. On sait que les ces mots pour bien rendre toute la

vêtements des Spartiates étaient de pensée du texte. Notre mot seul

la plus grande simplicité. n d'ironie » n'aurait point eu ce

§ IG. Ce badinage peut être fort sens.

gracieux. C'est bien là en effet celui Ch. VIII. Gr. Morale, livre I ,

de Socrate, dans les dialogues de ch. 28 ; Morale ù Eud^me, livre III,

Platon, d'autant plus admirable que ch. 7.

�� � 120

��MORALE A NICOMAOUE.

��et qu'il nous faut dans le repos même des distractions qui nous amusent, il semble qu'il peut y avoir dans ces mo- ments une mariière de société délicate et de bon goût, qui consiste à dire ce qu'il faut et comme il faut, et à écouter les autres aux mêmes conditions. On pourra même atta- cher grande importance à ne parler jamais qu'à des gens de cette espèce, et à ne point en entendre d'autres. § '2. Evidemment, il peut y avoir en ceci comme en toute autre chose, soit excès en plus, soit défaut en moins, s' écar- tant tous les deux du juste milieu. § 3. Il y a donc des gens qui, poussant à l'excès la manie de faire rire, doivent passer pour des bouffons insipides et accablants , cher- chant à tout propos des plaisanteries, et visant bien plus à exciter les rires qu'à dire des choses convenables et décentes, et à ne point blesser celui dont ils se raillent. Au contraire, il y a d'autres gens qui ne trouvent jamais eux-mêmes rien de plaisant à dire, et qui en veulent à ceux qui ont plus d'esprit qu'eux; ce sont des personnages rus- tiques et grossiers. ]\Jais ceux qui savent plaisanter avec goût, sont des hommes d'un commerce aimable, et l'on pourrait presque dire d'un commerce souple et flexible ;

��§ 1. Oe société délicate et de bon goût. Les dialogues de Platon nous cil donnent un exemple exquis et presque inimitable; et toutes ces observations d'Aristote nous prouvent que la réputation de l'Atticisme n'avait rien d'exagéré. Je ne sais si jamais société a été plus polie, et plus délicate. — Grande importance. U faut prendre garde de pousser cette recherche trop loin, pour ne pas

��tomber dans une afféterie de mauvais goût. C'est 'du reste un écueil que signale Aristote.

§ 2. Du juste milieu. Où est le bien et la vertu.

§ 3. Des bouffons itisipidcs et ac- cablants. Les commentateurs citent le Thersite d'Homère comme un exemple de ce caractère. — Souple et flexible. Il y a dans ce passage du texte une intention de métaphore

�� � LIVRE IV, CH. VIII, § 6. 121

car ce sont là en quelque façon des mouvements de carac- tère ; et de même qu'on juge les corps par les mouve- ments qu'ils font, de même aussi l'on peut juger les ca- ractères à des signes analogues.

^ il. Cependant comme il n'y a rien de plus commun que la plaisanterie, et qu'on se plaît d'ordinaire à s'amuser et même à pousser la raillerie au-delà des justes bornes, il arrive assez souvent que les mauvais plaisants passent pour aimables et pour des gens de bon goût. Ils eu sont loin pourtant, et ils en sont même fort loin, comme on en peut juger par ce que nous venons de dire. § 5. L'adresse ou le tact est encore un avantage de la qualité moyenne que nous louons en ce genre. L'homme de tact sait ne dire et n'entendre que ce qu'il convient à un homme comme il faut, à un homme libre, d'entendre et de dire, îl y a certaines choses en effet qu'un honnête homme peut dire et qu'il peut entendre en plaisantant ; mais la plaisanterie de l'homme libre ne ressemble point à celle de l'esclave, pas plus que celle de l'homme bien élevé ne ressemble à celle de l'homme sans éducation. §6. C'est une différence analogue à celle qu'on peut observer entre les comédies anciennes et les nouvelles. On ne trouvait

��que j'ai essayé de rendre par ces sans éducation. Ce sont des diffé-

(leux mois. rences qui ne cesseront jamais de

§ à. Passent pour aimables. Dans subsister, et qui ne tiennent guère

les sociétés peu délicates. moins à la nature qu'à l'éducation.

§ 5. ^ 2in homme libre. On com- § 6. Les comédies anciennes et les

prend sans peine que toute cette dé- nouvelles. On sait assez quelle fut

îicatessc d'esprit et de mœurs était l'importance de cette réforme dans

interdite aux esclaves, par la force la comédie. Aristophane nous offre

même des choses et par leur situa- l'exemple des deux genres ; et sous

tion socinle. ■ — L'homme bien élevé... ce rapport, le Plulus où il n'y a que

�� � 122 MORALE A NICOMAQUE.

d'un côté des plaisanteries que dans des termes obscènes; et de l'autre, on se borne le plus souvent à des allusions ; ce qui n'est pas de peu d'importance sous le rapport de la décence.

g 7. Est-il donc possible de tracer les bornes de la bonne plaisanterie, en disant qu'elle ne doit se permettre que ce qui sied à un homme libre, qu'elle ne doit jamais choquer celui qui l'entend, et que loin de là elle doit au contraire lui faire plaisir? Ou bien, les choses de cette espèce n'échappent-elles pas à toute définition, justement parce que les antipathies et les goûts varient infiniment d'une personne à l'autre? Chacun souffrira et entendra ce qu'il convient à son caractère d'entendre, parce qu'on semble en quelque sorte faire soi-même ce qu'on laisse dire devant soi. § 8. Il n'est pas à croire cependant qu'on ferait absolument tout ce qu'on écoute ; car la plaisanterie peut être une sorte d'insulte ; et certaines insultes sont défendues par les législateurs, qui auraient bien fait aussi

��(les allusions, diffère essentiellement La déGnition est certainement fort

des Nuées où Socrate est personnel- délicate à donner ; mais elle n'est pas

lement livré aux rii-es de la foule, impossible, comme le prouve assez

— Sous le rapport de la décence, tout ce qui piécéde. Du reste, il est

C'est là ce qui décida les magistrats bien entendu qu'on ne peut indiquer

à imposer aux poètes des règles se- ici que des règles générales. ■ — Les

vères, et à modérer leur verve sati- goûts varient. Comme toutes les qua-

rique. Voir dans le Voyage du jeune lités morales ; mais il y a certaines

Anacharsis , les chapitres LXIX , bornes que les gens raisonnab'es et

LXX et LXXI. bien élevés ne franchissent jamais.

$1. Est-il donc possible de tracer. — Faire soi-même ce qu'on laisse

Les limites qu'Aristote trace ici lui- dire. ■ — Observation très-juste et

même sont très-acceptables, et il fait très-profonde, dont on ne lient pas

preuve du meilleur goût. — N'é- toujours assez de compte dans la

cliappent-elles pas à toute dcfniition, pratique.

�� � LIVRE IV, CH. VllI, i; 12. 123

de défendre des plaisanteries d'un certain genre. L'homme honnête et de bon goût, l'homme vraiment libre sera dans ses relations comme une loi perpétuelle pour lui- même.

§ 9. Tel est donc l'homme qui tient, dans le genre dont nous parlons, ce délicat milieu ; qu'on l'appelle d'ail- leurs homme de tact, homme de bon ton, ou comme on voudra.

§ 10. Quant au mauvais plaisant, il ne sait pas résister au plaisir de railler ; il ne s'épargne pas plus lui-même qu'il n'épargne les autres ; et pour provoquer les rires, il se permet des choses que ne dirait jamais un honnête homme, et quelques-unes qu'il n'entendrait même pas. g 11. L'homme grossier et d'humeur farouche est tout à fait étranger à ces relations de société et n'en fait aucun usage; il n'y apporte rien pour sa part, et il s'y choque de tout, g 12. Toutefois, il semble que c'est une chose tout à fait nécessaire dans la vie que d'y ménager des moments de relâche et d'amusement. On peut donc dis- tinguer dans les relations de société les trois milieux dont nous avons successivement parlé ; tous les trois se rap-

��§ 8. Défendre des plaisanteries § H. Et n'en fait aiicun usage. 11

d'un certain genre. Si le législateur n'en fait même aucun cas; et il af-

iie Ta point fait, c'est qu'il ne le pou- fecte souvent de les mépriser, vait pas, et par la raison qu'Aristote § 12. Une chose tout à fait ncces-

lui-même en donne. Ce sont-là des saire. La même pensée se retiouve

choses où l'homme de goût doit être dans la Politique, livre IV, ch. 13 et

sa propre loi à lui-même. Le législa- livre V, ch. 2, de ma traduction,

tem- n'aurait donc pu intervenir. 2"^ édition. — Les trois milieux. La

§10. Il ne s'épargne pas plus lui- véracité, l'obligeance et la plaisan-

mcme. Parce qu'il a jwrdu toute di- terie délicate, dont il a traité succes-

gnité. sivement.

�� � portent à l’échange de certains discours et de certains actes des hommes entr eux. La différence qui les sépare, c’est que l’un s’applique plus spécialement à la vérité ; et que les deux autres s’appliquent au plaisir. Et des deux qui sont relatifs au plaisir, l’un ne se rapporte qu’à l’amusement proprement dit, tandis que l’autre est relatif aux autres rapports de la vie sociale.


CHAPITRE IX.


De la pudeur et de la honte : c’est plutôt une affection corporelle qu’une vertu ; elle ne sied bien qu’à la jeunesse; et pourquoi. Plus tard, la honte qui consiste à rougir de ce qu’on a fait, ne peut jamais atteindre l’honnête homme, qui ne fait jamais rien de mal. — La honte indique d’ailleurs un sentiment d’honnêteté.

§ 1. On ne peut guères parler de la pudeur ou la honte comme d’une vertu ; elle est, à ce qu’il semble, plutôt une affection passagère qu’une véritable qualité ; et l’on peut la définir une sorte de crainte du déshonneur. § 2. Ses. conséquences même se rapprochent beaucoup de celles qu’a la crainte qu’on éprouve dans le danger. Ceux qui

Ch. IX. Gr. Morale, liv. I, ch. 27 ; Morale à Eudème, livre III, ch. 7.

§ 1. Comme d’une vertu. Parce qu’en effet elle ne peut pas devenir une habitude. Mais Aristote ne lui en rend pas moins justice ; et elle est toujours le signe d’un cœur vertueux.

— Une sorte de crainte du déshonneur. Ceci n’est peut-être pas très-exact. On rougit d’une chose impudique, sans avoir d’ailleurs à redouter le moins du monde qu’elle vous déshonore, si elle n’a pas eu de témoin. LIVRE IV, CH. IX, § II. 125

ressentent de la honte, rougissent tout-à-coup; comme ceux qui ont peur de la mort pâlissent instantanément. Or, ce sont-là deux phénomènes purement corporels, et ce sont les caractères d'une émotion fugitive bien plutôt que d'une habitude ou qualité.

§ 3. Cette afïection même de la honte ou pudeur ne va pas bien à tous les âges. Elle ne sied guère qu'à la jeu- nesse. Si, dans notre opinion, il est bon que les jeunes cœurs soient très-susceptibles de cette affection, c'est que, vivant à peu près exclusivement de la passion, ils sont exposés à commettre beaucoup de fautes et que la pudeur peut leur en épargner un bon nombre. Nous louons parmi les jeunes gens ceux qui sont timides et honteux. Mais on ne peut louer la timidité dans un vieillard ; car nous ne croyons pas qu'un vieillard puisse jamais faire rien dont il ait à rougir. § !i. La honte n'est jamais le fait d'un cœur tout à fait honnête, puisqu'elle ne se produit qu'à la suite des mauvaises actions, et qu'un homme honnête ne doit pas se laisser aller à en commettre. Peu importe d'ailleurs que les choses soient

��§ 2. D'une émotion fugitive. J'ai § !i. Le fait d'un cœur tout à fait

ajouté ce dernier mot pour que la honnête. C'est du moins un cœur

pensée fàt plus claire. qui a le sentiment de la faute qu'il

§ 3. Ou pudeur. La pudeur est de commet, ou de celle qu'on commet

tous les âges ; mais les émotions si devant lui. — La honte ne ■peut s'ap-

vives qu'elle cause à certaines orga- pliquer. La honte, et non pas la pu-

nisations, n'est possible en effet que deur ; car souvent la pudeur s'alarme

dans la jeunesse. Il n'y a pas de pu- d'actions qui n'ont absolument rien

deur dans l'enfance. — La pudeur de volontaire. — Lt jamais l'homme

peut leur en épargner un bon nombre, honnitc. Répétition de ce qui vient

Observation très-délicate et très-juste, d'être dit un peu plus haut, dans ce

comme celle qui suit sur la vieillesse, même paragraphe.

�� � véritablement honteuses, ou qu’elle ne le soient que dans l’opinion ; il ne faut faire ni les unes ni les autres ; et l’on est sûr de n’avoir jamais à rougir. Il n’y a qu’un cœur vicieux qui soit capable de faire quelque chose de honteux. Mais être ainsi fait qu’on puisse commettre un acte de ce genre, et croire que par cela seul qu’on en rougit, on redevient honnête, c’est une énorme absurdité. La honte ne peut s’appliquer qu’aux actes volontaires, et jamais l’homme honnête ne fera volontairement une action honteuse. § 6. Je conviens d’ailleurs qu’à un certain point de vue la honte peut n’être pas sans quelque honnêteté. Si l’on commettait telle oa telle faute, il serait bon d’en rougir ; mais ceci n’a rien de commun avec les vertus véritables. Certes l’impudence, qui ne ressent plus la honte, est un vice, et celui qui ne rougit point du mal qu’il fait est un misérable. Mais il n’en est pas plus honnête pour cela de rougir après avoir fait des choses aussi coupables. § 7. On peut même aller jusqu’à dire que la tempérance qui sait se dominer, n’est pas non plus une vertu très-pure, et que c’est plutôt une vertu mélangée. Mais on l’étudiera plus tard.

Pour le moment, parlons de la justice.

§ 6. La honte peut n’être pas sans quelque honnêteté. La honte est une sorte de remords ; et à ce titre, elle annonce toujours un reste d’honnêteté.

§ 7. Une vertu très-pure. Précisé-ment parce qu’elle a eu à combattre un penchant vicieux. Mais la vertu ne s’exerce réellement qu’à la condition de la lutte ; et un être absolument insensible ne saurait être appelé vertueux. — On l’étudiera plus tard. Dans le livre VII, consacré tout entier à cette analyse et qui appartient bien par conséquent à la Morale à Nicomaque. Voir la Dissertation préliminaire, où ce sujet est traité tout au long.


FIN DU LIVRE QUATRIÈME.
LIVRE V.

��THEORIE DE LA JUSTICE.

��CHAPITRE PREMIER.

��De la justice : définition. — Opposition générale des contraires, et spécialement des deux contraires, le juste et l'injuste. — Sens divers dans lesquels peut s'entendre le mot de justice. — Rap- ports de la justice à la légalité et à l'égalité. — La justice se rapporte surtout aux autres ; elle n'est pas purement indivi- duelle; c'est là ce qui établit une différence entr'elle et la vertu, avec laquelle elle se confond.

��g 1. Pour bien étudier la justice et l'injustice, il faut voir trois choses: à quelles actions elles s'appliquent; quelle espèce de milieu est la justice, et ce que sont les extrêmes entre lesquels le juste est un louable milieu. § 2. Suivons ici la même méthode que pour tout ce qui précède.

��Ch, I. Gr. Morale, livre I, ch. 31; § 1. Pour bien étudier la justice.

Morale à Eudème, livre IV, qui n'est C'est à cette question aussi qu'est

que la reproduction textuelle de ce consacrée la République de Platon,

livre cinquième de la Morale à Nico- § 2. La même méthode. L'exposi-

maque. — On peut voir aussi la Rlié- tiou qui suit montre assez quelle est

torique, livre I, ch. 12, 13 et lU, la méthode d'Aristote ; il s'adresse

page 1372 et suiv. de l'édition de d'abord aux opinions vulgaires, et,

Berlin. comme nous dirions, aux notions do

�� � § 3. Nous voyons que tout le monde s'accorde à nommer justice cette qualité morale qui porte les hommes à faire des choses justes, et qui est cause qu’on les fait et qu’on veut les faire. Même observation pour l’injustice : c’est la qualité contraire, qui est cause qu’on fait et qu’on veut faire des choses injustes. Voilà donc déjà comme un portrait de la justice que nous donnent ces considérations générales. § 4. Il n’en est pas des sciences et des facultés que l’homme possède comme de ses qualités morales. La faculté aussi bien que la science reste, ce semble, tout à fait la même pour les contraires. Mais la qualité contraire n’est jamais celle des contraires également. Je m’explique par un exemple : la santé ne produit jamais des actes qui soient contraires à la santé, elle ne produit que des choses conformes à la santé. Ainsi, nous disons d’un homme que sa démarche annonce la santé, quand en effet il marche comme un homme qui se porte bien. § 5. Souvent, une qualité contraire se révèle par la qualité contraire ; comme souvent aussi les qualités se

sens commun ; et de là, il s’élève a des considérations de plus en plus hautes.

§ 3. A nommer justice... choses justes. C’est comprendre dans la dé finition l’idée même du défini ; mais on ne peut pas demander ici plus de rigueur. — Comme un portrait. Dont Aristote d’ailleurs ne se dissimule pas l'insuffisance.

§ 4. Reste tout à fait la même pour les contraires. C’est-à-dire que quand on sait, ou quand on peut une chose, on sait et l’on peut aussi la chose contraire. — Je m’explique. Cette explication d’Aristote me dispense d’un éclaircissement qui serait nécessaire ici, et dont il sent lui-même le besoin. — Qui soient contraires à la santé. Et qui soient des actes propres à la maladie.

S 5. Une qualité contraire se révèle. L’exemple donné quelques lignes plus bas explique cette théorie. Quand on sait ce qui constitue une bonne disposition du corps, on sait aussi ce qui en constitue une mauvaise. Il faut voir pour cette théorie générale LIVRE V, CH. 1, § 7. 129

manifestent par les sujets mêmes qui les produisent. En effet, si la bonne disposition du corps est parfaitement connue, la mauvaise disposition ne le devient pas moins ; et si la bonne disposition peut être induite des cir- constances qui la manifestent, réciproquement, ces cir- constances résultent de la bonne disposition elle-même. Par exemple, si la bonne disposition du corps consiste dans l'épaisseur des chairs, il s'en suit nécessairement que la mauvaise consiste dans leur maigreur ; et tout ce qui produira la bonne disposition sera aussi ce qui produira le développement des chairs. § 6. Le plus ordinairement, quand l'un des termes contraires est pris en plusieurs sens, l'autre terme, par une suite nécessaire, peat se prendre aussi de plusieurs manières. Tel est le cas du juste et de l'injuste. § 7. Il semble en effet que la justice et l'injustice peuvent s'entendre en plusieurs sens; et si l'homonymie dans ce cas nous échappe habituellement, c'est que les nuances sont très-rapprochées. Elle serait plus claire et plus frappante, si elle s'appliquait à des choses plus éloignées entr' elles ; car alors la différence dans l'idée est considérable; et c'est ainsi qu'on appelle sans erreur d'un même mot, dans la langue grecque, et l'os du cou des animaux et l'instrument avec lequel on ferme les portes.

��des contraires le traité des Catégories, L'os... et Cinstrument. En latin Ciavis

rh. 10 et 11, pages 109 et suiv. de et Clavicula ; en français, où l'étymo-

ma traduction. logie est moins évidente, clef et cla-

§ 7. En -plusieurs sens. La suite de ^^cu]e. Il n'y a point à se tromper à

cette discussion le fera bien voir. ■ — ce mot identique dans la langue

Sans erreur. J'ai ajouté ces deux grecque pour signifier deux objets,

mots pour éclaircir la pensée. — parce que ces objets sont forts dilTé-

9

�� � 130 MORALE A NICOMVQUE

g S, ^'oyons donc en combien de sens on peut dircd'nn homme qu'il est injuste.

On flétrit tout à la fois de ce nom et celui qui trans- gresse les lois, et celui qui est trop avide, et celui qui fait aux autres une part inégale. Par une conséquence évi- dente, on doit appeler juste celui qui obéit aux lois, et celui qui observe avec autrui les règles de l'égalité. Ainsi, le juste sera ce qui est conforme à la loi et à l'égalité; l'injuste sera l'illégal et l'inégal. § 0. Mais puisque l'homme avide qui demande plus qu'il ne lui est dû, est injuste aussi, il le sera en ce qui concerne les biens de cette vie, non pas tous cependant, mais ceux qui font la fortune et la misère. Ce sont là toujours des biens d'une manière générale, quoique ce ne soit pas toujours des biens pour tel individu en particulier. Les hommes d'ordinaire les désirent et les poursuivent; mais c'est bien à tort; tout ce qu'ils devraient faire, ce serait de souhaiter, que ces biens qui sont bons en soi, restassent aussi des biens pour eux, et de discerner avec sagesse ce qui pour eux en parti- culier peut être un bien réel. § 10. L'homme injuste ne demande pas toujours au-delà de ce qui lui doit revenir équitablement. Parfois, l'injustice consiste à prendre moins qu'il ne faut, et, par exemple, dans le cas où les

��rents l'un de l'autre. On peut se règles de l'égalité. Et l'on pourrait

tromper sur des nuances très-voisines ajouter : « de l'équité. » Le mot grec

et presque confondues ensemble. a cette double acception.

§ 8. Et celui (jui transgresse les § 9. Ce sont là toujours des biens,

lois. Le mot d'injuste n'a pas tout à Digression qui ne paraît pas tenir

fait ce sens dans notre langue, bien assez étroitement à ce qui précède, qu'on puisse aussi le lui donner %\.Q. L'injustice consiste à prendre

d'une manière détournée. — Les moins. C'est en quelque sorte une

�� � LIVRE V, CH. 1, g 13. 131

choses qu'il faut prendre sont absolument mauvaises. Comme un mal moindre paraît être en quelque sorte un bien, et que ce n'est qu'au bien que s'adresse l'avidité, celui qui recherche pour soi un moindre dommage, peut par cela seul passer aussi pour injustement avide. § 11. 11 viole aussi l'égalité, il est inique; car l'expression d'iniquité comprend encore cette idée de l'injustice ; et c'est un terme commun. Mais de plus, il transgresse les lois; car c'est là précisément en quoi consiste l'illégalité ; c'est-à-dire que la violation de l'égalité, l'iniquité, com- prend toute injustice, et qu'elle est commune â tous les actes injustes, quels qu'ils soient. § 12. Mais si celui qui viole les lois est injuste, et si celui qui les observe est juste, il est évident que toutes les choses légales sont aussi de quelque façon des choses justes. Tous les actes spécifiés par la législation sont légaux ; et nous appelions justes chacun de ces actes. § 13. Les lois, toutes les fois qu'elles statuent, ont pour objet de favoriser ou l'inté- rêt général de tous les citoyens, ou l'intérêt des prin- cipaux d'entr'eux, ou même l'intérêt spécial de ceux qui sont les maîtres de l'État, soit par leur vertu, soit à tel

��injustice négative. — Qui recherche est coupable. — La violation de l'é-

pour soi tin moindre dommage, galité, l'iniquité. Le texte n'a qu'un

Quand il devrait éprouver un dom- seul mot.

mage égal ou supérieur. § 12. Sont aussi de quelque façon.

§ 11. L'expression d'iniquité. La Aristote sent la nécessité de limiter

langue française est en ceci d'accord lui-même ce principe; et plus loin, il

avec la langue grecque. L'iniquité montrera bien que l'honnêteté dans

comprend tous les genres d'injustice, toute son étendue, va beaucoup plus

— Mais de plus il transgresse les loin que la loi. lois. Nous ne dirions plus eu ce cas § 13. L'intérSt général de tous les

qu'on est inique ; nous dirions qu'on citoyens. Voir la Politique, livre III,

�� � 132 MORALE A iVlCOMAQUE.

autre titre. Par conséquent, nous pouvons dire des lois en un certain sens qu'elles sont justes, quand elles créent ou qu'elles conservent le bonheur, ou seulement quelques- uns des éléments du bonheur, pour l'association poli- tique. § ih. La loi va même plus loin, et elle ordonne des actes de courage : par exemple, de ne pas quitter son rang, de ne pas fuir, de ne pas jeter ses armes. Elle ordonne encore des actes de sagesse et de tempérance, comme de ne pas commettre d'adultère, de ne nuire à personne. Elle ordonne des actes de douceur, comme de ne pas frapper, de ne pas injurier. La loi étend également son empire sur toutes les autres vertus, sur tous les autres vices, prescrivant telles actions et défentlant telles autres : avec raison, quand elle a été raisonnablement faite; à tort, si elle a été improvisée avec trop peu de réflexion.

§ 15. La justice ainsi entendue est donc la vertu com- plète. Mais ce n'est pas une vertu absolue et purement individuelle ; elle est relative à autrui, et c'est là ce qui fait que bien souvent elle semble être la plus importante des vertus. « Ni le lever ni le coucher du soleil n'est

��ch. U, page 145 de ma tiaduction. qu'elle se rapporte aux autres, comme

$ ili. La loi va mtme plus loin. Aristote a scinde le remarquer. —

Ces différents caractères de la loi La plus importante des vertus. C'en

sont parfaitement analysés ; et depuis est tout au moins une des plus im-

Aristote, personne n'a mieux parlé portantes. Ce qui explique et justifie

sur ce grand sujet. — Sur toutes les la prédilection d'Aristote, c'est l'uti-

autrcs vertus. L'expression est un lité sociale et politique de la justice,

peu trop générale ; il est une foule de Sans elle, la société manque son but,

^ erlus personnelles que la loi ne peut et elle ne peut subsister. — « Ni le

pas toucher. lever ni le coucher du soleil. ..,n J'ai

§ d5. La vertu complète. Ru tant mis cette pensée entre guillemets,

�� � LIVRE V, CH. 1, § 18. 133

« aussi digne d'admiration. » Et c'est de là que vient notre proverbe ;

« Toute vertu se trouve au sein de la justice. »

J'ajoute qu'elle est éminemment la complète vertu, parce qu'elle est elle-même l'application d'une vertu complète et achevée. Elle est accomplie, parce que celui qui la possède peut appliquer sa vertu relativement aux autres, et non pas seulement pour lui-même. Bien des gens peuvent être vertueux pour ce qui les regarde indi- viduellement, qui sont incapables de vertu en ce qui concerne les autres. § '16. Aussi, je trouve que le mot de lîias est plein de bon sens : h Le pouvoir, disait-il, est l'épreuve de l'homme. » C'est qu'en effet le magistrat, investi du pouvoir, n'est quelque chose que relativement aux autres; il est déjà en communauté avec eux. § 17. C'est encore par la même raison que, seule parmi toutes les vertus, la justice semble être comme un bien étranger, comme un bien pour les autres et non pour soi, parce qu'elle ne s'exerce qu'à l'égard d' autrui; car elle ne fait que ce qui est utile à d'autres, qui sont ou les magistrats ou le public entier. § 18. Le plus méchant des hommes est celui qui par sa perversité nuit tout ensemble à lui- même et à ses semblables. Mais l'homme le plus parfait

l)arce que selon toute apparence elle lait le faire croire. • — Relativement

est d'un poète. Les commentateurs aux autres. Ces idées qu'on ne prête

ne disent pas d'ailleurs à qui elle guère en général à l'antiquité, mé-

appartient précisément. — Notre ritent la plus sérieuse attention. proverbe. Ce vers est de Théognis, § 16. Le mot de Bias. On l'attrl-

V. 147, qui n'a fiiit peut-être lui- bue aussi à Solon. même que traduire un dicton popu- § 18. L'homme le plus par fait, ,.

laire. L'expression d'Arislole pour- pour ouirui. Mavimes admirables et

�� � 13A MORALE A NICOMAQUE.

n'est pas celui qui emploie sa vertu pour lui-même; c'est celui qui l'emploie pour autrui ; car c'est une tâche qui est toujours difficile. § 19. Ainsi, la justice ne peut pas être considérée comme une simple partie de la vertu ; c'est la vertu tout entière; et l'injustice qui est son contraire, n'est pas une partie du vice, c'est le vice tout entier. § 20. On voit du reste, d'après les développements qui précèdent, en quoi diffèrent la vertu et la justice. Au fond la vertu reste la même; seulement, la façon d'être n'est pas identique. En tant qu'elle est relative à autrui, c'est la justice ; en tant qu'elle est telle habitude morale personnelle, c'est la vertu absolument parlant.

��toutes philanthropiques, qu'on est point dans Aristote, qui ne veut faire

assez étonné de trouver dès le temps de la morale qu'une partie de la

d'Arislote. Malheureusement, l'anti- politique.

quité qui pouvait les comprendre et § 20. Au fond ta vertu reste (a

les fornuilcr, ne sut pas les appli- même. Idée peu juste. La tempé-

quer. rance, partie essentielle de la vertu,

§ 19. C'est la vertu tout entière, est très-différente de la justice. Voir

C'est une exagération évidente, et le chapitre suivant, oîi ces différences

que l'on conçoit jusqu'à un certain seront mieux indiquées.

�� � LIVRE V, CH. Il, ^ ± i:^ô

��CHAPITRE II.

��Distinction à faire entre la justice ou l'injustice et la vertu ou le vice. La justice est une espèce de vertu distincte de la vertu en général, comme la partie est distincte du tout. — Il faut dis- tinguer aussi la justice ou l'injustice prise en général, de la justice ou de l'injustice dans un cas particulier. — La justice des actions est d'ordinaire d'accord avec leur légalité. — Il faut dis- tinguer deux espèces de justice : justice distributive politique et sociale, justice légale et réparatrice. Les relations des citoyens entr'eux sont de deux espèces, volontaires et involontaires.

��^ 1. Quoiqu'il en soit, nous étudions la justice en tant qu'elle est une partie de la vertu. On peut la considérer comme une vertu spéciale, ainsi que nous l'avons dit. Nous voulons de même étudier l'injustice comme étant une partie du vice, g 2. Et voici bien la preuve qu'elle est un vice particulier. Celui qui commet sous les autres rapports des actes mauvais, fait mal ; et il est injuste, si l'on veut. Mais on ne peut pas dire pour cela que par avidité il se fait une part plus forte que celle qui lui revient. Ainsi, l'homme qui dans la mêlée jette son bou- clier par lâcheté, celui qui par méchanceté calomnie quel- ([u'im, celui qui par avarice refuse de secourir un ami.

��Ch. II, Gr. INIorale, livre I, ch. 31; précédentes. — Ainsi que îwus l'avons

Morale à Eudème, livre IV, ch. 2. déjà dit. En U-aitant de la justice à

% i. En tant qu'elle est u)ie partie part des autres vertus, dans le cha-

de la vertu. Aristotc revient ici à la pitre précédent. \orité; mais il contredit ses théories sj 2. Il se fait une part plus forte.

�� � 136 MORALE A NICOMAQIJE.

tous ces gens-là ne pèchent pas en prenant plus qu'il ne leur est dû. ' Réciproquement, quand un homme fait par avidité un lucre inique, il peut fort bien ne faire aucune des actions vicieuses que nous venons d'énimiérer. Pour- tant, s'il n'a pas commis toutes ces fautes, il en a certai- nement commis une, quelle qu'elle soit, puisqu'on doit le blâmer; et il a montré sa perversité et son injustice. § 3. Il y a donc une certaine autre injustice qui est en quelque sorte une partie de l'injustice totale ; il y a un injuste spécial, partie de l'injuste absolu, qui est la violation de la loi. § h. Ajoutez qu'entre deux hommes qui com- mettent un adultère, si l'un n'a en vue que le lucre qu'il en peut tirer et qu'il en tire réellement, et si l'autre au contraire, y mettant son argent, n'est entraîné que par sa passion, celui-ci doit passer pour un débauché plutôt que pour un homme bassement intéressé, tandis que l'autre, s'il peut passer pour un homme injuste et coupable, n'est pas certainement un libertin, puisqu'il est clair que c'est

��C'est le signe spécial de l'injustice ; c'est une juste critique qu'on lui

suivant Aristote , l'injustice est la peut adresser. — L'injuste absolu

violation de l'équité. qui est la violation de la loi. On

$ 3. Il y a donc une certaine autre peut être injuste sans transgresser

injustice. C'est l'injustice proprement aucune loi positive,

dite se distinguant des autres vices, § à. Ajoutez... On ne voit pas trop

comme la justice se distingue des quelle conclusion Aristote veut tirer

autres vertus. Ce qui fait la con- de cette comparaison entre les deux

fusion ici, c'est que dans la langue motifs qui font commettre l'adul-

grecque les deux idées d'être injuste tère; de part et d'autre, la loi est

et d'être coupable contre les lois, sont violée; et la culpabilité est la même

rendues par un seul et même mot. aux yeux des juges. Aux yeux de la

C'était au philosophe de dissiper morale, dont ils n'ont point à con-

cctte obscurité. Aristote la rend en- naître, il est possible que l'un des

core au contraire plus épaisse ; et deux coupables soit plus dégradé que

�� � LIVRE V, CH. 11, § 0. 137

le gain seul qui l'a fait agir, g 5. Autre observation : on peut toujours rapporter tous les autres actes injustes, tous les autres délits à quelque vice spécial : par exemple, si un homme commet un adultère, on rapporte son délit à la débauche ; si dans une bataille il abandonne son compa- gnon, à la lâcheté ; s'il a frappé quelqu'un, à la colère ; tandis que, s'il a commis sa faute en vue du profit qu'il en a tiré, on ne peut la rapporter à aucun autre vice que l'injustice elle-même.

§ 6. Il résulte évidemment de ceci qu'outre l'injustice entière et générale, il y a quelque autre injustice qui, comme partie, lui est synonyme, parce que la définition de toutes deux se trouve dans le même genre. Toutes deux en effet ont également leur action possible dans le rapport de l'agent à autrui. Mais l'une, relative à tout ce qui concerne l'honneur, la fortune, le salut personnel et tous les motifs de cet ordre, si l'on pouvait les comprendre sous un seul et même nom, n'a en vue que le plaisir résultant d'un lucre inique ; l'autre, au contraire, s'ap- plique d'une façon générale aux mêmes choses qui préoc-

��l'autre — N'est pas certainement un C'est toujours l'équivoque que je

libertin. Aristote ne veut pas d'ail- viens de signaler. — ■ Lui est syno-

leurs l'excuser à ce titre. nj/jne. Dans le langage, c'est possible,

§ 5. /l aucun autre vice que mais non point dans la réalité. Notre

l'injustice clle-mhne. On pourrait langue ne prête point ù cette con-

plus directement rapporter cette faute fusion; pour nous, le délit se dis-

à la cupidité, qui devient, il est vrai, lingue de l'injustice, et de la faute

une injustice, quand elle s'exerce en général. — Mais en sens in-

aux dépens d'autrui. verse. J'ai dû ajouter ces mots qui

§ 6. Outre l'injustice entière et me paraissent tout à fait indispen-

géncrale. Aristote veut dire : « la sables pour la clarté, et qui ressortent

culpabilité générale contre les lois. » de l'expression même d'Aristote. —

�� � 138 MORALE A IMCOMAQIJE.

cupent aussi, mais en sens inverse, l'homme vertueux.

§ 7. On voit donc qu'il y a plusieiu's espèces de justice, et que c'est une vertu spéciale qu'il convient de distin- guer de la vertu prise dans toute l'étendue de ce mot. Examinons de plus près ce qu'est la justice, et quels en sont les caractères.

§ 8. On a défini l'injuste en disant que c'est ce qui est illégal, et contraire aux règles de l'équité ou inique. Par suite, le juste est ce qui est légal et équitable ; et ainsi, la première injustice dont on a parlé plus haut, est celle qui se rapporte à l'illégalité. § 9. Mais les idées d'inégalité et de quantité plus grande, loin d'être une seule et même chose, sont fort différentes ; l'une est à l'autre ce que la partie est relativement au tout : car tout ce qui est plus est inégal ; mais tout ce qui est inégal n'est pas plus pour cela. Par conséquent, l'injustice et l'injuste ne sont pas identiques à l'inégalité et à l'inégal; et les deux premiers termes diffèrent beaucoup des seconds. Les derniers sont des parties, les autres sont des touts. Ainsi, cette injustice

��L'homme vertueux. Ce n'est pas Tin- mais erreur égale. — La première

justice proprement dite ; c'est la espèce d'injustice. On peut voir clai-

faute dans toute sa généralité, c'est rement ici que la confusion faite par

le vice. Aristote, ne tient qu'aux mots cqui-

§ 7. Qu'il y a plusieurs espèces voques que lui fournit la langue

de justice. Contraires une à une à grecque. — Dont on a parlé plus

toutes les espèces de l'injustice, haut. Au début de ce chapitre et

d'après la théorie d'Aristote. dans le précédent.

$ 8. C'est ce qui est illégal. Le § 9. Tout ce qui est inégal n'est

juste a d'autres fondements que la pas plus. En effet, l'inégal peut

loi, puisque la loi elle-même est obli- être moindre. Mais on ne voit pas

gée de remonter à des principes supé- bien à quoi servent ici ces détails où

rieurs. — Le juste est ce qui est s'arrête Arislote. — Ainsi cette in-

/i;(/«;. Conséquence de ce qui précède, justice spéciale. Ce principe, déjà

�� � LIVRE V, CH. II, g H. 139

spéciale qui résulte de l'inégalité, est une partie de l'in- justice entière; et de même, telle action de justice est une partie de la justice totale.

§ 10. Il nous faut donc, pour être clair, parler de cette justice et de cette injustice partielles, et traiter du même point de \ue du juste et de l'injuste. Nous laisserons de côté la justice et l'injustice considérées comme se confon- dant avec la vertu entière, étant, à l'égard d' autrui, l'une, la pratique de la vertu absolue ; et l'autre, la pratique du vice. On voit avec une égale évidence comment il fau- drait définir aussi le juste et l'injuste qui se rapportent à ces deux points de vue. Du reste, la plupart des actions confonnes à la loi ne le sont pas moins aux principes de la vertu parfaite. La loi prescrit de vivre suivant les règles particulières de chaque vertu, tout comme elle défend les actes que peut inspirer chaque vice en particulier. § 11. Réciproquement, tout ce qui prépare et produit la vertu entière et parfaite, est du domaine de la loi, comme le prouvent assez toutes les dispositions prescrites dans les lois pour l'éducation commune que l'on donne à la jeu-

��exprimé plusieurs fois, ne ressort pas pour cela aux principes de la morale,

rigoureusement de ce qui précède, — Suivant les règles particulières de

et n'en est pas la conclusion, tout c/m^ueiertu. Ledoraaluede laloi ne

vrai qu'il peut être. s'étend pas jusque là ; ou di« moins,

§ 10. Comme se confondant avec elle ne peut donner à cet égard que

la vertu entière. Répétition de ce qui des prescriptions toutes générales,

a été dit au début du chapitre. — La § il. Ilcciproqucment, tout ce qui

plupart des actions conformes a la prépare.... Erreur très-grave, qui

loi. C'est vrai ; mais puisque Aristote résulte de ce qu'Aristole a mis dès le

borue cette observation à la plupart début la politique au-dessus de la

des actions, il y a donc des actions morale. — Les dispositions prescrites

qui échappent à la loi. sans échapper dans les lois. La loi a beau faire, une

�� � l/iO MOUALE A NICOMAQUE.

liesse. Quant à savoir si les règles de cette éducation ([ui doit rendre chaque individu absolument vertueux, peuvent être données par la politirrue ou par une autre science, nous aurons plus tard à discuter cette question ; car ce n'est peut-être pas une seule et même chose d'être homme vertueux, et d'être partout un bon citoyen.

g 12. Mais je reviens à la justice partielle, et au juste qui, sous ce point de vue , se rattache à elle. J'y dis- tingue d'abord une première espèce : c'est la justice distributive des honneurs, de la fortune et de tous les autres avantages qui peuvent être partagés entre tous les membres de la cité ; car dans la distribution de toutes ces choses, il peut y avoir inégalité, comme il peut y avoir égalité d'un citoyen à un autre. § 13. A cette première espèce de justice, j'en ajoute une seconde : c'est celle qui règle les conditions légales des relations civiles et des contrats. Et ici encore, il faut distinguer deux nuances. Parmi les relations civiles, les unes sont volontaires ; les autres ne le sont pas. J'appelle relations volontaires, par exemple, la vente, l'achat, le prêt, la garantie, la loca-

��partie considérable de l'individu, et la ment dite. Mais Aristote ne va l'élu-

mcilleure , lui échappe nécessaire- dier encore qu'au point de vue de

ment. Les lois ne sont rien sans les l'État, selon qu'il rf'gle ses rapports

mœurs. — Plus tard à discuter cette avec les citoyens ou les rapports des

question. Voir la Politique, livre IV, citoyens entr'eux. La justice distri-

chap. 14 et livre V; et aussi à la fin butivc des hommes. — C'est la cons-

de la Morale à Nicomaque, livre X, tilulion qui règle toutes ces diilé-

ch. 10. — Une seule et même chose, rences.

Aristote a discuté spécialement cette § 13. Il faut distinguer deux

question dans la Politique, livre III, nuances. Toutes ces distinctions sont

ch. 2, p. 131 de ma trad., 2« édition, exactes; mais Aristote n'en fera guère

«5 12. A ta justice partielle. En usage dans la suite de sa théorie qui

d'autres termes, à la justice i)roi)re- reste ici assez obscun .

�� � LIVRE V, CH. III, S 1. l/il

ion, le dépôt, le salaire; et si on les appelle des contrats /^olontaires, c'est qu'en effet le principe de tontes les rela- ions de ce genre ne dépend que de notre volonté. D'un lutre côté, on peut, dans les relations involontaires, dis- inguer celles qui ont lieu à notre insu : le vol, l'adultère, 'empoisonnement, la corruption des domestiques, le dé- ournement des esclaves, le meurtre par surprise, le faux émoignage; et celles qui ont lieu à force ouverte, comme es sévices personnels, la séquestration, les chaînes dont )n vous charge, la mort, le rapt, les blessures qui estro- îient, les paroles qui offensent et les outrages qui pro- voquent.

��CHAPITRE III.

��•remière espèce de la justice. — La justice distributive ou politique se confond avec l'égalité. Le juste est un milieu comme l'égal. La justice suppose nécessairement quatre termes, deux personnes que l'on compare et deux choses que l'on attribue aux personnes. Mais il faut tenir compte du mérite relatif des personnes, et c'est là le point difficile. — La justice distributive peut donc être représentée par une proportion géométrique, où les quatre termes sont entr'eux dans les rapports fixés par les mathématiciens.

§1. Puisque le caractère de l'injustice est l'inégalité, ît que l'injuste est l'inégal, il s'en suit clairement qu'il

Ch. m. Gr. Morale, livre I, ch. 31; deux termes ne sont pas tout à fait

Morale à Eudème, livre IV, ch. 2. équivalents. Les théories de ce cha-

§ 1. L'injustice est l'inégalité. Les pitre sont rappelées dans la Politique,

�� � 142 MORALE A NICOMAQUE.

doit y avoir un milieu pour l'inégal. Or, ce milieu, c'est l'égalité ; car dans toute action, quelle qu'elle soit, où il peut y avoir du plus ou du moins, l'égalité se trouve aussi. § 2. Si donc l'injuste est l'inégal, le juste est l'égal ; c'est ce que chacun voit, même sans aucun raisonnement; et si l'égal est un milieu, le juste doit être pareillement un milieu. § 3. Mais l'égalité suppose tout au moins deux termes. Par une conséquence qui n'est pas moins néces- saire, le juste est un milieu et une égalité relativement à une certaine chose et à de certaines personnes. En tant que milieu, il est le milieu de certains termes, qui "sont le plus et le moins; en tant qii' égalité, il est l'égalité de deux choses; enfin en tant que juste, il se rapporte à des personnes d'un certain genre. § A. Le juste implique donc de toute nécessité au moins quatre éléments : les per- sonnes, auxquelles le juste s'applique, sont au nombre de deux ; et les choses, dans lesquelles se trouve le juste, sont deux aussi. § 5. L'égalité est ici la même, et pour les per- sonnes et pour les choses dans lesquelles elle est. Je veux dire que le rapport dans lequel sont les choses, est aussi le rapport des personnes entr' elles. Si les personnes ne sont pas égales, elles ne devront pas non plus avoir des parts égales. Et de là, les disputes et les réclamations,

��livre III, cil. 7, § 1, p. 16Zi de ma qu'y a découverts successivement Ta-

seconde édition. nalyse précédente.

§ 2. Pareillement un milieu. § !i. Quatre éléments. Qu'ArhYotc

C'est ce qui en fait une vertu dans la un peu plus loin mettra: en proportion

théorie d'Arislote. géométrique, ou en proportion aritli-

S 3. Le juste est un milieu et une métique.

égalité. Voilà la définition complète § 5. Les disputes et les rêcla-

du juste, formée de tous les éléments mations. Cette pensée est développée

�� � LIVRE V, GH. III, g 8. liS

lorsque des prétendants égaux n'ont pas des parts égales ; ou lorsque n'étant pas égaux, ils reçoivent pourtant d'é- gales portions. § 6. Ceci même est de toute évidence, si, au lieu de regarder aiLx choses, on regarde au mérite des personnes qui les reçoivent. Chacun s'accorde à reconnaître que dans les partages, le juste doit se mesurer au mérite relatif des rivaux. Seulement, tout le monde ne fait pas consister le mérite dans les mêmes choses. Les partisans de la démocratie le placent uniquement dans la liberté ; ceux de l'oligarchie le placent tantôt dans la richesse, tan- tôt dans la naissance; et ceux de l'aristocratie, dans la vertu.

§ 7. Ainsi donc, le juste est quelcpie chose de propor- tionnel. La proportion n'est pas bornée spécialement au nombre pris dans son unité et dans son abstraction ; elle s'applique au nombre en général ; car la proportion est une égalité de rapports, et elle se compose de quatre tenues au moins. § 8. D'abord, il est de toute évidence qiie la proportion discrète est formée de quatre termes. Mais cela n'est pas moins évident pour la proportion continue. Celle-ci emploie un des termes comme s'il en

��dans la Politique, où elle prend la thématiques. Le nombre concret,

plus grande importance, livre III, c'est-à-dire, mêlé aux choses ou aux

ch. 7, § 1, p. 1 63 de ma traduction, personnes, peut être également pro-

2" édition. On peut voir encore plu- portionnel.

sieurs passages, et notamment livre § 8. La proportion discrète. Ou VII, ch. 1, § 11, et livre Mil, ch. 1, composée de quatre termes différents. § 7, p. 367 et 397. La pensée y est Dans la proportion continue, il n'y identique ; et les expressions le sont en a que trois, puisque celui du mi- même à peu près. lieu est répété deux fois, d'abord § 7. Dons son abstraction. C'est- comme conséquent, et ensuite comme à-dire, tel que le considèrent les ma- nnlécédent, On peut trouver qu'Aris-

�� � làà MORALE A NICOMAQUE.

forai ait deux à lui seul, et elle le répète deux fois : elle dit, par exemple, A est à B comme B est à C. Ainsi, B est répété deux fois, de sorte que, par cette répétition de B, les tenues de la proportion sont aussi au nombre de quatre.

§ 9. Le juste se compose également de quatre termes au moins, et le rapport est le même ; car il y a la même division exactement et pour les personnes et pour les choses. Ainsi donc, de même que le temie A est à B, de même le terme C est à D ; et réciproquement , de même que A est C, de même B est D. Par suite aussi, le total de deux des termes est dans le même rapport avec le total des deux autres termes; et l'on forme de part et d'autre ce total, en additionnant les deux termes qu'on sépare de ceux qui les suivent. Si les termes sont combinés entr'eux suivant cettte règle, l'addition reste parfaitement juste. Ainsi donc, l'accouplement de A avec C et de B avec D est le type de la justice distributive ; et le juste de cette espèce est un milieu entre des extrêmes qui sans cela ne seraient plus en proportion ; car la proportion est un milieu, et le juste est toujours proportionnel. § 10. Les mathématiciens appellent cette proportion, géométrique; et en effet, dans la proportion géométrique, le premier

��tole s'étend beaucoup trop sur ces Autre propriété de la proportion par

détails, qui ne sont qu'une digrcs- différence : la somme des extrêmes

sion. est égale à celle des moyens. ■ — Est

§ 9. Et le rapport est le vn'me. 'c type de la justice ilistiibutivc. Le

De pail et. d'autre, entre les deux détour est bien long pour arri>er à

premiers termes et les deux derniers, ce résultat.

— Et réciproquement. C'est une § 10. Le premier total. Il serait

des permutations possibles de toute plus exact de dire, puisqu'il s'agit

jMoportion. — Pur suite aussi, de proportion géométrique : " le

�� � LIVRE V, CH. III, § 13.

��ilib

��total est au second total, comme chacun des deux termes est à l'autre. § 11. Mais cette proportion qui représente le juste, n'est pas continue ; car il n'y a pas numérique- ment un seul et même terme pour la personne et pour la chose. Si donc le juste est la proportion géométrique, l'injuste est ce qui est contre la proportion. Ce peut être d'ailleurs tantôt en plus, et tantôt en moins. Et c'est bien là ce, qui se passe aussi dans la réalité : celui qui commet l'injustice s'attribue plus qu'il ne doit avoir, et celui qui la souffre reçoit moins qu'il ne lui revient. § 12. Mais c'est à l'inverse, quand il s'agit du mal, parce qu'un moindre mal, comparativement à un mal plus grand, peut être regardé comme un bien. Le mal moindre est préférable au mal plus grand ; or, ce qu'on préfère, c'est toujours le bien ; et plus la chose est préférable, plus aussi le bien est grand.

§ 13. Telle est donc l'une des deux espèces qu'on peut distinguer dans le juste.

��premier produit. » — Comme chacun des deux termes est. à Vautre. Autre propriété des proportions. Aristote semble se complaire dans ces détails, qui peut-être de son temps étaient encore assez nouveaux.

§ dl. N'est -pas continue. C'est ce qui résulte de l'hypothèse même, puisqu'on a supposé qu'il y avait nécessairement quatre termes, deux personnes et deux choses, dont le

��rapport était pareil.

§ 13. L'une des deux espèces. C'est la justice distributive. Il trai- tera de la justice légale au chapitre suivant. — Platon a démontré aussi qu'il n'y a pas de justice sociale sans proportion ; mais il n'a pas insisté sur cette idée autant que le fait Aristote. Voir cette discussion dans les. Lois, livre VI, p. 317 de la tra- duction de M. Victor Cousin.

��10

�� � 146 MORALE A NICOMAQUE.

��CHAPITRE IV.

Seconde espèce de la justice : justice légale et réparatrice. La loi ne doit faire aucune acception des personnes ; elle doit tendre uniquement à rétablir l'égalité entre la perte faite par l'un et le profit" fait par l'autre, dans les relations qui ne sont pas volontaires. Cette espèce de justice est une sorte de proportion arithmétique. Démonstration graphique. — Résumé de cette théorie générale de la justice.

��§ 1. Quant à l'autre espèce de la justice, c'est la justice réparatrice et répressive, qui règle les rapports des citoyens entr'eux, et dans les relations volontaires et dans les rela- tions involontaires. § 2. Le juste se présente ici sous une tout autre forme que la première. Le juste qui ne con- cerne que la distribution des ressources communes de la société, doit toujours suivre la proportion que nous ve- nons d'expliquer. Si l'on venait à partager les richesses sociales, il faudrait que la répartition eût lieu précisément dans le même rapport qu'ont entr' elles les parts apportées par chacun. L'injuste, c'est-à-dire l'opposé du juste ainsi

��Ch, IV. Gr. Morale, livre I, cb. § 2. Que nous venons d'expliquer,

31; Morale à Eudème, livre IV, C'est-à-dire, la proportion géonié-

ch. à. trique où les choses sont dans le

§ 1. La justice réparatrice et même rapport entr'eiles que les pcr-

répressive. J'ai ajouté ces mots pour sonnes qui les reçoivent. — Les

rendre la pensée d'autant plus claire, parts apportées par chacun. Part de

— Volontaires... involontaires. Voir fortune, part de travail, part de mé-

plus haut ch. 2, § 13. rite, etc.

�� � LIVRE V, CH. IV, § 5. lAT

entendu, est ce qui serait contraire à cette proportion. ^ 3. Le juste dans les transactions civiles est bien aussi une sorte d'égalité, et l'injuste une sorte d'inégalité. Mais ce n'est pas suivant la proportion dont on vient de parler, c'est suivant la proportion simplement arithmétique. Très- peu importe en effet que ce soit un homme distingué qui ait dépouillé un citoyen obscur, ou que le citoyen obscur ait dépouillé l'homme de distinction ; très-peu importe que ce soit un homme distingué ou un homme obscur qui ait commis un adultère ; la loi ne regarde qu'à la diffé- rence des délits ; et elle traite les personnes comme tout à fait égales. Elle recherche uniquement si l'un a été cou- pable, si l'autre a été victime ; si l'un a commis le dom- mage, et si l'autre l'a souffert, g h. Par suite, le juge s'ef- force d'égaliser cette injustice qui n'est qu'une inégalité ; car lorsque l'un a été frappé et que l'autre a porté les coups, lorsque l'un tue et que l'autre meurt, le dommage éprouvé d'une part et l'action produite de l'autre sont inégalement partagés ; et le juge, par la peine qu'il impose, essaie d'égaliser les choses, en ôtant à l'une des parties le profit qu'elle a fait. § 5. Je me sers d'ailleurs de termes généraux qu'a consacrés l'usage dans les cas de ce genre, bien que ces expressions ne soient précisément applicables

��<? 3. La pi'oportion simplement Mais l'application peut varier beau-

tirithmétique. C'est-à-dire, par dif- coup; et les considérations de per-

férence et non plus par quotient. Il sonnes reprennent alors malheureu-

n'y a plus à considérer le mérite des sèment tout leur empire,

personnes. — Elle imite tes per- § 4. Cette injustice. Aristote l'ex-

.sonneà comme tout à fait égales, plique en développant sa pensée.

Ceci^st vrai de la loi proprement § 5. Qu'a consacrés l'usage. Dans

dite, dans sa lettre et dans son texte, notre langue, ces termes sont moins

�� � l/i8 MORALE A NICOMAQUE.

(Iiie_dans certains cas ; et je dis profit en parlant de celui qui a frappé ; et perte, en parlant de celui qui a souffert la violence. § 6. Mais quand le juge a pu mesurer le dom- mage éprouvé, le profit de l'un devient sa perte ; et la perte de l'autre devient son profit. Ainsi, l'égalité est le mi- lieu entre le plus et le moins. Profit et perte ou souffrance doivent s'entendre , le premier du plus, et le second du moins, en sens contraire. Le plus en fait de bien, et le moins en fait de mal, c'est le profit; et le contraire, c'est la perte ou la souffrance. L'égal qui tient le milieu entre l'un et l'autre, est ce que nous appelons le juste ; et, en résumé, le juste qui a pour objet de redresser les torts, est le milieu entre la perte ou la souffrance de l'un et le profit de l'autre.

§ 7. Voilà comment toutes les fois qu'il y a contestation, on se réfugie près du juge. Mais aller au juge, c'est aller à la justice ; car le juge nous apparaît comme la justice vivante et personnifiée. On va chercher un juge qui tienne le milieu entre les parties contendantes ; et l'on donne même parfois aux juges le nom de médiateurs, comme si l'on était sûr d'avoir rencontré la justice une fois qu'on a rencontré le juste milieu. § 8. Le juste est donc un milieu, puisque le juge lui-même en est un. Or,

��spéciaux encore qu'ils ne le sont en ter : « parfois; » car il n'y a de

grec ; j'ai dû cependant les em- vrais médiateurs, d'arbitres véri-

ployer. tables que quand les deux parties les

§ 7. On se réfugie prds du juge... acceptent. Or le coupable n'accepte

la justice vivante et personnifiée, pas la justice ; et en général, il vou-

Belles expressions et dignes de la drait la fuir pour échapper au.chati-

majesté du sujet. — Le nom de mé- ment qu'il redoute. L'arbitrage n'est

Aiatevrs. Arislote fait bien d'ajou- que pour les causes civiles.

�� � LIVRE V, CH. IV, g 10. 1/19

le juge égalise les choses; et l'on pourrait dire que, dans une ligne coupée en parties inégales et où la portion la plus grande dépasse la moitié, il retranche la partie qui l'excède et l'ajoute à la plus petite portion. Puis, quand le tout a été partagé en deux parts complètement égales, alors chacun des plaideurs reconnaît qu'il a la part qui lui doit revenir, c'est-à-dire que les plaideurs ont chacun une part égale, g 9. Mais l'égal est le milieu entre la part la plus grande et la part la plus petite, en proportion arithmétique ; et voilà pourquoi, dans la langue grecque, le mot qui signifie le juste, est presque identique à celui qui signifie la division égale en deiLX parties, et qu'il suffit de changer une seule lettre de part et d'autre, pour que les mots qui expriment le juste et la division en deux, le juge et celui qui divise une chose en deux, soient des mots absolument pareils. § 10. Deux choses étant égales, si l'on enlève à la seconde une certaine quantité que l'on ajoute à l'autre, la première suri3assera la seconde de deux fois la quantité ajoutée. Car si l'on se borne à retrancher cette c[uantité à l'une, sans l'ajouter à l'autre, la première chose ne surpassera la seconde que d'une fois cette différence. Ainsi donc, la portion augmentée surpassera d'un la moitié de la chose ; et cette moitié, à son tour, surpassera d'un aussi la portion à laquelle on a enlevé quelque chose.

��§ 8. Le juge égalise les choses, rendre plus sensible le lapproclie-

Répétition de ce qui vient d'être dit. ment que fait Aristotc. Ces compa-

— Chacun des plaideurs reconnaît, raisons étymologiques sont peu sûres

Le plaideur condamné ne reconnaît et d'assez mauvais goûu Aristote eût

presque jamais que le juge a raison, mieux fait de les laisser au Cratyle,

§ 'J. Dans la langue grecque. J'ai qui lui aura peut-être suggéré la

un peu développé ce passage pour pensée de celle-ci.

�� � 150 MORALE A NICOMAQUE.

g 11. Par là nous pouvons savoir ce qu'il faut retrancher à celui qui a plus, et ce qu'il faut rendre à celui qui a moins. Il faut ajouter au tenne qui a moins toute la quan- tité dont la moitié le sm'passe, et enlever au terme le plus grand toute la quantité dont la moitié elle-même est sur- passée. § 12. Soient trois lignes AA, BB, CC, égales les unes aux autres. De A A retranchons la partie A E, et à CC ajoutons la partie CD. Il en résulte que la ligne entière CCD sui-passe AE de la partie CD et de la partie CF. Elle surpasse donc aussi BB de CD. E

A____ _i A

B_ ^ ___B

C ^____ _ ! — D

F C

( On pourrait dire qu'il en est de même dans tous les autres arts comme il en est ici de la justice. Les arts ne subsisteraient pas, si, pour chacun, l'agent n'agissait pas dans une certaine mesure et d'une certaine façon ; et si la chose qui doit souffrir l'action ne la souffrait pas égale- ment dans une mesure et d'une manière déterminées. )

��§ 11. Noiis pouvons savoii: Eu et qui lui uuirait plutôt. — (On

théorie, ces partages sont les plus pourrait dire.) Toute cette phrase

simples du monde ; en pratique , que j'ai mise entre crochets, est

l'appréciation est toujoui-s très-difli- évidemment un hors d'oeuvre ; elle

cile. On a beau se dire qu'il faut n'est point ici à sa place, bien que

retrancher à l'un et donner ù l'autre, tous les manuscrits la donnent, et

la mesure est toujours trés-incer- que les commentateurs grecs, en

laine et très-délicate. l'expliquant, en reconnaissent aussi

§ 12. Soient trois li/jnes. Démons- rautiienlicité. Voir plus !oin la même

iralion toute géométrique, qui n'a- phrase répétée dans le chapitre sui-

joute rien ii la clarté de l'exposition vaut, § 7.

�� � LIVRE V, CH. IV, <^ lli. 151

^ 13, J'ajoute aussi que ces noms de profit et de perte que nous employons, en étudiant la justice, sont venus de l'é- change et des transactions volontaires. Quand on a plus {{u'on n'avait d'abord, cela s'ai^pelle faire un profit; et quand, au contraire, on se trouve avoir moins qu'au dé- but, cela s'appelle essuyer une perte. C'est ce qui arrive, par exemple, dans les transactions de vente et d'achat, et dans toutes celles où la loi a laissé pleine liberté aux con- tractants. Mais quand on n'a ni plus ni moins que ce ({u'on avait, et que les choses sont restées tout ce qu'elles étaient auparavant, on dit que chacun a son bien, et que personne n'a fait ni perte ni profit.

§ Ih. En résumé, le juste est l'exact milieu entre un certain profit et une certaine perte, dans les transactions qui ne sont pas volontaires ; et il consiste en ce que cha- cun a sa part égale après comme avant.

��§ 13. J'ajoute aussi. Ceci se rap- tote d'ailleurs essaie de justifier de

porte à ce qui a étù dit plus haut ; nouveau les expressions dont il a dû

mais ce n'est pas la suite de ce qui se servir, § 5. précède immédiatement. Le texte est § là. Le juste est l'exact milieu.

certainement ici en désordre. Aris- La justice réparatrice et répressive.

�� � 152 MORALE A NICOMAOUE.

��CHAPITRE V.

La réciprocité ou le talion ne peut être la règle de la justice; erreur des Pythagoriciens. — La réciprocité proportionnelle des services est le lien de la société. Règle de l'échange : rôle de la monnaie dans toutes les transactions sociales; cette fonc- tion de la monnaie, mesure commune de tout, est purement conventionnelle. — Définition générale de la justice et de l'in- justice.

§ 1. La réciprocité, le talion paraît à quelques per- sonnes être le juste absolu. C'est la doctrine des Pytha- goriciens, qui ont défini le juste, en disant d'une manière absolue : (c Que c'est rendre exactement à autrui ce qu'on en a reçu. » Mais le talion ne s'accorde, ni avec la justice distributive, ni avec la justice réparatrice et répressive, g 2. Pourtant l'on insiste, et l'on prétend que le talion, c'est la justice de Rhadamante :

« Souffrir ce qu'on a fait, c'est la bonne justice. »

§ 3. Mais il y a bien des cas où cette doctrine est en dé-

��Clu V. Gr. Morale, livre I, ch. portionnelle, — Souffrir ce qu'on a

31; Morale à Eudème, livre IV, /"mf... On ne sait de qui est ce vers,

ch. 4. que quelques commentateurs attii-

§ 1. La réciprocité, le talion. J'ai buent à Hésiode. On ne le trouve pas

dû mettre ces deux mois pour rendre dans ses œuvres,

toute la force du mot unique qu'em- § 3. Bien des cas où cette doc-

ploie le texte. — C'est la doctrine trine est en défaut. Ceux que cite

des Pythagoriciens. Qui ont insisté Arislote ne sont pas les plus frap-

cependant aussi sur la justice pro- pants.

�� � LIVRE V, CH. V, S 5. 158

faut : par exemple, si celui qui a porté les coups est un magistrat, il ne doit pas être frappé à son tour ; et si, au contraire, quelqu'un a frappé le magistrat, il ne suffît pas qu'il soit frappé ; il faut encore cpi'il soit puni. On doit, en outre, faire une grande différence selon que le délit a été volontaire ou involontaire. § h. J'avoue du reste que dans toutes les relations communes que les citoyens échangent entr'eux, cette espèce de justice, c'est-à-dire la récipro- cité proportionnelle et non pas strictement égale, est le lien même de la société. L'État ne subsiste que par cette réciprocité de services qui fait que chacun rend proportion- nellemeiit ce qu'il a reçu. En effet de deux choses l'une : ou l'on cherche à rendre le mal pour le mal; autrement, la société serait une sorte de servitude, si l'on n'y pouvait rendre le mal qu'on a éprouvé ; ou bien on cherche à rendre le bien pour le bien ; si non, il n'y a plus une réci- procité de services de la part des citoyens entr'eux; et c'est cependant par ce mutuel échange de services que la société peut subsister. § 5. Ceci nous explique aussi pour- quoi l'on place le temple des Grâces dans le lieu le plus fréquenté de la ville : c'est afin d'exciter les citoyens à rendre à chacun les services qu'ils en ont reçus ; car

��§ 4. Est le lien même de la société, par les voies légales. — Une sorte de

Ce sont là des principes très-vrais servitude. Sans la justice sociale, les

et très-philanthropiques, qu'Aristote bons seraient les esclaves des mé-

empruute à Platon, et qu'il renferme chants ; ou la société serait remplacée

dans de plus justes limites. Il les a par une guerre perpétuelle,

plus d'une fois développés dans la § 5. Le temple des Grâces. Le mot

Politique. Ce passage est rappelé de « Grâces » a dans la langue

livre 11, ch. 1, § à, p. 52 de ma grecque la double acception qu'il a

2« édition. — Le mal pour le mal. aussi dans la nôtre. C'est une sorte

A ristote entend sans doute que c'est de jeu de roots que fait Aristotc:

�� � 15Û MORALE A ISICOMAQUE.

c'est là le propre de la Grâce. Il faut que vous obligiez à votre tour celui qui s'est montré gracieux envers vous ; et vous devez ensuite tâcher de prendre vous-même l'ini- tiative, en vous montrant spontanément gracieux envers lui.

g 6. On peut représenter cette réciprocité proportion- nelle de services, par une figure carrée où l'on combine- rait les termes opposés dans le sens de la diagonale. Soit, par exemple, l'archictecte A, le cordonnier B, la mai- son C, le soulier D. Ainsi, l'architecte recevra du cordon- nier l'omTage qui est propre au cordonnier ; et en retour, il lui rendra l'ouvrage qu'il fait lui-même. Si donc il y a d'abord entre les services échangés une égalité propor- tionnelle, et qu'ensuite il y ait réciprocité de bons offices, les choses se passeront comme je l'ai dit. Autrement, il n'y a ni égalité, ni stabilité dans ces rapports ; car puis- qu'il se peut fort bien que l'œuvre de -l'un vaille plus que celle de l'autre, il faut nécessairement les égaliser. § 7. Cette règle se retrouve dans tous les autres arts ; ils se- raient impossibles, si, d'une part, l'agent qui doit produire, n'agissait pas dans une certaine mesure et d'une certaine façon, et si, d'autre part, l'être qui doit souffrir l'action et la consommer ne souffrait pas cette action dans une mesure

��cl l'idée paraît aussi prétentieuse comparaison assez loin pour qu'elle

([ue l'expression. — Le propre de la soit utile, et l'on ne voit pas pourquoi

Grâce. L'on devrait ajouter, pour il y a recours. — Comme je l'ai dit.

qu'en français la pensée fut tout à C'est-à-dire que la société sera bien

fait claire : « et delà gratitude ». organisée et qu'elle pourra subsister.

% a. Par une figure carrée. Autre S 7. Cette règle se retrouve....

i.'uq)loi abusif de la géométrie. Aris- Voir plus haut dans le chapitre pré-

totc ne pousse pas d'ailleurs ici cette rédent, <$ 12, celte phrase déjà em-

�� � LIVRE V, CH. V, § 9. 155

et d'une manière déterminées. De fait, il n'y a pas de re- lations possibles entre deux agents semblables, entre deux médecins. Mais il y a possibilité de relations communes d'un médecin, par exemple, à un agriculteur; et en gé- néral, entre des gens qui sont différents, qui ne sont pas égaux, et qu'il faut égaliser entr'eux avant qu'ils no puissent traiter.

§ 8. Ainsi donc, il faut toujours que les choses pour lesquelles l'échange a lieu, soient comparables entr' elles sur quelque point ; et c'est là que vient se placer l'a mon- naie. On peut dire qu'elle est une sorte de milieu, d'in- termédiaire; elle est la mesure commune de toutes les choses ; et par conséquent, elle évalue le prix supérieur de l'une tout aussi bien que le prix inférieur de l'autre. Elle montre combien il faudrait de chaussures, par exemple, pour égaler la valeur d'une maison, ou celle des aliments que l'on consomme. Il faut donc que du maçon au cor- donnier, il y ait tant de chaussures données pour le prix de la maison, ou encore tant de chaussures pour le prix des aliments. Sans cette condition, il n'y aurait plus ni échange ni association possible ; et l'un et l'autre ne sau- raient avoir lieu , si l'on ne parvenait point à établir entre les choses une sorte d'égalité. § 9. Il faut donc, je le répète, trouver une mesure unique qui puisse s'appliquer à tout sans exception. Mais c'est le besoin que nous avons

��plo}ée. Ici du moins elle semble un théorie de la monnaie peut sembler

peu mieux à sa place. — Entre deux une digression en ce lieu. On peut la

médecins. En tant que médecins. voir d'ailleurs tout au long dans la

§ 8. Ainsi donc. Les détails qui Politique, li\re I. ch. 3, § 11, p. 30

suivent sont fort intéressants, et les et suiv. de ma traduction, 2« édition,

idées sont très-juslee; mais cette §9. C'est te besoin.... Aristotc a

�� � 156 MORALE A INICOMAQUE.

les uns des autres qui, dans la réalité, est le lien coumiun de la société qu'il maintient. Si les hommes n'avaient point de besoins, ou s'ils n'avaient pas des besokis sem- blables, il n'y aurait pas d'échange entr'eux, ou du moins l'échange ne serait pas le même. Mais par l'effet d'une convention toute volontaire, la monnaie est devenue en quelque sorte l'instrument et le signe du besoin. C'est pour rappeler cette convention que, dans la langue grecque, on donne à la monnaie un nom dérivé du mot même qui signifie la loi ; parce que la monnaie n'existe pas dans la nature ; elle n'existe que selon la loi, et il dépend de nous de la changer et de la rendre inutile, si nous le voulons.

§ 10. Il n'y a donc réciprocité véritable que quand on a égalisé les choses à l'avance, et que la relation du la- boureur, par exemple, au cordonnier , est aussi la relation de l'ouvrage de l'un à l'ouvrage de l'autre. Mais il ne faut pas exiger le rapport de proportion, quand ils auront fait l'échange entr'eux. Autrement, l'un des extrêmes am'ait toujours les deux unités de plus dont nous parlions tout à l'heure. Mais quand chacun d'eux a encore son bien, alors ils sont égaux et dans une association véritable, parce que cette égalité peut s'établir de leur lij^re consen-

��toujours soutenu et avec toute raison, chement est d'ailleurs exact trts-

((ue l'homme est un être essentielle- probablement. — Et de la rendre

ment sociable. — Un nom dérivé.... inutile. Voir la Politique, à l'endroit

J'ai dû paraphraser le texte dans ce que je viens de rappeler,

passage, parce que notre langue ne § 10. Dont nous parlions toul-n-r

permet pas le rapprochement ét^mo- l'heure. Voir dans le chapitre précé-

logique que fait Arislote entre les dent, §11. — Et dans une association

deux mots qu'il emploie. Ce ra})pro- véritable. Parce qu'ils onl alors

�� � LIVRE V, CH. V, g 12. 157

tement. Soit le laboureur 4; la nourriture qu'il produit, C; le cordonnier, B ; et son ouvrage ramené à l'égalité, D. Si la réciprocité des services n'existait pas avec les condi- tions que nous venons de dire, il n'y aurait pas d'asso- ciation entre les hommes. § 11. Ce qui prouve bien que c'est le besoin seul qui rapproche les deux contractants et en fait comme une unité, c'est que quand deux hommes sont sans besoins l'un envers l'autre, soit tous les deux, soit l'un des deux seulement, ils ne font pas d'échange, comme ils sont poussés à en faire, lorsque l'un a besoin de ce que l'autre possède; et qu'ayant besoin de vin, par exemple, il donne en échange le blé qu'il a et qu'on peut emporter. Il faut donc qu'on égalise les choses de part et d'autre. § 12. Mais si actuellement l'on n'a besoin de rien, l'argent que l'on garde en mains est comme une garantie que le futur échange pourra facilement avoir lieu, dès que le besoin se fera sentir ; car il faut que celui qui alors donnera l'argent, soit assuré de trouver en retour ce qu'il demandera. D'ailleurs, la monnaie elle-même est soumise aux mêmes variations : elle ne conserve pas toujours la même valeur, bien que cette valeur soit cependant plus fixe et plus unifomie que celles des choses qu'elle repré- sente. Il faut donc qu'il y ait une appréciation générale des choses ; car c'est seulement ainsi que l'échange sera toujours possible; et si l'échange a lieu, il y a par cela même association et commerce. La monnaie, en devenant

��besoin l'un de l'autre pour l'échange § 12. Mais si nctuellement.... La

particulier qu'ils projettent. — Soit digression se prolonge de plus en

le laboureur A. L'emploi de ces for- plus. Ceci est de l'économie politique ;

mides littérales gêne la pensée plutôt ce n'est plus de la morale ; et Aris-

qu'elle ne la sert. tôle perd trop de vue que son objet

�� � 158 MORALE A NICOMAQL'E.

comme une mesure générale qui permet de mesiu'er toutes choses les unes par rapport aux autres, égalise tout. Ainsi, sans l'échange, pas de commerce ni de société ; sans éga- lité pas d'échange ; et sans mesure commune, pas d'égalité possible. En réalité, il ne se peut pas que des choses si différentes les unes des autres soient commensurables entr' elles ; mais il est certain que pour le besoin qu'on en a, on peut arriver sans trop de peine à les mesurer toutes suffisamment. § 13. Il faut donc qu'il y ait une unité de mesure. Mais cette unité est arbitraire et convention- nelle ; on l'appelle monnaie, mot qui a en grec le sens étymologique qu'on a dit; et elle rend tout commensu- rable ; car tout, sans exception, se mesure au moyen de la monnaie. Soit une maison A, dix mines B, un lit C. Soit A la moitié de B, c'est-à-dire que la maison vaut cinq mines, ou est égale à cinq mines. Supposons aussi que le lit G ne vaille que le dixième de B. Avec ces données, on voit aisément combien il faut de lits pour égaler la maison ; c'est-à-dire qu'il en faut cinq. On comprend que c'est de cette façon, en nature, que l'échange avait lieu avant que la monnaie n'existât ; car peu importe que cinq lits soient échangés contre la maison, ou contre tout autre objet qui aurait la valeur des cinq lits.

§ 1/i. On voit donc d'après toutes ces considérations ce que c'est que le juste et l'injuste. Ces points une fois fixés,

��dans ce chapitre était de réfuter la Soit une maison A.... Autre abus de

théoriedcsPylliagoricienssurletalion, formules littérales,

forme absolue de la justice selon eux. § li. On voit donc. Conclusion

§ 13. On l'appelle monnaie, Répé- qu'on pouvait obtenir beaucoup plus

liliou de ce qu'on vient de voir. — vite et plus directemenl.

�� � LIVRE V, CH. V, § 16. 159

on voit aussi que l'équité personnelle, la pratique person- nelle de la justice est un milieu entre uue injustice com- mise et une injustice soufferte. D'une part, on a plus qu'on ne doit avoir ; de l'autre, on a moins. Mais si la justice est un milieu, ce n'est pas comme les vertus pré- cédentes : c'est parce qu'elle tient la place du milieu, tandis que l'injustice est aux deux extrêmes. § 15. La justice est la vertu qui fait qu'on appelle juste un homme qui, dans saconduite, pratique le juste par une libre préfé- rence de sa raison, et qui sait également le répartir et à lui-même à l'égard d' autrui, et entre d'autres personnes ; qui sait agir, non pas de manière à se donner plus à lui- même et moins à son voisin, si la chose est utile, et tout à l'inverse, si elle est mauvaise; mais qui sait assurer de lui à autrui l'égalité proportionnelle, comme il l'assu- rerait, s'il avait, à prononcer dans les discussions des autres,

§ 16. Quant à l'injustice, elle est précisément le con- traire de tout cela relativement à l'injuste. L'injuste est tout à la fois l'excès en plus, et le défaut en moins, dans tout ce qui peut être utile ou nuisible ; et jamais il ne tient le moindre compte de la proportion. Par suite, l'in- justice est tout ensemble et un excès et un défaut, parce qu'elle est sans cesse ou dans l'excès ou dans le défaut, relativement à l'individu lui-même ; car si la chose est bonne, l'homme injuste s'en attribue une part énorme et pèche par excès ; quand elle est nuisible, il pèche par

��S 15. L'injustice est aux deux entr'eux. Ainsi, Aristote lui-même extrômes. Taudis que pour les autres montre un défaut de sa théorie géné- vertus, les extrêmes étaient contraires raie sur la vertu.

�� � 160 MORALE A NICOMAQUE.

défaut en s'en attribuant le moins qu'il peut, et relative- ment aux autres ; car ce sont en général les mêmes dispo- sitions ; et sans se soucier jamais des règles équitables de la proportion, l'homme injuste prononce au hasard selon que cela se trouve, comme si dans une injustice, le moindre mal n'était pas de la souffrir, et le plus grand de la commettre.

§ 17. Telles sont les considérations que je voulais pré- senter sur la justice et l'injustice, et sur la nature de chacune d'elles, et aussi sur le juste et l'injuste en gé- néral.

��CHAPITRE VI.

��Des caractères et des conditions de Tinjnstice et du délit. — On peut commettre un crime sans être absolument criminel. — De la justice sociale et politique ; du magistrat civil ; ses hautes fonctions; sa noble récompense. — Le droit du père et du maître ne peut se confondre avec le droit politique ; il y a une sorte de justice politique entre le mari et la femme.

��1. Comme il est possible que celui qui commet une

��§ 16. Le mobidre mal n'était pas tote veut dire qu'on peut corametlre

de la souffrir. Principe Platonicien, un acte coupable sans être tout à fait

Voirie Gorgias, p. 28!i de la traduc- criminel, et que c'est l'habitude seule

lion de M. Cousin. et la conscience du crime que l'on

Ch. VI. Gr. Morale, livre I, ch. 31; commet, qui constituent la perversité.

Morale à Eudème, livre IV^ ch. 6. Ceci résulte de la théorie de la vertu,

§ 1. Comme il est possible. Aris- où il a donné avec raison tant d'ira-

�� � LIVRE V, CH. VI, § 3. 161

injustice ou un crime, ne soit pas encore complètement injuste ou criminel, on peut se demander quel est le point où l'on devient réellement injuste et coupable dans chaque genre d'injustice : par exemple, volem-, adultère, brigand? Ou bien ne doit-on faire ici absolument aucune différence? Ainsi, un homme a pu avoir commerce avec une femme en sachant très-bien à qui il avait affaire; mais c'est sans aucune préméditation, et c'est la passion seule qui l'a entraîné. § 2. Sans doute, il a commis un crime; mais ce n'est pas un vrai criminel; et, par suite, il peut n'être pas un voleur bien qu'il ait volé, un adid- tère quoiqu'il ait eu un commerce adultère ; et de même pour les autres espèces de délits.

§ 3. On a dit plus haut quel est le rapport du talion ou de la réciprocité à la justice. Mais n'oublions pas que ce qu'on cherche ici c'est tout à la fois et le juste absolu et le juste social, c'est-à-dire le juste appliqué à des gens qui associent leur vie pour assurer leur indépendance, et qui sont libres et égaux, soit proportionnellement, soit indi-

��portanceà l'habitude. Voir plus haut, § 2. Il peut n'être pas un voleur.

livre II, ch. 1, § 4. — Et coupable. Parce qu'il u'a pas et ne veut pas

J'ai ajouté ce mot- «Injuste» n'au- avoir l'habitude du vol; mais selon

rait pas sufiB. — Ainsi. Ceci se rap- la nature du délit, une faute unique

porte à la première question et non suffit pour que le châtiment soit

point à la seconde, puisqu'Aristote mérité et infligé,

soutient qu'il faut tenir compte § 3. On a dit plus haut. Dans le

et des circonstances et des inteu- chapitre précédent, § 1. — Le juste

tions. Dans un système plus rigou- absolu et le juste social. Cette àiscas-

reux, celui des Stoïciens, on ne veut sion ne se rattache pas à celle qu'il

admettre aucune de ces nuances, et vient d'indiquer et qu'il laisse ina-

toutes les fautes sont également chevée ; elle se rapporte bien plutôt

coupables et doivent être également à celle qu'il avait commencée sans la

punies. C'est une exagération. poursuivre dans le chapitre précé-

11

�� � 162 MORALE A NIGOMAQUE.

viduellement et numériquement. Par conséquent, toutes les fois que ces biens ne leur sont pas garantis, il n!y a pas non plus de justice sociale proprement dite pour eux, les uns par rapport aux autres. Il y a seulement une justice quelconque qui ressemble plus ou moins à celle-là ; car il n'y a de justice que quand il y a une loi qui pro- nonce entre les hommes. Or, il n'y a de loi que là où il y a injustice possible, puisque le jugement est la décision sur le juste et l'injuste. Partout où il y a injustice pos- sible, on peut aussi commettre des actes injustes; mais là où on commet des actes injustes, il n'y a pas toujours injustice réelle, c'est-à-dire action de s'attribuer à soi- même plus de biens réels qu'on ne doit en avoir, et moins de maux réels qu'on ne doit en souffrir, g li. C'est là ce qui fait que nous attribuons le pouvoir, non pas à l'indi- vidu, mais à la raison ; parce que l'individu revêtu du pouvoir n'agit bientôt plus que pour lui seul, et ne tarde pas à devenir un tyran. Mais le magistrat à qui le pouvoir est confié est le gardien de la justice ; et s'il est le gardien de la justice, il l'est aussi de l'égalité. Il ne s'avise jamais en ce qui le regarde de s'attribuer plus que ce qui lui revient, puisqu'il est juste ; et il ne se donne jamais per- sonnellement \me part plus considérable des biens qui

��dent. — Et qui sont libres et égaux, passer de la justice, ou du moins des

Ces nobles principes sont ceux qu'A- apparences de la justice. — Lejuge-

ristote a développés dans toute sa ment est la décision. Cette phrase se

Politique ; œallieureusement , l'anti- retrouve presque identiquement, dans

quité ne les appliquait qu'aux la Politique, livre I, cli. 1, à la fin,

citoyens, et elle en excluait les es- p. 9, de ma traduction, 2" édition,

claves. — Une justice quelconque. — Il n'y a pas toujours injustice

Il n'y a pas de société, quelque réelle. C'est la question posée au

mauvaise qu'elle soit, qui puisse se début de ce chapitre.

�� � LIVRE V, CH. VI, § 6. 163

sont à répartir, à moins rpie proportionnellement il ne doive réellement en avoir davantage. Par suite, on peut dire qu'en ce sens il travaille pour autrui ; et voilà ce qui m'a fait dire que la justice est un bien et une vertu qui concerne les autres plus que l'individu lui-même, ainsi qu'on l'a expliqué plus haut. § 5. Le magistrat mérite donc une récompense qu'il faut lui donner ; et cette récompense, c'est l'honneur et la considération. Ceux qui ne se contentent pas de ce noble salaire deviennent des tyrans.

g 6. Le droit du maître et le droit du père ne se con- fondent pas avec ceux dont nous venons de parler; mais ils leur ressemblent. On comprend en effet qu'il n'y a pas à proprement parler d'injnstice possible à l'égard de ce qui nous appartient. Or, la propriété d'un homme, et son enfant, tant que cet enfant n'a qu'un certain âge et n'est pas séparé de son père, sont comme une partie de lui- même. Mais personne ne peut de propos délibéré vouloir se nuire ; et aussi n'y a-t-il pas d'injustice à l'égard de soi- même. Il n'y a donc rien ici de la justice ni de l'injustice

��§ à. Ce qui m'a fait dire... plus § 6. De ce qui nous appartient,

haut. Voir plus haut dans ce livre, C'est la conséquence des théories

ch. 1, § 15. d'Aristote sur l'esclavage. Mais au

§ 5. C'est l'honneur et la considé- fond, il est faux qu'une personne ration. Aristote a dit plus haut, puisse jamais en ce sens appartenir livre IV, ch. 3, § 6, en parlant du à une autre personne ; le maître, magnanime que l'honneur était la quoiqu'on pense Aristote, peut être plus haute récompense dont les certainement injuste envers son es- hommes disposent, pour reconnaître clave; et le père, envers son fils. — le mérite et les services de leurs sem- C'est comme une partie de lui-même. blables, et qu'ils puissent ambi- Le philosophe se laisse ici abuser par fionnor pour eux-mêmes. une métaphore. Voir la Politique,

�� � 164 MORALE A NICOMAQUE.

sociale et politique. Le juste politique n'existe qu'en vertu de la loi, et ne s'applique qu'aux êtres qui naturellement doivent être gouvernés par la loi ; or, ces êtres là sont ceux qui, dans leur égalité, peuvent prétendre à une alter- native de commandement et d'obéissance. Voilà pourquoi cette sorte de justice s'applique bien plus du mari à la femme que du père aux enfants, ou du maître aux pro- priétés. La justice qui régit les propriétés et les enfants, c'est la justice domestique, qui diffère, elle aussi, de la justice politique et civile.

��CHAPITRE VIL

��Dans la justice sociale, et dans le droit civil et politique, il faut distinguer ce qui est naturel et ce qui est purement légal ; les choses de nature, sans être immuables, sont cependant moins sujettes à changer que les lois humaines. Il y a sous chaque dis- position particulière de la loi des principes généraux qui ne changent point. — Distinction du délit spécial et de l'injuste en général.

§ 1. Dans la justice civile, dans le droit politique, on peut distinguer ce qui est naturel et ce qui est purement

��livre I, ch. 2, § 20, p. 22, de ma 31 ; Morale à Eudème, livre IV,

traduction, 2« édition. — La justice ch. 7.

domestique. Voir la Politique, livre § 1. Dans Injustice civile, dans

I, ch. 1, 2 et 5. le droit politique. Il n'y a qu'un seul

Cil. VII. Gr. Mornle, livre I, ch. mot dans le texte. — Ce qui est

�� � LIVRE V, CH. VII, g 3. 165

légal. Ce qui est naturel, c'est ce qui a partout la même force et ne dépend point des décrets que les hommes peuvent rendre dans un sens ou dans l'autre. Ce qui est purement légal, c'est tout ce qui, dans le principe, peut indifféremment être de telle façon ou de la façon contraire, mais qui cesse d'être indifférent dès que la loi a disposé : par exemple, la loi prescrit de porter la rançon des pri- sonniers à une mine, ou d'inmioler une chèvre à Jupiter, et non pas une brebis. Telles sont encore toutes les dispo- sitions relatives à des particuliers ; et la loi peut ordonner ainsi de sacrifier à Brasidas. Tel est enfin tout ce qui est prescrit par des décrets spéciaux. § 2. Il est des per- sonnes qui pensent que la justice, sous toutes ses foraies sans exception, a ce caractère de mutabilité. Selon elles, ce qui est vraiment naturel est immuable, et a partout la même force, les mêmes propriétés. Ainsi, le feu brûle tout aussi bien et dans nos contrées et en Perse, tandis que les lois humaines et les droits qu'elles fixent sont dans un changement perpétuel. § 3. Cette opinion n'est pas par- faitement exacte ; mais elle est vraie cependant en partie. Peut-être pour les Dieux n'y a-t-il rien de cette mobilité ; mais pour nous il y a des choses qui, tout en étant natu- relles, sont sujettes néanmoins à changer. Pourtant, tout

��naturel... purement légal. Distinc- guerre du Péloponèse. La loi pou- lion profonde et très-smiple, qui met vait ordonner de sacriOer à un simple à néant toutes les erreurs des So- particulifr.

phistes, qui croient que la justice ne g 2. La justice sous toutes ses

dépend que de la loi. — Ou d'im- formes. Il faut voir toute ceUe dis-

moler une chèvre. Aristote a choisi cussion dans le Gorgias de Platon, el

avec intention les exemples les plus les arguments de Calliclès.

insignifiants. — A Brasidas. Gé- § 3. Tout n'est pas variable. Aris-

néral lacédémonien mort dans la tofe aurait pu prendre une exprès-

�� � I6tj

��MORALE A NICOMAQUE.

��n'est pas variable, et l'on peut distinguer avec raison dans la justice civile et politique ce qui est naturel et ce qui ne l'est pas. § h. Mais en admettant même que tout soit va- riable en ceci, on discerne clairement, parmi les choses qui pourraient être encore autrement qu'elles ne sont, celles qui par leur nature sont muables, et celles qui, sans l'être naturellement, ne le deviennent que par l' effet de la loi et de nos conventions. La même distinction pourra convenir tout aussi bien à d'autres choses que la justice ; et ainsi, la main droite est naturellement plus prête à nous servir, bien que cependant tous les hommes puissent se rendre ambidextres. § 5. Il en est des prescriptions de la justice, fondées sur des conventions et sur l'utilité, absolu- ment comme il en est des mesures pour apprécier les objets. Les mesures de vin et de froment ne sont pas partout d'une égale contenance ; et pourtant, elles sont également partout plus grandes là où l'on achète, et plus petites là où l'on vend. De même aussi les droits qui ne sont pas naturels, mais qui sont purement humains, ne sont point partout identiques. Les constitutions ne le sont pas davan-

��sion plus décidée et plus vive. So- ciale avait établi en morale des prin- cipes absolument immuables; et au fond, Aristote est sur ce point essen- tiel de l'avis de son maître Platon.

§ h. Celles qui par Leur nature so7it muables, Aristote, en paraissant faire ici une concession à l'opinion contraire, n'en fait cependant au- cune. Il maintient toujours et à bon droit qu'il y a des choses naturelle- ment immuables, en d'autres termes

��des principes. — Et ainsi la "main droite. Exemple incontestable, mais qui ne se rapporte guère au sujet. Des commentateurs ont pensé qu'A- ristote avait ici l'intention de criti- quer Platon, qui soutient que les deux mains sont naturellement d'une égale adresse. Lois, livre VII, p. 17 de la traduction de M. Cousin.

S 5. Elles sont également par- tout... La pensée n'est pas ici très- claire. Si les mesures servent à

�� � LIVRE V, CH. VII, § 7. 167

tage, bien qu'il n'y en ait qu'une seule qui soit partout na- turelle, et c'est la meilleure. § 6, JMais chacun des décrets, chacune des prescriptions .légales en particulier, sont comme les idées générales par rapport aux idées particu- lières. Les actions accomplies peuvent être fort nom- breuses ; et cependant chacune des lois qui les règlent est une, parce que le principe ^en est général. § 7. Il faut encore faire une différence entre l'injuste légal et l'injuste pris absolument, entre le juste légal et le juste absolu. L'injuste proprement dit est ce qui est tel par nature ; c'est aussi ce qui le devient par suite d'une disposition légale. Cette même chose, après qu'on l'a faite ou qu'on l'a commise, devient un acte légalement injuste ; mais avant d'être faite, elle n'est pas un acte légalement injuste; elle n'est qu'injuste en soi. On en peut dire autant de l'acte juste. Mais dans le langage commun, on réserve le nom d'acte juste pour une action qui est juste ; et celui d'acte de justice, pour le redressement légal de l'action injuste qui a été commise.

Nous aurons à étudier plus loin pour chacun de ces genres la nature et le nombre de leurs espèces, et les objets auxquels elles se rapportent.

��tromper, ce ne sont plus des mesures, pas aux précédentes.

— Et c'est /a meiZ/eure. Voir dans la § 7. Projn-emcnt dit. J'ai ajouté

Politique, livres IV et V, la théorie ces mots pour que la pensée fût

de la constitution parfaite, p. 195 parfaitement claire. — Acte de jus-

et suiv. de ma traduction, 2' édition, tice. La nuance exprimée dans le

§ 6. Mais chacun des décrets, texte est difficile à saisir et à rendre.

L'idée est juste ; mais elle ne tient — Plnx Imn. Dan» le chapitre suiv.

�� � 168 MORALE A NICOMAOUE.

��CHAPITRE VIII.

L'intention est un élément nécessaire du délit et de Finjustice ; les actes involontaires, ou imposés par une force supérieure, ne sont pas des actes coupables. De la préméditation. La colère excuse en partie les actions qu'elle fait commettre. — Des fautes qu'on peut pardonner; des fautes impardonnables.

§ 1. Les actes conformes à la justice et les actes injustes étant tels que nous venons de le dire , on ne commet un délit, ou l'on ne fait un acte juste, que quand on agit volontairement dans l'un ou l'autre des deux cas. Mais quand on agit sans le vouloir, on n'est point juste ni injuste, si ce n'est indirectement ; car c'est par une sorte d'accident qu'on a été juste ou injuste en agissant ainsi. § 2. C'est donc ce qu'il y a dans l'action de volontaire ou d'involontaire qui en fait l'iniquité ou la justice. Si l'ac- tion est volontaire, elle est blâmable; et elle devient en même temps, et par cela seul, une faute, une injustice. Par suite, un acte pourra bien être quelque chose d'in- juste; mais ce ne sera pas encore un acte injuste, un délit

��Ch. vin. Gr. Morale, livre I, Platon lui même le mettait en péril

ch. 31 ; Morale à Eudème, livre IV, en soutenant que le vice n'est jamais

ch. 8. volontaire.

§ 1. Que quand on agit volontai- % 2. Qui en fait l'iniquité. Et par

rement. Principe évident, qui a été suite, qui la fait méprisable ou

méconnu, tout simple qu'il est, dans punissable. — • Un délit. J'ai ajouté

une foule de théories, et qui est la ces mots pour éclaircir la pensée, qui

base do toute pénalité équitable, est un peu obscure.

�� � LIVRE V, CH. VIII, g 3. 169

proprement dit, si l'intention ne vient pas s'y joindre. g 3. Quand je dis volontaire, j'entends, comme je l'ai déjà expliqué plus haut, une chose que fait quelqu'un en connaissance de cause, dans des circonstances qui ne dépendent que de lui, et sans ignorer ni la personne à qui cette chose se rapporte, ni le moyen qu'il emploie, ni le but qu'il poursuit. Par exemple, je cite le cas où l'on sait qui l'on frappe, avec quel instrument on le frappe, pour quelle cause, et où chacune de ces conditions ne se pro- duit ni par accident ni par force majeure, comme si quel- qu'un saisissant votre main vous contraignait à frapper cette autre personne ; ce ne serait pas alors avec volonté que vous auriez frappé ; cela ne dépendrait pas de vous. Il se pourrait même que la personne ainsi frappée fût votre père, et que celui qui a guidé votre bras sût bien qu'il allait vous faire frapper un homme et une des per- sonnes présentes, mais qu'il ignorât que cette personne était votre père. On peut faire des hypothèses tout à fait analogues pour le motif qui fait agir, et pour toutes les autres circonstances de l'acte. Du moment qu'on ignore ce qu'on fait, ou que sans l'ignorer l'acte ne dé- pend pas de vous et vous est imposé par la force, cet acte est involontaire. Ainsi, il y a beauooup de choses qui sont dans le cours ordinaire de la nature, et que nous faisons, ou que nous subissons en pleine connaisance de cause, sans qu'il y ait de notre part rien de volontau-e ni d'invo- lontaire : par exemple, vieillir et mourir.

��§ 3. Plus haut. Voir plus haut , peut-être un peu longs, après tous livre III, ch. 1, § 3 et suiv. Les ceu\ qui ont été précédemment développements qui suivent sont donnés et qui sont très-amples.

�� � 170 MORALE A NICOMAQUE.

j^ Ix. Il peut également y avoir de l'accidentel dans les actions justes et injustes. Que quelqu'un, par exemple, rende un dépôt contre son gré et sous l'empire de la crainte, on ne pourra pas dire qu'il se conduit avec justice, ni qu'il fait un acte juste, si ce n'est indirecte- ment et par accident. Et réciproquement, on doit dire de celui qui se voit forcé par une nécessité absolue et contre son gré de ne pas rendre un dépôt, qu'il n'est injuste et ne commet un délit qu'accidentellement. § 5. Parmi les actions volontaires, on peut distinguer encore celles qui sont faites sans préférence et sans choix, et celles qui sont faites par suite d'un choix éclairé. Les actions que nous faisons avec choix sont celles que nous avons déli- bérées à l'avance ; celles que nous faisons sans choix sont celles où nous n'avons pas délibéré préalablement. g (3. Par suite, dans les relations sociales, on peut nuire à ses concitoyens de trois manières différentes. D'abord, il y a les dommages commis par ignorance ; ce ne sont que des erreurs, dans tous les cas où l'on a<^it sans savoir à

��§ h. De l'accidentel. Et par consé- sumées : 1° fautes commises involon-

quent, de rinvolontaire. Les actes en tairement, ou du moins sans aucune

eux-mêmes sont justes ou injustes; intention de nuire; 2° fautes commi-

mais en regardant à l'intention de ses volontairement, mais sans prémé-

l'agent, ils sont tout autres; et en ditation, et sous l'empire de passions

morale, si ce n'est aux jeux de la qu'on ne sait pas maîtriser; 3° enOn

loi, l'intention est la mesure de la fautes volontaires et préméditées. Ces

faute. distinctions sont très-justes. Platon, à

§ 5. Sans préférence et sans choix, qui Aristote les emprunte peut-être.

C'est-à-dire, sans préméditation. — ne les trouve pas bien fondées, et il

Par suite d'un choix éclairé. Avec les critique par suite de sa théorie

préméditation. sur le caractère toujours involontaire

§ 6. De trois vianières. Aristote les du vice. Voir toute cette discussion

détaille un peu plus ba»;. Les \oici ré- dans les Lois, livre IX, p. 162 et

�� � LIVRE V, CH. VIII, S 9. 17J

({ui, comment, avec quoi et dans quel but on fait ce qu'on lait. Ainsi, l'on ne voulait pas frapper, ni avec cette chose, ni cet homme, ni pour cette cause. Mais la chose a tourné tout autrement qu'on ne pensait. Par exemple, on avait lancé le projectile, non pour blesser, mais pour faire une simple piqûre. Ou bien, ce n'était ni cette per- sonne qu'on voulait atteindre, ni de cette façon qu'on vou- lait la toucher. § 7. Quand donc le dommage a été pro- duit contre toute prévision raisonnable, c'est un malheur. Quand ce n'est pas précisément contre toute prévision, mais que c'est sans méchanceté, c'est ime faute ; car l'auteur de l'accident a fait une faute, si le principe du dommage causé est en lui, tandis qu'il n'est que malheu- reux quand elle vient du dehors. § 8. En second lieu, quand on agit avec pleine connaissance de cause, quoique sans préméditation, c'est un acte injuste, un délit que l'on commet ; et l'on peut ranger dans cette classe tous les accidents qui arrivent parmi les hommes, par suite de la colère et de toutes les passions nécessaires ou naturelles en nous. En causant de tels dommages, en commettant de telles fautes, on fait certainement des actes injustes, et ce sont là sans nul doute des injustices ; mais pour cela on n'est pas encore essentiellement ni injuste ni mé- chant ; car le dommage ne vient pas précisément de la perversité de ceux qui le causent. § 0. Enfin, quand au contraire c'est de dessein prémédité qu'on agit, on est

��5-uiv. de la traduction de M. Cousin, ces mots pour marquer mieux la

§ 7. Si le principe du dommage distinction faite par Aristote. cause est en lui. Et s'il pouvait § 9. Enfin. Troisième et dernière

l'éviter avec plus d'attention. espèce de faute; c'est le vrai délit,

§ 8. Eh second lieu. J'ai ajouté c'est te ciime, qui appelle, selon la

�� � 172 MORALE A NICOMAQUE.

tout à fait coupable et pervers. Je trouve donc que c'est avec grande raison qu'on ne juge pas comme préméditées les actions commises dans les emportements du cœur ; car souvent la véritable cause de l'action n'est pas tant celui qui agit par colère, que celui qui a provoqué son courroux, g 10. Dans ces circonstances, on ne discute point ordinairement sur la réalité ou la fausseté de l'ac- tion ; on ne discute que sur sa justice, parce que la colère habituellement ne s'émeut qu'en face d'une injustice souf- ferte et qu'on croit certaine. Dans ces cas là, on ne discute pas sur le fait, comme pour l'exécution des contrats où il faut toujours que l'un des contractants soit nécessaire- ment de mauvaise foi, à moins qu'il n'agisse par simple oubli. Mais ici l'on est d'accord sur le fait lui-même, et l'on ne conteste que sur sa justice. Celui qui s'est permis d'attaquer ne le méconnaît pas; et par suite, l'un des plai- gnants soutient qu'on a eu tort envers lui, et l'autre sou- tient que non.

§ 11. Si l'on nuit avec intention à quelqu'un, on com- met une injustice ; et celui qui commet des injustices de ce genre est vraiment injuste, que son action d'ailleurs pèche contre la proportion ou contre la simple égalité. On peut faire une remarque tout à fait analogue pour l'homme juste; il est vraiment juste, quand il accomplit un acte juste, après une résolution antérieure ; et l'action n'est juste que si elle est volontaire et libre. § 12, Quant aux dommages involontaires, les uns sont pardonnables.

��îïvavité des cas, la ri-pression impi- tition assez peu utile d'une idée très- toyable des lois. claire.

>^ 10. Ici l'on est d'aicvrd. Répé- S 11. Si l'on nuit avec inteniion.

�� � LIVRE V. CH. IX, § 1. 173

les autres ne le sont pas. En effet, on peut pardonner toutes les fautes que l'on commet en ignorant qu'on les commet, et même celles qu'on fait par suite de l'igno- rance. Mais toutes les fautes qui sont commises, non pas précisément par ignorance, mais par l'aveuglement d'une passion qui n'est ni naturelle, ni digne d'un homme, sont des fautes impardonnables.

��CHAPITRE IX.

réfutation de quelques définitions de Tinjustice : erreur d'Euri- pide. L'injustice qu'on fait est toujours volontaire ; celle qu'on souffre ne l'est réellement jamais. Réponse à quelques objec- tions. Définition plus complète de l'injustice. On ne peut pas se faire d'injustice à soi-même ; Glaucus et Diomède. Dans un par- tage Inique, le coupable est celui qui le fait et non celui qui l'accepte. — Des devoirs du juge. — Difficulté et grandeur de la justice ; classe spéciale d'êtres qui la peuvent pratiquer ; elle est une vertu essentiellement humaine.

§ 1. Mais ici l'on pourrait se demander si nous avons

��Ceci, avec tout ce qui suit jusqu'à la que supposent toutes les lois géné-

fin du chapitre, est une sorte de raies. Dans le système de Platon, on

résumé. ne comprend pas comment le légis-

§ 12. Non pas ■pi'écisément par lateur peut punir des actes qu'il doit

ignorance. Il est probable qu'Aris- considérer comme involontaires,

tote pense ici à Platon, et veut cri- Ck. IX. Gr. Morale, livre 1, ch.

tiquer sa théorie. — Mais par l'aveu- 31; Morale à Eudème, livre IV,

glement. Que cause la passion, mais ch. 9.

qu'elle n'excuse pas. — Ni digne $ i. Mais ici l'on pourrait se

d'un homme. C'est là évidemment ce demander. La question que suppose

�� � 174 MORALE A NICOMAQUE.

bien exactement défini ce que c'est que sonffrir ou com- mettre une injustice. Et d'abord, Euripide a-t-il bien compris ce qu'elle est, quand il dit ces étranges paroles :

« C'est moi, qui Timmolai, ma mère; et je le dis,

« Elle et moi le voulions; oui, l'ordre est venu d'elle. »

Mais est -il possible réellement que jamais quelqu'un veuille de son plein gré qu'on lui fasse un dommage, une injustice? Ou plutôt, n'est-ce pas involontairement qu'on subit l'injustice, de même que c'est toujours volontaire- ment qu'on la commet? Se peut-il en effet que l'injustice qu'on souffre ait l'un ou l'autre caractère indifféremment, de même que toute injustice qu'on commet est nécessai- rement volontaire? En d'autres termes, l'injustice qu'on souffre peut-elle être tantôt volontaire, et tantôt ne l'être pas? § 2. On peut encore poser des questions toutes pa- reilles en ce qui concerne la justice qu'on reçoit des autres ; car comme tout acte de justice qu'on fait soi- même est toujours volontaire, il paraît qu'on peut égale- ment, avec toute raison, opposer, à titre de volontaire et d'involontaire, l'injustice et la justice qu'on éprouve de la part d'autrai. Mais il doit paraître assez étrange de soutenir que la justice qu'on reçoit est toujours volon-

��Ici Aristote n'est pas très-nécessaire; il plein grc. Personne ne veut qu'on semble que les discussions antérieures lui nuise; mais dans un accès de n'ont rien laissé d'obscur clans sa désespoir et de fureui", on peut de- théorie. — Et d'abord, Euripide, mander à une autre personne qu'elle Dans la tragédie perdue de Belle- tous tue, comme Bellérophon prétend rophon. Ce fragment n'a pas été re- que sa mère le lui a demandé. — cueilli, je crois, dans l'édition de C'est toujours volontairement qu'on M. Firmin Didot, Euripidis frag- la commet. Pour qu'elle soit une menta. — Quelqu'un veuille de son réelle injustice.

�� � LIVRE V, CH. IX, $ h. 175

taire, puisque bien des gens trouvent qu'on leur fait jus- tice sans qu'ils l'aient demandé et sans qu'ils le veuillent.

§ 3. Une autre question qu'on pourrait soulever, c'est de savoir si, dans tous les cas, celui qui éprouve quelque chose d'injuste est effectivement traité avec injustice. Ou bien, il en est peut-être de l'injustice qu'on souffre comme il en est de l'action juste que l'on fait. Il se peut que ce soit accidentellement et par l'effet du hasard que, dans l'un ou l'autre sens, on ait une part de justice ; et cette remarque ne s'applique pas moins évidemment à l'injus- tice et avec les mêmes nuances ; car ce n'est pas du tout une même chose de faire des actes d'injustice et d'être injuste. Ce n'est pas davantage une même chose de souf- frir des actes d'injustice, ou de souffrir une injustice réelle. Mêmes distinctions à faire pour la justice que l'on rend aux autres ou qu'on reçoit d'eux ; car il est impos- sible de souffrir une injustice, sans qu'il y ait quelqu'un qui commette une injustice, ni d'obtenir la justice qui vous est due, sans qu'il y ait quelqu'un qui accomplisse un acte de justice.

§ à. Mais il suffit, avons-nous dit, pour être absolument coupable d'une injustice, de faire volontairement du mal à

��§ 2. Bie7i des gens trouvent... Comme il en est de l'action juste

Aristote a sans doute ici une inten- qu'on fait. On peut faire une action

lion ironique ; et il veut parler des juste sans intention ; et alors on n'est

criminels , qui ne reçoivent jamais pas réellement juste. De même , on

volontairement la justice qu'on leur peut souffrir un dommaf^e, qui est

fait, c'est-à-dire, la punition qu'on une injustice de Ja part de celui qui

leur inflige. le commet, mais qui au fond peut

§ 3. Une autre question. Toutes être juste par rapport à vous, qui le

ces questions peuvent paraître bien méritiez,

subtiles, et assez peu nécessaires. — § à. Avons-nous dit. Au chapitre

�� � 176 MORALE A NICOMAQUE.

quelqu'un ; et faire volontairement c'est savoir contre qui, avec quoi, et comment l'on agit. Il suit de là, ce semble, que l'intempérant, qui, de sa pleine volonté se nuit à lui- même, éprouve volontairement un dommage, et qu'on pourrait ainsi être coupable envers soi-même et se faire un tort personnel. Car c'est une question qu'on a élevée aussi de savoir si l'on peut être coupable envers soi. § 5. On peut faire une autre hypothèse, et supposer que par intempérance on en viendrait à éprouver volontai- rement une injustice de la part d'un autre qui la commet- trait non moins volontairement. Dans cette supposition encore, on souffrirait volontairement une injustice. Mais il vaut mieux reconnaître que notre définition de l'injuste n'est pas exacte et complète ; et il faut ajouter aux condi- tions de savoir à qui, avec quoi, et comment on nuit, cette autre condition que l'on agit contre la volonté de celui qui souffre l'injustice. § 6, On peut donc éprouver du dommage par sa volonté propre, et souffrir même vo- lontairement des choses injustes. Mais personne ne se fait à lui-même d'injustice réelle ni d'injure volontairement ; car personne ne le veut réellement, pas même l'intempé- rant qui ne se possède plus. Loin de là, l'intempérant agit contre sa propre volonté, puisque personne ne veut jamais

��précédent, § i. — L'intempérant qu'il ajoute maintenant avec raison.

C'est une tout autre question, qu'A- § 6. D'injustice réelle. J'ai ajouté

ristote eût pu laisser à la théorie ce dernier mot, qui me semble indis-

générale de l'intempérance. Voir plus pensable pour éviter une contra-

loin, livre VII. diction apparente. — L'intempérant

§ 5. Cette autre condition. Qxi^il qui ne se possède plus. Et qui h' élanl

avait d'abord sous - entendue , parce plus maître de soi, n'a pas agi en

qu'elle semblait toute naturelle , et connaissance de cause.

�� � LIVRE V, CH. IX, § 9. 177

ce qu'il ne croit pas bien ; mais l'intempérant fait précisé- ment ce qu'il croit qu'on ne doit pas faire.

,^ 7. On n'éprouve pas une injustice, un tort, parce qu'on donne son propre bien inconsidérément, comme Homère dit que Glaucus donna le sien à Diomède, en échangeant :

(( De l'or pour de l'airain, cent bœufs contre neuf bœufs. »

Dans ce cas, donner ne dépend que de celui qui donne; mais souffrir une injustice ne dépend pas de celui qui la souffre, et il suffit qu'il y ait quelqu'un qui la commette sciemment.

§ 8. On voit donc en résumé que ce n'est jamais volon- tairement que l'on éprouve une injustice.

Des questions que nous nous étions posées, il nous en reste encore deux à traiter et les voici : c'est de savoir qui a tort, ou de celui qui donne à quelqu'un plus qu'il ne mérite, ou de celui qui reçoit plus qu'il ne lui est dû ; et en second lieu, c'est de savoir si l'on peut se faire du tort à soi-même. § 9. Si le premier tort dont on vient de parler est possible, et si celui qui donne plus qu'il ne faut est seul coupable, et non pas celui qui reçoit plus qu'il ne lui revient, il s'en suit que, quand en toute connaissance de cause et par un acte de libre volonté, on donne à quel-

��§ 7. Homère. Iliade, chant VI, fait bien de l'en tirer expressément.

\. 236. — En échangeant. Son — El en second lieu. Il semble que

armure contre celle de son adver- celte seconde question vient d'être

saire. traitée. Aristote y reviendra plus

§ 8. On voit donc en résumé. Cette longuement au chapitre onzième,

conclusion ne ressort pas très-claire- Voir la Dissertation préliminaire,

ment de ce qui précède ; et Aristote où ce point est traité.

12

�� � J78 MORALE A NICOMAQUE.

qu'an plus qu'on ne se donne à soi-même, on commet une injustice envers soi. C'est à quoi les gens désinté- ressés sont souvent exposés, et l'homme délicat et hon- nête est porté à diminuer toujours sa part personnelle. Mais cette question est-elle aussi simple que nous la fai- sons ici? Cet homme, s'il gagne en échange un autre bien, la gloire, par exemple, ou le véritable honneur, n'a-t-il pas encore gardé la part la plus belle ? On peut donner aussi à cette difficulté une solution qu'on trouvera dans notre définition même de l'injustice. Cet homme ne souffre rien contre sa propre volonté ; par conséquent, il n'éprouve pas pour cela une réelle injustice, puisqu'il le veut ; il n'éprouve au fond qu'un simple dommage, g 10. Il est également clair que c'est celui qui fait le partage qui a tort ici, et que ce n'est pas toujours celui qui en profite. Celui qui a la chose injustement donnée n'est pas le vrai coupable ; c'est celui qui de sa propre volonté a fait cet inique partage, c'est-à-dire, celui d'où vient le principe même de l'acte ; et ce principe est dans celui qui règle les parts, et non dans celui qui les accepte. § 11. Vjoutonsqup. comme le mot «faire» a plusieurs acceptions.

��§ 9. On commet une injustice en- — La part la plus belle. La part de

vers soi. Ceci contredit ce qui vient i'iiomme désintéressé , au sens où

d'être dit. Le don est parfaitement l'entend Aristote, n'est pas seulement

volontaire d'après l'hypollièse elle- la plus belle ; elle est encore la seule

même ; on ne se fait donc pas d'in- belle. Les autres parts ne sont qu'a-

juslice, puisqu'Aristote vient d'établir vantageuses.

qu'on ne souffre jamais volontaire- § 1 0. Qui a tort ici. En se plaçant

lîient une injustice. Voir un peu au point de vue de la stricte justice ;

plus bas. — Les gens désintéressés, mais la générosité n'est jamais dé-

iVe sont jamais lésés quand leur dé- fendue, et il est bien difficile qu'elle

sintéressement est sincère et rélléchi. soit coupable.

�� � LIVRE V, CH. IX, § 13. 179

et que l'on peut dire, en un certain sens, des choses ina- nimées elles-uiêuies qu'elles donnent la mort, ainsi que la main qui est contrainte par- une force supérieure, ou le serviteur qui ne fait qu'accomplir l'ordre de son maître, on doit reconnaître que, dans bien des cas, celui qui agit n'est pas injuste, mais que seulement il fait des choses injustes. § 12. En prenant un autre point de vue, si le juge a prononcé une sentence inique sans connaître son erreur, il peut n'être point injuste aux termes du droit légal ; et son jugement peut n'être pas injuste non plus sous ce rapport. Cependant, en un sens, ce juge est cou- pable ; car la justice, telle que la loi la règle, est tout autre que la suprême et absolue .justice. Que si le juge a rendu une sentence inique, en sachant bien ce qu'elle était, il a fait un excès, soit de faveur pour l'une des parties, soit de châtiment contre l'autre. § 13. Alors, c'est absolument comme si l'on prenait personnellement sa part de l'injustice ; et quand on se laisse aller à juger iniquement par de tels motifs, c'est qu'on y trouve un coupable intérêt ; car on peut affirmer que celui qui dans cette situation adjuge injustement, par exemple, le champ, objet du htige, s'il ne reçoit pas de la terre, a du moins reçu de l'argent.

��§ 11. N'est pas injuste. Réelle- l'on prenait... Aristote a parfaite- ment, puisque loin d'en avoir Tin- ment raison, quoiqu'en général ces tention, c'est au contraire un acle prévarications indirectes semblent au de libéralité qu'il veut faire. vulgaire plus excusables que les

§ 12. Aux termes du droit légal, autres. Au fond, elles sont tout aussi

Ni même aux jeux de la morale, si réelles, et tout aussi blâmables. — A

son erreur a été tout à fait invo- du moitis reçu de l'argent. Il peut

lontaire. avoir aussi cédé à des influences

§ 10. C'est absolument comme si moins viles, rf dont il lui est peut-

�� � 180 MORALE A NICOMAQUE.

%ili. Les hommes s'imaginent que comme il ne dépend que d'eux seuls de commettre une injustice, c'est aussi une chose facile pour eux que d'être justes. Mais il n'en est rien. Sans doute, séduire la femme de son voisin, frapper quelqu'un qui passe , ou donner à un juge de l'argent de la main à la main, c'est une chose aisée et qui ne dépend que de nous. Mais faire tels autres actes en ayant certaines dispositions morales, n'est pas une chose aussi facile qu'on le croit, et qui dépende de nous unique- ment. § 15. De même encore, on se persuade ordinaire- ment que connaître le juste et l'injuste n'exige pas une très-grande sagesse, parce qu'il n'est pas difficile de com- ])rendre les prescriptions que contiennent les lois à cet égard. Mais les prescriptions légales ne sont qu'indirecte- ment les actes de justice qu'il s'agit d'appliquer. C'est en pratiquant ces actes d'une certaine manière, c'est en les répartissant d'une certaine façon, qu'on arrive à exercer véritablement la justice. Or, c'est là une œuvre plus diffi- cile que de connaître ce qui convient à la santé de notre corps. Même en fait d'hygiène et de médecine, il peut être aisé de connaître ce que c'est que le miel, le vin, l'ellébore, la cautérisation, l'amputation. Mais savoir pré- cisément dans quelle mesure, pour quelle personne, dans quel cas il faut les employer comme moyens de guérison, c'est là une œuvre telle qu'il n'en faut pas davantage pour faire un médecin.

��être plus difficUe de se défendre, mire et qu'on estime les hommes

§ lU. Mais il n'en est rien. Aris- justes. On croit donc qu'ils _ ont

tote a raison ; mais l'opinion vul- quelque peine à l'être, gaire ne fait pas si bon marché de la § 15. C'est en pratiquant ces

justice; et la preuve c'e^t qu'on nd- actes. Ceci confirme ce qu'Aristofc a

�� � LIVRE V, CH. IX, § 17. 181

§ 16. C'est encore par suite de cette même opinion qu'on suppose qu'il ne serait pas moins facile à l'homme juste d'être injuste, s'il le voulait. Le juste, à ce qu'on croit, pourrait trouver plus de moyens de commettre toutes ces iniquités, bien loin d'en trouver moins que les autres. Il pourrait avoir un commerce adultère, il pour- rait frapper quelqu'im. L'homme de courage aussi pom'- rait dans un combat jeter son bouclier, et s'enfuira toutes jambes dans la première direction venue. Mais pour être un lâche, pour être coupable, il ne suffit pas seulement de faire toutes ces choses, si ce n'est indirectement ; il faut encore les faire par suite d'une certaine disposition mo- rale ; de même que faire de la médecine et rendre la santé ne consiste pas seulement à couper ou à ne pas couper, à donner des médicaments ou à ne pas les donner ; l'art vé- ritable du médecin consiste à faire toutes ces choses dans certaines circonstances déterminées.

§ 17. La justice n'a ses réelles applications que parmi les êtres qui ont une part des biens absolus, et qui en outre peuvent, par excès ou par défaut, en avoir trop ou trop peu. Il est des êtres pour lesquels il n'y a pas d'excès possible de ces biens ; et par exemple, c'est làpeut- être la condition des Dieux. Il en est d'autres au contraire

��dit plus haut de la vertu; pour être § 17. Qui ont une part des biens

réelle, il faut qu'elle soit une habi- absolus. L'homme ne peut avoir le

tude, livre II, eh. 1, § 7. bien absolu en partage; mais il peut

§ 16. A l'homme juste d'être in- en avoir une part, si sa raison sait

juste. Question subtile et d'une im- le rechercher et le conquérir par la

porlance secondaire. — Pour être vertu. Les biens absolus sont ceux

un lâche. Réellement, et dans toute qui sont des biens par eux-mêmes ;

l'acception du mot. mais ces biens peuvent devenir des

�� � 182 MORALE A NICOMAQUE.

pour qui nulle partie de ces biens ne saurait être utile ; ce sont les êtres dont la perversité est incurable, et pour lesquels toute chose devient nuisible, quelle qu'elle soit. Il en est d'autres enfin qui participent de ces biens dans une certaine mesure ; et c'est ce qui est essentiellement humain.

��CHAPITRE X.

��De Thonnèteté : ses rapports et ses différences avec la justice, L'iionnêteté est dans certains cas au-dessus de la justice elle- même, telle que la loi la détermine. La loi doit nécessairement employer des formules générales, qui ne peuvent s'appliquer à tous les cas particuliers ; l'honnêteté ou l'équité redresse et complète la loi. — Définition de l'honnête homme.

��§ 1. La suite naturelle des considérations précédentes, c'est de traiter de l'honnêteté et de l'honnête, et d'étudier les rapports de l'honnêteté avec la justice, et de l'honnête avec le juste. Si l'on y regarde de près, on verra que ce ne sont pas des choses absolument identiques et qu'elles ne sont pas non plus d'un genre essentiellement différent.

��maux selon l'usage qu'on en fait. — 1 ; Morale à Eudème, livre IV,

Essentiellement Immain. Aristote a ch. 10.

déjà plus d'une fois averti qu'il § 1. La suite naturelle. C'est en

n'étudie la morale qu'à un point de effet un très-heureux complément de

vue pratique et tout humain. la théorie de la justice. — Abso-

Ch. X. Gr. Morale, livre II, ch. luincnt identiques... Essentiellement

�� � LIVRE V, CH. X, g 3. 183

A un certain point de vue, nous ne nous bornons pas à louer l'honnêteté et l'homme qui la pratique, nous allons même jusqu'à étendre cette. louange à toutes les actions estimables autres que les actions de justice. Ainsi, au lieu du terme général de bon, nous employons le terme d'hon- nête; et en parlant d'une chose, nous disons qu'elle est plus honnête, pour dire apparemment qu'elle est meilleure. Mais à un autre point de vue, et en ne consultant que la raison, on ne comprend pas que l'honnête ainsi distingué du juste, puisse être encore vraiment digne d'estime et d'éloges; car de deux choses l'une : ou le juste n'est pas bon; ou bien l'honnête n'est pas juste, s'il est autre chose que le juste; ou enfin, si tous deux sont bons, ils sont donc nécessairement identiques. § 2. Telles sont à peu près les faces diverses et assez embarrassantes sous lesquelles se présente la question de l'honnête. Mais en un certain sens, toutes ces expressions sont ce qu'elles doivent être , et elles n'ont entr' elles rien de contradictoire. Ainsi, l'hon- nête, qui est meilleur que le juste dans telle circonstance donnée, est juste aussi ; et ce n'est pas comme étant d'un autre genre que le juste, qu'il est meilleur que lui dans ce cas. L'honnête et le juste sont donc la même chose; et tous les deux étant bons, la seule différence, c'est que l'honnête est encore meilleur. § 3. Ce qui fait la difficulté,

��différent. Ces nuances sont aussi raie. L'honnête n'est pas différent

exactes qu'elles sont délicates. — essentiellement de la justice; 5eulc-

Toutes les actions estimables. J'ai ment, il va plus loin qu'elle, et dans

ajouté ce dernier mot, certains cas, il la supplée. • — L'hon-

% 2. En un certain sens. Ces idées nctc est encore meilleur. Parce qu'il

sont en partie exposées, mais bien tient à des principes plus nobles et

plus brièvement, dans la Grande Mo- plus relevés.

�� � 184 MORALE A NICOMAQUE.

c'est que l'hoiinête tout en étant juste, n'est pas le juste légal, le juste suivant la loi ; mais il est une heureuse rec- tification de la justice rigoureusement légale. § à. -La cause de cette différence, c'est que toujoarsla loi est gé- nérale nécessairement, et qu'il est certains objets sur les- quels on ne saurait convenablement statuer par voie de dispositions générales. Aussi, dans toutes les questions où il est absolument inévitable de prononcer d'une manière purement générale, et où il n'est pas possible de le bien faire, la loi ne saisit que les cas les plus ordinaires, sans se dissimuler d'ailleurs ses propres lacunes. La loi pour cela n'est pas moins bonne ; la faute n'est point ici à elle ; la faute n'est pas davantage dans le législateur qui porte la loi ; elle est tout entière dans la nature même de la chose ; car c'est là précisément la condition de tous les actes de pratique. § 5. Lors donc que la loi dispose d'une manière toute générale, et que, dans les cas particuliers, il y a quelque chose d'exceptionnel, alors on fait bien, là où le législateur est en défaut, et où il s'est trompé parce qu'il parlait en termes absolus, de redresser et de sup- pléer son silence, et de prononcer à sa place, comme il prononcerait lui-même s'il était là; c'est-à-dire, en faisant la loi comme il l'aurait faite, s'il avait pu connaître le cas particulier dont il s'agit.

§ 6. Ainsi l'honnête est juste aussi, et il vaut mieux que le juste dans certaines circonstances, non pas que le juste

��§ 3. Une heureuse rectification, bien neuves au temps (FAristote. E xpression très-remarquable. § 5. Et de prononcer à sa place.

§ 4. La cause de celte différence. C'est presque l'autonomie de Kanl.

Considérations profondes qui sont au- La conscience porte alors de véri-

jourd'lmi vulgaires ; mais qui étaient tables lois, que la volonté exécute.

�� � LIVRE V, CH. X, § 8. 185

absolu, mais mieux apparemment que la faute résultant des termes absolus que la loi a été forcée d'employer. La nature de l'honnête, c'est précisément de redresser la loi là où elle se trompe, à cause de la formule générale qu'elle doit prendre. § 7, Ce qui fait encore que tout ne peut s'exécuter dans l'Etat par le moyen seul de la loi, c'est que, pour certaines choses, il est absolument impossible de faire une loi ; et que, par conséquent , il faut pour celles-là recourir à un décret spécial. Pour toutes les choses indéterminées, la loi doit rester indétei-minée comme elles, pareille à la règle de plomb dont on se sert dans l'architecture de Lesbos. Cette règle, on le sait, se plie et s'accommode à la forme de la pierre qu'elle mesure et ne reste point rigide ; et c'est ainsi que le décret spécial s'accommode aux affaires diverses qui se pré- sentent.

§ 8. On voit donc clairement ce qu'est l'honnête, et ce qu'est le juste, et à quelle sorte de juste l'honnête est préférable. Ceci montre avec non moins d'évidence ce que c'est que l'homme honnête : c'est celui qui préfère par un libre choix de sa raison, et qui pratique dans sa conduite, des actes du genre de ceux que je viens d'indiquer, qui ne pousse pas son droit jusqu'à une fâcheuse rigueur, mais (|ui s'en relâche au contraire, bien qu'il ait l'appui de la

��$ 6. C'est ]n-cciscment de redres- ferais mieux sentir la force du mol.

ser la loi. Il est impossible d'ex- Nous avons dans notre langue cet

primer sur ce sujet des sentiments avantage ([ue l'élymologie est de

plus vrais ni plus délicats. toute évidence : honnête \ient d'hon-

5 S. L'homme honnête. Peut-être neur, et il n'est pas possible de s'y

aurais-je dû mettre l'honnête hoimne ; tromper. En grec, elle n'est pas

'ai cru que, par cette inversion, je marquée auss' netteiîiont.

�� � 180 MORALE A NICOMAQUE.

loi pour lui. C'est là un homme honnête ; et cette disposi- tion morale particulière, cette vertu, c'est l'honnêteté, qui est une sorte de justice, et qui n'est pas une vertu différente de la justice elle-même.

��CHAPITRE XI.

��On ne peut être réellement injuste envers soi-même : du suicide : la société a raison de le flétrir ; c'est un crime envers elle. — Il vaut mieux souffrir une injustice que la commettre. — Expli- cation de cette opinion qu'on peut être injuste envers soi- même ; une partie de l'àme peut être injuste envers Tune des autres parties. — Fin de la théorie de la justice.

��§ 1. On voit encore, d'après ce que nous venons de dire, si l'on peut, ou non, être injuste et coupable envers soi-même. Il faut mettre au nombre des devoirs imposés par la justice, tous les actes qui, pour chaque genre de vertu, sont ordonnés positivement par la loi. Ainsi, la loi n'ordonne pas qu'on se suicide; et ce qu'elle n'ordonne

��Ck. XI. Morale à Eudème, livre ou plutôt indiquée au ch. 9, § 8 et

IV, ch. 11. suiv., p. 177. Voir aussi la Disseita-

§ 1. On voit encore. Ces idées ne lion préliminaire. • — Et ce qu'elle

suivent pas les précédentes. Le der- n'ordonne point, elle le défend. Il

nier éditeur de la Morale à Eudème, faut ajouter: En fait d'actes coupables

M. Fritzsch pense que ce chapitre ou tout au moins douteux. Platon

n'est pas d'Aristote et qu'il est de la a flétri le suicide, comme le fait

main d'Eudème. Voir sa préface, Aristotc, dans les Lois, livre IX, p.

p. XXXIV, et son édition, p. 120. La 191 de la traduction de M. Cousin,

question rappelée ici a été traitée Le Stoïcisme l'a autorisé.

�� � LIVRE V, CH. XI, $ li. J87

point, elle le détend. ^ 2. De plus, lorsque, contrairement à la loi, on cause un dommage à autrui, sans avoir cette excuse de rendre à son tour un dommage qu'on a reçu soi-même, c'est volontairement qu'on se rend injuste et coupable. Volontairement, veut dire ici qu'on sait à qui, avec quoi et comment on a causé ce dommage. Mais celui qui se tue dans un accès de colère, fait volontairement contre la loi, pleine de raison, un acte que la loi ne lui permet pas. Il commet donc un acte coupable. § 3. Mais envers qui? Est-ce envers la société, et non envers lui- même? Car enfin, s'il souffre, c'est volontairement; et personne ne se fait volontairement une injustice. Voilà pourquoi la société le punit ; et une sorte de déshonneur s'attache au suicide, qui est regardé comme coupable en- vers la société. § li. De plus, on ne peut être injuste envers soi, dans le sens où nous disons d'un homme qu'il est injuste, par cela seul qu'il commet un acte d'injustice, sans être d'ailleurs absolument pervers. L'injustice en- vers soi-même est tout à fait différente de cette sorte d'injustice. L'homme qui se rend coupable d'un méfait accidentellement est vicieux, comme le lâche dont nous parlions plus haut. Mais il n'est pas plus que lui com- plètement vicieux. L'homme qui est injuste envers soi, ne commet pas non plus son injustice par suite d'une absolue perversité; la lui imputer, ce serait supposer qu'on peut tout à la fois enlever et donner une même

��§ 3. La société le punit. Ces idées crime social; il le regarde peut-èlie

sont empruntées à Platon, qui ne plutôt comme une impiété,

dit pas d'ailleurs aussi nettement § 4. On ne peut pas être injuste

qu'Aristote que le suicide est un envers soi. Retour à une question

�� � 188 AIORALE A NICOMAQLE.

chose à une même personne. Or cela est impossible, et il y a toujours nécessité que le juste et l'injuste soient dans [)lusieurs individus, g 5. De plus, il faut que l'acte in- juste soit volontaire, qu'il soit le résultat d'une libre pré- férence, et antérieur à toute provocation, puisque celui ({ui rend le mal qu'on lui a fait, sans autre motif que sa propre souffrance, ne peut passer jamais pour commettre une injustice. Mais celui qui commet une injustice envers lui-même, souffre et fait tout à la fois dans un même temps les mêmes choses; et il s'en suivrait qu'on pourrait alors se faire souffrir à soi-même une injustice par sa propre volonté. § 6. Ajoutez à tout ceci que l'on ne peut être irtjuste et coupable sans commettre une des injus- tices particulières, un des délits particuhers. Or, personne n'est adultère avec sa propre femme ; personne ne se vole en perçant son propre mur, personne ne se dérobe son propre bien. En résumé, la question de savoir si l'on peut se faire injustice à soi-même, se résout par la définition que nous avons donnée de l'injustice qu'on souffre volon- tairement.

§ 7. Ce qui n'est pas moins évident, c'est que ce sont deux choses mauvaises que de souffrir et de commettre une injustice. C'est en effet d'un côté avoir moins, et de l'autre avoir plus cpie la moyenne et juste part ; c'est avoir perdu ce milieu désirable, qui, à d'autres points de vue, constitue la santé clans la médecine et l'embonpoint

��qui semble épuisée. — Dont nojis et Aristote y reviendra encore à la

parlions plus haut. Voir ch. 9, § 16. fin de ce chapitre.

§ 6. En résume. La discussion § 7. La médecine... La gymnas-

n'est pas cependant tout à fait finie; tique. Ces comparaisons sont bien

�� � LIVRE V, CH. XT, S 9. 189

normal dans la gymnastique. Mais, à tout prendre, com- mettre une injustice est plus mauvais que la souffrir, parce que l'injustice que l'on commet est toujours accompagnée de perversité et qu'elle est profondément blâmable; et quand je dis perversité j'entends, soit la perversité com- plète et absolue, soit un degré qui s'en rapproche beaucoup, bien que tout acte volontaire d'injustice ne suppose pas né- cessairement un fond réel d'iniquité. Au contraire, quand on souffre une injustice, c'est toujours sans perversité ni injustice de notre part. § 8. Ainsi donc, en soi souffrir une injustice est bien moins fâcheux que la commettre; ce qui n'empêche pas qu'indirectement ce ne puisse être parfois un mal beaucoup plus grand. Mais peu importe à la science, qui n'a point à s' occuper de ces détails; la science dit, par exemple, qu'une pleurésie est un mal plus grave qu'un faux pas ; et cependant, il se peut qu'indirectementle faux pas devienne un mal bien plus grand : si, par exemple, la chute qu'il cause vous fait tomber entre les mains des ennemis, et vous fait tuer par eux.

§ 9. C'est donc par simple métaphore et par similitude qu'on peut dire qu'il y a, non pas précisément une justice de soi envers soi-même, mais de certaines parties de nous envers certaines autres parties. Cette justice n'est pas la justice absolue ; c'est seulement la justice du maître à

��peu amenées. — Est plus mauvais $ 9. La justice du maître à Ccs-

que la souffrir. C'est dans le Gorgias clave. Parce qu'Aristote considère

de Platon qu'il faut voir les dévelop- toujours Tesclave comme une partie

pements de cette grande maxime. intégrante du maître. Voir plus haut

§ 8. Indirectement. C'est-à-dire, dans ce livre, ch. 6, § 6. Cette mé-

sous le rapport matériel, et non plus tapliore appliquée aux. parties de

sous le rapport moral. r;\me est encore plus fausse, s'il est

�� � 190

��MORALE A NICOMAOUE.

��l'esclave, ou du père à sa famille. Dans toutes nos théories, la partie raisonnable de l'âme se distingue et se sépare de la partie irrationnelle ; et c'est en ne regardant qu'à cette distinction, que l'on croit qu'il est possible de commettre une injustice envers soi-même. Mais s'il arrive en effet, dans ces phénomènes de l'âme, que l'homme se voit sou- vent contrarié dans ses propres désirs, c'est qu'il peut y avoir entre ces parties diverses de notre âme certains rap- ports de justice, comme il en existe entre l'être qui com- mande et celui qui obéit.

§ 10. Voilà ce que nous avions à dire relativement à la justice et aux autres vertus morales.

��possible. — Dans toutes nos théories. .Voir ces théories plus haut, livre I, ch. 11, § 9.

§ 10. Et aux autres vertus mo- rales. On se rappelle qu'Aristole a distingué toutes les vertus en deu\

��grandes classes, vertus morales et vertus intellectuelles. Voir livre II, ch. 1, § 1. Après avoir traité des vertus morales dans les livres pré- cédents, il passe aux vertus intellec- tuelles dans ceux qui vont suivre.

��FIN DU LIVRE CINQUIÈME.

�� � LIVRE VI.

��THEORIF, DES VERTUS INTELLECTrELLES.

��CHAPITRE PREMIER.

Des vertus intellectuelles : nécessité de donner plus de précision aux théories précédentes ; insuffisance des règles générales. — Pour bien expliquer les vertus intellectuelles, il faut faire une étude exacte de Tàrae. Dans la raison, il y a deux parties dis- tinctes : Tune qui n'est relative qu'à la science et aux principes éternels et immuables, l'autre qui délibère et calcule sur les choses contingentes. Pxôles divers, dans l'àme de l'homme, de la sensation, de l'intelligence et de l'instinct; c'est toujours la libre préférence de l'àme, éclairée par la raison, qui est le prin- cipe du mouvement. La préférence et la délibération ne s'ap- pliquent jamais qu'à l'avenir.

��§ l. Plus haut, nous avons établi qu'il faut en tout prendre le juste milieu, en évitant soit l'excès, soit le défaut. Faisons voir maintenant, avec plus de détails, que ce milieu est le devoir que prescrit la droite raison. Dans toutes les vertus dont nous avons parlé, aussi bien que dans les autres, on peut reconnaître un but sur lequel tout

��cil. I. Gr. Morale, livre I, ch. 32 ; ch. 6, § 9. — Avec plus de détails.

Morale à Eudème, livre V, ch. 1. C'est-à-dire, en considérant encore

§ 1. Plus haut. Voir livre II, certaines vertus particulières, la tem-

�� � 192 MORALE \ NIGOMAQUE.

homme qui est vraiment raisonnable ayant sans cesse les yeux fixés, accroît ou diminue tour à tour ses efforts. Il y a de plus une certaine limite pour les milieux, cpie nous plaçons entre l'excès et le défaut ; et ces milieux sont con- formes à la droite raison.

§ 2. Sans doute toute cette théorie est exacte; mais elle est loin d'être parfaitement claire. Pour toutes les autres occupations de l'esprit, où se trouve aussi la science, il est également vrai de dire qu'il ne faut travailler ou se reposer ni trop, ni trop peu, mais qu'il faut toujours tenir le milieu et suivre la voie que nous indique la droite raison. Mais celui qui n'aurait pour se conduire que cette règle générale, n'en saurait guères plus long sur ce qu'il doit faire ; et c'est comme si, pour les soins qu'on doit donner au corps et à la santé, on venait vous dire qu'il faut faire tout ce qu'ordonnent la médecine et celui qui possède cet art. § 3. De même, il ne suffit pas non plus que nos théories sur les qualités morales de l'âme soient vraies ; il faut de plus déterminer avec précision ce qu'on doit entendre par la droite raison , et en donner la définition complète.

��pérance, la prudence, l'amitié, etc. Aristote, et qui renferme à lui seul

— Ayant sans cesse les yeux fixés, tous les autres. Son tort, c'est d'être

Voir, livre I, ch. 1, §7, des idées assez très-général et de pouvoir varier

analogues et une comparaison près- selon les appréciations de chacun;

qu'identique. — Une certaine li- voilà pourquoi Aristote sent le be-

mitc Tpoxir les milieux. Dans les soin de le préciser, afin de le rendre

clioses matérielles, les milieux sont plus pratique.

assez faciles à trouver ; dans les § 2. Au corps et à la santé. Com-

choses morales, la mesure est bien paraison répétée, quoiqu'en d'autres

autrement délicate. — A la droite termes, dans la Grande Morale, livre

raison. Principe Platonicien, que le 1, ch. 32, § 1.

Stoïcisme a plus tard adopté comme § 3. La définition ccmplètc. Qui

�� � LIVRE VI, CH. I, § 5. 193

§ h. Déjà nous avons divisé les vertus de l'âme; et nous avons dit que les unes sont des vertus du cœur, et les autres, des vertus de l'esprit. Nous avons traité précé- demment des vertus morales. Parlons ici des autres, après avoir dit préalablement quelques mots sur l'âme.

§ 5. Il a encore été démontré plus haut que l'âme avait deux parties, l'une douée de raison, et l'autre irraison- nable. Divisons maintenant d'une manière analogue la partie qui est douée de raison ; et supposons que de ces deux parties, qui sont également raisonnables, l'une nous fait connaître, parmi les choses, celles dont les principes ne peuvent jamais être autrement qu'ils ne sont, et l'autre, les choses dont l'existence est contingente et variable. Il est tout naturel en effet que pour les choses dont le genre est différent, il y ait aussi en rapport avec elles une partie de l'âme génériquement différente, puisque la connais- sance de ces choses se produit dans chacune des parties de l'âme par une sorte de ressemblance et d'affmité.

��puisse rendre le principe plus sûre- Voir la Dissertation préliminaire, où

ment applicable. M. Fritzsch, p. '126 ce passage est discuté, de son édition de la Morale à Eu- § i. Déjà... nous avons dit. Voir

dème, croit que la définition annoncée plus haut, livre II, ch. i, $ 1. ici ne se retrouve pas dans la Morale <i § 5. Démontré plus haut. Voir

Nicomaque ; et il la retrouve pour sa livre I, ch. 11, § 9. — L'une nous

part dans la Morale à Eudème, livre fait connaître. C'est l'entendement.

VII, ch. 15, § 12. Je ne puis par- — Et l'autre. C'est le jugement,

partager cet avis, et je crois que la l'imagination, la simple opinion. 'En

théorie sur la droite raison et sa dé- fait, la division d'Aristote n'est pas

finition, qu'Aristote désigne dans le exacte; et l'on ne saurait distinguer

passage actuel, est renfermée dans dans l'àme les deux parties dont

tout ce qui suit; (Voir dans ce livre il parle. C'est une seule et même

ch. 11, § 4 et 5), et qu'il n'est pas faculté qui s'applique à des choses

besoin de l'aller chercher plus loin, diflérentes. Dans le Traité de l'Ame,

13

�� � lS)/i MORALE A NICOMAQUE.

§ 6. De ces deux parties de l'âme, appelons l'une, la partie scientifique ; et l'autre, la partie raisonnante et calcula- trice. En effet, délibérer et calculer, c'est au fond la même chose; et l'on ne s'avise jamais de délibérer sur les choses qui ne sauraient être autrement qu'elles ne sont. Ainsi, cette partie calculatrice et raisonnante est une subdivision de la partie raisonnable de l'âme.

§ 7. Voyons donc, pour ces deux parties ainsi subdi- visées, quelle est la meilleure disposition que chacune d'elles peut avoir, puisque c'est là précisément la vertu de chacune ; et que la vertu s'applique toujours à l'œuvre qui est spécialement propre à l'individu.

g 8. Il y a dans fâme de l'homme trois principes, qui pour lui disposent en maîtres de l'action et de la vérité : ce sont la sensation, l'entendement et l'instinct. § 9. De ces trois principes, la sensation ne saurait être jamais pour nous un principe d'action réfléchie. La preuve en est que les animaux ont la sensation, et qu'ils n'ont point cepen-

��Aristote n'admet pas ces distinctions, nier mot pour éclaircir la pensée,

et il divise Tàme plus nettement, en Dclibéranie, eût peut-être été plus

sensibilité et iatelliî>ence. Voir le exact. — Autrement qu'elles ne sont.

Traité de l'Ame, livre III, eh. 3 et Et qui par conséquent sont les élé-

i, p. 275 et 290 de ma traduction, ments propres de la science. — Sub-

§ 6. La partie scientifique... la division de la partie raisonnable,

partie raisonnante. La différence est C'est-à-dire qu'il n'y a vraiment dans

facile à saisir d'après !es explications l'ûme qu'une seule faculté, la raison,

précédentes. Dans Pacte de la science, qu'on peut étudier à divers points

l'esprit ne fait que voir les principes de vue, selon les différents objets

et y acquiescer par une intuition im- auxquels elle s'applique,

médiate ; dans l'acte du raisonne- g 7. C'est là précisément la vertu.

ment, il cherche ce qu'il doit croire, Voir plus haut livre II, ch. 6, § 2.

et ce que plus tard il doit faire. — § 8. ^f l'instinct. Dans le Traité

Et calculatrice. J'ai ajouté ce der- de l'Ame, Aristote n'admet pas ce

�� � LIVRE VI, CH. I, g 11. 195

dant en partage cette activité réfléchie que l'homme seul possède. Mais le même rôle que jouent la négation et l'af- firmation dans les actes de l'entendement, la poursuite et l'aversion des choses le jouent dans les actes de l'instinct. Il s'en suit que, la vertu morale étant une certaine disposi- tion qui préfère et choisit, et cette préférence n'étant que l'instinct qui réfléchit et qui délibère, il faut par les mêmes motifs que la raison de l'homme soit vraie, et son instinct, bon et droit , si la préférence a été bonne elle-même , et que la raison approuve d'une part les mêmes choses que d'autre part l'instinct poursuit.

Telles sont précisément, dans la pratique de la vie, l'intelligence et la vérité.

g 10. Mais pour l'intelligence purement contemplative et théorique, qui n'est ni pratique, ni active, le bien et le mal, c'est le vrai et le faux ; car la vérité et l'erreur, c'est là l'objet unique de tout acte de l'intelligence. Mais quand il s'agit de joindre la pratique à l'intelligence, le but que l'âme poursuit, c'est la vérité s'accordant avec l'instinct, ou le désir qui se conforme lui-même à la règle. § 11. Ainsi donc, le principe de l'activité, c'est la préférence

��troisième principe, ou du moins il contemplative. Voir dans le Traité

n'en dit rien. Il est vrai qu'il s'agit de l'Ame, la théorie de l'intelligence,

surtout ici de l'instinct moral. livre III, eh. 4, page 290 de ma

§ 9. La poursuite et l'aversion des traduction. — Et théorique. J'ai

choses, « morales » sous-entendu. — ajouté ce mot qui rend sous une

Celte préférence n'étant que fins- forme grecque la même idée que le

tinct. L'instinct se confond en ce précédent sous une forme latine. —

sens avec la spontanéité. — L'intel- Avec Cinstinct ou le désir. J'ai

ligence qui agit; et la vérité, que ajouté ce dernier mot pour mieux

doit suivre la droite raison. expliquer l'autre.

§ 10. Pour l'intelligence purement § 11. C'est la préférence réfléchie

�� � 196 MORALE A NICOMAQUE.

réfléchie de l'âme d'où vient le mouvement initial. Ce n'est pas le but qu'on poursuit, ce n'est pas la cause finale, et le principe même de la préférence ; c'est l'instinct d'abord, et ensuite le raisonnement que fait l'âme en vue de quelque chose qu'elle désire. Aussi n'y a-t-il point de pré- férence possible sans intelligence et acte de l'intelligence, ni sans une certaine disposition morale, puisqu'on ne peut bien faire, ni faire non plus le contraire du bien, dans le domaine de l'action, sans l'intervention de l'intelligence et du cœur.

§ 12. L'intelligence, prise en elle-même, ne met rien en mouvement. Riais ce qui meut réellement, c'est cette in- telligence qui a en vue quelque but particulier et qui se fait pratique. C'est elle alors qui commande à cette autre partie de l'intelligence qui exécute; car du moment qu'on fait une chose, et qu'on la fait pour atteindre quelque but, cette chose même qu'on fait n'est pas précisément la fin qu'on poursuit; elle n'est jamais que relative, et dépend toujours de quelqu' autre chose encore. Mais il n'en est pas ainsi de la chose qu'on veut faire ; car faire bien et réussir est la fin qu'on se propose, et c'est à cette fin que l'instinct réfléchi s'applique. Ainsi donc, la préférence de l'âme est un acte d'intelligence instinctive, ou d'instinct

��de l'âme. C'est là en effet le seul doivent point être étudiées par la

principe d'action vraiment digne d'un psychologie.

être raisonnable. Reid a distingué § 12. Cette autre jiartie de l'intel-

trois espèces de principes d'action : ligence qui exécute. La volonté. —

les principes mécaniques, les prin- De la chose qu'on veut faire. Et qui

cipes animaux et les principes ra- est le but final que la raison pour-

tionnels. Je crois la division d'Aris- suit; — Car faire bien. Voir le

tote plus simple et plus vraie. Les début de la Morale à Nicomaque, livre

deux premières classes de Reid ne L ch. 1, où le bien est donné comme

�� � LIVRE VI, CH. 1, § lA. 197

intelligent ; et l'homme est précisément un principe de ce genre.

§13. Le passé, la chose faite ne peut jamais être l'objet de la préférence morale ; et par exemple, personne ne préfère avoir saccagé Ilion. C/est qu'il est impossible de délibérer sur un fait accompli ; on ne délibère que sur l'avenir et sur le possible, parce que ce qui a été, c'est-à- dire le passé, ne peut pas n'avoir point été. Aussi, le poète Agathon a-t-il bien raison quand il dit :

<( Dieu même en ce seul point n'a pas de liberté ; » Il faut bien que toujours ce qui fut ait été. »

g 14. Ainsi donc, la vérité est également l'objet de l'une et l'autre des deux parties intelligentes de l'âme ; et les dispositions morales qui leur feront à l'une et à l'autre trouver le plus sûrement la vérité , sont précisément les vertus supérieures de toutes deux.

��l'objet unique des actions de l'homme. M. Zell, p. 204 de son commentaire,

§ 13. Le pacte Agathon. Qui fait remarquer que Pindare exprime

figure dans le Banquet de Platon, et tout à fait la mi^me pensée dans la

dont Aristote paraît avoir fait autant seconde Olympique, vers 29. de cas que son maître. Agathon est § Mi. Ainsi donc. Conclusion peu

encore cité un peu plus loin, ch. 3. rigoureuse de tout ce qui précède, et

— Dieu viCmc en ce seul point, peut-être inexacte.

�� � 198 MOUALE A NICOMAQUE.

��CH.VPITRE II.

L'âme a cinq moyens d'arriver à la vérité : l'art, la science, la prudence, la sagesse et l'intelligence. De la science ; définition de la science; ce qu'on sait ne peut être autrement qu'on ne le sait ; l'objet de la science est nécessaire, immuable, éternel ; la science se fonde sur des principes indémontrables que donne l'induction, et sur lesquels s'appuie le syllogisme pour en tirer une conclusion , certaine , mais ; moins évidente qu'eux. — Citations des Analytiques.

§ 1. Pour traiter de nouveau de ces matières, reprenons les choses de plus haut.

Admettons d'abord que les moyens à l'aide desquels l'âme arrive à la vérité, soit qu'elle affirme, soit qu'elle nie, sont au nombre de cinq : ce sont l'art, la science, la prudence, la sagesse, et l'intelligence ou l'entendement. Laissons de côté la conjecture et l'opinion, qui peuvent nous induire en erreur.

��Ch. IL Gr. Morale, livre d, ch. °ia traduction. — Au nombre de

.32; Morale à Eudème, livre V, cî?!<7. Aristote n'est pas toujours aussi

(.),, 2. positif; et il réduit parfois à un

§ 1. Pour traiter de nouveau. On moindre nombre les moyens de con-

peut supposer qu'Aristote veut faire naître. Il emprunte du reste tout ceci

allusion au Traité de TAmc, et à la à Platon. 11 a rappelé expressément

Logique, où il a en elTet déjà discuté toute cette théorie de la IMorale à

ces questions. Voir le Traité de Nicomaque, dans la ÏMétapliysique,

l'Ame, livre IH, ch. 3, p. 275 et livre 1, ch. 1, p. 981, b, 25,derédil.

suiv. de ma traduction ; et les Der- de Berlin. H faut comparer sur ce

niers Analytiques, livre l, ch. 33, et sujet la giande discussion qui ouvre

livre IL ch. 19, p. 179, et 291, de la Métaphysique.

�� � l.IVRK VI, CH. II, ^ 3. 199

§ '1. On se rendra compte très-clairement de ce qu'est la science, si l'on veut en avoir une notion précise et ne ])as s'arrêter à des à peu près,'par cette seule observation : nous croyons tous que ce que nous savons ne peut être autrement qu'il n'est; et quant aux choses (jui peuvent être autrement, nous ignorons complètement, dès l'ins- tant qu'elles sortent de la contemplation de notre esprit, si elles sont réellement ou si elles ne sont pas. La chose (jui est sue, qui peut être l'objet de la science, existe donc de toute nécessité ; e-lle est donc éternelle. Car toutes les choses qui existent d'une manière absolue et nécessaire, sont éternelles ; de même que les choses éternelles sont incréées et impérissables. §3. De plus, toute science paraît susceptible d'être enseignée ; et toute chose qui est sue, paraît pouvoir être apprise. Or, tout ce (ju'on apprend, toute notion qu'on acquiert ou que transmet un maître, vient de principes antérieurement connus, ainsi que nous l'expliquons dans les Analytiques ; car toute connaissance quelle qu'elle soit est acquise, soit par induction, soit par syllogisme. L'induction est de plus le principe des propo-

��g 2. Par cette seule observation. S 3. Susceptible d'être enseignée.

C'est là le caractère éminent qu'Aris- C'est là ce qui fiiit que Platon niait

tôle prête constamment à la science, que la vertu fût une science ; comme

Voir spécialement les Derniers Ana- il ne voyait pas qu'elle fût enseignée,

lyliques, livre I, cb. 2, § 1 et suiv. et que toute science s'enseigne, il

]). 7 de ma traduction. • — Si elles en concluait qu'elle n'est pas une

sont réellement. Parce qu'elles science, ainsi qu'on le prétendait. —

peuvent tout aussi bien ne pas être, Dans les Analytiques. Ce sont les

tandis que l'objet propre de la science Derniers Analytiques, livre I, eh. 1,

est étemel et immuable. — Les choses § 1, p. 1 de ma traduction. — Soii

éternelles sont incréées. Aristote a par induction, soit par syllogisme.

sans doute en vue l'éternité du Pour la théorie de l'induction com-

monde. parce au syllogisme, voir les Prc-

�� � 200 MORALE A NICOMAQUE.

sitions universelles ; et le syllogisme est tiré des univer- saux. Ainsi, il y a des principes d'où vient le syllogisme, et pour lesquels il n'y a plus de syllogisme possible ; ils sont donc le résultat de l'induction. § li. En résumé, la science est pour l'esprit la facidté de démontrer régulière- ment les choses, et avec tous les caractères que nous avons indiqués dans les Analytiques. Et en effet , du moment que quelqu'un a une croyance à quelque degré que ce soit, et qu'il connaît les principes en vertu desquels il croit, alors il a la science, il sait ; et si les principes ne sont pas plus évidents pour lui que la conclusion, alors il n'a la science qu'indirectement.

Voilà suivant nous ce qu'il faut entendre par la science.

��miers Analytiques, livre II, ch. 23, miers Analytiques et des Derniers p. 275 de ma traduction. — Le tout à la fois; mais c'est spéciale- priiicipe des propositions univer- ment dans les Derniers Analytiques selles. Ibid ; et Derniers Analytiques, qu'Aristote a traité de la démons- livre II, cb. 19, p. 290 de ma tra- tration. — Qu'indirectement. Parce duction. que les principes doivent être plus § h. Dans les Analytiques. On évidents que la conclusion certaine peut entendre qu'il s'agit des Pre- qu'on en tire.

�� � LIVRE VI, CH. UI, .^ 1.

��201

��CHAPITRE III.

��De l'art : définition de l'art : il est le résultat de la faculté de produire et non de l'action proprement dite; il ne s'applique qu'aux choses contingentes, et qui peuvent être ou n'être pas ; il est dirigé par la raison vraie; l'inhabileté n'est dirigée que par une fausse raison.

��§ 1. Dans les choses qiii peuvent être autrement qu'elles ne sont, il faut distinguer deux nuances : d'une part, la production, c'est-à-dire les choses que nous pro- duisons extérieurement, et d'autre part, l'action, c'est-à- dire celles qui ne se passent que dans notre esprit. On voit que la production et l'action sont fort différentes l'une de l'autre. Mais nous nous en rapportons pour ce qui les concerne à ce qui a été dit dans nos ouvrages Exo- tériques. Par suite, la disposition morale qui aidée de la

��Ch. IJl. Gr. Morale, livre I, ch. 32; Morale à Eudème, livre V, ch. 3.

§ J. La production... l'action. Distinction habituelle dans Aristote. Au fond, c'est toujours l'action dans un cas comme dans l'autre; seule- ment dans le premier cas, l'action a un résultat extérieur et matériel ; dans le second, elle n'en a pas ; et elle reste tout entière dans l'esprit

��qui la crée. Je ne nie pas d'ailleurs qu'il soit assez étrange de dire que l'action ne concerne que les choses qui se passent dans l'esprit La langue grecque a sous ce rapport des nuances très -précises que la nôtre n'a pas. — Dans nos ouvrages Exotériqucs. Voir plus haut une ex- pression pareille et la note qui s'y rapporte, livre I, ch. 11 , § 9. Voir aussi la Dissertation préliminaire. —

�� � •20-2 MORALE A NICOMAQUE.

raison nous lait agir, est très-différente de cette autre dis- position, qui aidée également de la raison, nous fait pro- duire les choses. Ces deux dispositions ne sont pas com- prises réciproquement l'une dans l'autre, et l'action n'est pas plus la production que la production n'est l'action. § 2. Mais comme il existe un art, et prenons par exemple l'art spécial de l'architecture, et que cet art est le résultat d'une faculté de production d'un certain genre, éclairée par la raison ; comme en outre il n'y a pas d'art qui ne soit une faculté de production secondée par la raison, pas plus qu'il n'y a dans notre intelligence de faculté produc- tive qui ne soit aussi un art, il s'en suit que l'art se con- fond en nous avec la faculté qui produit les choses exté- rieurement, en s' aidant de la vraie raison. § 3. Tout art, quel qu'il soit, tend à produire ;■ jamais ses efforts, ses spécidations n'ont qu'un but : c'est de faire naître quel- qu'une de ces choses qui peuvent indifféremment être ou n'être pas ; et dont le principe est uniquement dans celui qui fait, et non point dans la chose qui est faite. Ainsi, l'art ne se rapporte point aux choses qui existent nécessai- rement ou qui se produisent nécessairement, non plus qu'aux choses que la nature gouverne seule; car toutes les choses de cet ordre ont en elles-mêmes le principe de

��Nous fait a^ir. *D'une façon toute cherche qu'à connaître et à conleni-

extérieure, et dans le sens qu'Àristote pler les choses. — Aux choses qui

vient d'Indiquer un peu plus haut % existent nccessait^cment, Et qui sont

§ 2. Eclairée par la raison. Ou les objets de la science. — Le prin-

en d'autres termes: « par l'intelli- cipe de leur existence. Tandis que

fçence. » l'art donne l'existence aux choses

§3, Tout art... tend d produire, qu'il produit, et qu'il devient créateur

Différent en cela de la science, qui ne en une cerlaine mesure.

�� � LIVRE VI, CH. III, g 5. '203

leur existence. § h. D'autre part, la production et l'action étant fort différentes entr' elles» il s'en suit que l'art est dans la sphère de la production et non dans celle de l'action proprement dite ; et l'on peut dire en un certain sens que la fortune et l'art s'appliquent aux mêmes objets, comme le remarque fort bien Agathon :

» La fortune aime l'art ; l'art aime la fortune. »

§ 5. L'art est donc, je le répète, une certaine faculté de produire, dirigée par la raison vraie, tandis que le défaut d'art, l'inhabileté, est au contraire une faculté de produire qui n'est conduite que par une raison fausse, appliquée toujours aux choses contingentes qui peuvent être autrement qu'elles ne sont.

��§ i. L'action proprement dite. J'ai note. — La fortune aime l'art.

ajouté ces derniers mots. — Fort Parce que, dit le commentateur grec,

bien Agathon. Voir plus haut cli. I, dans la fortune et dans l'art, la cause

S 13, où Agathon est déjà cité, et la des choses est toujours extérieure.

�� � 20l\ MORALE A NICOMAOUE.

��CHAPITRE IV.

��De la prudence : définition de la prudence; elle ae s'applique qu'aux choses contingentes; ses différences avec Fart et la science. Exemple de Périclès. Influences fâcheuses des émo- tions du plaisir et de la douleur sur la prudence et sur la conduite de l'homme. — La prudence une fois acquise ne se perd plus.

��§ 1. Quant à la prudence, on peut en prendre une idée en considérant quels sont les hommes qu'on honore du titre de prudents. Le trait distinctif de l'homme prudent, c'est ce semble d'être capable de délibérer et de juger connue il convient sur les choses qui pour lui peuvent être bonnes et utiles, non pas à quelques égards particu- liers, comme la santé et la vigueur du corps, mais qui doivent en général contribuer à sa vertu et à son bonheur. § 2. La preuve, c'est que nous disons des gens qu'ils sont prudents dans telle affaire spéciale, quand ils ont bien calculé pour atteindre quelque but honorable, pour les choses qui ne dépendent pas de l'art, tel que nous venons de le définir. Ainsi, l'on peut dire d'un seul mot que l'homme

��C/i. /F. Gr. Morale, livre l,ch. 32; idées du sens commun, exprimées

Morale h Eudème, livre V, ch. i. dans le langage habituel de la vie. —

§ 1. Les hommes qu'on honore du De délibérer et déjuger. Le texte n'a

litre de priidents. C'est une méthode qu'un seul mot.

assez ordinaire d'Arislotc de prendre § 2. Tel que nous venons de le de-

pour principes de sa discussion les finir. J'ai ajouté ces mots.

�� � LIVRE Vl, CH. IV, g 5. 205

prudent est en général l'homme qui sait bien délibérer. § 3. Or, personne ne délibère ni sur les choses qui ne peuvent être autrement qu'elles ne sont, ni sur les choses que l'homme ne peut point faire. Par conséquent, si la science est susceptible de démonstration, et si la démons- tration ne s'applique point aux choses dont les principes peuvent être autrement qu'ils ne sont, toutes les choses dont il s'agit ici pouvant être aussi autrement , et la déh- bération n'étant point possible sur les choses dont l'exis- tence est nécessaire, il s'en suit que la prudence n'est ni de la science ni de l'art. Elle n'est pas de la science, parce que la chose qui est l'objet de l'action peut être autrement qu'elle n'est. Elle n'est pas de l'art, parce que le genre auquel appartient la production des choses, est différent de celui auquel appartient l'action proprement dite. § !\- Reste donc que la prudence soit une faculté qui, découvrant le vrai, agit avec l'aide de la raison dans toutes les choses bonnes ou mauvaises pour l'homme ; car le but de la production est toujours différent de la chose pro- duite; et, au contraire, le but de l'action n'est toujours que l'action même, puisque la fin qu'elle se propose peut être uniquement de bien agir.

§ 5. Ceci nous explique que, si nous regardons Périclès et les personnages de ce caractère comme des gens pru- dents, c'est qu'ils sont capables de voir ce qui est bon pour eux et pour les hommes qu'ils gouvernent; et c'est là

��§ 3. Personne ne délibère. Voir précédent la théorie de l'art,

plus haut dans ce livre, ch. 1 , § 13. § â. Car le but de la -production.

— Le genre auquel appartient la Celte idée n'est pas une conséquence

production. Voir dans le chapitre rigoureuse de celles qui précèdent.

�� � •200 MORALE A NICOMAQUE.

précisément Iq, qualité que nous reconnaissons dans ceux que nous appelons des chefs de famille et des hommes d'État. L'étymologie seule du mot sagesse, analogue à celui de prudence dans la langue grecque, montre assez que nous entendons par ce mot la prudence, qui sauve en quelque sorte les hommes, g 6. C'est bien elle en effet qui sauve et qui soutient nos jugements en ce genre. Ainsi, le plaisir et la peine ne détruisent ni ne bouleversent toutes les conceptions de notre intelligence ; absolument, ils ne nous empêchent pas de comprendre, par exemple, qu'un triangle a ou n'a pas ses angles égaux à deux droits ; mais ils troublent nos jugements en ce qui concerne l'action morale. Le principe de l'action morale, quelle qu'elle soit, est toujours la cause finale en vue de laquelle nous nous déterminons à agir. Mais ce principe cesse d'apparaître immédiatement au jugement que le plaisir ou la douleur ont altéré et corrompu ; l'esprit ne voit plus alors que c'est un devoir d'appliquer ce principe, et de régler sur lui sa conduite tout entière et toutes ses préférences ; car le vice détruit en nous le principe moral d'action. Il faut donc nécessairement reconnaître que la prudence est cette qualité qui, guidée par la vérité et la raison, détermine notre conduite, en ce qui regarde les choses qui peuvent être bonnes pour l'homme. § 7. Dans l'art, il peut y avoir

��§ 5. Vctymologie seule. J'ai dû vérifier aisément sur soi-même et sur

paraphraser tout ce passage pour le autrui. — En ce qui concerne l'action

rendre intelligible en français, où le morale. J'ai ajouté ce dernier mot,

même rapprochement étymologique qui m'a paru indispensable. — Le

n'est pas possible. principe de faction morale. Même

§ 6. Le plaisir et la peine. Obser- remarque ; c'est afin d'éclaircir la

vation très-profonde, et qu'on peut pensée qui est obscure.

�� � LIVRE VI, c:H. IV, § 8. 207

des degrés de vertu; mais il n'y en a plus dans la pru- dence. De plus, dans l'art, celui qui se trompe de son plein gré, est préférable à celui qui se trompe sans le vouloir ; pour la prudence, c'est tout le contraire, de même que pour les autres vertus. Par conséquent, la prudence est une vertu et non point un art. § 8. Comme il y a deux parties dans l'âme qui sont douées de raison, elle est la vertu de celle qui n'a que l'opinion en partage; car l'opi- nion, ainsi que la prudence, s'applique à tout ce qui peut être encore autrement qu'il n'est, c'est-à-dire à tout ce qui est contingent. On ne peut pas dire toutefois cpie la prudence soit une simple manière d'être qu'accompagne la raison ; et la preuve, c'est qu'une telle manière d'être pourrait se perdre par l'oubli, tandis que la prudence ne se perd et ne s'oublie jamais.

��§ 7. Dans l'art, il peut y avoir des l'on fait mal avec intenlion et par

dégrés. Il semble qu'il peut y en système. — Et non point un art.

avoir «ussi dans la prudence, puis- L'opposition n'est point très-nette,

qu'on peut être plus ou moins pru- parce que l'idée de l'art n'a pas été

dent. — De vertu. Ou de taknl. — assez clairement définie.

Il n'y en a plus dans la prudence. $ 8. Deux parties dans l'âme qui

Arislote pense qu'absolument parlant sont douces de raison. Voir plus

on est prudent, ou qu'on ne l'est pas haut, livre I, ch. 11, § 19. — Qui n'a

— C'est tout le contraire. Au point que l'opinion en partage. Voir les

de vue de la morale en effet, il vaut Derniers Analytiques, livre f, ch. 33,

mieux faire une faute sans le savoir, page 179 de ma traduction. — Une

que de faire le mal en connaissance simple manière d'être. C'est une

de cause. Dans l'art au contraire, on qualité et une habitude, et non point

peut être encore un grand artiste, si une faculté naturelle.

�� �

CHAPITRE V.

De la science et de l’intelligence : l’intelligence, l’entendement est la faculté qui connaît directement les principes indémontrables. — La sagesse ou la parfaite habileté doit être considérée comme le plus haut degré de la science ; elle s’élève au-dessus des biens humains et des intérêts personnels : Phidias, Polyclète, Anaxagore, Thalès. — La prudence, qui est essentiellement pratique, doit surtout connaître les détails et les faits particuliers.

§ 1. Quant à la science, elle est, avons-nous dit, la conception des choses universelles et des choses dont l’existence est nécessaire. Or il y a des principes pour toutes les propositions qui peuvent être démontrées, et pour toute science quelle qu’elle soit ; car la science est toujours accompagnée de raisonnement. Mais pour le principe même de ce qui est connu à l’aide de la science, ce n’est ni la science, ni l’art, ni la prudence qui peuvent nous le révéler ; car d’une part, l’objet de la science peut être démontré ; et de l’autre, l’art et la prudence ne s’appliquent qu’aux choses qui peuvent être autrement qu’elles ne sont. Quant à la sagesse, elle ne s’applique point non plus aux principes de cette espèce, parce que le sage, dans certains cas, doit pouvoir donner des démonstrations

Ch. V, Gr. Morale, livre I, ch. 32 ; Morale à Eudème, livre V, ch. 6.

§ 1. Avons-nous dit. Dans le ch. 2, plus haut, § 2. LIVRE VI, CH. V, S h. 209

de ce qu'il pense. ^ 2. Mais si pour les choses qui ne peuvent pas être autrement qu'elles ne sont, et même pour celles qui peuvent être autremeiit qu'elles ne sont, c'est- à-dire les choses nécessaires et contingentes, les facultés par lesquelles nous atteignons le vrai et ne sommes jamais trompés, sont la science, la prudence, la sagesse et l'in- telligence ; et si en outre aucune des trois premières fa- cultés, c'est-à-dire la prudence, la sagesse et la science, ne peuvent connaître les principes ; il reste que ce soit l'entendement seul qui s'applique aux principes et "qui les comprenne.

§ 3. Quant à l'habileté savante^ qui se manifeste dans les arts, nous ne l'attribuons qu'à ceux qui exercent chacun de ces arts avec le plus de perfection. Ainsi Phidias est appelé un habile sculpteur ; Polyclète un habile statuaire ; et nous ne voulons désigner ici par ce mot d'habileté sa- vante rien de plus que le talent supérieur dans l'art. § à. Mais il est des hommes, assez rares d'ailleurs, que nous regardons comme sages et habiles d'une manière générale,

��§ 2. Les facultés par lesquelles à la théorie de la sagesse. — Habileté,

nous atteignons le vrai. Voir les savante. Le texte dit : « sagesse. »

Derniers Analytiques, livre II, ch. Je ne pouvais employer ce mot qui

19, p. 290 de ma traduction ; le djins notre langue a un tout autre

Traité de TAme, livre III, ch. 3 ; et sens. La langue grecque au contraire

en6n le début de la Métaphysique, pouvait appeler d'un seul et même

— // reste que ce soit l'entendement nom et le génie d'un Phidias, et celui

sew/.Cettephiase se retrouve presque d'Anaxagore. C'était confondre des

textuellement dans les Derniers Ana- choses différentes ; Aristote semble

lytiques, livre II, ch. 19, § 8, aussi le reconnaître. — Sculpteur...

p. 291. statuaire. La différence est plus pro-

§ 3. Quant à l'habileté. La plu- nonce en grec, et le mot qu'emploie

part des éditeurs ont fait ici un nou- Aristote pour Phidias peut signifier

veau chapitre, exclusivement réservé tout ensemble architecte et sculpteur.

u

�� � 210 MORALE A NICOMAQUE.

non pas habiles pour telles choses en particulier, mais habiles purement et simplement, comme le dit Homère dans son Margitès :

M Les Dieux n'en ont pas fait un laboureur habile,

« Non plus qu'un habile homme, en ressources fertile. »

Ainsi évidemment, l'habileté savante ou sagesse doit être considérée comme le plus haut degré delà perfection, dans toutes les choses que l'on peut savoir. § 5. 11 faut donc que l'homme vraiment habile et sage connaisse non- seulement les vérités qui dérivent des premiers principes, mais aussi qu'il sache avec toute vérité les principes eux- mêmes. Il suit delà que la sagesse est un composé de l'intelligence et de la science, et qu'elle est, on peut dire, la science des choses les plus relevées, tenant la tête de toutes les autres sciences. En effet, il y aurait ab- surdité à croire que la science politique, oa la prudence politique , est la plus haute de toutes les sciences, si l'on ne croyait pas eu même temps que l'homme dont elle s'occupe est ce qu'il y a de plus excellent dans l'univers. § 6. Mais certains attributs, et par exemple le sain et le bon, peuvent varier selon les êtres différents auxquels ils s'appliquent ; et ainsi, ils peuvent varier des hommes aux

��S !i. Homère dans son Mnrgitcs. et de la science. On pourrait ajouter

On sait que ce poëme est perdu. Il aussi que la sagesse est essentielle-

n'en reste que trois fragments, ycom- ment pratique. — La plus haute de

pris celui-ci, qui est le plus long. Voir toutes les sciences. Ceci est conforme

l'édition d'Homère, de Firmin Didol, à la doctrine établie au début de ce

page 580. — L'habileté savante ou traité. Voir plus haut, livre I, ch. 1,

sagesse. J'ai mis ces deux mots pour § 9.

rendre toute la force du mot grec. § 6. Certains attributs, et par

§ 5. Un composé de l'intelligence exemple... dans un autre ordre d'i-

�� � LIVRE VI, CH. V, § 7. ^l 1

poissons , tandis que le blanc et le droit, dans un antre ordre d'idées, sont toujours blanc, toujours droit. Tout de même, on conviendra que ce qui est sage est toujours sage, et que ce qui n'est que prudent peut changer sui- vant les cas. Aussi, toutes les fois qu'un homme sait bien discerner son intérêt dans toutes les choses qui le touchent personnellement, on l'appelle prudent; et l'on est tout disposé à lui confier le soin des choses de ce genre. On va même plus loin, et l'on accorde aussi le nom de pnident à certains animaux qui semblent avoir une prévoyance assurée pour les choses qui se rappor- tent à leur propre subsistance. § 7. Du reste, il est évident que la politique et la sagesse ne peuvent pas se confondre. Si l'on entend par sagesse le discernement de son propre avantage, de son propre intérêt, il faudra re- connaître alors plusieurs espèces différentes de sagesse. Évidemment, il ne peut y avoir une seule et même sagesse qui s'applique à ce qui est avantageux et bon pour tous les êtres. Elle diffère pour chacun d'eux, à moins qu'on ne veuille aller jusqu'à soutenir aussi que la médecine est une pour tous les êtres sans aucune distinction. Il n'im- porte d'ailleurs en rien de prétendre que l'homme est le plus parfait des êtres ; car il y a bien d'autres êtres en-

��dées. J'ai ajouté ces détails pour que sans doute amenée, quoique d'une

la pensée fût plus claire. — Si l'on façon assez bizarre, par ccqu'Aristote

entend par sagesse. Suivant Aristote, vient de dire un peu plus haut des

ce n'est là que de la prudence. notions du « sain et du bon. » — //

§ 7. Elle diffère pour chacun d'eux, n'importe d'ailleurs. Toutes cé6 idées

Il semble au contraire que le propre sont confuses, et se suivent peu en-

de la sagesse, c'est d'embrasser l'en- tr'clles. Il est étrange qu'Aristote ra-

seaible des choses. — Soutenir que baisse l'homme au-dessous des astres,

(a médecine. Cette comparaison est dont la nature lui semble plus divine

�� � core dont la nature est plus divine que celle de l’homme, et, par exemple, les corps éblouissants dont l’univers se compose.

§ 8. Mais pour en revenir à ce que nous avons dit, il est bien clair que la sagesse est la réunion de la science et de l’entendement, appliqué à tout ce qu’il y a naturellement de plus admirable et de plus relevé. Aussi, on appelle un Anaxagore, un Thalès et tous ceux qui leur ressemblent des sages, et non pas seulement des hommes prudents, parce qu’on les voit en général fort ignorants de leur propre intérêt, et qu’an les regarde comme très-savants en une foule de choses qui n’ont pas d’utilité immédiate, qui sont merveilleuses, difficiles à connaître, divines même, mais dont on ne saurait faire aucun usage profitable ; car ces grands esprits ne recherchent pas les biens purement humains. § 9. La prudence au contraire ne s’applique qu’aux choses essentiellement humaines, et à celles où la délibération est possible pour la raison de l’homme ; car l’objet principal de la prudence, c’est, à ce qu’il semble, de bien délibérer. Mais jamais on ne délibère sur les choses qui ne peuvent être autrement qu’elles ne

que la nôtre. Ceci est en contradiction ch. h, page iO de ma traduction, avec ce qu’il vient de dire sur la su- 2"= édition, Aristote cite un trait de périorité de l’homme. Thalès qui prouve son habileté pra- S 8. La sagesse est la réunion, tique. Quant à Anaxagore, on sait Aristote reprend la pensée qu’il a quel cas en faisaient Socrate et Platon, exprimée quelques lignes plus haut, et comment Aristote lui-même en — Des sages. Ce n’est pas seulement parle dans la Métaphysique, livre I, à cause de leur science ; c’est aussi ch. 3, page 984, b, 17, de l’édition de parce qu’ils ont connu non moins Berlin. profondément la pratique de la vie. S 9. La prudence au contraire. — Fori ignorants de leur propre Voir plus haut la théorie de la pru- intérit. Dans h> Politique, livre I, dence, ch. h, Slelsui\. LIVRE VI, CH. V, <^ 10. 213

sont, ni sur les choses où il n'y a pas un but précis à poursuivre, c'est-à-dire un bien qui puisse être l'objet de notre activité ; et d'une manière générale et absolue, l'homme dont on peut dire qu'il est de bon conseil est celui qui sait trouver par un raisonnement infaillible ce que l'humanité a de mieux à faire dans les choses sou- mises à son action.

g 10. C'est que la prudence ne se borne pas à savoir seulement les formules générales; il faut aussi qu'elle sache toutes les solutions particulières ; car elle est pra- tique, elle agit; et l'action s'applique nécessairement à des'choses de détail. C'est là ce qui fait que certaines gens, qui ne savent rien, sont souvent plus pratiques et plus aptes à agir que ceux qui savent. Entr' autres, c'est là ce qui donne tant d'avantage aux gens qui ont l'expérience pour eux. Par exemple, supposons que quelqu'un sache que les viandes légères sont de facile et saine digestion, mais qu'il ignore quelles sont précisément les viandes lé- gères; ce n'est pas lui qui rétablira la santé du malade; ce sera plutôt celui qui sait que les viandes d'oiseaux spéciale- ment sont légères et saines, qui pourra bien mieux réussir. La prudence est essentiellement pratique; par consé- (juent , elle doit avoir les deux ordres de connaissance ; et à choisir, elle doit surtout avoir la connaissance particu- lière et de détail ; car on peut dire que cette dernière est en ceci comme la science architectonique et fondamentale.

��§ 10. Car clic est pratique. Il naissance générale et la connaissance

semble quela sagesse doit l'être aussi; particulière. — Et fondamentale. Ce

car autrement, elle se confondrait mot n'est que la traduction du mol

avec la science. — Les deux ordres précédent que j'ai laissé sous sa forme

de connaissance, C'esl-à-dire, la con- grecque.

�� � 21/1 MORALE A NICOMVOUE.

��CHAPITRE VI.

��Rapports de la prudence à la science politique ; elle ne concerne que l'individu et règle, comme il convient, ses intérêts person- nels. L'intérêt de l'individu ne peut être séparé de celui de lu famille et de celui de l'État. — La jeunesse ne peut avoir lu prudence, qui ne s'acquiert que^par une longue expérience. — La prudence ne peut se confondre avec la science ; elle se rap- proche davantage de la sensation.

§ 1. Au fond, la science politique et la prudence sont une seule et même disposition morale ; seulement leur fa- çon d'être n'est pas la même. Ainsi, dans la science qui gouverne l'État, on peut distinguer cette prudence qui, régulatrice de tout le reste et architectonique, est celle qui fait les lois; et cette autre prudence qui, s' appliquant aux faits particuliers, a reçu le nom commun qu'elles por- tent toutes les deux, et s'appelle la politique. La science politique est à la fois pratique et délibérative ; car le dé- cret prescrit l'acte que le citoyen doit faire, et c'est comme le terme dernier de la science. Aussi, ceux-là seuls qui rendent des décrets, passent-ils aux yeux du vulgaire pour des hommes d'État, parce que seuls en effet ils agissent,

��Ch. VI. Gr. Moraie, livre I, ch. 32; haut, livie I, ch. \, $ 9. — Réguta-

Morale à Eudème, livre V, ch. 6. tike de tout le reste. L'est la légis-

§ 1. Architectonique Aristote pa- lation qu'on peut en effet distinguer

rait affectionner ce mot qu'il vient de la pratique, c'esl-ù-dire du manie-

d'employer à la fin du chapitre pré- ment des affaires , dont Aristote

cèdent et qu'il a déjà employé plus semble faire assez peu de cas.

�� � LIVRE VI, en. VI, ^ 3. 215

ainsi que les artistes intérieurs obligés de mettre eux- mêmes la main à l'œuvre, g 2. Une autre distinction, c'est (jue la prudence s'applique surtout à l'individu lui-même et à un seul. Elle garde alors le nom général de prudence ; mais selon ses applications, elle est, ou l'économie, c'est- à-dire le gouvernement de la famille, ou la législation, ou enfin la politique, dans laquelle on peut encore reconnaître deux parties distinctes, celle qui délibère sur les affaires publiques, et celle qui rend la justice. § 3. Ainsi donc, sa- voir se rendre compte de son intérêt personnel, c'est une espèce de connaissance qui présente d'ailleurs une grande différence avec la science politique. Celui qui sait au juste ce qui le regarde et qui s'en occupe sans cesse, passe pour prudent, tandis que les politiques, les hommes d'État, ont à soigner les intérêts les plus divers. Et c'est ce qui fait dire à Euripide, dans une de ses pièces :

« Étais-je donc prudent, moi qui pus si bien vivre, » Et jouir comme un sage, obscur aux derniers rangs, » De ces biens que le ciel m'eût donnés non moins grands? » Mais ces ambitieux qui prennent tant de peine, ') Jupiter les condamne »

Les gens qu'on appelle prudents ne cherchent que leur avantage personnel, et l'on pense qu'ils remplissent un devoir en agissant ainsi. Par suite, c'est de cette opinion

��§ 2. Une autre distinction. Très- nomic, c'esl-a-dire... J'ai paraplirasé

réelle, mais qui aurait dCi porter le mot grec.

Aristote à ue pas confondre la pni- § 3. Une grande différence. 11 m\

<lence et la politique, bien qu'au faut donc pas rapprocher tant I;i

fond la politique sans prudence ne prudence et la politique. — Euripide,

soit plus de la politique.— L'cco- dans une de ses pièces. h^VliAocibic,

�� � 216 MORALE A NICOMAQUE.

que vient leur réputation de prudence. Cependant on peut soutenir que l'individu ne saurait garantir son propre in- térêt sans la famille ni sans l'État. Mais j'ajoute que sa- voir 'gérer convenablement ses propres affaires, est une chose bien obscure et qui demande bien de l'attention. § h. La preuve de ce que je dis ici, c'est que les jeunes gens peuvent très-bien devenir géomètres, mathémati- ciens, et même se rendre fort habiles en ce genre de sciences. Mais il n'y a guères de jeune homme, ce semble, qui soit prudent. La cause en est toute simple : c'est que la prudence ne s'applique qu'aux faits particuliers, et que l'expérience seule nous les fait bien connaître; or, le jeune homme n'est pas expérimenté; car c'est le temps seul qui procure l'expérience. § 5. On pourrait se demander encore à ce propos, comment il se fait qu'un enfant même puisse devenir mathématicien, tandis qu'il ne peut être ni sage, ni versé dans la connaissance des lois de la nature. Ne peut-on pas dire que ceci tient à ce que les mathématiques sont des sciences d'abstraction, tandis que la science de la sagesse et la science de la nature tirent leurs principes de l'observation et de l'expérience? Ne peut-on pas ajouter que, pour ces dernières, les jeunes gens ne peuvent pas avoir d'opinions personnelles, et qu'ils ne font que répéter ce qu'on leur enseigne, tandis que dans les mathématiques la réalité n'a rien d'obscur pour eux ? § 6. On peut dire en outre que l'erreur pour

��qui n'est pas parvenue jusqu'à nous, séqucnt, la prudence véritable ne

Voyez Euripidis fragmenta , édition consiste pas à s'occuper uniquement

de Firmin Didot, page 810. — Sans de soi. la famille ni sans C Etat . Et par con- 4] 5. .4 ce propos. J'ai ajouté ces

�� � LIVRE VI, CH. VI, K 8.

��•217

��les choses où l'on délibère peut être commise, soit dans le principe général qu'on suit, soit dans le cas particulier dont on s'occupe. Ainsi, par exemple, on peut se tromper soit eu croyant que toutes les eaux lourdes et pesantes sont malsaines à boire, soit en croyant que telle eau dont on se sert est malsaine et lourde,

^ 7. Donc évidemment, la prudence n'est pas la science ; car, je le répète, la prudence ne concerne que le terme inférieur et dernier de l'échelle: et ce terme, c'est l'acte particulier que l'on doit faire. § 8. La prudence n'est pas moins opposée à l'entendernent ; car l'entendement s'ap- plique aux limites, aux termes, où il n'y a plus de place pour le raisonnement, tandis que la prudence s'applique au terme inférieur pour lequel il y a, non pas science, mais simplement sensation. Quand je dis sensation, je n'entends pas celle des choses purement individuelles; mais j'entends cette espèce de sensation qui nous fait sen- tir, par exemple, dans les mathématiques, que le dernier élément des figm-es planes, c'est le triangle auquel on est contraint de s'arrêter. C'est à ce genre de sensation que se rapporte davantage la prudence, bien qu'elle en soit encore une espèce différente.

��mots pour jusUGer cette digression qui ne semble pas suffisamment ame- née.

§7. Donc évidemment. L'idée est juste; mais elle ne ressort pas comme conclusion des développements qui précèdent. — Le terme inférieur et dernier. Tandis qu'au contraire la science clierche toujouis à s'élever aux termes les plus généraux.

S S. L'entendement s'applique aux

��limites. C'est-à-dire aux principes évidents par eux-mêmes, qui sont les éléments de toute démonstration, et au-delà desquels il n'est plus possible de remonter. Voir les Derniers Ana- lytiques, livre II, ch. 19, et le Traité de l'Ame, livre 111, ch. ti. — Celle espèce de sensation. Malgré celte atté- nuation, l'expression d'Arislote n'est pas fort exacte; et la sensation n'a lien à faire en mathématiques.

�� � 218 . MORALE A NICOMAOUE.

��CHAPITRE VII.

De la délibération : caractère de la sage délibération ; elle difl'ère de la science; elle suppose toujours une recherche et un calcul ; elle n'est pas non plus un hasard ni la simple opinion. — Défi- nition de la sage délibération : c'est un jugement droit appliqué ù, ce qui est vraiment utile; elle peut être absolue, ou spéciale.

^ i. Il ne faut pas confondre examiner et délibérer, bien que délibérer ce soit examiner quelque chose. Mais quels sont les caractères d'une bonne et sage délibé- ration ? Est-elle une science d'un certain genre, une opi- nion, une rencontre heureuse, ou quelqu' autre chose encore que tout cela? Voilà ce qu'il nous faut étudier.

§ 2. D'abord, elle n'est certes pas une science, puis- qu'on n'a plus à chercher quand on sait. Mais une délibé- ration, quelque bonne et sage qu'elle soit, est toujours une délibération, et celui qui délibère cherche encore et calcule. On ne peut pas dire non plus que la sage délibé- ration soit un heureux hasard, une heureuse rencontre ; car la rencontre hein-euse que fait l'esprit, n'admet point tle raisonnement. C'est quelque chose d'instantané, tan- dis que, quand on délibère, on y met souvent beaucoup de temps ; et Fondit ordinairement que, s'il faut exécutei-

��Ch. vu. Gr. Morale, livre II, ch. 3; lliètes pour reiulre le mol i;iec dans

Morale à Eudîme, livre V, ch. 7. loute sa force.

§ 1. Une bonne et sage ddibcra- § 2. On n'a phis à chercher quand

lion, j'ai dû mcUre ces deux épi- on sait. Parce qu'on est arrivé à la

�� � LIVRE VI, CH. VII, g k. 219

rapidement la résolution qu'on a prise après délibération, il faut délibérer avec lenteur et maturité. § 3. La sagacité d'esprit est encore autre chose que la sage délibération ; et la sagacité se rapproche beaucoup de la rencontre heureuse. La sage délibération ne se confond pas davan- tage avec la simple opinion. Mais comme celui qui déli- bère mal se trompe et s'écarte du droit chemin, tandis que celui qui délibère bien délibère selon la droite raison , on peut dire que la sage délibération est une sorte de redressement et de rectitude, qui d'ailleurs n'est ni le redressement de la science ni celui de l'opinion. D'abord, la science n'a pas besoin qu'on la redresse , pas plus qu'elle ne commet d'erreur. Mais la vérité est la recti- tude de l'opinion ; et l'on a déjà tout arrêté dans son esprit sur l'objet dont on s'est fait une opinion. Néan- moins, comme il ne peut y avoir de sage délibération sans raisonnement, reste donc qu'elle soit un acte raisonné d'intelligence ; car ce n'est pas tout à fait encore une affirmation. De son côté, l'opinion n'est plus un examen de l'esprit; elle est déjà comme une affirmation assez pré- cise, tandis que celui qui délibère, bien ou mal d'ailleurs, cherche toujours, je le répète, quelque chose et calcule en raisonnant. § /i. En un mot, la délibération sage et bonne est en quelque sorte la rectitude de la volonté et de la

��cause, et que l'esprit est pleinement sont bien subtiles et souventobscures,

satisfait. comme l'ont remarqué tous les com-

§3. La sagacité d'esprit. Ou la mentateurs. Elles sont d'ailleurs assez

présence d'esprit. Voir les Derniers éloignées du sujet qu'Aristole se pro-

Anal) tiques, livre I, cb. Si, p. 185 pose de traiter; et celte digression

de ma traduction. — Avec la simple paraît aussi longue qu'elle est peu

opinion. Toutes les idées qui suivent nécessaire.

�� � 220 MORALE A NICOMAQL'E.

simple délibération. Aussi, pour la bien comprendre, il nous faudrait étudier premièrement ce que c'est que la délibération en elle-même, et à quoi elle s'applique. Mais ce mot de rectitude peut s'entendre en plusieurs sens, et il est clair que toutes les acceptions qu'il a ne peuvent convenir ici. Ainsi, le débauché et le méchant pourront fort bien trouver par le raisonnement auquel ils se livrent la solution qu'ils se sont proposé de découvrir ; et par conséquent, leur délibération aura été pleine de recti- tude, en dépit du mal considérable qu'ils se seront fait. Or, il semble que le résultat d'une sage délibération doit être toujours quelque chose de bon, puisque la sage déli- bération est cette rectitude de la déhbération qui découvre et atteint toujours le bien. § 5. Mais, d'une autre part, on peut aussi arriver au bien, même par un faux raisonne- ment, et rencontrer précisément ce qu'il fallait faire, sans avoir employé le moyen légitime. Alors, le terme moyen est faux; et par suite, ce n'est pas là encore la sage déli- bération, puisque si l'on atteint le but qu'il faut atteindi'e, on n'a pas pris cependant la route qu'il fallait prendre. § 6, De plus, tout en réussissant, celui-ci met beaucoup trop de temps à délibérer ; celui-là au contraire prend un

��§ !i. De la simple délibération, lieu de se proposer le mal, on peut se

J'ai dû faire cette répétition qui est proposer le bien ; on peut même Tat-

dans le texte. — Mais ce mot de rec- teindre ; mais le moyen qu'on em-

titude. Nouvelle digression; l'exemple ploie n'est pas celui dont il eût fallu

que donne Aristote éclaircit du reste se servir.

très-bien sa pensée. Le but que pour- § 6. Celui-ci met beaucoup trop de suit le débauché est mauvais ; mais temps. Observations sans doute très- son raisonnement pour l'atteindre justes; mais qui prolongent inutilc- peut être fort bon. ment cette discussion, qui est pleine

§ 5. Mais d'une autre pari. Au de répétitions.

�� � LIVRE M, CH. Vil, § 7. 221

parti en un instant. Ni d'un côté ni de l'autre, ce n'est point là encore la sage délibération. Elle est en ce qui regarde nos intérêts, la rectitude à distinguer le but que nous devons poursuivre, le moyen qu'il convient d'em- ployer, et le temps auquel il faut que nous agissions. § 7. Enfin, il se peut qu'on prenne une sage résolution, soit d'une manière absolue et générale, soit d'une manière spéciale pour quelque fin particulière. La délibération qui est absolimient sage, est celle qui règle la conduite de l'homme sur la fin suprême et absolue de la vie humaine ; l'autre est celle qui ne se règle que sur le but particulier qu'elle poursuit. Mais si la sage délibération est le pri- vilège des gens sensés et prudents, il s'ensuit que la sage délibération est la rectitude du jugement appliquée à un but utile, dont la prudence est une conception exacte et vraie.

��^ 7. Su7' la fin suprême et absolue ch. 1, §6, la théorie du bien su- de la vie. Voir plus haut livre I, prême.

�� � 222 MORALE A NICOMAQUE.

��CHAPITRE VIII.

De rintelligence ou compréhension, et de Finintelligence. L'intel- ligence ne se confond pas avec la science ni avec l'opinion ; elle s'applique aux mêmes ol)jets que la prudence ; elle se manifeste surtout dans la rapidité à apprendre et à comprendre les choses. — Du bon sens.

��g 1. On peut distinguer encore l'intelligence à com- prendre les choses, et l'inintelligence, deux qualités différentes qui font qu'on appelle les uns des hommes intelligents, et les autres, des hommes inintelligents. L'in- telligence, qui comprend les choses, ne peut pas du tout se confondre ni avec la science ni avec l'opinion; car autre- ment tous les hommes sans exception seraient intelli- gents. Mais on ne peut pas non plus la confondre avec une des sciences particulières, et, par exemple, avec la médecine, car alors elle s'occuperait des choses qui se rapportent à la santé ; ni avec la géométrie, car alors elle étudierait les propriétés des grandeurs. L'intelligence, au

��Ch. vin. Gr. Morale, livre II, opposition, qui est également dans les

ch. 3 ; Morale à Eudème, livre V, mots grecs, était indispensable. — A

cil. 8. comprendre les choses. J'ai ajouté

$ 1. L'intelligence à comprendre ces mots pour rendre en partie la

les choses. J'ai dû prendre le mot composition même du mot qui est

d'intelligence, bien qu'il ait été em- dans le texte. — Tous les hommes.

ployé déjà dans un sens dilTérent, Parce que tous savent quelque chose,

parce qu'il me fournissait son con- ou tout au moins ont les lumières

traire: «inintelligence;» et que cette que donne la simple opinion. — Ati

�� � LIVRE VI, CH. VIII, g 3. '22:5

sens restreint où nous l'entendons ici, ne s'applique pas davantage aux choses éternelles et immuables , ni à aucune de ces choses qui doivent naître et périr. Elle ne s'applique qu'aux choses sur lesquelles il peut y avoir doute et délibération. § 2. Ainsi, elle s'occupe des mêmes objets que la prudence ; et cependant, l'intelligence qui comprend les choses, et la prudence ne sont pas des facultés identiques. La prudence est en quelque sorte impérative, puisque son but est de prescrire ce qu'il faut ou ne faut pas faire; l'intelligence au contraire est pure- ment critique, et elle se borne à juger. Voilà pourquoi comprendre les choses se confond avec les bien com- prendre ; et pourquoi les hommes qu'on appelle intelli- gents, sont ceux qui ont une intelligence exacte des choses (pii les intéressent. § 3. L'intelligence d'ailleurs ne con- siste pas à avoir ou à acquérir de la prudence. Mais de même que quand on apprend une chose, on dit qu'on la comprend, qu'on eu a l'intelligence, du moment qu'on peut appliquer la science qu'on possède ; de même l'intel- ligence ne consiste qu'à se servir de son bon sens, de l'opinion, pour juger les choses auxquelles la prudence s'applique, quand on entend un autre vous les dire; et à les juger convenablement ; car les juger convenablement, c'est les bien juger. Aussi dans la langue grecque, le nom de compréhension ou d'intelligence, c'est-à-dire le

��sens restreint où nous l'entendons gence se borne à comprendre et qu'elle

ici. Phrase incidente que j'ai cru de- n'agit pas.

Toir ajouter. S 3. Ainsi dans la langue grecque.

5 2. Elle s'occujie des mânes J'ai dû parapliraser le texte, comme

r/ioses (jfwe /a prwf/oîff. Seulement la dans plusieurs autres passages ana-

prudence agit , tandis que l'intelli- logues à celui-ci.

�� � 22/i MORALE A NICOMAQUE.

nom de cette qualité qui fait dire des gens qu'ils sont vraiment intelligents, vient du nom de cette intelligence des choses qu'on montre en apprenant; car très-souvent nous confondons apprendre et comprendre.

g II. Quant à ce qu'on appelle le sens, et ce qui fait qu'on dit d'un homme qu'il est homme de bon sens, qu'il a du sens, c'est simplement le droit jugement d'un homme parfaitement honnête. Une preuve, c'est que , dans la langue grecque, on désigne par des mots presque pareils, et l'homme honnête et l'homme qui, entrant dans le sens des autres, est porté à leur pardonner, parce qu'il est honnête et convenable dans certains cas d'éprouver l'indulgence qui pardonne les fautes. Or, l'indulgence légitime n'est guère que le sens judicieux et droit de l'honnête; et le sens droit de l'honnête ne signifie que le sens de la vérité.

��§ 4. Par des mots presque pareils, être parfaitement honnête, et n'avoir Les mots sont assez semblables; mais aucime indulgence. Les exemples ne les idées sont fort différentes. On peut seraient point rares.

�� �

CHAPITRE IX.


Toutes les vertus intellectuelles tendent au même but : elles s’appliquent toutes à l'action, c’est-à-dire, aux termes inférieurs et derniers. Elles sont en général des dons de la nature, et elles ne peuvent point s’acquérir. Elles se produisent et s’accroissent avec l’âge. — Importance qu’il faut attacher à l’avis des personnes expérimentées et des vieillards.

§ 1. Toutes les qualités que nous venons d’étudier, c’est-à-dire le bon sens, l’intelligence ou capacité de bien comprendre les choses, la prudence et l’entendement tendent au même but. On ne doit pas s’en étonner, si l’on remarque que l’on dit des mêmes individus indifféremment qu’ils ont du bon sens et de l’entendement, ou encore qu’ils sont prudents et qu’ils sont intelligents. Toutes ces facultés en effet s’appliquent indistinctement aux termes extrêmes et aux faits particuliers. Quand un homme

Ch. IX. Morale à Eudème, livre V, ch. 9.


et des développements qui précèdent, qu’Aristote ne reconnaît gnères que

$ \. Ou capacité de bien corn- quatre ou cinq vertus intellectuelles.

prendre les choses. Paraphrase du — Aux termes extrêmes. Aristotn

mot précédent. — Et l’entendement, explique lui-même cette expression.

Ces nuances sont beaucoup moins en disant que par les termes extrêmes,

claires en français que sans doute il entend les faits particuliers. Ceci

elles ne le sont en grec ; et il est diffi- du reste semble contredire toutes les

cile,par exemple, de distinguer l'intel- autres théories sur l’entendement, qui

ligence de l’entendement, si ce n’est s’applique toujours et exclusivement

que l’entendement est encore plus aux termes les plus élevés, aux prin-

étendti. Mais il ressort de ce résumé cipes. Aristote paraît un peu plus 226 MORALE A NICOMAQUE..

montre du jugement dans les choses qui sont du domaine de la prudence, c'est qu'il est intelligent, qu'il a du bon sens, et qu'au besoin il sait être indulgent et pardonner ; car les procédés honnêtes et bienveillants sont ceux qu'emploient tous les hommes vraiment bons, dans leurs relations avec les autres hommes.

§ 2. Toutes les actions que nous pouvons faire, ne s'appliquent jamais qu'à des faits particuliers, c'est-à- dire aux termes extrêmes ; et ce sont eux précisément que doit connaître l'homme doué de prudence. L'intelligence qui comprend les choses , ainsi que le bon sens , con- cerne uniquement les choses où nous devons agir; et c'est là ce que j'appelle les termes derniers et extrêmes. § 3. Quant à l'entendement, il s'applique aux extrêmes en l'un et l'autre sens; car l'entendement peut aller éga- lement et aux termes supérieurs et premiers, et descendre aux derniers termes ; ce que ne peut pas faire le raisonne- ment. Ainsi, dans les démonstrations, l'entendement consi- dère les termes immuables et premiers, tandis que le raisonnement, s'occupant des cas où il est question d'agir, ne considère que le terme dernier, c'est-à-dire le possible, et l'autre proposition qui dérive d'une proposition plus haute. Car ces propositions inférieures sont les principes

��bas sentir lui-même celte contradic- à ce qui a été établi plus haut, et à

tion, sans dailleurs Tévitèr, puisqu'il ce qui suit.

sera forcé de dire que rentendement § 3. En l'un et l'autre sens. Ceci

peut s'appliquer aussi aux faits parti- est en contradiction formelle avec la

culier». — Qu'il sait être indulgent doctrine des Derniers Analytiques et

ef par</o(-«er. Répétition de la fin du du Traité de l'Ame. Suivant cette

chapitre précédent. doctrine, l'entendement s'applique

§ 2. C'est-à-dire aux termes ex- uniquement aux principes. — L'autre

fri'jKcs. J'ai ajouté ceci conformément proposition. C'est-à-dire, la mineure.

�� � même et les causes du but que l’ou poursuit en agissant, puisque l’universel n’est jamais que le résultat des faits particuliers. § 4. Il faut donc avoir d’abord la sensation de ces faits, et c’est cette sensation qui constitue ensuite l’entendement. C’est ce cfui fait que ces qualités dont nous venons de parler, semblent purement des dons de la nature. Ce n’est jamais la nature qui fait qu’on est savant et sage; mais c’est elle qui nous donne bon sens, pénétration d’esprit et entendement. § 5. Ce qui prouve bien ceci, c’est que nous croyons même que ces facultés correspondent aux différents âges de la vie ; nous croyons que tel ou tel âge a la raison et le jugement en partage, comme si la nature était seule à nos yeux capable de nous les procurer. Voilà encore pourquoi l’entendement est tout ensemble principe et fin ; car ce sont là les éléments d’où les démonstrations dérivent, et auxquels elles s’appliquent.

Une autre conséquence de ceci, c’est qu’il faut attacher tout autant d’importance aux simples assertions et aux opinions des gens d’expérience, d’âge, ou de prudence, tout indémontrées qu’elles sont, qu’on en attache aux

qui sort de la majeure, dont elle n’est ne l’est ici. — Purement des dons

qu’un cas particulier. — Le résultat de la nature. Différence essentielle

des faits particuliers. Voir la théorie qui les sépare des vertus morales, ces

de la formation de l’universel, Der- dernières étant surtout le résultat de

niers Analytiques, livre II, ch. 19, l’habitude.

page 291 de ma traduction. §5. Voilà encore pourquoi. Cette

§ à. Et c’est’ cette sensation. Dans phrase ne paraît pas ici à sa place,

les Derniers Analytiques, Aristote ne et elle semble interrompre la suite

tire pas aussi nettement l’universel de des idées, qui recommence à la phrase

la sensation ; en d’autres termes, il y suivante. — Une autre conséquence.

est beaucoup moins sensualiste qu’il Ceci fait suite à l'avant-dernière 228 MORALE A NICOMAQUE.

démonstrations les plus régulières, parce qu'ils ont l'œil de l'expérience pour découvrir et voir les principes.

§ 6. Voilà ce que nous avions à dire pour expliquer la nature de la sagesse et de la prudence, pour montrer les objets auxquels l'une et l'autre s'appliquent, et pour faire voir que chacune est la vertu spéciale d'une partie diffé- rente de l'âme.

��CHAPITRE X.

��De l'utilité pratique des vertus intellectuelles. Comparaison de la sagesse et de la prudence. La sagesse n'a pas pour but spécial le bonheur ; la prudence éclaire l'homme sur les moyens d'ar- river au bonheur; mais en réalité elle ne le rend pas plus habile à se l'assurer. La sagesse et la prudence contribuent cependant au bonheur de l'homme, ainsi que la vertu, en assignant un louable but à ses efforts. — De l'habileté dans la conduite de la vie ; ses rapports à la prudence ; il n'y a pas de prudence sans vertu.

��§ 1 . On pourrait se demander aussi à quoi ces qualités sont utiles. AinvSi, la sagesse ne considère jamais les

��phrase et non à la dernière. L'obser- qu'Aristotevient d'en reconnaître da-

vation est du reste parfaitement juste, vantage.

— L'œil de l'cxjjcrience. Expression CVi.XlWoraleàEudème,]. V, ch. 10.

très-remarquable. § 1 • ^ tjuoi ces qualités sont utiles.

§ 6. La nature de la sagesse et de II semble que cette question se résout

la prudence. Ce résumé ne s'applique d'elle même. Il est évident, sans qu'il

qu'àdeux vertu s intellectuelles, tandis y ait besoin d'explication, que les

�� � moyens de rendre l’homme heureux ; car elle ne cherche pas à rien produire. Quant à la prudence, elle possède bien, si l’on veut, ces moyens. Mais en vue de quoi en a-t-on vraiment besoin ? La prudence sans doute s’applique à ce qui est juste, à ce qui est beau, et de plus à ce qui est bon pour l’homme; et c’est là précisément tout ce que l’homme vertueux doit faire. Mais pour savoir toutes ces règles, nous n’en sommes pas du tout plus habiles à les pratiquer, s’il est vrai, comme nous l’avons dit, que les vertus soient de simples aptitudes morales. C’est comme pour les exercices et les remèdes qui assurent au corps la santé et la vigueur : ils ne sont rien tant qu’on ne les fait pas réellement, et qu’on n’en parle que comme conséquences possibles d’une certaine aptitude ; car nous ne sommes pas en réalité mieux portants ni plus forts, parce que nous possédons simplement la science de la médecine ou de la gymnastique. § 2. S’il ne suffit pas pour appeler un homme prudent, qu’il ait la connaissance des choses qui constituent la prudence, mais si poiu" mériter ce titre, il doit être efficacement prudent, il s’en suit que la prudence ne serait utile en rien aux hommes qui sont

vertus intellectuelles, qu’a définies

Voir dans la Politique, livre I, ch. ^,

Aristote, sont éminemment utiles à

page 40 de ma traduction, l’anecdote

l’homme. Ce qu’on peut demander,

relative à Thalès. — Plus habiles à

c’est de savoir précisément quelle

les pratiquer. Il semble au contraire,

est l’utilité spéciale et distincte de

d’après toutes les théories qui pré-

chacune de ces vertus. C’est là sans

cèdent, que la prudence est surtout

doute ce qu’a voulu dire Aristote,

une vertu pratique. — Comme nous

comme le prouve le développement

l’avons dit. Livre II, ch. 1, § 3.

de tout le chapitre; mais l’expression

§ 2. Qu’il ait la connaissance. Et

n’est pas assez claire, - Les moyens

s’il faut encore qu’il les applique. —

de rendre l'homme heureux. La sa-

Ne serait utile en rien. Par la raison

gesse ne fait qu’instruire son esprit.

qu’Aristote en donne un peu plus 230 MORALE A NICOMAQUE.

vertueux, pas plus qu'elle ne le serait à ceux-là même qui ne la possèdent pas. En elFet il n'importe pas qu'ils aient personnellement de la prudence, ou qu'ils se laissent guider aux avis de ceux qui en ont. Cette obéissance à la direction d' autrui peut nous suffire comme pour la santé ; et tout en voulant nous bien porter, nous ne nous mettons pas à apprendre la médecine. § 3. Ajoutez qu'il serait fort étrange que la prudence, tout en étant au-dessous de la sagesse, en fût cependant la directrice et la maîtresse ; car c'est la faculté agissante et productrice qui doit com- mander et ordonner dans chaque cas particulier.

Mais étudions de plus près ces deux vertus, et appro- fondissons les questions que nous avons simplement posées jusqu'ici.

§ II. D'abord, nous disons que nécessairement elles sont par elles-mêmes désirables, puisqu'elles sont l'une et l'autre des vertus de l'une et l'autre partie de l'âme; et si elles ne peuvent rien produire, c'est qu'aucune de ces

��bas. On peut faire des actes de pru- Conséquence peu rigoureuse. Si la

dence, qu'un autre vous inspire et prudence s'applique à d'autres choses

vous impose, sans être prudent per- que la sagesse, elle peut bien diriger

sonnellement. Mais il ne s'en suit pas la sagesse relativement à ces choses,

que la prudence ne soit pas utile. — tout en étant au-dessous d'elle. —

Il n'importe -pas. Il semble au con- Shnplemeni posées jusqu'ici. Les dis-

traire que ceci est de la plus haute eussions antérieures semblaient déjà

importance; car autrement l'homme cependant fort approfondies, si ce

a moins de responsabilité, s'il n'agit n'est très-claires. Il est probable

jamais que par les conseils d'autrui. qu'en tout ceci le texte a été altéré. La comparaison que fait Aristote § h. L'une et l'autre partie de

avec la médecine n'a rien d'exact. La l'âme. C'est-à-dire, la partie douée

médecine est une science, et n'est pas de raison ; et la partie qui, sans être

une vertu. douée de raison, est capable d'obéir

§3. En fût cependant la directrice, à la raison quand on la lui montre.

�� � LIVRE VI, CH. X, S 7. 2;Vl

parties de l'âme ne peut produire davantage. § 5. Ensuite, si l'on soutient qu'elles produisent, ce n'est pas comme la médecine produit la santé, mais comme la santé elle-même produit la santé. C'est ainsi que la sagesse fait le bonheur ; car étant une partie de la vertu totale, elle rend l'homme heureux par cela seul qu'elle est possédée par lui, et qu'elle est actuellement en lui. ^ 6. De plus, l'œuvTe propre de l'honmie ne s'accomplit rpie grâce à la prudence et à la vertu morale. La vertu fait que le but qu'il poursuit est bon, et la prudence fait que les moyens qui doivent y conduire le sont également, il est bien clair d'ailleurs que la quatrième partie de l'âme, c'est-à-dire, la partie nutritive, ne saurait avoir de \ ertu pareille ; car il ne dépend point de cette partie inférieure d'agir ou de ne pas agir en quoi que ce soit.

§ 7, Quant à ce ce que nous venons de dire, que la pru- dence ne fait pas que l'homme pratique davantage le bien et le juste, il faut prouver cette assertion, en reprenant les choses d'un peu plus haut, et en posant le principe qui suit : de même que nous disons de certaines gens qui font des choses justes, qu'ils ne sont pas cependant encore réel- lement justes, par exemple, quand des gens observent

��— Ne peuvent -produire davantage. IL est bien clair... la partie iiutri-

C'est-à-dire qu'elles ne sont pas pra- tive. Ceci est tellement clair en effet

tiques ni actives. C'est la volonté seule qu'il n'y avait pas besoin de le dire,

([ui agit. On peut ajouter que cette pensée ne

§ 5. basante elle-même produit la se rattache point à ce qui précède.

santé. Idée assez obscure, et que le Voir pour la partie nutritive de

développement qui suit n'explique l'àme, le Traité de l'âme, livre II,

pas encore suffisamment. ch. Ix, page 186 de ma traduction.

g 6. L'auvre propre de l'homme. § 7. Ce que nous venons de dire.

Voir plus haut livre I, ch.i, § 10. — Un peu plus haut dans ce chapitre,

�� � 232 MORALE A NICOMAQUE.

toutes les prescriptions des lois, ou malgré eux, ou en les ignorant, ou par telle autre cause, et non pas en vue de ces prescriptions elles-mêmes , faisant d' ailleurs tout ce qu' il faut et tout ce qu'un homme vertueux doit faire ; de même aussi, ce me semble, il faut agir en toute occasion avec une cer- taine disposition morale pour être vraiment vertueux. J'en- tends qu'on doit agir par son libre choix, et en ne se déter- minant que par la nature des actes mêmes qu'on accomplit, g 8. Or, c'est la vertu qui rend ce choix louable et bon. Mais tout ce qui est fait en conséquence de ce choix préalable n'appartient plus à la vertu ; c'est le domaine d'une autre faculté. Du reste ce sujet vaut la peine qu'on y insiste, afin de l'éclaircir davantage. § 9. Il existe dans l'homme une faculté qu'on appelle habileté, ou adresse, et qui a pour mission spéciale de faire tout ce qui concourt au but qu'on s'est proposé, et de procurer tous les moyens néces- saires pour l'atteindre. Si le but est bon, cette faculté est très-louable; s'il est mauvais, l'habileté devient de la four- berie. Aussi avons-nous grand soin de dire en parlant des gens prudents qu'ils sont habiles, et non pas qu'ils sont fourbes. § 10. La prudence n'est pas tout à fait cette fa- culté même ; seulement, elle ne saurait exister sans cette

��§ t. — Auec une certaine disposition nouvelle faculté, dont Aristote n'a

morale. C'est-à-dire, en pleine con- pour ainsi dire point parlé jusqu'ici,

naissance de cause, et par l'amour et à laquelle il fait jouer un rôle

seul du bien. considérable. J'ai dû employer deux

§ 8. Or c'est la vertu, Aristote mots pour rendre la force du mot

n'a nulle part défini avec plus de grec ; mais notre langue ne m'a pas

précision ce qu'il entend par la vertu, olfert d'équivalents exacts. — D'une autre faculté. La. prudence, §10. N'est pas tout à fait cette

par exemple. faculté même. Parce que la prudence

«î 9. Habileté ou adresse. C'est une n'agit pas. — Sans cette faculté. Elle

�� � LIVRE VI, CH. X, § 10. 233

faculté. Mais jamais non plus la prudence, cet œil de l'âme, ne peut être tout ce qu'elle doit- être sans la vertu, ainsi que je l'ai dit et qu'on peut aisément l'observer. Ce sont les raisonnements de notre esprit qui renferment le prin- cipe des actes que nous accomplissons plus tard : (( Puis- •) que, disons-nous toujours, telle chose est, que nous de- » vous nous proposer, et que de plus celle-ci est à nos )) yeux la meilleure possible, etc., etc. » Cette chose est d'ailleurs, en réalité, n'importe laquelle; et par exemple, c'est la première que le hasard nous ait offerte. Mais la décision à prendre n'apparaît jamais dans toute sa clarté qu'à l'homme vertueux. Le vice pervertit la raison, et nous induit en, erreur sur les principes qui doivent diriger nos actions. La conséquence évidente de tout ceci, c'est qu'il est impossible d'être réellement pmdent, quand on n'est pas vertueux.

��resterait sans elle inactive et inutile, pas ; c'est comme le syllogisme de

— La prudence, cet ail de l'âme, l'action. Voir le Traité du Mouvement Expression peut-être un peu recher- dans les animaux, ch. 1, page 258 chée, dont Platon s'est aussi servi, et de ma traduction. — Le vice per- qu'Aristote a répétée plus d'une fois, vertit la raison... Maximes admi-

— Ainsi que je l'ai dit. Un peu râbles et toutes Platoniciennes. — La plus haut, dans ce chapitre même, co)ise</Mfnce e'iiiV/eii/e. Conclusion qui § 3. — Puisque, disons-nous tou- ne se rattache pas assez étroitement jours. C'est le commencement d'un à tout ce qui précède. Le texte est raisonnement qu'Aristote n'achève peut-être encore altéré.

�� � 2U MORALE A NICOMAQUE.

��CHAPITRE XI.

Des vertus naturelles : les vertus que nous tenons de la nature ne sont pas à proprement parler des vertus, tant que nous ne les avons pas éclairées par la raison et fortifiées par une habitude volontaire. Théorie de Socrate en partie vraie, en partie fausse, sur la nature de la vertu. — La vertu ne peut pas se confondre avec la raison ; mais sans raison, il n'y a pas de vertu. La pru- dence est d'ailleurs inférieure à la sagesse, et ne travaille que pour elle.

g 1. Ces considérations nous ramènent à étudier la vertu sous un nouveau point de vue. On peut la distin- guer en vertu acquise, et en vertu naturelle et spontanée; et l'on verra que les rapports de la première à la seconde sont à peu près les mêmes que ceux de la prudence à l'ha- ijileté. Ces deux espèces de vertu ne sont pas identiques; seulement elles se ressemblent; et c'est là aussi le rapport de la vertu que la nature même nous inspire, à la vertu proprement dite. Tout le monde croit en effet que chacune des qualités morales que nous possédons, se trouve en

��Clu XJ. Gr. Morale, livre I, ch. tion que nous donne la nature, puis,

3-2;lVIora!eà Eudème.livi-e V,ch. 11. la qualité que nous acquiert Thabi-

§ 1. Vertu acquise. On pourrait tude. Voir un peu plus loin, et aussi

dire que c'est la vertu morale ; vcr-tu plus haut, livre II, ch. 1, § 3. —

naturelle, que c'est la vertu intellec- Elles se ressemblent. Ce rapproche-

luelle. La distinction est ici moins ment ne paraît pas rendre la pensée

tranchée, et Aristote veut dire seule- plus claire. — La vertu proprement

nient que dans la vertu il y a deux dite. Parce que la vertu est essen-

parts dilTérentes, d'abord la disposi- tiellement volontaire, et que nous ne

�� � LIVRE VI, CH. XI, § 3. -235

quelque mesure en nous par la seule influence de la na- ture. Ainsi, nous sommes disposés à devenir équitables et justes, sages et courageux, et à développer d'autres vertus, dès le premier moment de notre naissance ; mais cepen- dant nous n'en cherchons pas moins quelqu' autre chose encore, c'est-à-dire, la vertu proprement dite. Nous vou- lons que toutes ces qualités soient en nous autrement que la nature ne les y a mises, attendu que les dispositions purement naturelles peuvent se trouver dans les enfants et jusque dans les animaux. Mais privées du secours de l'entendement, elles n'y semblent guères faites que pour nuire. La moindre observation suffit pour le voir, et pour reconnaître qu'il en est ici comme d'un corps très-lourd qui, s'il marche sans regarder, peut faire les plus lourdes chutes parce que la vue lui fait défaut. § 2. Mais quand l'agent est doué d'entendement, cela fait dès-lors une grande différence dans sa manière d'agir. Sa disposition morale, tout en restant pareille, deviendra de la vertu dans le sens propre du mot. Ainsi donc, on peut dire que, de même que pour cette partie de l'âme qui n'a que la simple opinion en partage, il y a deux qualités distinctes, l'habi- leté et la prudence ; de même il y en a deux pour la partie morale : l'une qui est la vertu purement naturelle et spon- tanée, et l'autre qui est la vertu proprement dite ; et cette vertu supérieure ne se produit pas sans la réflexion et la prudence. § 3. Voilà pourquoi on a pu prétendre que toutes les vertus intellectuelles n'étaient au fond que

��sommes pour rien dans les dispo- § 2. Mais quand l'agent est doue sitionsquine nous viennent que de d'entendement. Et d'une volonté ia nature toute seule. libre. Voir plus haut la théorie de

�� � 236 MORALE A NÏCOM VQUE.

des espèces diverses de la prudence ; et Socrate avait en partie raison, et tort en partie, dans ses analyses. Il se trompait en croyant que toutes les vertus ne sont que des espèces diverses de prudence ; mais il avait raison de dire qu'elles n'existent pas sans la prudence et la réflexion. § II. Ce qui le prouve bien, c'est qu'aujourd'hui, quand on définit la vertu, on ne manque plus, en disant qu'elle est une habitude morale, d'ajouter à quoi cette habitude se rapporte, c'est-à-dire, l'habitude conforme à la droite rai- son. Or, confomie à la droite raison, ne veut dire que con- forme à la prudence. Ainsi, tout le monde semble avoir deviné en quelque sorte que cette disposition morale qui est conforme à la prudence, est la vraie vertu. § 5. Il faut toutefois étendre un peu cette définition en la modi- fiant. La vertu n'est pas seulement la disposition morale qui est conforme à la droite raison, c'est aussi la disposi- tion morale qui appfique la droite raison qu'elle possède ; et la droite raison, sous ce point de vue, c'est justement, je le repète, la prudence. En un mot, Socrate pensait que les vertus étaient toutes des espèces diverses de raison ;

��la volonté, livre III, ch. VI, §1. trompe ; et l'on doit r^arder comme

^3. Socrate avait en partie raison, une des théories de Socrate celle

11 me serait bien difficile de dire pré- qu'Aristote lui attribue dans ce pas-

cisément à quel dialogue de Platon sage.

Aristote veut faire allusion. La ques- § h. Aujourd'hui. M. Fritzsch,

tion de la nature de la vertu est sur- page 147 de son édition de la Morale

tout discutée dans le Ménon et dans à Eudème, croit que ce mot veut

la République, livre IV. Mais je n'y dire : « aujourd'hui que domine le

trouve point l'opinion spéciale qui péripatetisme à l'exclusion de l'école

est critiquée ici. Je ne l'ai pas non académique. » — Conforme à la

plus rencontrée dans les Mémoires de droite raison. C'est la définition qu'a-

Xénophon sur Socrate. Il n'est pas dopte Aristote lui-même, et qu'il a

probable cependant qu'Aristote se donnée plus haut, livre I, ch. 4. § ii.

�� � LIVRE VI, CH. X. ^ 7. 237

car d'après lui, elles étaient toutes des espèces de sciences ; et quant à nous, nous pensons qu'il n'y a pas de vertu qui ne soit accompagnée de la raison.

§ (3. Il demeure donc évident, d'après tout ce qui vient d'être dit, qu'on ne peut pas, à proprement parler, être bon sans prudence, et qu'on ne saurait être prudent sans vertu morale. Ces considérations nous serviront encore à juger cette théorie qui soutient (( c|ue les vertus peuvent )) être séparées les unes des autres, puisque un seul et )) même individu, quelques dons que lui ait faits la nature. » ne les possède jamais toutes sans exception; et qu'il 1) peut déjà avoir l'une, sans avoir encore l'autre. » Cette remarque, il faut le dire, est vraie pour les vertus pure- ment naturelles ; mais elle ne l'est plus pour ces autres vertus qui font que l'homme qui les possède, peut être ap- pelé absolument bon ; car cet homme aura toutes les ver- tus, du moment qu'il aura la prudence, qui à elle seule les comprend toutes. § 7. Il est donc certain encore que cette haute vertu, dût-elle n'être pratique en rien dans la vie, ne nous en serait pas moins nécessaire, puisqu'elle est la

��§ 5. Des espèces de sciences. So- accompagnée de la raison. La diffé-

crate ne paraît pas avoir la pensée rence qu'Aristote veut établir entre

que lui prête Aristote.DansleMénon, sa doctrine et celle de son maître,

par exemple, il soutient que la vertu c'est que selon lui la raison est une

n'est pas une science, puisqu'elle ne faculté distincte de la vertu, et qu'elle

peut pas s'enseigner. La même doc- doit la guider.

trine reparaît dans le Protagoras, et $C). A juger cette théorie. Ilest iiro-

dans plusieurs autres dialogues. — bable que c'est une théorie de Platon,

Quant d nous. M. Fritzsch, page 4/i8 qui d'ailleurs ne l'a pas formellement

deson édition de la Morale à Eudème, exprimée, du moins dans ses dia-

croit que ceci veut dire : « Nous logues parvenus jusqu'à nous. —

autres péripatéticiens. n — Qui ne soit Qui à elle seule les comprend toutes.

�� � 238 MORALE A NICOMAQUE.

vertu propre d'une des parties de l'âme ; et qu'il n'y a pas plus de choix raisonnable de notre volonté sans la pru- dence, qu'il n'y en a sans la vertu, celle-ci étant le but même que nous devons poursuivre, et celle-là nous faisant faire tout ce qu'il faut pour atteindre ce but. § 8. Mais tout utile qu'est la prudence, on ne peut pas dire qu'elle domine souverainement la sagesse , et cette partie de notre âme qui vaut mieux qu'elle. Tout de même que la médecine non plus, ne dispose pas souverainement de la santé, et que sans en faire elle-même usage, elle se borne à découvrir les moyens de nous l'assurer. Son rôle est de prescrire cer- tain régime en vue de la santé ; mais elle ne prescrit rien à la santé elle-même. Enfin, attribuer cette supériorité à la prudence, c'est comme si l'on prétendait que la politique commande même aux Dieux, parce que c'est elle qui com- mande sans exception tout ce qui se fait dans l'État.

��Ceci semble contredire ce qui vient tient aux plus hautes facultés de l'en-

d'ètre aflirmé un peu plus haut, en tendemeut, il la met au-dessus de la

réponse aux théories de Socrate. prudence, quoique dans la conduite

§ 7. D'une des parties de l'âme, ordinaire des choses, elle n'ait, pour

Non de la partie raisonnable, mais ainsi dire, rien à faire. Anaxagore

de la partie qui peut obéir à la lui semble supérieur à Périclès. —

raison. Ne dispose pas souverainement de la

§ 8. Domine souverainement la santé. Peut-être faudrait-il mieux

sagesse. Il est assez singulier qu'A- dire : « de l'emploi de la santé »

ristote donne ici à la sagesse le rôle comme le prouve la suite. La méde-

supérieur, du moins au point de vue cine se contente de rétablir la santé,

moral où il s'est placé. Il recherche C'est ensuite à l'individu lui-même

surtout le côté pratique, et il a d'employer les forces que le méde-

déclaré que la sagesse ne sert en rien cin lui a rendues, comme bon lui

à la pratique de la vie. Il semblerait semble. — Rien à la santé elle-

donc qu'il doit la placer à un rang même. Développement et conGraïa-

inférieur. Mais comme la sagesse lion de ce qui précède.

FIN DU LIVRE SIXIÈME.

�� � LIVRE VU.

TlIKOUIE DE l'intempérance ET DU PLAISIR.

CHAPITRE PREMIER.

��Nouveau sujet d'études. Le vice, l'intempérance et la brutalité ; la vertu contraire à la brutalité est un héroïsme presque divin ; mot des Spartiates. — Méthode à suivre dans ces nouvelles re- cherches; d'abord exposer les faits et les opinions le plus géné- ralement admises, et ensuite, discuter les questions contro- versées. — De la tempérance et de la fermeté à tout endurer ; opinion reçue à ce sujet.

��§ 1. A la suite de tout ce qui précède, il faut dire, en prenant un autre point de départ pour de nouvelles études, qu'il y a trois sortes d'écueils qu'en fait de mœurs on doit surtout éviter : c'est le vice', l'intempé- rance qui ne se maîtrise pas, et la grossièreté qui nous ravale au niveau des brutes. Les contraires de deux de ces trois termes sont de toute évidence : d'une part, la vertu est le contraire du vice; et d'autre part, la tempé-

��LuTc F//. Voir pour ce livre entier § 1. La grossièreté qui nous

la Dissertation préliminaire. ravale. Il semble qu'elle peut être

Cil. I. Gr. Morale, livre II, ch. 6, aussi comprise sous l'idée générale de

7 et 8 ; Morale à Eudème, livre VI, l'intempérance, dont elle est le der-

cli. 1. nier excès. — .4m niveau des brutes.

�� � 2A0 MORALE A NICOMAQUE.

rance, qui nous assure la domination de nous mêmes, est le contraire de l'intempérance, qui nous l'ôte. Mais quant à la qualité qui est le contraire de la grossièreté brutale, le seul nom qui lui convienne, c'est de l'appeler une vertu surhumaine, héroïque et divine; et c'est là certaine- ment la pensée d'Homère, lorsque, dans son poème, il représente Priam louant la vertu accomplie d'Hector et disant de lui :

« Il semblait plutôt être

» Le fils de quelque Dieu que le fils d'un mortel. »

Si donc il est vrai , comme on le dit , que les hommes s'élèvent au rang des Dieux par une prodigieuse vertu, ce serait évidemment une disposition morale de ce genre qu'on pourrait regarder comme l'opposé de la grossièreté brutale dont nous venons de parler. C'est qu'en effet le vice et la vertu n'appartiennent pas plus à la brute qu'ils n'appartiennent à Dieu ; et si cette disposition héroïque est au-dessus de la vertu ordinaire, la grossièreté brutale est encore quelque chose de très-différent du vice lui- même. § 2. Sans doute, il est rare de trouver dans la vie un homme divin, pour prendre l'expression favorite des Spartiates, qui disent ordinairement en parlant de quel- qu'un qu'ils admirent beaucoup : <( C'est un homme divin; » mais l'homme brutal et complètement farouche

��J'ai dû paraphraser le mot grec. — Homère, Iliade, chant 24, v. 259.

Qui nous laisse la domination — A la brute d Dieu. Voir une

Même remarque. — Une vertu sur- pensée lout à fait analogue dans lu

humaine. Il paraît que c'est beau- Politique, livre I, ch. 1, § 12, p. 9,

coup dire, si l'on ne regarde qu'au de ma traduction, 2» édition,

défaut dont cette vertu est l'opposé. § 2. L'expression favorite des

�� � LIVRE Vil, CH. 1, ^ II. m

n"est pas moins rare parmi les hommes ; et on ne le ren- contre guère que chez les barbares. Quelquefois cette grossièreté brutale est le résultat des maladies et des infirmités; et l'on réserve ce nom injurieux pour les hommes dont les vices dépassent toute mesure.

§ 3. Plus tard, nous aurons à dire quelques mots de cette triste disposition. Déjà nous avons antérieurement parlé du vice; il ne nous reste donc ici qu'à traiter de l'intempérance, de la mollesse et de la débauche, en leur opposant la tempérance, qui sait maîtriser les passions, et la fermeté, qui sait tout endurer. Nous joindrons ces deux études ; car il ne faut pas croire que chacune de ces dis- positions, bonnes ou mauvaises, se confondent tout à fait avec la vertu et le vice, ni qu'elles soient d'une espèce entièrement différente. § A. En ceci, il faut faire comme dans toutes les autres recherches; on établit d'abord les faits tels qu'on les observe, et après avoir posé les questions qu'ils soulèvent, on doit s'attacher à démontrer par cette méthode les opinions le plus généralement admises sur ces passions ; et si l'on ne peut enregistrer toutes les opinions, en indiquer au moins la plus grande partie et les principales. Car une fois qu'on a résolu les points vraiment difficiles, et qu'il ne re^te plus que les points admis par tout le monde, on peut regarder le sujet comme suffisamment démontré.

��Spartiates. Plalou rappelle celte lysant les vertus et leurs contraires,

expression dans le Ménon, p. 230, g ^- Comme dans toutes les autres

Irad. de M. Cousin. recherches. C'est la méthode générale

§ 3. Plus tard. Dans ce même d'Aristote. — Les faits têts qu'on

livre, cil. 5. — Antérieurement, les observe. Ou peut-être : « Tels

Danstontlecoursdece traité, en ana- qu'on les juge vulgairement. »

16

�� � 2/42 MORALE A NIGOMAQUE.

g 5. Ainsi, il est admis que la tempérance qui se maî- trise et la fermeté qui sait tout supporter, sont incontes- tablement des qualités bonnes et dignes d'estime. L'in- tempérance et la mollesse, au contraire, sont des qualités mauvaises et blâmables. Pour tout le monde encore, l'homme tempérant qui se domine est en même temps l'homme qui se tient constamment dans la raison, tandis que l'intempérant est aussi l'homme qui sort de la raison en la méconnaissant. L'intempérant se laisse emporter par sa passion, tout en sachant que ce qu'il fait est cou- pable; l'homme tempérant, au contraire, qui sait que les désirs dont est assiégé son cœur sont mauvais, se défend d'y céder, grâce à la raison. On regarde encore l'homme sage comme tempérant et ferme. Mais ici l'on cesse d'être d'accord; et si les uns reconnaissent l'homme ferme et tempérant pour complètement sage, 'il en est d'autres qui ne sont pas de cet avis. De même, si les uns appellent indifféremment le débauché intempérant, et l'intempérant, débauché, il en est d'autres qui trouvent entre ces deux caractères une certaine dissemblance. § 6. Quant à la prudence, parfois, on dit qu'elle est incompatible avec l'intempérance; et parfois, on admet qu'il est possible que des gens prudents et habiles se laissent aller à l'in- tempérance. Enfin, ce mot d'intempérants peut s'étendre

��S '5. Qui se maîtrise... qui sait avant la faute ; l'intempérant au coii-

lout supporter. Paraphrases des mots traire sent qu'il fait mal, et il résiste

(lu texte. — L'oti cesse d'être à'ac- autant qu'il peut. cord. Ce dissentiment porte sur une § 6. Quant d la prudence. Autre

nuance bien subtile. — Une certaine question assez subtile, et qui ne mé-

dissemblance. C'est que dans le dé- ritait peut-être pas d'êlre discutée

bauché, il n'y a point de lutte morale avec autant d'étendue.

�� � LIVRE VII, CH. II, § 1. UZ

encore à ceux qui ne savent point maîtriser leur colère, leur ambition, leur avidité.

Voilà donc les opinions le plus généralement répan- dues sur ce sujet.

��CHAPITRE IL

Explication de Tintempérance. On est intempérant tout en sachant qu'on l'est — Réfutation de Socrate, qui soutient que le vice n'est jamais que le résultat de l'ignorance ; objections contre cette théorie. — Nuances diverses de la tempérance et de l'intempé- rance selon les cas. Le Néoptolème de Sophocle; dangers des Sophismes. De l'intempérance absolue et générale. — Fin des r|uestions préliminaires sur l'intempérance.

g 1. Une première question qu'on peut se faire ici, c'est de savoir comment il est possible qu'un homme, tout en jugeant sainement ce qu'il fait, se laisse emporter h l'intempérance. On soutient quelquefois, il est vrai, ([u'il n'est pas possible que l'intempérant sache vraiment ce qu'il fait; car il serait trop fort que, comme le croyait Socrate, il y eût quelque chose dans l'homme qui pût dominer la science, et l'entraîner à une dégradation digne du plus vil esclave. Socrate combattait absolument cette

��Ch. IL Gr. Morale, livre IF, ch. 8; plus secrets et les plus intimes de la

Morale à F.ndème, livre M, ch. 2. nature humaine. — Socrate. C'est

§ 1. Une première question. C'est une des théories les plus ordinaires

en effet une question des plus impor- et les plus graves dans Platon ; il y

tantes, et qui tient aux éléments les revient à vingt reprises. Le vice, selon

�� � nii MOUALE A NICOMAQUE.

opinion que l'intempérant sait au juste ce qu'il fait, et il niait la possibilité même de l'intempérance, en soutenant que personne n'agit sciemment contre le bien qu'il con- naît, et qu'on ne s'en écarte jamais que par ignorance. g 2. Cette assertion est manifestement contraire à tous les faits, tels qu'ils se montrent à nous ; et en admettant même que cette passion de l'intempérance soit simple- ment l'effet de l'ignorance, encore fallait-il se donner la peine d'expliquer le mode spécial d'ignorance dont on entend parler ; car il est bien évident que l'intempérant, avant d'être aveuglé par la passion qu'il éprouve, ne pense pas qu'elle soit excusable. § 3. Il y a des gens qui acceptent certains points de cette théorie de Socrate, et qui en rejettent certains autres où ils ne s'accordent plus avec lui. « Oui sans doute, disent-ils avec Socrate, il n'y a rien dans l'homme de plus puissant que la science. » Mais ils ne conviennent pas que l'homme n'agisse jamais contrairement k ce qui lui paraît le mieux; et s' appuyant sur ce principe, ils soutiennent que l'intempérant, quand

��lui, est involontaire et ne tient qu'à vice sait fort bien qu'il fait mal, et il

rijj,norance. Nul ne fait le mal vo'on- ne s'en laisse pas moins entraîner. F.a

tairement. Voir spécialement le Pro- théorie de Platon montre du reste la

tagoras, page 89, trad. de M. Cousin, haute estime qu'il ressentait pour la

elp. lOi ; leMénon, pagesl59et 162, nature humaine. Il la croyait inca-

ibid.; les Lois, 2, livre IX, page 162 ; pable de faillir, du moment qu'elle

le Sophiste, page 199 ; le Timée, connaît le bien et la vertu. Un peu

page 232, ibid. plus loin, à la fin du ch. 3, Aristote

§ 2. Cette assertion est manifeste- en viendra à justifier en partie la

ment contraire. Aristote a raison théorie Platonicienne, contre Platon. Il est des cas sans $ 3. Il y a des gens. II serait diffî-

doute où le vice ne peut être attribué cile de dire précisément à quels phi-

qu'à l'ignorance; mais dans la plu- losophes Aristote fait ici allusion. C'est

part, l'homme qui se laisse aller au peut-être à Xénocrate ou à Speu-

�� � LIVRE VII, CH. II, § 6. Ub

il est emporté par les plaisirs qui le doDiinent, n'a pas vraiment la science, et qu'il n'a que la simple opinion. ^ h. Mais si c'est bien, comme on le dit, l'opinion et non pas la science; si ce n'est qu'une faible conception et non une puissante conception de l'esprit, qui lutte en nous contre la passion, comme il nous arrive dans les hési- tations et les perplexités du doute, on doit pardonner à l'intempérant de ne pas savoir s'y tenir contre les désirs violents qui le sollicitent, tandis qu'il n'y a pas d'indul- gence permise pour la peiTersité, ni pour aucun de ces autres actes qui sont vraiment dignes de blâme. § 5. Or, c'est la prudence qui résiste alors; car c'est elle qui est la plus forte de toutes les vertus en nous. Mais ceci n'est pas soutenable, puisqu'il en résulterait que le même homme serait tout ensemble sage et intempérant; et personne ne voudrait prétendre qu'un homme prudent et sage puisse volontairement faire les actions les plus coupables. J'ajoute à ceci qu'il a été démontré antérieurement que l'honmie prudent révèle surtout son caractère dans l'action, et qu'en rapport avec les termes derniers, c'est- à-dire avec les faits particuliers, il possède en outre toutes les autres vertus. § G. De plus, si l'on n'est vrai- ment tempérant qu'à la condition de ressentir des désirs

��sippe. — La simple opinion. Au fond, quand l'esprit voit moius clairenieut

c'est conserver eucoi-e la théorie de la faute.

Socrate. § 5. Sage et intempérant. «Sage»

§ 4. On doit pardonner. Aristote sipiniGe ici que l'homme sait ce qu'il

trouve que cette modification, ap- fait, au moment même où il est in-

portée à la doctrine Soci-atique, mène tempérant — Démontré antcrieure-

h une indulgence excessive pour le tnent. Voir plus haut , livre VI, cb.

vice. On est moins coupable en effet 2 et h.

�� � violents et mauvais, contre lesquels on lutte, il s’en suit que l’homme digne du nom de sage ne saurait être tempérant, non plus que le tempérant ne saurait être sage. Ainsi, il n’est pas d’un sage de ressentir des passions violentes ni des passions mauvaises. Pourtant, c’est là une condition nécessaire ; car si ces passions sont bonnes , la disposition morale qui empêche de les suivre est mauvaise ; et par conséquent, on pourrait dire que la tempérance n’est pas louable dans tous les cas sans exception. D’autre part, si les passions sont faibles et ne sont pas mauvaises, il n’y a rien de bien beau à les vaincre, pas plus que, si elles sont mauvaises et faibles, il n’y a rien de bien fort à les surmonter. § 7. Si la tempérance ou domination de soi fait qu’on demeure inébranlable dans toute opinion qu’on a une fois arrêtée en son esprit, cette qualité devient mauvaise, si, par exemple, elle nous fait tenir même à une opinion fausse ; et réciproquement, si l’intempérance nous fait toujours sortir de la résolution que nous avions prise, il pourra se rencontrer parfois une louable intempérance. Par exemple, c’est là, dans le Philoctète de Sophocle, la position de Néoptolème; et il faut le louer de ne pas s’en tenir à la résolution qu’Ulysse lui avait inspirée, parce que le mensonge lui fait troj) de peine. § 8. Il y a plus; le raisonnement sophistique,

§ 6. L’homme digne du nom de lème. Voir le Philoctète de Sophocle,

sage. Objection qu’on peut trouver vers 965, page 203 de l’éd. de Firmin

bien subtile, pour prouver que le Didot.

sage n’a pas besoin d’être et n’est pas S 8. Le raisonnement sophis-

tempérant. tique. Celte pensée ne se rattache

§ 7. Si ta tempérance... Autres pas directement à ce qui précède, et

subtilités. — La position de Néopto- elle reste obscure. Aristote veut dire LIVRE VU, CH. Il, § 10. 2^7

({iiand il en arrive à tromper par le mensonge, ne fait que créer le doute dans l'esprit de l'auditeur. Les sophistes s'attachent à prouver des paradoxes pour faire preuve de grande habileté quand ils y réussissent. Mais le raisonne- ment qu'ils font ne devient qu'une occasion de doute et d'embarras; car la pensée se trouve enchaînée en quel- que sorte, ne pouvant pas s'arrêter h une conclusion qui lui répugne, et ne pouvant point non plus avancer, parce qu'elle ne sait comment résoudre l'argument qu'on lui présente. § 9. On peut donc, en raisonnant de cette sorte, arriver à ce paradoxe, que la déraison mêlée à l'intem- pérance est une vertu. Je m'explique : l'intempérant, aveuglé par le vice qui le domine, fait tout le contraire de ce qu'il pense ; or, s'il pense que certaines choses réelle- ment bonnes sont mauvaises, et que par conséquent il ne faut pas les faire, il fera en définitive le bien et non pas le mal. § 10. Sous un autre point de vue, l'homme qui agit par suite d'une conviction bien précise, et qui pour- suit le plaisir par le libre choix de sa volonté, peut paraître au-dessus de l'honmie qui ne recherche pas le plaisir par suite d'un raisonnement, mais par le seul- effet

��sans doute que le raisonnement fait § 10. L'homme qui agit par suite

par l'intempérant ne sert qu'à l'em- d'une conviction. Celte objection

barrasser davantage encore, loin de contre la doctrine de Platon est ti-ès-

l'éclairer. grave. L'homme qui fait le mal en

§ 9. La déraison... est une vertu, connaissance de cause, vaut mieux

Parce que la déraison alors excuse que celui qui le fait par pure igno-

l'intempérant, qu'elle seule égare. — rance, si la science est, comme on le

liccUcment bonnes sont mauvaises, dit, toute la vertu ; car alors le mé-

C'est un acte de déraison qui mène à chant possède la science, tandis que

bien faire, en évitant ce qu'on croit le l'autre ne sait même pas ce qu'il fait ;

mal. ce qui doit le rendre tout à fait im-

�� � us MORALE A NICOMAQUE.'

de son intempérance. Le premier est sans aucun doute plus facile à guérir, parce qu'il pourrait changer de façon de voir. Mais l'intempérant qui ne se domine plus, est tout à fait dans le cas de notre proverbe : « Quand l'eau déjà vous étouffe, à quoi sert de boire encore » ? S'il n'avait point agi par suite d'une conviction, il pourrait cesser de faire ce qu'il fait en changeant de conviction; mais dans notre hypothèse, il a une conviction très-formelle, et il n'en fait pas moins tout le contraire de ce qu'il faudrait. $ il. Enfin, si la tempérance et l'intempérance peuvent se produire pour toute espèce de choses, que devra-t-on comprendre quand on dit d'un homme d'une manière absolue qu'il est intempérant ? Car personne ne peut avoir toutes les intempérances possibles sans exception; et pourtant, nous disons d'une manière absolue de cer- taines gens qu'ils sont intempérants.

§ 12. Telles sont les questions diverses qui peuvent s'élever ici. Parmi elles, il en est quelques-unes qu'il faut résoudre. Il en est d'autres qu'on devra laisser de côté, parce que la solution d'un doute qu'on discute ne doit être que la découverte de la vérité.

��pardonnable aux yeux de Socrate. — § 12. Qu'il faudra laisser de côté. Daus le cas de notre proverbe. On ne Ainsi, Aristote Condamne lui-même voit pas liès-biea comment ce pro- quelques unes de ces questions, et il verbe s'applique ici. ne les juge pas dignes d'être discutées, $ii. Potir toute espèce de choses, sans doute parce qu'elles sont trop Loin de là ; l'intempérance et la subtiles. — Que la découverte de la tempérance ne s'appliquent qu'à un vérité. Et que ces questions ne pour- ordre de choses très-limité. Voir plus raient mener à celte découverte, qui haut, livre III, ch. 11, § 3. a seule de l'importance.

�� � LIVRE VII, c:H. III, ^ 1. 249

��CHAPITRE III.

��L'Intempérant sait-il bien la faute qu'il commet? L'intempérance s'applique-t-elle à tout? ou seulement à des actes d'un certain ordre? Evidemment, la faute est beaucoup plus grave quand on s'en rend compte en la commettant. — Explication de l'erreur dans laquelle tom])e l'intempérant ; il peut connaître la règle générale, sans la connaître et l'appliquer dans le cas particulier où il agit. — Le syllogisme de l'action ; l'intempérant ne connaît que le dernier terme et ne connaît pas le terme universel. — Justification définitive des théories de Socrate, qui croit que riiomme ne fait jamais le mal que par ignorance.

��§ 1. Le premier point qu'il faut éclaircir, c'est de rechercher si l'intempérant sait ou ne sait pas ce qu'il fait; et s'il le sait, comment il le sait. Ensuite, nous éta- jjlirons relativement à quoi on peut être tempérant et intempérant. Et ainsi, veux-je dire, est-ce relativement à toute espèce de plaisir, à toute espèce de peine? Ou bien, est-ce relativement à quelques plaisirs et à quelques peines déterminées ? La tempérance qui maîtrise les passions, et la fermeté qui sait tout souffrir avec cons- tance, sont-elles une seule et même chose ? Sont-elles des choses différentes? A ces questions, on peut en joindre

��n2. 77/. Gr. Morale, livre 11, cil. 8; éclaircir. C'est le sujet du présent

Morale à Eudème, livre VI, ch. 3. chapitre. — Ensuite. Chapitre h. —

§ i. Le premier point qu'il faut La tempérance... et la fermeté. Voir

�� � d’autres tout à fait du même genre qui tiennent également au sujet que nous étudions ici.

§ ’2. Commençons notre examen par nous demander si l’homme tempérant et l’intempérant diffèrent entr’eux par leurs actes seulement, ou si ce n’est pas surtout par la disposition morale où ils sont en agissant. Je veux dire, si l’intempérant est intempérant uniquement parce qu’il fait certains actes, ou s’il ne l’est pas plutôt par la manière dont il les fait. Demandons nous aussi, en admettant que cette première solution soit fausse, si l’intempérant n’est pas intempérant par ces deux motifs réunis. Nous verrons ensuite si l’intempérance et la tempérance peuvent ou non s’appliquer à tout. Ainsi, l’homme qu’on appelle intempérant d’une manière générale et absolue, ne l’est pas cependant en tout sans exception ; il l’est seulement pour les choses qui éveillent les passions du débauché. Et même, il n’est pas appelé intempérant, parce que, d’une façon toute générale, il commet les mêmes actes que le débauché, car alors l’intempérance se confondrait tout à fait avec la débauche, mais bien parce qu’il est à l’égard de ces actes d’une certaine façon particulière. Le débauché en effet est conduit à ses fautes par son libre choix, croyant qu’il faut toujours poursuivre le plaisir du moment. L’autre, au contraire, n’a point de


plus loin, chapitres 5 et 9. — D’autres tout à fait du même genre. La question du plaisir, par exemple. Voir chapitres 12 et 13.

Dans les chapitres 4 et suiv. — Le débauché en effet. Il y a cette différence entre le débauché et l'intempérant

que celui-ci lutte encore contre lui- 

$•2. Par ces deux motifs réunis, même, tandis que l’autre s’abandonne C’est-à-dire, par les actes et par l’intention. — Nous verrons ensuite,

à sa passion avec pleine sécurité et avec réflexion. LIVRE VII, CH. m, S 5. -251

pensée arrêtée ; mais il n'eu poursuit pas moins le plaisir qui s'olTre à lui. § 3. Peu imj)orte du reste à la question que ce ne soit que la simple opinion, l'opinion vraie et non pas la science proprement dite, cpii fasse tomber les hommes dans l'intempérance. Il arrive plus d'une fois que, tout en n'ayant sur les choses qu'une simple opinion, on n'éprouve pas cependant le moindre doute, et qu'on croit parfaitement les savoir de la science la plus pré- cise. § à. Si donc on prétend qu'on éprouve toujours une croyance assez faible pour ce qui n'est qu'une opinion, et qu'on se sent dès lors plus disposé à agir contre sa propre pensée, il s'en suivrait qu'il n'y a jjlus de différence entre la science et l'opinion, puisqu'il y a des gens qui ne croient pas moins fermement à ce qui n'est en eux qu'une opinion, que d'autres ne croient à ce qu'ils savent de science certaine, comme le prouve assez l'exemple d'Heraclite. § 5. Mais savoir, à notre avis, peut s'entendre en deux sens divers; et l'on dit de celui qui a la science et ne s'en sert pas, qu'il sait, tout aussi bien qu'on le dit de celui qui en fait usage. Il sera donc fort différent de faire un acte coupable, en ayant la science de ce qu'on fait, mais sans la mettre actuellement en usage par la vue qu'en aurait l'esprit; et de le fah-e, en ayant cette science et en voyant actuellement la faute que l'on commet. Dans ce dernier cas, la faute est aussi grave qu'elle peut l'être, tandis qu'elle n'a point cette gravité, c[iiand on ne voit

��§ 3. Que la simple opinion. Voir sophe. Voir dans la Grande morale.

plus haut dans le chapitre 2, § 4, livre II, ch. 8, un jugi-mcut tout pa-

cette théorie déjà indiquée. reil sur Heraclite, qui attachait à la

§ i. L'exemple d'Héraclife. C'est- simple opinion la même valeur qu'à

à-dire toute la doctrine de ce philo- la science.

�� � 252. MORALE A MICOMAQUE.

pas ce qu'on lait. ^ 0. C'est que les propositions et les prémisses qui déterminent nos actions, sont de deux sortes ; et il se peut que tout en les connaissant l'une et l'autre, on agisse encore contre la science qu'on possède. On ai3plique bien la proposition générale ; mais on oublie la proposition particulière ; et les actes que nous avons à faire dans la vie, sont toujours des cas particuliers. Dans le général même, on peut distinguer des différences : tantôt il concerne l'individu; tantôt il s'applique à la chose au lieu de la personne. Prenons pour exemple cette proposition générale : a Les substances qui sont sèches conviennent » à tous les hommes. » La proposition particulière peut être indifféremment : a Or, cet individu est homme; » ou bien : « Or, telle substance est sèche ; donc. . . » Mais on peut ne pas savoir si telle substance est bien une subs- tance sèche; ou, si on le sait, on peut dans le moment actuel ne pas en avoir la science. Il est difficile de dire toute la différence qui sépare ces deux sortes de propo- sitions; et, par conséquent, il se peut qu'il n'y ait rien d'absurde, dans un cas, à croire qu'il en est de telle ou telle façon, et qu'il y ait, dans un autre cas, une prodi- gieuse absurdité à le croire.

§ 7. On peut encore avoir la science d'une autre façon que toutes celles que nous venons d'indiquer. Ainsi, quand

��$5. Mais savoir... en deux sens Aristote n'achève pas le raisonnement

divers. C'est la différence entre la parce que la conclusion est de toute

puissance et l'acte. évidence ; elle peut varier d'ailleurs

§ 6. Les propositions et les pré- selon que la proposition particulière

Jiîîsscs. Voir plus haut, livre VI, ch. 10 sera de telle ou telle forme, et qu'elle

h la fin, § 10. — Au lieu de la per- s'adressera soit à la personne, soil à

sonne. J'ai ajouté ces mois. — Donc... la chose dont il s'agit.

�� � on a la science et qu’on ne s’en sert pas, il peut y avoir encore une grande différence selon l’état où l’on se trouve, de telle sorte qu’on peut dire en quelque façon qu’on l’a et qu’on ne l’a pas tout ensemble : par exemple, dans le sommeil, la folie ou l’ivresse. J’ajoute que les passions, quand elles nous dominent, produisent des effets tout pa- reils. Les emportements de la colère, les désirs de l’amour et les autres affections de ce genre bouleversent, par les signes les plus manifestes, même notre corps ; et elles vont aussi parfois jusqu’à nous rendre fous. Évidemment, on doit reconnaître que les intempérants qui ne savent point se maîtriser, sont à peu près dans le même cas, § S. Faii’e néanmoins dans cet état les raisonnements qu’ins- pire la vraie science, ce n’est pas une preuve qu’on ait sa raison. Il y a des gens qui, dans le désordre même de ces passions, vous donneraient des démonstrations régulières et vous réciteraient des vers d’Empédocle, comme ces écoliers qui, commençant à apprendre, enchaînent bien les raisonnements qu’on leur enseigne, mais ne possèdent pas cependant encore la science; car pour l’avoir réellement, il faut se l’identifier, et il est besoin de temps pour cela. Ainsi, les intempérants, il faut le croire, parlent de morale

§ 7. Selon l’état où l’on se trouva, ou peut-être Aristote, pour démontrer

Observation juste et profonde, et qui que les intempérants ont toute leur

servira plus loin à expliquer le plié- présence d’esprit, veut-il dire qu’ils

nomène de l’intempérance et la pos- réciteraient les vers les plus obscurs

sibilité de la faute. et les plus difficiles, par exemple ceux

§ 8. Des vers d’Empédocle. Il se- d’Empédocle. Dans le Traité de la

rait difficile de dire pourquoi le nom Respiration, eh. 7, § 5, page 258 de

d’Empédocle est ici choisi de préfé- ma traduction, Aristote en cite vingt-

rence à tout autre. Peut-être faisait- cinq qui justifient parfaitement cette

on apprendre ses vers aux enfants; réputation. — Comme ces écoliers... 25 A MORALE A NICOMAQUE.

dans ces occasions, comme les acteurs débitent leur rôle sur le théâtre.

§ 9. On pourrait du reste trouver encore à ces phéno- mènes une cause toute naturelle. Et en voici l'explication. Dans le raisonnemeut qui fait agir, il y a d'abord la pensée toute générale, et d'autre part, il y a une seconde pro- position qui s'applique à des faits particuliers, et ne dé- pendant plus que de la sensation qui nous les révèle. Quand une proposition unique se forme pour l'esprit de la réunion des deux, il faut nécessairement que l'âme af- firme la conclusion qui en sort ; et dans les cas où il y a quelque chose à produire, il faut qu'elle agisse en consé- quence sur-le-champ. Supposons, par exemple, cette pro- position générale : <( Il faut goûter à tout ce qui est doiLX ; » et ajoutons cette proposition particulière : «Or, telle chose spéciale et particulière est douce ; » il y a nécessité que celui qui peut agir et qui n'en est point empêché, agisse sur-le-champ en conséquence de la conclusion qu'il tire, du moment qu'il l'a tirée.

§ 10. Supposons, au contraire, que nous avons dans l'esprit une pensée générale qui nous empêche de goûter

��comme des acteurs... C'est-à-dire, en II semble que ce serait plutôt : «Toute

n'ayant point le moins du monde la logique.» — Une proposition unique.

conscience de ce qu'ils font. C'est la conclusion, qui sort des pré-

§ 9. On pourrait du reste trouver, misses. — Du moment qu'il l'a tirée.

Aristote revient ici avec détail à une Et qu'il goûte à la chose qui lui pa-

explication qu'il n'a fait qu'indiquer raît devoir être douce, plus haut. 11 y a peut-être eu quelque § 10. Supposons au contraire. Ces

déplacementdansie texte; car les dé- hypotlitses pour expliquer l'activité

veloppements qui vont suivre, eussent humaine, sont fort ingénieuses sans

été nécessaires antérieurement pour doute; mais dans la plupart des cas,

((ue la i)ensée fût claire et com- on agit sans songer à raisoimer aussi

l)lMe. — Une cause toute naturelle, subtilement.

�� � LIVRE VII, CH. 111, § 1-2. 255

au plaisir; et qu'à côté d'elle, une autre pensée également générale nous dise encore que « tout ce qui est donx est agréable à goûter, » avec la proposition particulière que telle chose qui est sous nos yeux, est douce. Si cette dernière pensée est actuellement dans notre esprit, et que le désir se trouve excité en nous, il arrive alors qu'une pensée nous dit de fuir l'objet. Mais le désir nous y pousse, puis- que chacune des parties de notre âme a le pouvoir de nous mettre en mouvement. Par conséquent, on peut pres- que dire que dans ce cas c'est la raison et le jugement qui rendent l'homme intempérant ; non pas que le jugement soit contraire en lui-même à la raison, mais c'est in- directement qu'il le lui devient; car ce n'est pas le juge- ment précisément, c'est le désir seul qui est contraire à la droite raison. § 11. Ce qui fait que les bêtes ne sont pas intempérantes à proprement parler, c'est qu'elles n'ont pas la conception générale; elles n'ont que l'apparence et le souvenir des choses particulières.

§ 12. Comment l'ignorance de l'intempérant se dissipe- t-elle? Comment l'intempérant après avoir perdu la do- mination de soi, revient-il à la science? L'explication qu'on peut donner ici, est la même exactement que pour l'homme ivre et pour l'homme qui dort ; et comme il n'est rien qui soit spécial à la passion de l'intempérance, ceux qu'il faut

��§ H. C'est qu'elles n'ont pas la $ 12. Comment l'ignorance... Di-

conceplion générale. On ne peut pas gression qui interrompt Tenchaîne-

dire non plus qu'elles aient la con- ment des idées. — Après avoir perdu

ceptionde la proposition particulière, la domination de soi. J'ai ajouté ces

Elles sentent physiquement l'objet de mots, qui ne sont qu'une paraphrase

leur désir, et elles s'y portent par de l'expression grecque, et qui la font

un aveugle instinct. mieux comprendre.

�� � 256 MOllALE A NIC0M4QIIE.

surtout consulter, sur ce sujet, ce sont les physiologistes.

§ 13. Mais comme la dernière proposition est le juge- ment porté sur l'objet sensible, et que c'est elle qui est la maîtresse en définitive de nos actions, il faut que celui qui est dans l'accès de la passion, ou ne connaisse pas cette proposition, ou bien qu'il la connaisse de façon à ne pas en avoir la science réelle, tout en la connaissant. Il ré- pète alors les beaux discours qu'il tient, comme l'homme; ivre de tout-à-l'heure répétait les vers d'Empédocle; et son erreur vient de ce que le dernier terme n'est pas gé- néral, et ne semble pas porter avec lui la science, comme la porte le terme universel. % ià. Il se passe alors réelle- ment le phénomène qu'indiquait Socrate dans ses recher- ches. La passion avec ses effets ne se produit point, tant que la science qui doit être j)Our nous la vraie science, la science proprement dite, est présente à l'âme; et cette science n'est jamais entraînée ni vaincue par la passion. Mais c'est seulement de la science donnée par la sensibilité que la passion triomphe.

g 15. Voilà ce que nous avions à dire sur la question de savoir si l'intempérant, en commettant sa faute, sait ou ne sait pas qu'il la commet, et comment il peut la com- mettre, tout en sachant qu'il fait une faute.

��§ 13. Mais comme la dernière pro- particulière, relative à l'objet spécial

jwxitioi). Aristote reprend et achève que la sensation fait connaître. —

l'explication log;ique de l'intcmpé- Qitc la passion triomphe. Ou qu'elle-

rance qu'il a commencée plus haut, suit, si cette proposition lui est coa-

§ \!\. De la science donnée par la forme et si elle peut ainsi se satis-

srnsihilitc. C'est-à-dire, la proposition faire comme elle le désire.

�� � CHAPITRE IV.

Que doit-on entendre par l’intempérance prise d’une manière absolue? — Espèces diverses des plaisirs et des peines; plaisirs nécessaires résultant des besoins du corps; plaisirs volontaires. — L’intempérance et la tempérance concernent surtout les jouissances corporelles. — Distinction entre les désirs qui sont légitimes et louables, et ceux qui ne le sont pas ; dans les désirs de cette première espèce, l’excès seul est à blâmer ; Mobé, Satyrus. — L’intempérance et la tempérance correspondent à la débauche et à la sobriété.

§ 1. Est-il possible de dire d’une manière absolue que quelqu’un est intempérant ? Ou bien tous ceux qui le sont, ne le sont-ils pas toujours d’une manière relative et particulière? Et si l’on peut être absolument intempérant, quels sont les objets auxquels s’applique l’intempérance ainsi entendue ? Voilà les questions qu’il nous faut traiter à la suite de celles qui précèdent.

D’abord, il est bien clair que c’est dans les plaisirs et dans les peines qu’on est tempérant et ferme, ou intempérant et faible. § 2. Mais parmi les choses qui nous procurent le plaisir, les unes sont nécessaires ; les autres


Ch. IV. Gr. Morale, livre II, ch. 8; Morale à Eudème, livre VI, ch. 4.


§. 11 —Relative et particulière. C’est à-dire relativement à certains plaisirs, ou à certains entraînements particuliers.

§ 1. De dire d’une manière absolue. C’est l’une des questions indiquées plus haut, à la fin du chap. 2,

§ 2. Les unes sont nécessaires. C’est la satisfaction de nos besoins; elle est nécessaire en tant que la vie 258 MORALE A NICOMAQUE.

sont en soi très-permises à nos désirs ; mais elles peuvent être poussées à l'excès. Les plaisirs nécessaires sont ceux du corps; et j'appelle ainsi tous ceux qui se rapportent à l'alimentation, à l'usage de l'amour, et à tous les besoins analogues du corps, à l'égard desquels il peut y avoir, comme nous l'avons dit, ou l'excès de la débauche ou la réserve de la sobriété. D'autres plaisirs au contraire n'ont rien de nécessaire; mais ils sont dignes en eux-mêmes d'être recherchés par nous. C'est, par exemple, la victoire dans les luttes que nous soutenons ; les honneurs, la richesse, et telles autres choses de cette espèce, qui sont à la fois des avantages et des plaisirs. § 3. Or, nous n'appe- lons pas intempérants d'une manière générale et absolue tous ceux qui se livrent à ces plaisirs, au-delà de ce que permet la juste raison pour chacun d'eux. Mais on ajoute avec une désignation spéciale qu'ils sont intem- pérants en fait d'argent, en fait de gain , en fait d'hon- neur, de colère. Jamais on ne les appelle d'un terme absolu des intempérants, parce qu'en effet l'on sent bien qu'ils diffèrent entr'eux, et que le nom commun qu'on leur donne ne tient qu'à un rapport de ressemblance. C'est ainsi que pour désigner Homme , au nom générique d'homme qui était le sien, on ajoutait l'indication plus spéciale de Vainqueur aux jeux Olympiques. Pour cet

��en dépend. Aristote lui-même l'ex- il n'est pas impérieux et indispensable

plique un peu plus bas. — A l'usage comme la faim et la soif.

de l'amour. On ne peut pas placer ce § 3. Pour désigner Homme, C'était

besoin sur la même ligne que celui le nom d'un athlète célèbre, qui avait

de l'alimentation. Il ne naît qu'à un remporté plusieurs fois la couronne

certain âge, il s'éteint à un autre ; aux Jeux Olympiques. Les commen-

et même pendant qu'il se fait sentir, tatenrs ne laissent aucun doute sur

�� � LIVRE VII. CH. IV, g 5. 259

athlète, le nom spécial qu'on lui donnait ne différait que très-peu du nom général de l'espèce. Mais pourtant ce nom était autre. Ce qui prouve bien, qu'il en est ainsi pour l'intempérance, c'est qu'elle est toujours blâmée non pas seulement comme une faute , mais aussi comme un vice, qu'elle soit d'ailleurs considérée d'une manière absolue 'ou simplement dans un acte particulier. Mais aucun de ceux que je viens d'indiquer, ne peuvent être ainsi blâmés comme intempérants, par une appellation absolue.

§ A. Il n'en est pas de même quant aux jouissances du corps, pour lesquelles on dit d'un homme qu'il peut être sobre ou dissolu. Celui qui, dans ces jouissances, poursuit des plaisirs qu'il pousse à l'excès, et qui fuit sans mesure les sensations pénibles de la soif et de la faim, du chaud et du froid ; en un mot, celui qui recherche ou qui craint toutes les sensations du toucher ou du goût, non pas par un libre choix de sa volonté , mais contre son propre choix et contre son intention, celui-là est appelé intempérant, sans qu'on ajoute rien à ce nom, comme on le fait quand on veut dire qu'un homme est intempérant dans telles ou telles choses spéciales, par exemple, en fait de colère. Mais de lui l'on dit seulement, et d'une ma- nière absolue, qu'il est intempérant. § 5. Si l'on pouvait douter de ceci, il suffirait de remarquer que c'est aussi

��ce point. Voir Tédilion de la Morale fait d'honneur se nomme un ambi-

à Eudème de M. F'ritzsch, pages 161 tieux, etc.

etl62. — Ne peuvent être ainsi blâmés. § à. Quant aux jouissances du

L'intempérant en fait d'argent se corps. Déjà plus haut, livre III,

nomme un avare; Tinlempérant en ch. 11, Aristote a établi que la tem-

�� � 200 MORAf.E A NIC0M.4QUE.

aux jouissances corporelles que s'applique l'idée de la mollesse, et qu'elle ne s'applique à aucune autre de ces jouissances dont nous venons de parler. Voilà pourquoi nous plaçons l'intempérant et le dissolu, le tempérant et le sage, dans les mêmes rangs, sans d'ailleurs y placer jamais ceux qui se livrent à ces autres plaisirs. C'est qu'en effet le dissolu et l'intempérant, le sage et le tempé- rant sont, on peut dire, en rapport avec les mêmes plaisirs, avec les mêmes peines. Mais s'ils sont en rapport avec les mêmes choses , ils n'y sont pas tous de la même façon ; les uns se conduisent comme ils le font par choix ; mais les autres n'ont pas la faculté d'un choix raisonné. Aussi sommes-nous portés à croire encore plus dissolu l'homme qui, sans désirs, ou n'étant poussé que par de faibles désirs, se livre à des excès, et fuit des douleurs assez peu redoutables, que celui qui n'agit que par l'emportement des désirs les plus violents. Que ferait donc en effet cet homme sans passions, s'il lui survenait un désir fougueux comme ceux de la jeunesse, ou la souffrance poignante que nous cause l'impérieuse nécessité de nos besoins ?

§ 6. Ainsi, dans les désirs qui nous animent et les plaisirs que nous goûtons, il y a des distinctions à faire. Les uns sont dans leur genre des choses belles et louables, puisqu' entre les choses qui nous plaisent, il en est quelques-unes qui par leur nature méritent cp'on les recherche. Les autres sont tout à fait contraires à ceux-

��pérance et l'intempérance devaient durer avec constance et sans se

s'entendre des plaisirs du corps et plaindre. — • Et le sage. Dans le sens

surtout de ceux du toucher. d'homme sobre et ferme, non dans le

§ 5. L'idée de la mollesse. Opposée sens de savant. — A ces autres plai-

ù celle delà fermeté, qui sait tout en- sirs. De l'ambition et de la richesse.

�� � MYRK VIL CH. IV, ^ (5. 261

là. D'autres enlin sont intermédiaires, selon, la division que nous avons antérieurement établie; et tels sont pai- exemple, l'argent, le profit, kt victoire, l'honneur et autres avantages de même ordre ; toutes choses où , en tant qu'elle sont indifférentes et intermédiaires, on n'est pas blâmable parce qu'on en est touché, qu'on les aime ou qu'on les désire, mais seulement parce qu'on les aime d'une certaine façon et qu'on pousse cet amour à l'excès. Aussi , blàme-t-on ceux qui dépassent les bornes de la raison, et, dominés par leurs désirs aveugles, poursuivent sans mesure quelqu'une de ces choses, toutes belles et toutes bonnes qu'elles sont par leur nature : par exemple, ceux qui s'occupent avec plus d'ardeur et d'affection qu'il ne convient, soit de la gloire, soit même de leurs enfants ou de leurs parents. Ce sont là pourtant des senthnents très -bons, et l'on fait grande estime de ceux qui les éprouvent; mais néanmoins il peut y avoir un excès aussi dans ces sentiments, si, comme Niobé, on va jusqu'à combattre les Dieux, ou si l'on aime son père comme Satyrus, surnonmié Philopator, qui portait cette affection jusqu'à l'extravagance la plus insensée. Il n'y a certaine- ment aucun mal, aucune perversité, dans ces passions,

��§ (i. La division que nous avons comnienlatcurs ont rapporté diverses

antériexirement établie. Un peu plus tiadilions, pour justifier ce qu'en dit

liaut dans ce chapitre même, § 2. — Aristote. Selon les uns, il se serait

De leurs enfants ou de leurs parents, tué de désespoir de la mort de son

Le premier de ces défauts est beau- père; selon les autres, il aurait ho-

coup plus commun que l'autre. L'af- noré la mémoire de son père en Ta-

fcclion, surtout quand elle est excès- dorant comme un Dieu. Ces deux

sive, descend bien plutôt qu'elle ne hypothèses expliquent suffisamment

remonte. — Satyrus. On ne connaît l'expression très -forte qui, dans le

pas autrement ce personnage. Les texte, caractérise la manie de Satyrus.

�� � 262 MORALE A NICOMAQUE.

parce que chacun d'eux, je le répète, mérite très-légiti- mement en soi et par sa nature qu'on l'éprouve; mais les excès auxquels on peut les porter, sont mauvais et doivent être évités.

§ 7. On ne peut pas non plus employer le terme simple d'intempérance dans ces différents cas. L'intempérance n'est pas seulement à fuir; elle est en outre de la classe des choses qui sont dignes de blâme et de inépris. Mais quand on emploie le mot d'intempérance, parce que la passion dont il s'agit présente quelque ressemblance avec celle-là, on a soin d'ajouter pour chaque cas particulier l'espèce spéciale d'intempérance dont on entend parler. C'est tout à fait comme l'on dit : « un mauvais médecin, un mauvais acteur, » en parlant d'un homme qu'on n'ap- pellerait pas mauvais purement et simplement. De même donc que, dans les deux cas que nous venons de citer, on ne peut prendre une expression de blâme aussi générale, parce que dans chacun de ces individus il n'y a pas le vice absolu, mais seulement une sorte de vice qui y res- semble toute proportion gardée, de même il faut entendre, quand on parle d'intempérance et de tempérance, qu'il s'agit uniquement de celles qui s'appliquent aux mêmes choses que la sobriété et la débauche. C'est donc aussi par une sorte d'analogie et d'assimilation que nous par- lons d'intempérance en rapportant ce mot à la colère ; et l'on doit alors ajouter qu'on est intempérant en fait de

��— Je le répète. Voir quelques lignes cas. Celui de Satyius, celui de Tarn- plus haut. bilieux, celui de l'avare, etc. — Dans $ 7. Le terme simple. Il faut en les devx cas que nous venons de outre spécifier en quoi consiste l'in- citer. Niobé et Salyrus, dont il est tempérance. — - Dans ces cliffcrents ([ncslion au ^ précédent.

�� � LIVRE VII, CH. V, § 2. 2(53

colère, coDime on dit aussi qu'on l'est en lait de gloire, ou eu fait de lucre.

��CHAPITRE V.

Des choses qui sont naturellement agréables et de celles qui le deviennent par Thabitude ; goûts monstrueux et féroces ; exem- ples divers ; goûts bizarres et maladifs. On ne peut pas dire que ces goûts soient des preuves d'intempérance. — L'intempérance prise en un sens absolu est l'opposé de la sobriété.

§ 1. Ainsi que je l'ai déjà dit, il y a des choses (itii plaisent naturellement; et parmi elles, les unes sont agréables absolument et d'une manière générale ; les autres ne le sont que suivant les diverses espèces d'ani- maux, ou même suivant les races d'hommes. Il y a de plus des choses qui naturellement ne sont pas agréables. mais qui le deviennent par l'effet des privations, ou par suite de l'habitude, soit même aussi par la dépravation des goûts naturels. On peut croire qu'il y a des disposi- tions morales qui correspondent à chacune de ces aberra- tions physiques, g 2. Je veux parler de ces dispositions brutales et féroces ; et, par exemple , cette femme abomi-

��Ch. V. Gr. Morale, livre II, ch. 8; Traité de l'Ame, soit dans les Opus-

Morale à Eudème, livre VI, ch. 5. cules. — Ces aberrations physiques.

% 1, Ainsi que je l'ai déjà dit. L'expression du texte n'est pas aussi

Dans le chapitre précédent, § 2 ; et précise.

peut-être aussi dans les discussions § 2. Cette femme abominable. Les

diverses qu'Aristote a consacrées à commentateurs l'appellent Hamie ;

l'analyse des sensations, soit dans le c'était, à ce qu'il semble, une mère

�� � 26/j

��MORALE A NICOMAOllE.

��uable qui éventrait, à ce qu'on rapporte, les femmes en- ceintes, pour dévorer les enfants qu'elle arrachait de leur sein. Ce sont encore quelques races de sauvages sur les bords du Pont, qui, dit-on, se donnent l'affreux plaisir de manger, ceux-ci de la viande toute crue ; ceux-là, de la chair humaine ; d'autres, qui se servent réciproquement leurs enfants, dans les épouvantables festins qu'ils s'offrent entr'eux. Ce sont les atrocités qu'on raconte aussi de Phalaris. § 3. Ce sont là des goûts féroces et dignes des brutes. Parfois, ils ne sont que l'effet de la maladie ou de la folie, comme cet homme qui, après avoir immolé sa mère aux Dieux, la dévora ; ou comme cet esclave qui mangea le cœur de son compagnon d'esclavage. Il y a des goûts d'un autre genre qui sont également maladifs, ou qui ne tiennent qu'à une sotte habitude : par exemple, de s'arracher les cheveux, de se ronger les ongles, de manger

��rendue folle par la douleur de la perte de ses propres enfants. — -Ceux- ci de La viande toute crue. C'est un goût repoussant, mais qui n'a rien de blâmable. — Ceux-là de la chair Immaine. Aristote parle encore de ces anthropophages dans la Politique, livre V, ch. 3, § h, page 271, de ma traduction, 2" édition. — Qui se servent réciproquement leurs en- fants. Ce serait plus monstrueux encore que la légende de Thyeste et d'Atrée. — Qu'on raconte aussi de Phalaris. On peut voir ce récit con- servé dans Polybe, Histoire générale, livre XII, ch. 25, 1" fragment. Il paraît que le taureau d'airain où ce tyran iVisait brûler ses victimes, avait

��été transporté d'Agrigente à Car- thage.On l'y voyait encore du temps de Polybe, et le grave historien croit si bien à la vérité de la tradition po- pulaire, qu'il blùme très-vivement Timée de l'avoir contestée. Il y a aussi des commentateurs qui pré- tendent que Phalaris mangea son propre fils, ce qu'Arislote semble confirmer lui-même à la Gn de ce chapitre. Mais ici il est plus probable qu'il veut faire simplement allusion à la cruauté bien connue de cet abomi- nable tyran.

§ 3. Cet homme. Quelques commen- tateurs disent,jenesais sur quelle au- torité, qu'il s'agit de Xerxès. — De s' ar- racher les cheveujf. Pour les ronger.

�� � IJVUE VIÎ, CH. V,

��265

��du charbon ou de la terre, ou bien même encore de coha- biter avec des hommes. Ces goûts dépravés sont tantôt instinctifs, et tantôt ils ne sont que le résultat d'habitudes contractées dès l'enfance, g h. Quand ces égarements n'ont pour cause que la nature, ceux qui les éprouvent ne sauraient être réellement appelés intempérants, pas plus qu'on ne peut reprocher aux femmes de ne point épouser les hommes mais d'être épousées par eux. On peut en dire autant de ceux qui sont devenus ainsi maladivement vi- cieux par suite d'une longue habitude, g 5. Mais ces goûts monstrueux sont en dehors de toutes les bornes du vice proprement dit, comme en sort la férocité elle-même. Et soit qu'on en triomphe, soit qu'on s'en laisse dominer, il n'y a pas là vraiment tempérance ni intempérance absolu- ment parlant ; il n'y a qu'une certaine affinité que nous

��Cet exemple qui est répété dans la Grande Morale, livre II, ch. 8, y est complété dans le sens que j'indique ici ; et les détails qui suivent prouvent bien que c'est celui qu'il faut adop- ter. Il ne faut pas entendre, comme l'ont supposé quelques commenta- teurs, qu'il s'agit de s'arracher les cheveux par désespoir. Ce peut être là un excès de douleur, et un instant de folie; ce n'est pas un goût du Sciire de ceux que cite Aristote. — Manger du charbon ou de la terre. Vettorio dans son commentaire re- marque avec raison que ce sont là des manies assez fréquentes chez les jeunes filles ; il aurait pu ajouter qu'elles les éprouvent surtout à l'é- poque où elles se forment. — De eu-

��habiter avec les hommes. Il semble qu'Aristote aurait dû mettre dans une classe à part ce vice repoussant, et ne pas le confondre avec des manies qui peuvent être bizarres, mais qui n'ont rien de coupable.

§ k. Réellement appelés intempé- rants. Le terme d'intempérants est trop faible ; et l'expression du blùme doit être beaucoup plus énergique. — Pas plus qu'on ne peut reprocher au.r femmes. C\'St montrer, ce semble, beaucoup d'indulgence. Les femmes suivent la nature ; les autres la dé- gradent et la \iolent. Quelques lignes plus bas, Aristote est plus juste et bien plus sévère.

§ 5. // n'y a qu'une certaine a/Ji- nitc. Qui a fait qu'Aristote lui-même

�� � 266 MORALE A MCOMAQUE.

avons déjà remarquée, en disant que celui qui dans la co- lère se laisse emporter aux derniers excès de cette passion, doit être qualifié d'après cette passion même, et ne doit pas pour cela être appelé intempérant d'une manière absolue. C'est qu'en effet tous ces excès de vices, de déraison, de lâcheté, de débauche, de cruauté, sont tantôt les effets d'une nature brutale, et tantôt les effets d'une véritable maladie. § 6. Ainsi, un homme qui est tellement organisé par la nature qu'il a peur de tout, même du bruit d'une souris, est lâche d'une lâcheté vraiment faite pour une brute. Un autre à la suite d'une maladie avait une terreur invincible pour les chats. Parmi les gens frappés de dé- mence, les uns, qui ont perdu la raison par le seul effet de la nature et qui ne vivent que par leurs sens, sont de vraies brutes, comme certaines races de barbares dans les pays lointains. D'autres qui ne sont tombés en cet état que par des maladies, telles que l'épilepsie, ou la folie, sont de vrais malades. § 7. Parfois, on JDeut avoir simple- ment ces goûts effroyables sans en être dominé ; et par exemple, il eût été très-possible que Phalaris domptât en lui ces affreux désirs qui le poussaient à dévorer des enfants, ou à satisfaire contre nature les besoins de l'a- mour. Parfois, aussi l'on a ces goûts déplorables, et l'on y succombe.

��s'est laissé entraîner à parler de ces barbares. Il existe encore certaines

vices exécrables, en traitant de Tin- races de sauvages aussi dégradées,

tempérance, avec laquelle ils n'ont surtout dans l'Afrique et dans l'O-

qu'un rapport tri"s-él oigne. — Être céanie.

appelé intempcrant. L'expression ne § 7. H eàt été très-possible que

serait point assez forte ni surtout Phalaris. Voir un peu plus haut

assez exacte. Voir ch. i, § 5. dans ce même chapitre ce qui est dit

§ G. Comme certaines races de de Phalaris, §2.

�� � LIVRE Vil, CH. V, g 9. 267

§ 8. Ainsi donc, de même que la perversité dans l'homme peut être tantôt appelée perversité d'une ma- nière absolue, et tantôt être désignée par une addition qui indique, par exemple, qu'elle est ouDrutale ou maladive, sans prendre d'ailleurs ce mot d'une manière absolue ; de la même façon, il est évident que l'intempérance est tan- tôt brutale et tantôt maladive ; et quand on prend ce mot dans son sens absolu, il ne désigne simplement que l'in- tempérance relative à la débauche trop ordinaire chez les hommes.

g 9. En résumé, on voit que l'intempérance et la tem- pérance ne s'entendent que des choses auxquelles peuvent s'appliquer aussi les idées de débauche et de sobriété; et que, si pour les choses différentes de celles-là, on emploie aussi le mot d'intempérance, c'est sous un autre point de vue et par simple métaphore , mais non pas d'une ma- nière absolue.

��§ 8. L'intempérance est tantôt qu'exigeait la suite des idées. Aris-

icMïa/e. Il semble que ce n'est pas là lote d'ailleurs, le dit lui-même un

logiquement la pensée qu'on atten- peu plus bas.

dait : «L'intempérance comparée à § 9. Les choses différentes de

la penersité, peut être comme elle, celles-là. L'ambition, l'avarice, la

ou absolue, ou relative. » Voilà ce colère, etc.

�� � 268 MORALE A MCOMAQL'E.

��CHAPITRE VI.

I/intempérance en fait de colère est moins coupable queTinteai- pérance des désirs. Le désir est plus dénué de raison encore que la colère. Exemples divers. — Trois classes différentes de plaisirs; la condition des brutes est moins basse que celle de l'homme dégradé par le \ ice.

§ 1. Faisons voir aussi qu'il est moins honteux de céder avec intempérance à la colère, que de se laisser dominer par l'emportement de ses désirs. A mon avis, la colère qui nous enflamme le cœur entend encore la raisoii dans une certaine mesure. Seulement, elle l'entend mal, comme ces serviteurs qui trop prompts dans leur zèle se mettent à courir avant d'avoir entendu ce qu'on leur dit, et se trom- pent ensuite sur l'ordre qu'ils exécutent; et comme les chiens qui, avant de voir si c'est un ami qui vient, aboient par cela seul qu'ils ont entendu du bruit, g 2. C'est là ce que fait le cœur , qui cédant à son ardeur et à son impé- tuosité naturelle, et par cela seul qu'il a entendu quelque chose de la raison sans avoir entendu l'ordre entier qu'elle lui donne , se précipite à la vengeance. Le raisonnement ou l'imagination lui a révélé qu'il y a une insulte ou un dédain ; et aussitôt, le cœur, concluant par une sorte de syllogisme qu'il faut combattre cet ennemi, entre en lu-

��Ch. VI. Gr. Morale, livre II, ch. 8 ; exemple est reproduit dans la Grande

Morale à Eudème, livre M, ch. 6. Morale, et il y est un peu plus déve-

§ 1. Comme CCS serviteurs. Cet Icppé. — Ei comme les chiens. Corn-

�� � LIVKE VU, CH. VI, g /i. 269

reur et l'attaque siir-le-clianip. Quant au désir, il suffit que la raison ou la sensibilité lui dise que tel objet est agréable, pour qu'il s'élance aussitôt à la jouissance. J^ 3. Ainsi, la colère obéit bien encore en quelque mesure à la raison. Le désir ne lui obéit en rien ; il est donc plus honteux que la colère; car l'intempérant en fait de colère se laisse conduire jusqu'à un certain point parla raison, tan- disquel' autre qui ne sait pas dompter ses désirs, n'est do- miné que par eux, et ne cède en rien à la raison, g A. D'ail- leurs, on est toujours plus excusable de suivre ses mouve- ments naturels, puisqu'on l'est toujours aussi davantage de céder à ces passions qui sont le partage commun de tous les hommes, quand on y cède comme tout le monde. Mais la colère même avec ses violences a quelque chose de plus naturel que les emportements de ces désirs qui ne nous poussent qu'aux excès, et qui ne répondent point à des besoins nécessaires. C'est comme cet homme qui croyait s'excuser d'avoir frappé son père, en disant :

��paraison qui n'est peut-être pas assez § U. Ses mouvcmenls naturels.

relevée, puisqu'Aristote veut excuser Les désirs sont encore plus naturels

la colère. que la colère ; et, à ce titre, ils

$2. Quant audésir. Il n'entenditas seraient plus excusables. Il est pos-

même une partie de la raison. Il est s"ble d'ailleurs, par une longue disci-

plus aveugle que le cœur et la colère, pline de son ùmc, d'empêcher que

§.'5. It est donc plus Iwnteiix. he les désirs coupables n'y puissent

désir, dans le vrai sens du mot, ne naître; et c'est peut-être à ce point

dépeud pas de nous; ce qui dépend de vue que se place Aristote, pour

de nous, c'est d'y céder ou d'y ré- blâmer les désirs que la raison n'a-

sister. — L'intempérant en fait de voue pas. Il est vrai en outre, que la

colère. J'ai dû conserver cette ex- colère n'est pas aussi coupable que la

pression, quoiqu'elle soit assez bi- débauche ; mais c'est uniquement

zarre, pour conserver le rapport des parce que le débauché a cédé à ses

idées le mieux possible. désirs au lieu de les vaincre.

�� � •270 MORALE A NICOMVQUE.

<( Mon père frcappait le sien ; son père frappait aussi notre ') aïenl; et ce bambin, ajoutait-il en montrant son fils, ce )) bambin à son tour me frappera quand il sera grand; » car c'est chez nous une habitude de famille. » On peut citer encore ce malheureux qui, traîné par son fils, lui di- sait de s'arrêter sur le seuil de la porte, parce que lui non plus n'avait traîné son père que jusque-là,

§ 5. On peut ajouter que les plus coupables sont en général ceux qui dissimulent leurs desseins et leurs pièges. L'homme emporté par son cœur ne cache pas ses projets, non plus que la colère, qui les montre toujours à découvert. Le désir est au contraire comme Vénus, si l'on en croit les portraits qu'on nous en fait :

« La perfide Cypris qui sait ourdir les ruses. »

Ou bien c'est comme cette ceinture dont parle Homère :

ce divin talisman

« Piège où pourrait tomber le cœur même du sage. »

Par suite, si cette sorte d'intempérance dissimulée est plus coupable et plus honteuse que celle de la colère, on pourrait presque dire qu'elle est l'intempérance absolue et le vice proprement dit. § 6. Il y a même plus : on ne souffre pas quand on fait une insulte à autrui ; mais quand on agit par colère, on agit toujours avec une vive souf-

��§ 5. La perfide Cypris. Les com- l'hymne de Sapbo à Vénus. — Dont

mentateurs attribuent ce vers à parle Homère. Iliade, chant XIV,

Homère; mais il ne se trouve pas vers 214 et suiv. • — L'intempérance

dans ce qui nous reste de lui. Une absolue. C'est être trop sévère contre

expression analogue, si ce n'est le le désir, qui est naturel sans être

vers lui même, se rencontre dans d'ailleurs irrésistible

�� � LIVRE VII, CH. VI, ^ 8. !>7i

franco, tandis que celui qui commet un acte d'insulte n' y trouve que du plaisir. Si donc les actions contre lesquelles on peut s'indigner avec le plus de raison, sont aussi les plus coupables, l'intempérance, suite du désir, sera plus coupable que l'intempérance de la colère ; car il n'y a pas d'insulte dans la colère.

§ 7. Concluons donc de nouveau que l'intempérance où nous poussent les désirs, est plus honteuse que celle de la colère ; et que la tempérance, ainsi que l'intempérance, s'applique aux passions et aux plaisirs purement cor- porels.

g 8. Ces points sont désormais très-clairs. Mais il faut en outre rappeler ici quelles sont les différentes espèces de plaisirs. Comme on l'a dit au début de la discussion, les uns sont propres à l'homme et sont naturels, dans leur genre et dans leur intensité ; les autres sont des plaisirs brutaux ; d'autres enfin ne sont que la suite d'infirmités ou l'effet de la maladie. Les idées de sobriété et de dé- bauche ne peuvent s'appliquer qu'aux premiers; et voilà pourquoi on ne peut pas dire des animaux, si ce n'est par métaphore, qu'ils sont sobres ou débauchés, et dans le cas peut-être où l'on voudrait signaler une espèce d'animaux différant complètement d'une autre par l'incontinence, la

��§ 6. // n'y a pas d'insulte dans la qui a été dit plus haut, ch. 5 ; et il y

colère. Parce qu'Aristote suppose a peut-être ici quelque déplacement,

toujours que la colère ne réfléchit en même temps qu'il y a des répé-

pas. titions.

§ 7. Concluons donc... -purement § 8. Comme on Va dit au début,

corporels. Il semble que la discussion Voir plus haut, ch. à, §2. — Ni

est close et que le chapitre devrait libre arbitre, ni raisonnement. \oi]'d

finir ici. Ce qui suit se rapporte à ce ce que constate la plus simple obser-

�� � lasciveté, ou par la voracité. C’est que les animaux n’ont ni libre arbitre ni raisonnement ; et qu’ils sont en dehors fie la nature raisonnable, à peu près comme les fous parmi les hommes. § 9. La brutalité d’ailleurs est un moindre mal que le vice, bien que ses effets soient plus effrayants ; le principe supérieur n’est pas perverti dans la brute comme il l’est dans l’homme vicieux; seulement, la brute ne le possède pas. C’est donc comme si l’on com- parait un être animé à un être inanimé, pour savoir quel est le plus vicieux des deux ; car toujours un être est moins mauvais et moins pernicieux quand il n’a pas le principe qu’un autre corrompt; et ce principe ici, c’est l’intelligence. On peut dire encore que c’est à peu près comme si l’on voulait comparer l’injustice et l’homme injuste ; à certains égards, on trouverait tour à tour que l’un des deux termes est plus mauvais que l’autre. Mais un homme méchant peut faire dix mille fois plus de mal ({u’une bête féroce.

��valion, uialgré tous les- sophisnies que l’injuslice est toujours et néccs-

que cette question a fait naître. — A sairement injuste, tandis queThomme

peti près comme les fous. Compa- injuste peut cesser de l’être. La pen-

raison assez juste, bien qu’on ait sée d’ailleurs n’est pas assez claire, et

encore avec un homme fou, malgré elle ne se rattache pas suffisamment

toute sa déraison, des rapports qu’on ne peut avoir avec les animaux.

à ce qui précède. — Plus de mal qu’une bête féroce. Voir la Politique,

S 9. L’injustice et l’homme in- livre I, ch. d, § 13, p. 9 de ma tra-

jvstr. Aristote veut dire sans doute duction, 2* édition.

�� � LIVRE VIT, CH. VII, § 2. 573

��CHAPITRE VII.

��Dispositions diverses des individus relativement à la tempérance et à la débauche. — Caractère propre du débauché ; sa défini- tion. — La violence des désirs rend les fautes plus excusables. — Définition de la mollesse. — L'intempérance peut avoir deux causes, l'emportement ou la mollesse ; différence de ces deux causes.

��§ 1. Quant aux plaisirs et aiLx souffrances, aux désirs et aux aversions qui concernent les sens du toucher et du goût, et aux quels seuls nous avons limité plus haut les idées de débauche et de sobriété, il peut se faire, selon les individus, que l'on succombe aux atteintes dont les autres hommes triomphent assez communément ; et à l'inverse, que l'on triomphe de celles où la plupart d'en- tr'eux succombent. On est donc, à l'égard des plaisirs, in- tempérant dans un cas, et tempérant dans l'autre ; de même qu'à l'égard des douleurs, l'un est faible et mou ; l'autre est énergique et patient. La disposition morale de la plupart des hommes tient le milieu entre ces deux ex- trêmes, bien qu'ils penchent en général davantage vers les moins bons côtés. § 2. Dans les plaisirs, on peut distin-

��Ch. VIL Gr. Morale, livre II, Aristote eût peut-être mieux fait do

ch. 8 ; Morale à Eudème, livre VI, se tenir dans les généralités appli-

ch. 7. cables à la plupart des hommes. La

§ 1. Plus haut. Voir le ch. U de ce science n'a guère à s'occuper des

livre, § 4, et livre III, ch, 11, S 3. exceptions. — En général, vers les

— L'on succombe aux atteintes moins bons côtés. L'observation res-

18

�� � 274 MORALE A NICOMAQUE.

giier, avons-nous dit, ceux qui sont nécessaires et ceux qu> ne le sont pas, ou qui du moins ne le sont qu'à un certain point. Mais les excès ne sont pas nécessaires non plus que les abstinences, et l'on peut en dire autant pour les désirs et pour les peines que l'homme éprouve. Celui donc qui se livre aux excès dans les plaisirs, ou qui poursuit les plaisirs avec excès par une libre détermination, et seule- ment pour eux-mêmes et non en vue d'un autre résultat, celui-là est vraiment débauché et dissolu. Par une suite nécessaire de son caractère, un tel homme ne se repentira jamais; et par conséquent, il est inguérissable. L'homme au contraire qui s'abstient et se prive trop obstinément du plaisir, est l'opposé de celui-là; et entre les deux, ce- lui qui tient un juste milieu est sage et sobre. On peut faire la même remarque relativement à celui qui fuit les souffrances du corps, non pas parce qu'il est hors d'état de les endurer, mais parce qu'il veut les éviter de propos délibéré. § 3. Parmi ceux qui agissent en ceci sans volonté réfléchie, on peut distinguer l'homme qui est entraîné par le plaisir, et l'homme qui le recherche pour se soustraire à la douleur que ses désirs lui causent ; et l'on doit faire entr'eux une assez grande différence. Tout le monde trouverait plus blâmable celui qui, sans

��ireinte dans ces limites est très-juste. d'Aristote; au contraire, les débau-

§ 2. Avons-nous dit. Voir plus chés savent clairement ce qu'ils font

haut, ch. i, § 2. — Débauché et et méditent leur satisfaction. Aristote

dissolu. Et non point intempérant, reconnaît donc deux nuances parmi

parce que Tintempérant, tout en ce- les intempérants eux-mêmes : ceux

dant à sa passion, la combat encore qui n'ont que de faibles désirs et se

et peut la vaincre par conséquent. laissent cependant entraîner au plai-

§ 3. Sans volonté réfléchie. Ce sir, et ceux qui ont des désirs fou-

sont Us intempérants, selon la théorie gueux qu'ils ne peuvent dominer. —

�� � LIVRE Vil, CH. VII, § 5. 275

aucun désir, ou sollicité par des désirs très-faibles, ferait quelque acte honteux, que celui qui est emporté par des désirs indomptables. Ainsi, toufle monde trouve celui qui frappe sans colère plus coupable qiv.^ celui qui frappe dans son emportement. Que ferait-il donc cet homme de sang- froid, s'il venait à être transporté par la passion? Voilà ce qui fait que le débauché est plus vicieux que l'intempé- rant, qui ne se domine pas ; et dans ces deux vices ex- trêmes, que nous indiquions plus haut, c'était la mollesse que nous signalions d'une part, et de l'autre c'était la dé- bauche.

§ II. Si l'homme tempérant est opposé à l'intempérant, l'homme ferme et patient est l'opposé de l'homme faible et mou. La fermeté consiste à résister, et la tempérance consiste à dominer ses passions. Mais il faut mettre une différence entre dominer et résister, de même qu'il faut en mettre une entre n'être pas vaincu et triompher; aussi faut-il placer la tempérance au-dessus de la fermeté qui résiste et qui supporte. § 5. Celui qui succombe là où la plupart des hommes résistent ou peuvent résister, n'est qu'un caractère mou et languissant; car la langueur est

��Le débauché est plus vicieujc. Parce leçon. Les deux vices qu'Aristote

que ses désirs sont moins vifs, et vient d'indiquer sont irréfléchis, et

quMl pourrait, s'il le voulait, résister par conséquent, il semble qu'il ne

plus aisément. — Que nous indi- peut pas être question ici de la dé-

quions -plus liaut. Dans ce même bauche, qui est toujours acccompa-

chapitre, quelques lignes aupara- gnée de résolution, d'après la théorie

vant. — Et de Vautre, c'était la même d'Aristote. Il est possible que

débauche. Quelques commentateurs ce soit une erreur de l'auteur lui-

\>ensent qu'il faudrait plutôt « l'in- même,

tempérance»; mais tous les manus- $ h. La tempérance au-dessus de ta

crits sont unanimes pour la première fermeté. Observation délicate, mais

�� � une des espèces de la mollesse. Tel, par exemple, laisse traîner son manteau pour ne pas se donner la peine de le relever ; il prend des airs de malade et ne se croit pas ce- pendant fort à plaindre, quelque pareil qu’il se rende à ceux qui sont k plaindre réellement. § (5. De même pour la tempérance et l’intempérance. On ne s’étonne pas de voir un homme vaincu, soit par des jouissances excessives, soit par des peines violentes. Au contraire, on est plutôt porté à lui pardonner, s’il a résisté d’abord de toutes ses forces, comme le Philoctète de Théodecte blessé par le serpent, ou comme Cercyon dans l’Alopé de Carcinus, ou comme ceuxqui,s’efforçantde réprimer un fou rire , éclatent tout-à-coup à grand bruit, ainsi qu’il advint à Xénophante. Mais quand on se laisse vaincre dans les cas où la plupart

��dont on ne sent peut-être pas autant la justesse en français qu’en grec, parce que les mots que nous donne notre langue ne sont pas aussi opposés enlr’eux.

$ 5. Fort à plaindre. En tant que malade. L’exemple d’ailleurs qu’a choisi Aristote, ne semble pas éclair- cir beaucoup la pensée.

§ 6. Le Philoctète de Théodecte. Théodecte était un poète tragique, originaire de Phaséiis en Pamphylie, et ami d’ Aristote, qui paraît avoir fait grand cas de son talent. 11 le cite plusieurs fois dans sa Rhétorique, et aussi dans la Politique, livre I, ch, 2, § 19, p. 21 de ma traduction, 2* édition. D’après le commentateur grec, Philoctète dans la tragédie du poëte était mordu à la main par le serpent. Il supportait d’abord sans plainte l’affreuse douleur qu’il ressentait ; puis, ne pouvant plus se maîtriser, il s’écriait : Qu’on me coupe la main. — Cercyon dans l’Alopé de Carcinus. Il y a eu deux poètes tragiques du nom de Carcinus, l’un athénien, l’autre d’Agrigente en Sicile. On ne sait auquel des deux appartient la tragédie que cite Aristote. Suivant les commentateurs, Cercyon, dans la pièce de Carcinus, ayant découvert un amour coupable de sa fille, lui demandait quel était son amant. Il lui promettait de ne point s’irriter, si elle lui faisait cet aveu. Mais une fois qu’il avait reçu cette confidence, il en était si chagrin qu’il se tuait. — Xénophante. On ne connaît pas autrement ce personnage. Sénèque, De Ira, II, 2, cite un chanteur très-habile nommé XéLIVRK YIl, CH. Vil, § 8. 277

des liommes peuvent résister, et qu'on n'est pas capable (le soutenir la lutte, on est inexcusable, à moins que cette faiblesse ne tienne à une organisation particulière ou à ({uelque maladie, comme pour les rois Scythes, en qui la mollesse était un héritage de famille, ou comme les femmes qui sont naturellement beaucoup plus faibles que les hommes, g 7. La passion effrénée des amusements et des jeux pourrait sembler une sorte d'intempérance ; mais c'est bien plutôt de la mollesse. Le jeu est un relâchement, puisqu'il est un repos; et celui qui aime trop les jeux, doit être rangé parmi les hommes qui prennent avec excès le repos et le délassement.

§ 8. Du reste, il peut y avoir deux causes à l'intempé- rance : l'emportement et la iaiblesse. Les uns, après avoir pris une bonne résolution, ne savent pas s'y tenir parce que leur passion les domine ; d'autres ne sont entraînés par leur passion que parce qu'ils n'ont pas réfléchi à ce qu'ils font. D'autres encore, comme les gens qui s'étant chatouillés eux-mêmes ne sont plus chatouilleux au con- tact de leurs camarades, sentent à l'avance et prévoient l'assaut de la passion ; ils se mettent avec vigilance sur leurs gardes, réveillent leur raison, et ne se laissent pas vaincre par les émotions qui les assiègent, qu'elles soient agréables ou pénibles. En général, ce sont les gens vifs et

��iiophante, qui vivait au temps d'A- tateur grec a-t-il lu « Perses» au lieu

ristole, et qui était à la cour d'Ale- de Scythes.

xaiidre. — Pour les rois Scylhes. § 8. Parce qu'ils n'ont pas ré/lc-

Ou s'en fait une idée toute contraire, clii. Ceci ne semble pas s'appliquer ù

et on se les représente ordinairement l'intempérance, qui, dans les théories

comme menanl la vie la plus rude et d'Aristote est toujours accompagnée

la plus sauvage. Aussi un coniincu- de réflexion cl de lutte. Peut-éire

�� � mélancoliques qui se laissent surtout aller à cette intempérance qu’on peut appeler l’intempérance par emportement. Les uns par l’ardeur de leur nature, les autres par la violence de leurs sensations, sont incapables d’attendre les ordres de la raison, parce qu’ils ne suivent guère que leur imagination et leurs impressions.


CHAPITRE VIII.


Comparaison de l’intempérance et de l’esprit de débauche. L’intempérance est moins coupable; elle n’est pas réfléchie; elle est intermittente. La débauche au contraire est une perversité profonde qui, en faisant le mal, ne se contraint point elle-même. — Portrait de l’intempérant.

§ 1. Le débauché, comme je l’ai déjà dit, n’est pas homme à sentir des remords; il reste fidèle au choix réfléchi qu’il a fait. Au contraire, il n’est pas d’homme intempérant qui ne se repente de ses faiblesses. Aussi, l’intempérant n’est-il pas tel tout à fait que pourrait le faire croire la question que nous nous sommes posée plus haut. L’un est incurable, l’autre peut être guéri de son

faut-il traduire : u n’ont pas assez Ch. Vlll. Gr. Morale, livre II,

réfléchi. » — Et mélancoliques, ch. 8 ; Morale à Eudème, livre VI,

Dans la Grande Morale, livre II, ch. ch. 8.

8, vers la On, où sont reproduites § 1. Comme je l’ai déjà dit. Plus

ces distinctions, Aristote n’est pas haut, ch. 7, § 2. — • Plus haut. Id.

aussi indulgent pour les mélanco- ibid. — L’un est incurable. Le dé-

liques ; loin de les excuser, il les bauché ; l’outre peut être guéri.

trouve plus coupables que les autres. L’intempérant. LIVRE VU, CH. VIII, § 3. 279

vice. La perversité qui se plaît dans les débauches, res- semble assez à l'hydropisie ou à la phthisie, c'est-à-dire aux maladies chroniques; l'intempérance ressemblerait plutôt à une attaque d'épilepsie. L'une est constante; l'autre n'est pas un vice continuel. En un mot, l'intempé- rance et le vice proprement dit sont d'un genre tout différent. La perversité, la débauche se cache à elle- même et s'ignure; l'intempérance ne peut pas s'ignorer. ^ "2. Parmi ces gens-là, les moins mauvais sont peut-être encore ceux qui sortent d'eux-mêmes par la violence de leurs passions; ils valent mieux que ceux qui ont leur raison et ne savent pas s'y tenir. Ces derniers en effet se laissent, vaincre par une passion qui pourtant est bien moins forte, et ils ne sont pas surpris par elle sans y avoir réfléchi, comme les autres le sont. L'intempérant ressemble beaucoup aux gens qui s'enivrent en un instant avec très-peu de vin, et en en prenant moins que la plupart des autres hommes.

g 3. On voit donc que l'intempérance n'est pas préci- sément la perversité. Mais en un certain sens elle se confond peut-être avec elle. En effet, si l'intempérance est contre la volonté de celui qui s'y livre, et si la pei-versité est au contraire le résultat d'une volonté réfléchie, l'in- tempérance et la perversité ont des conséquences , qui dans la pratique sont tout à fait pareilles. C'est le mot de Démodocus contre les j\Iilésiens : (( Les j\Iilésiens, disait- il, ne sont pas fous; mais ils agissent comme des fous. »

��§ 2. Ces derniers en effet. Ce sout Comparaison qui est très-juste, si

les intempérants, qui entendent la elle n'est pas d'ailleurs très-relevée,

voix de la raison, et qui ne la suivent § 3. La perversité. Que plus haut

pus. — Qui s'enivrcni en un instant. Aristotc appelait la débauche. — Dé-

�� � 280 MORALE A NICOMAQUE.

Et de même, les intempérants ne sont pas précisément pervers et injustes, et pourtant ils commettent des actes per\'ers. § h. L'un est ainsi fait qu'il poursuit les plaisirs des sens excessifs et contraires à la droite raison, sans être du tout convaincu qu'il fait bien, tandis que l'autre a cette conviction, parce qu'il est organisé pour ne recher- cher que les plaisirs. L'un peut donc être aisément ramené, l'autre ne pourra jamais l'être ; car la vertu et le vice ont cette différence, que celui-ci détruit le principe moral, et celle-là le développe et le conseiTe. En fait d'action, le principe qui fait agir est le but final qu'on pom"suit, comme dans les mathématiques les principes sont les hypothèses qu'on a d'abord admises. Ce n'est pas le raisonnement qui, dans ce dernier cas, nous en- seigne les principes. Ce n'est pas lui non plus qui nous les enseigne dans la conduite de la vie; mais c'est la vertu, soit que la nature nous l'ait donnée, soit que nous l'ayons acquise par l'habitude, qui enseigne à bien juger le principe de tous nos actes. Celui qui sait le bien dis- cerner est l'homme sage et sobre: le débauché est celui qui fait tout le contraire, g 5. 11 y a tel homme qui peut, sous l'influence d'une passion, sortir de toutes les bornes contre les ordres de la droite raison ; la passion le domine assez pour qu'il ne se conduise plus suivant les règles de la raison parfaite. Mais elle ne le domine pas assez aveuglé- ment pour qu'il se laisse persuader par elle qu'il est bon

��vwilociis. Personnage peu connu, $ 5. Il y a tel homme. C'est peut-

dont il reste quelques épigrammes être insister beaucoup sur une ques-

dans l'Anthologie. tion, qui est assez simple et qui d'ail-

§ II. L'un. L'intempérant ; l'autre, leurs peut sembler épuisée après tous

Le débauché. Its développements qui précèdent.

�� � LIVRE Vil, CH. IX, <^ 1. 281

de poursuivre sans frein les plaisirs qui l'entraînent. Cesi là précisément l'intempérant, qui est moins dégradé que le débauché; il n'est pas absolument pervers; car ce qu'il y a de plus précieux dans l'homme, le principe, subsiste encore et survit en lui. L'autre, qui est le caractère tout opposé, est resté dans son état naturel, et il n'en est pas sorti même dans l'égarement de la passion.

On peut donc, d'après ce qui précède, conclure évi- demment que la disposition morale de l'intempérant est encore bonne, et que celle du débauché est complètement mauvaise.

��CHAPITRE IX.

��L'homme tempérant n'obéit qu'à la droite raison. — L'entêtement a quelques rapports avec la domination de soi-même : motifs ordinaires de l'entêtement. Du changement d'opinion ; on peut n'avoir aussi pour changer d'opinions que de louables motifs ; exemple de Néoptolème. — La tempérance se trouve entre l'in- sensibilité, qui repousse les plaisirs les plus permis, et la dé- bauche, qui a perdu toute domination de'soi. — Rapports de la tempérance à la sobriété; leurs différences.

^ 1. Voici d'autres questions qu'on peut se poser encore. L'homme tempérant et maître de soi, est-il celui

��cit. JX. Gr. Morale, livre II, cli. ajouté ceci. Voir plus haut, ch. 2,

b; Moiaie à Eudèmc, livre VI, ^ 1, la suite des (|ueslions que se

cil. 9. proposait de traiter Arislote, dans ce

§ 1. Voici d'autres qiicsliuns. J'ai livre. — Tempérant et maître de

�� � 28-2 MORALE A NICOMAQUE.

({ui obéit à une raison quelconque, et persévère dans la résolution qu'il a prise, quelle que soit cette résolution? Ou bien est-ce seulement l'homme qui obéit à la droite raison ? D'un autre côté, l'intempérant est-il celui ;qui ne s'en tient pas à la résolution cpielconque qu'il a prise, ou au raisonnement quelconque qu'il a lait? Ou bien est-ce seulement celui qui s'en tient à une raison fausse, et à une résolution qui n'est pas la bonne, ainsi que je l'ai avancé plus haut? Ou plutôt ne faut-il pas dire que l'homme tempérant est celui qui accidentellement peut bien s'en tenir à une raison quelconcjue, mais qui essen- tiellement ne s'en tient qu'à la vraie raison, et à la droite volonté qui seule le doit conduire ? L'intempérant n'est-il pas celui qui ne sait pas s'en tenir fermement à la raison véritable, et à la saine résolution? § 2. Expliquons-nous. ()uand on préfère ou quand on poursuit une chose en vue (l'une autre chose, on poursuit et l'on préfère cette der- nière chose essentiellement pour elle-même, tandis qu'on ne recherche la première qu'accidentellement et d'une manière indirecte. Essentiellement, en soi, exprime ici l'idée d'absolu, de telle sorte qu'il est possible que ce soit relativement à une raison quelconque que l'un persiste et que l'autre ne persiste pas ; mais absolument parlant, c'est en définitive et uniquement la raison vraie que l'un suit et dont l'autre s'écarte.

g 3. On rencontre des gens qui tiennent fermement à leur Oj)inion et qu'on appelle des entêtés, comme des

jti/. Paraphrase du mol unique du Aristote peut sembler assez subtile, texte. — Je l'ai avance plus kaut. A et après tous les développements an- la lin du chapitre précédent. La teneurs, on n'en voit pas l'utilité. Hucslion d'ailleurs que se pose ici § 3. Qu'on appelle des entêtes. Je

�� � LIVRE Vil, CH. IX, § h. 283

esprits qui ne se laissent persuader que difficilement et dont on ne peut qu'à grand'peiue changer les convictions. Ce caractère a bien quelques traits de ressemblance avec celui de l'homme tempérant, qui est toujours maître de lui, comme le prodigue a du rapport avec le libéral, et le téméraire, avec le courageux. Mais ils diffèrent pourtant à bien des égards. L'un, et c'est le tempérant, ne se laisse pas aller à changer d'avis sous la seule influence de la passion ou du désir. Mais s'il y a lieu de le faire dans l'occasion, l'homme tempérant, qui sait se dominer, ne demande pas mieux que de changer d'opinion. L'autre au contraire, et c'est l'entêté, ne se laisse pas gagner par la raison,, parce que souvent les entêtés ne sont préoc- cupés que de leurs désirs, et ne sont conduits que par les opinions qui leur plaisent. § k. En général, les entêtés sont les gens prévenus de quelqu' opinion personnelle, les ignorants, et les gens grossiers. On tient à sa propre opinion par les liens du plaisir et de la peine ; on est tout joyeux de son triomphe, quand les arguments d' autrui ne parviennent pas à vous faire changer de sentiment ; et l'on est tout peiné si votre avis est rejeté, comme les décrets qui ne sont pas sanctionnés par le peuple. Aussi, les gens entêtés ont-ils plus de rapport avec l'intempé- rant qui ne se sait dominer, qu'avec le tempérant qui est toujours maître de lui-même. Il y a des cas où l'on peut renoncer à la pensée qu'on avait eue d'abord, sans que ce soit l'effet d'une faiblesse et d'une intempérance qui fait

��n'ai pu trouver de mot plus exact tempérance pour qu'il y ail lieu de

pour rendre celui dont se ^ert Aris- les comparer. Le portrait de l'entêté

lote. Mais il n'y a point assez de res- est d'ailleurs très-lidèle, tel que le

scmhlunce entre l'enlêtement et la représente ici Aristoie.

�� � 28/4 MORALE A NICOMAQUE.

perdre la domination de soi. Tel est Néoptolème dans le Philoctète de Sophocle; c'est bien encore le plaisir, si l'on veut, qui le pousse à ne pas tenir à sa première résolu- tion ; mais c'est un noble plaisir, puisqu'il était louable à lui de dire la vérité, malgré les conseils d'Ulysse, qui lui avait persuadé de faire un mensonge. Ainsi, par cela seul qu'on agit sous l'influence du plaisir, on ne peut pas dire qu'on soit débauché, vicieux, et intempérant ; on ne l'est ({ue si le plaisir qui vous entraîne, a quelque chose de honteux.

g 5. Puis donc qu'il se peut aussi qu'on recherche moins qu'il ne le faut les plaisirs du corps, et que dans cette réserve excessive on peut également manquer aux règles de la raison, l'homme vraiment tempérant, qui se maîtrise toujours, représentera le caractère intermédiaire entre celui que je viens d'indiquer et l'intempérant. Si l'intempérant n'obéit })as à la raison, c'est qu'il a quelque chose de plus qu'il ne faut; l'autre au contraire a quelque chose de moins, tandis que l'homme vraiment tempérant reste toujours fidèle à la raison, et ne change jamais sous une autre influence. Mais puisque la tempéi'ance est une louable qualité, il faut, ce semble, que les deux qualités contraires soient blâmables ; et c'est en effet ainsi qu'on les juge l'une et l'autre d'ordinaire, g 0. Seulement, comme l'une ne se montre que chez bien peu de gens.

��§ h. Dans le Philoctcic de So- idées ue se suivent pas bien; et une

phocle, V. 965 et suiv. Aristole a transition eût été nécessaire. —

déjà cité plus haut cet exemple. Voir Celui que je viens d'imliqucr. Celui

«h. 2, § 7. — Sous l'influence du qui pousse l'abstinence beaucoup

plaisir. Comme agit Néoptolème. trop loin.

§ 5. Puis donc qu'il se peut... Ces § 6. Comme l'une... Bien peu de

�� � LIVRE VII, CH. IX, § 8. 285

et ne s'y montre que rarement, il en résulte que, de même que la sobriété paraît être seule l'opposé de la débauche, de même aussi la tempérance toute seule paraît être l'opposé de l'intempérance. § 7. D'un autre côté, comme bien souvent les choses ne sont dénommées que d'après la ressemblance qu'elles ont entr' elles, on a dit, par assi- milation à la tempérance ordinaire, la tempérance du sage ; mais ce n'est qu'une similitude apparente. Il est vrai que l'homme tempérant est incapable de jamais faire quoique ce soit contre la raison, par l'entraînement des plaisirs corporels, et que c'est aussi la vertu de l'homme vraiment sage. Mais il y a cette différence entr' eux que l'un a des désirs vicieux et que l'autre n'en a pas; l'un est ainsi fait qu'il ne saurait éprouver de plaisirs contre la raison, tandis que l'autre peut ressentir un plaisir de ce genre, sans toutefois se laisser entraîner. § 8. C'est encore de cette façon que l'intempérant et le débauché se ressemblent, bien qu'ils soient différents à plusieurs égards ; car tous les deux ils poursuivent les plaisirs du coi-ps ; mais l'un s'y livre en pensant qu'il faut s'y livrer, et l'autre en pensant qu'il ne le faut pas.

��gens. C'est l'abstinence excessive. § 8. C'est encore de cette façon.

§ 7. L'un a des désirs vicieux. Répétition nouvelle de ce qui a été

C'est l'intempérant, qui cède parfois à dit plusieurs fois déjà dans tout ce

ses mauvais désirs, et parfois y résiste, qui précède.

�� �

CHAPITRE X.

La prudence et l'intempérance sont incompatibles. — Nouveau portrait de l’intempérant. — L’intempérance naturelle est plus difficile à guérir que l’intempérance résultant de l’habitude. — Résumé des théories sur l’intempérance.

§ 1. Il ne se peut pas qu’un même homme soit à la fois prudent et intempérant; car, ainsi qu’on l’a démontré, l’homme prudent est en même temps de mœurs irréprochables. § 2. Pour être vraiment prudent, il ne faut pas seulement savoir ce qu’on doit faire; il faut de plus agir et pratiquer. Mais l’intempérant est loin d’agir avec prudence, quoique d’ailleurs rien ne s’oppose à ce que l’on soit fort habile tout en étant intempérant. Ce qui fait que certaines gens peuvent paraître prudents, tout intempé- rants qu’ils sont, c’est que l’habileté ne diffère de la prudence que de la façon qui a été expliquée dans nos précédentes études, où nous avons fait voir que, si elles se rapprochent sous le rapport de l’intelligence et du raisonnement, elles sont moralement différentes par les motifs qui les déterminent l’une et l’autre. § 3. L’intempérant ne peut pas non plus être regardé comme un homme qui sait

Ch. X. Gr. Morale, livre II, ch. 8 ; Morale à Eudème, livre VI, ch. 10.

$ 1. Prudent et intempérant. Question indiquée plus haut, à la fin du ch. 1 , § 7. — Ainsi qu’on l’a démontré. Voir plus haut, livre VI, ch. 4, § 7.

§ 2. Dans nos précédentes études, Livre VI, ch. 10, § 9.

§ 3. L’intempérant ne peut pas non plus. Ce nouveau portrait de LIVRE Vil, Cil. X, S /i. 287

au juste et qui voit nettement ce qu'il fait; c'est plutôt comme un homme qui dort ou qui est pris de vin. Il fait certainement acte de volonté, parce qu'il sait dans une certaine mesure ce qu'il fait et paurquoi il le fait; néan- moins ce n'est pas un être corrompu; car sa volonté est bornée. Par conséquent, il faut dire de lui qu'il est à moi- tié vicieux et qu'il n'est pas absolument coupable et in- juste, puisqu'il ne cherche à tromper personne. En effet, parmi les intempérants de différentes nuances, on peut observer que l'un n'a pas la force de se tenir aux" projets qu'il a conçus, et que l'autre d'un caractère mélancolique n'en forme même pas du tout. Au fond, l'intempérant ne ressemble pas mal à un État où l'on décrète bien tout ce qu'il faut décréter, et qui a d'excellentes lois, mais qui n'en applique aucune, selon le mot fort plaisant d'Ana- xandride :

« Ainsi le veut l'Etat, qui fort peu songe aux lois. »

Quant à l'homme vraiment vicieux, il ressemble au con- traire à l'État qui applique ses lois, mais dont les lois sont détestables.

§ h. L'intempérance et la tempérance s'entendent tou- jours des actes qui dépassent les limites où restent habi- tuellement la plupart des hommes. Le tempérant se tient

��l'intempérant ne fuit guère que re- les natures ardentes et vives. ■ — Mais

produire ce qui a été dit antérieure- qui n'en applique aucune. Observa-

ment. Il y a cependant quelques tion spirituelle et juste. — Anaxan-

traits dont Aristote n'a pas encore dride. Poùte du temps d'Aristote,

fait usage. — D'un caractère mélati- qu'il cite plusieurs fois dans le S*"

colique. Plus haut, à la fin du ch. livre de la Rliétorique, ch. 10, 11 et

7, § 8, Aristote semblait classer les 12. — L'homme vraiment vicieux.

tempéraments mélancoliques parmi CVst le débauché.

�� � 288 MORALE A NICOMAQUE.

au delà, l'intempérant est en deçà de la puissance qu'ont la plupart des hommes de dominer leurs passions. Ces in- tempérances des caractères mélancoliques sont plus faciles à guérir que les intempérances de ces caractères qui ont la volonté d'obéir à la raison, mais qui ne savent pas lui obéir avec constance. Parmi les intempérants, ceux qui ne le sont que par habitude guérissent plus aisément que ceux qui le sont par tempérament; car l'habitude est plus facile à changer que la nature. ]\lais c'est là aussi ce qui fait que l'habitude est si difficile à perdre; elle ressemble à la nature, comme le disait Evénus :

« Le goût, moucher ami, quand trop longtemps il dure, « Peut bien finir en nous par être la nature. »

g 5. En résumé, nous avons expliqué ce que sont la tempérance et l'intempérance, la fermeté et la mollesse; et nous avons fait voir quels sont les rapports de ces dis- positions les unes à l'égard des autres.

��§ h. Evénus. Ce vers est cité en- nié encore dans TApologie, p. 69, et

core dans la Morale à Eudème ; y voir dans le Phédon, p. 191. la note livre II, ch. 7, § i. Dans le S 5. En résumé. Ce résumé com-

Phèdre, p. 100 de la traduction de prend tout ce qui a été dit dans le

M. Cousin, Platon nomme un Eve- Livre septième, et il semble que ce

nus parmi les Sophistes. Il est nom- livre devait finir ici.

�� � LIVRE Vil, r.H. XI, ^ 1,

��289

��CHAPITRE XI.

��importe au philosophe qui étudie la science politique, de con- naître à fond la nature du plaisir et de la douleur. — Le plaisir est-il un bien? Est-il le bien suprême? Arguments en sens divers sur cette question. — Des espèces et des causes du plai- sir. Réponse aux diverses objections faites contre lé plaisir. Le sage fuit les plaisirs qui ne sont pas des plaisirs absolument, et qui sont accompagnés d'un mélange de douleur.

��1. Quand on veut traiter philosophiquement la science

��Ch. XL Gr. Morale, livre II, ch. 9 ; Morale à Eudème, livre VI, ch. M.

§ 1. Quand on veut traiter. C'est un sujet tout nouveau qui commence ici, et qui se continue jusqu'à la fin du livre. Il ne tient pas à ce qui précède, et il ne tiendra pas davan- tage à ce qui suit. De plus, Aristote traite encore longuement du plaisir, et en fait la théorie au début du iivre X. Il a donc semblé assez pro- bable à quelques savants que la discussion qui va remplir trois cha- l)itres, est une sorte de hors-d'œuvre, et qu'elle n'appartient point au cadre qu'Aristote s'est tracé dans la Morale à Xicomaque. D'autres ont cm que ces trois chapitres sont les ouvrages spéciaux sur le plaisir, dont parle Diogène Laërce dans son catalogue, livre V, ch. 22 el 24,

��p. 116 de l'édition de Firmin Didot. Il faut ajouter que, dans la Grande Morale, l'ordre des discussions est le même, et qu'après la théorie de l'in- tempérance %'ient celle du plaisir, en un seul chapitre. Je ne parle pas de la Morale à Eudème, qui reproduit textuellement ce septième livre. On verra par la Dissertation prélimi- naire que cette répétition de la théorie du plaisir dans les livres VII et X, est un des arguments les plus forts dont s'appuie le dernier éditeur de la Morale à Eudème, M. Fritzsch, pour attribuer ce livre VII, ainsi que le précédent, à Eudème et non point à Aristote. De la Morale à Eudème, ces deux livres seraient passés dans la Morale à Nicomaquc. Casaubon et Schleiermacher avaient déjà pro- posé cette hypothèse, pour la discus- sion spéciale sur le plaisir. — La 19

�� � 290 MORALE A NICOMAQUE.

politique, on doit étudier profondément la nature du plai- sir et de la douleur; car c'est le philosophe politique qui marque le but supérieur, où, fixant toujours nos regards, nous pouvons dire de chaque chose d'une manière absolue qu'elle est bonne ou qu'elle est mauvaise. § 2. A un autre point de vue, il n'est pas moins nécessaire d'étudier ces grands sujets, puisque nous avons reconnu que les fonde- ments de la vertu et du vice sont les plaisirs et les peines. Cela est si vrai que, dans le langage ordinaire, on ne sé- pare presque jamais le bonheur du plaisir ; et voilà pour- quoi, dans la langue grecque, le mot qui exprime la féli- cité dérive de celui qui exprime la joie.

§ 3. Parmi les opinions diverses sur cette matière, il en est une qui soutient que le plaisir ne peut jamais être un bien, ni en soi, ni même indirectement, et que le bien et le plaisir ne sont pas du tout la même chose. D'autres pensent, au contraire, qu'il y a quelques plaisirs qui peu- vent être des biens, mais que la plupart des plaisirs sont

��xcicnce -politique. Qu'Aiistote met au- arbitraire et fausse, comme celles de

dessus de la Mora'e. Voir plus haut, Platon dans le Cratyle. Schleierma-

livrel, eh. 1, § 9. — Le philosophe cher la juge avec rakon peu digne

politique. Le rôle qu'Aristote prête d'Aristote, Mémoire sur les ouvrages

au politique appartient bien plutôt moraux d'Aristote, p. 331, OEuvres

au moraliste. Id., ibid. Voir plus complètes, 3* partie, tome III.

haut, livre I, ch. 3, §2. §3. Il en est une qui soutient.

§ 3. Nous avons reconnu. Voir C'est le système de l'École Cynique,

plus haut, livre II, ch. 11, § 1. — adopté plus tard par les Stoïciens. —

Voild pourquoi dans ta langue Quelques plaisirs qui peuvent être

grecque. J'ai dû paraphraser le texte des biens. On pourrait reconnaître

pour faire comprendre dans notre dans cette théorie celle de Platon,

langue le rapprochement qu'Aristote ainsi que dans la suivante. A côté de

veut établir dans la sienne. Du reste, ces trois écoles, Aristote a dédaigné

IVtymologie qu'il donne esl tout à fait sans doute de citer l'École Cyré-

�� � LIVRE VU, CH. XI, ^ 5. 291

mauvais. Enfin, une troisième théorie soutient que, quand bien même tous les plaisirs seraient des biens, le plaisir néanmoins ne saurait jamais être le bien suprême,

§ II. En généra], on peut dire du plaisir qu'il n'est pas un bien, parce que tout plaisir est un phénomène sensible qui se développe pour arriver à un certain état naturel ; et qu'aucune génération, aucun phénomène qui se pro- duit, n'est homogène à la fin vers laquelle il tend. Par exemple, jamais la construction de la maison ne peut être confondue avec la maison elle-même. D'un autre côté, l'homme tempérant et sobre fuit les plaisirs ; l'homme pru- dent ne recherche même que l'absence de la douleur, et non pas précisément le plaisir. Ajoutez que les plaisirs nous empêchent de penser et de réfléchir ; et qu'ils nous en empêchent d'autant plus qu'ils sont plus vifs, comme les plaisirs de l'amour. Et qui pourrait en elTet penser à quelque chose dans ces moments-là? En outre, il n'y a pas d'art possible du plaisir, tandis que tout bien est le produit d'un art régulier. Enfin, les enfants et les animaux recherchent aussi le plaisir. § 5. Ce qui prouve bien, dit-on encore, que tous les plaisirs ne sont pas bons, c'est qu'il

��naïque, dont Aristippe fut le fonda- mitre côté. Seconde objection. —

leur, et qu'a plus tard développée Ajoutez que les plaisirs. Troisième

Épicure. objection. — ■ E71 outre. Quatrième

§ t\. En général, on -peut dire, objection. — Enfin. Cinquième ob-

Cette première objection contre le jection. Aristote répondra surtout à

plaisir est toute métaphysique. Le la première.

plaisir est un simple phénomène, § 5. Dit-on encore. J'ai ajoute

transitoire et relatif; donc il ne peut ces mots pour bien montrer qu'Aris-

étre un bien. — Un phénomène sen- tote continue l'exposition des objec-

sihle. C'est-à-dire, qu'éprouvent les tions, et qu'il ne parle point encore

êtres doués de la sensibilité. — D'un ici en son nom.

�� � en est de honteux. Il en est que tout le monde condamne, il en est même qui sont nuisibles à celui qui les goûte ; et plus d’un plaisir peut nous causer des maladies.

§ 6. Ainsi donc, le plaisir n’est pas le Lien suprême ; il n’est pas une fin, il n’est qu’un phénomène, une simple génération. Telles sont à peu près toutes les théories émises sur ce sujet.

g 7. Mais il n’en résulte pas du tout que le plaisir ne saurait être, pour ces motifs, ni un bien, ni même le bien suprême. Et en voici des preuves. D’abord, le bien pouvant se prendre dans deux sens très-différents et pouvant être ou absolu ou relatif, c’est-à-dire sous certain rapport, il s’en suit que la nature du plaisir et les qualités qui le procurent, ainsi que le mouvement qu’il produit et les causes qui l’engendrent, doivent présenter des différences non moins nombreuses. Parmi les plaisirs qui paraissent mauvais, les uns sont mauvais absolument ; les autres ne le sont que relativement à tel ou tel individu, tandis qu’ils sont acceptables pour tel autre. Il en est qui ne sont pas même acceptables complètement pour tel individu, mais qui ne le sont que dans tel moment et pour quelques courts instants, bien qu’en soi ils ne doivent pas être recherchés. Il en est encore d’autres qui ne sont pas véritablement des plaisirs, et qui n’en ont que l’apparence. Ce sont tous les plaisirs qui sont accompagnés d’une douleur, et qui n’ont pom* but que la guérison de certains

§ 6. Toutes les théories. Et toutes les objections contre le plaisir.

§ 7. Mais il n’en résulte pas du tout. Aristote semble prendre parti pour le plaisir et le défendre contre les attaques dont il est l’objet. — Non moins nombreuses. C’est-à-dire que le plaisir peut être absolu ou relatif; mais de plus, il peut avoir tous les caractères qui sont énumérés LIVRE Vil, C,H. XI, § 8. 291^

maux, comme, par exemple, les plaisirs des malades. ^ 8. 11 faut de plus distinguer dans le bien, d'une part l'acte même, le fait même du bien ; et de l'autre, la disposition qui fait qu'on le ressent. Les plaisirs qui nous remettent dans notre état naturel, ne sont des plaisirs qu'indirectement, bien qu'on soutienne que l'acte propre du plaisir consiste dans les désirs que produisent une disposition et une nature à demi-souffrantes. Toutefois, il est des plaisirs dans lesquels la peine et le désir ne sont pour rien ; et. tels sont, par exemple, les actes de pensée contemplative, où notre nature certainement ne souffre d'aucun besoin. La preuve c'est qu'on ne ressent pas le même plaisir, quand la nature se satisfait en s' assouvissant et quand elle est dans son assiette. Ainsi, quand elle a son assiette régulière, les plaisirs que nous éprouvons sont des plaisirs absolument

ensuite. — Les plaisirs des malades. Qui prennent et subissent avec joie les remèdes douloureux qui doivent guérir leurs maux.

§ 8. Il faut de plus distinguer. La distinction, quoiqu'un peu subtile, est juste cependant; et l'on peut en effet séparer le plaisir en soi, de la disposition qui fait qu'on le ressent. Si c'est la satisfaction d'un besoin qui nous le fait goûter, le plaisir n'est pas pur, puisque le besoin implique une idée de douleur, il est vrai que notre nature est remise dans son état normal ; mais si elle doit y rentrer, c'est qu'elle en était sortie. Il y a d'autres plaisirs au contraire qui sont purs ; et ce sont ceux de la pensée, où il n'y a nul mélange de besoin. — Bien qu'on sou- tienne. Cette nuance n'est pas dans le texte ; mais elle me semble indispensable, parce qu'autrement ce passage serait inintelligible et contradictoire. On peut croire qu'Aristote a en vue ici la théorie du Philèbe, p. 352, 390 de la traduction de M. Cousin, ainsi que le remarque M. Zell. Ce passage a beaucoup embarrasse les commentateurs ; la petite correction que je propose le rendrait assez clair ; mais il est vrai qu'elle ne s'appuie sur aucune autorité. —

Ne souffre d'aucun besoin. Peut-être ceci n'est-il pas très-exact ; et la curiosité de l'esprit qui le porte à l'étude et à la contemplation, peut être aussi considérée comme un besoin. C'est la pensée d'Aristote lui-même, à ce qu'il semble au début de 29Zi MORALE A NICOMAQUE.

parlant. Quand elle assouvit un besoin, nous pouvons prendre pour des plaisirs les choses les plus contraires au plaisir; et alors, par exemple, on goûte avec plaisir les choses les plus acides et les plus amères, bien qu'elles ne soient bonnes cependant ni de leur nature, ni absolu- ment. Ce ne sont donc pas non plus de vrais plaisirs que ces choses' nous procurent ; car les rapports que sou- tiennent entr' elles les choses agréables, sont aussi les rapports des plaisirs qu'elles produisent en nous.

§ 9. De plus, il n'est pas du tout nécessaire qu'il y ait ({uelque chose de supérieur au plaisir, en ce sens où l'on soutient quelquefois que, dans les choses, la fin est supérieure à leur génération ; car tous les plaisirs ne sont pas des générations. Tous ne sont pas même accompagnés de génération ; mais ils sont bien plutôt acte et fin tout ensemble. Ils n'ont pas lieu, parce que certaines choses se produisent autour de nous, mais bien parce que nous- même nous en faisons un certain usage. La fin d'ailleurs n'est pas pour tous les plaisirs quelque chose de différent des plaisirs mêmes ; la fin diffère seulement dans les plaisirs qui ne servent qu'à compléter et à finir la nature. <>^ 10. Ainsi donc, on a tort de prétendre que le plaisir est une génération sensible, une production de certains phé-

��la Métaphysique. ■ — Sont des plaisirs serait plus claire, s'il citait spéciale-

absoliiment parlant. Ceci semble ment certains plaisirs,

confirmer la correction que j'ai intro- S 10. On a tort de prétendre.

(luite plus haut. C'est toujours la théorie du Philèbe

§9. En ce sens où l'on soxiticnt. qu'attaque Arislote. Voir les passages

Nouvelle critique de la théorie du du Philèbe que je viens d'indiquer.

Philèbe, p. 426, 429 et suiv., ibid. — Une production de certains phé-

— Tous les plaisirs ne sont pas des nomènes. Paraphrase du mot précé-

ijénérations. La pensée d'Aristote dent. Je ne crois pas d'ailleurs que

�� � LIVRE Vil, CH. Xi, ^ 12. 295

lioiiièiies que nos sens peuvent éprouver. 11 faudrait dire ])lutôt que le plaisir est l'acte d'une qualité conforme à la nature; et au lieu de l'appeler sensible, ou ferait mieux (le l'appeler une génération à laquelle rien ne fait obstacle. Si le plaisir nous semble être une sorte de gé - nération, c'est qu'il est bon, à proprement parler; et l'acte d'une chose nous fait l'effet d'une génération, bien ([u'il soit tout autre chose.

§ 11. Mais soutenir cpie les plaisirs sont mauvais, parce ({u'il en est réellement quelques-uns qui peuvent altérer la santé, c'est absolmnent comme si l'on prétendait que certaines choses qui sont bonnes pour la santé, sont mau- vaises pour gagner de l'argent. Sans doute les plaisirs et les remèdes sont, en ce sens, mauvais les uns et les autres ; mais cela ne veut pas dire qu'ils le soient réellement, puisqu'en effet la pensée elle-même et la contemplation peuvent nuire parfois à la santé.

g 12. Le plaisir ne gène pas non plus, comme on le prétend, l'exercice de la raison. Et en général le plaisir qui vient naturellement de chacune de nos facultés, ne saurait être un obstacle pour aucune d'elles. Ce ne sont

��l'expression uiêmc de « génération santé est d'ailleurs peu de chose dans

sensible «dont se sert Aristote, se ces questions; et le plaisir, en géné-

trouve textuellement dans Platon. — rai, la favorise plutôt qu'il ne l'altère;

Bien qu'il soit tout autre chose, bien entendu qu'il s'agit surtout d*;

Aristote aurait dû indiquer précisé- la santé du corps, ment cette autre chose. § 12. Comme on le prétend. Voir

j$ 11. Qu'ils le soient réellement, le Philèbe, aux divers passages que

(lelte objection est juste, et parce j'ai indiqués. Voir aussi plus haut,

que quelques plaisirs sont mauvai)', § à, cette objection, annoncée par

quand ou les prend mal, il ne s'en Aristote comme une de celks qu'il se

suit pas que tous les plaisirs soient propose de réfuter, et qu'il réfute dans

mauvais. l,a considération de lu ce passage.

�� � 296 MORALE A NICOMAQUE.

que les plaisirs étrangers qui les gênent ; et les plaisirs qui naissent en nous de l'application de l'esprit et de l'étude, loin de nous nuire, ne font que nous rendre plus capables de penser et d'étudier encore mieux.

§ 13. La raison admet fort bien du reste qu'il ne puisse pas y avoir un art du plaisir. Il n'y a pas d'art non plus pour aucun autre acte ; et l'art s'applique uniquement à la puissance, à la faculté qui nous met en état de pouvoir faire quelque chose. Ce qui n'empêche pas que certains arts, l'art de la parfumerie et l'art de la cuisine, par exemple, ne semblent destinés spécialement à procurer du plaisir.

%ili. Quant aux autres objections qu'on fait au plaisir, à savoir que l'homme sobre le fuit, que l'homme prudent ne recherche qu'une vie exempte de douleur, et enfin que les enfants et les animaux poursuivent aussi le plaisir, toutes ces objections recevront ici une même so- lution. Il suffira de se rappeler qu'on a dit plus haut comment les plaisirs sont bons en général et absolument parlant, et comment tous les plaisirs ne le sont pas. Or

��§ 12. Les plaisirs étrangers. Ou ver que toute cette réfutation des

excessifs, sans être étrangers. — Loin théories contre le plaisir est bien

de nuire. Aristote vient de dire tout- obscure et bien embarrassée. Le

à-l'heure, que parfois, ces plaisirs Philtbe méritait une discussion plus

même peuvent nuire à la santé ; il approfondie, et surtout plus claire,

n'en est pas moins vrai que, pris dans Mais en général, Aristote expose

une juste mesure, ils fortifient l'esprit mieux ses propres idées qu'il ne

loin de l'afifaiblir. réfute celles des autres. En résumé,

§ 13. A la faculté qui no^ls met en il se montre partisan du plaisir, plus

état. Paraphrase du mot précédent, peut-être qu'il ne convient à un

§ ili. Quant mix autres objec- discipla de Platon, bien quHl n'aille

tians. Indiquées plus haut, au début pas jusqu'à en faire le bien suprême,

du chapitre, § 3. — On peut trou- Voir la Dissertation et la Préface.

�� � LIVRE Vil, CH. Xll, g 1. 297

ce sont ces tlei-iiiers précisément que recherchent les enfants et les anmmux. CVest l'absence des peines causées par ces mômes plaisirs que recherche l'honmie prudent et sage, c'est-à-dire qu'il fuit toujours ces plaisirs qu'ac- compagnent nécessairement le désir et la douleur, en d'autres termes, les plaisirs du corps; il fuit tous les excès de ces plaisirs, où le débauché se livre à sa débauche. L'homme sage et sobre fuit ces plaisirs dange- reux, parce qu'il a aussi ses plaisirs que la sagesse seule peut goûter.

��CHAPITRE XII.

Opinions communes sur la douleur et le plaisir que l'on confond avec le mal et le bien : erreur de Speusippe. — Rapports du plaisir et du bonheur ; dangers d'une excessive prospérité. Le bonheur est le développement complet de toutes nos facultés; et l'activité est elle-même un réel plaisir. •

§ 1. D'ailleurs, je conviens avec tout le monde que la douleur est un mal et qu'il faut la fuir. Tantô.t elle est un mal absolu, tantôt elle n'est qu'un mal relatif, parce qu'elle nous fait obstacle en certaines choses. Or, le con- traire de ce qui doit être fui en tant qu'il est à fuir et qu'il est un mal, c'est le bien. Il faut donc nécessairement que le plaisir soit un bien d'une certaine espèce. Mais la solu-

Ch. XII. Gr. Morale, livre II, § 1. D'une certaine espèce. Res- cli. 9 ; Morale à Eudèmc, livre VI, Uiction ti-ès-ulile, et qui piupèche ch. 12. qu'on ne confonde le système d'A-

�� � tion de ce problème n’est pas celle qu’en donnait Speusippe, quand il prétendait que le plus grand terme étant tout à la fois le contraire du plus petit et de l’égal, il en est ainsi du plaisir qui a deux contraires : la douleur, et ensuite ce qui n’est ni douleur ni plaisir. Car Speusippe ne va pas sans doute jusqu’à dire que le plaisir soit une sorte de mal. g 2. Mais il est très-possible qu’il y ait un certain plaisir qui soit le bien suprême, quoi qu’il y ait plus d’un plaisir qui soit mauvais, de même qu’il peut y avoir aussi une science qui soit la science suprême, bien qu’il y en ait quelques-unes qui soient mauvaises. Peut- être même les actes de chacune de nos facultés devant se développer sans entraves, le bonheur doit-il être nécessairement l’acte de toutes les facultés réunies, ou du moins l’acte de l’une d’entr’ elles; et que cette activité soit pour l’homme le plus désirable des biens, du moment que rien ne la gêne ni ne l’arrête. Or, voilà précisément le plaisir ; et par suite, un certain plaisir pourrait être le bien suprême, s’il était le plaisir absolu, quoique d’ailleurs beaucoup de plaisirs soient mauvais. § 3. C’est là ce qui

��ristote avec les déplorables systèmes plaisir seia le bien suprême, ce qu’A-

qui ont suivi. ■ — Speusippe, Neveu ristote avait d’abord paru contester,

et successeur de Platon. — Une sorte Ce passage est un de ceux sur les-

de mal. Il semble que Speusippe va quels on s’appuie pour attribuer ce

jusque là. Ainsi, il place au milieu septième livre à Eudtme, et le re-

l’indifférence, c’est-à-dire ce qui n’est fuser à Aristote. Une scholie an-

ni bien ni mal; puis il place aux cienne qu’on croit d’Aspasius, en lire

deux extrêmes comme contraires, la un argument formel pour soutenir

douleur, d’une part; et le plaisir, de celle opinion. Voir la Dissertation

l’autre. préliminaire, vers le milieu, et l’édi-

<;; 2. Un certain plaisir qui soit le tion de la Morale à Eudèmc pnrM.

bien suprême. En ce sens alors, le Fritzsch, p. 189. LIVRE VII, CH. XII, 1^ (3. 299

fcait que tout le monde croit que la vie heureuse est une vie de plaisir, et qu'on entremêle toujours le plaisir au bonheur. J'avoue même que ce n'est pas sans raison. Il n'y a jamais aucun acte qui soit complet du moment qu'il rencontre un obstacle ; mais le bonheur est quelque chose de complet ; et voilà comment l'homme, pour être vraiment heureux, a besoin des biens du corps et des biens exté- rieurs, des biens même de la fortune, pour qu'en tout cela aucun obstacle ne vienne l'arrêter. § 4. Mais aller Jusqu'à prétendre qu'un homme étendu sur la roue, ou un homme accablé des malheurs les plus terribles, n'en est pas moins heureux, pourvu qu'il soit vertueux, c'est là vraiment, qu'on le sache ou qu'on l'ignore, soutenir une opinion qui n'a pas le moindre sens. § 5. D'un autre côté, parce que pour le bonheur il est indispensable aussi de joindre à d'autres biens les biens de la fortune, il n'en résulte pas du tout qu'il faille, comme le font certaines gens, confon- dre le bonheur avec la prospérité; car il n'en est rien. Une prospérité excessive devient elle aussi un obstacle vé- ritable ; peut-être même alors ne peut-on plus avec rai- son l'appeler prospérité, et la limite de la prospérité doit être déteiminée par ses rapports avec le bonheur. § 6. Si

��§ 3. Tout le monde. C'est-à-dire veut faire allusion au Gorgias de

le vulgaire, et sans y comprendre les Pialon, p. 259 et 286, traduction de

esprits vraiment éclairés sur ces M. Cousin. — L'ne opinion qui n'a

grandes et délicates questions. — pas le moindre sens. Ceci est une

Et des biens extérieurs. On peut réfutation anticipée du Stoïcisme, voir la même théorie dans le 1" § 5. Le bonheur avec la prospé-

livre, ch. 8, § 10 ; plus haut, p. 50. rite. Distinction très-juste, et que

§ A. Mais aller jusqu'à prétendre, bien peu de gens savent faire dans

Aristote ne dit pas précisément à la pratique de la vie, parce qu'elle

qui il s'adresse ; mais je crois qu'il est trcs-diflicile en effet.

�� � 300 MORALE A NICOMAQUE.

tous les êtres, et les animaux et les hommes, reclierclient le plaisir, cela pourrait bien prouver que le plaisir est, en un certain sens, le bien suprême :

« Non ; un mot tant de fois des peuples répété « N'est jamais tout à fait contre la vérité. »

§ 7. Mais comme l'état naturel et le meilleur état des dilFérents êtres ne sont pas les mêmes pour tous, ni en réalité, ni même en apparence, il s'ensuit que tous ne poursuivent pas non plus le même plaisir, bien que tous sans exception poursuivent cependant le plaisir. Peut-être aussi ne poursuivent-ils pas précisément le plaisir qu'ils croient poursuivre, ou qu'ils désigneraient au besoin, s'ils avaient à le nommer ; et peut-être au fond guidés naturel- lement par cet instinct divin qu'ils ont tous en eux, ne font- ils que rechercher un plaisir identique. Mais les plaisirs du corps ont hérité dans le langage ordinaire de ce nom commun, parce que ce sont eux le plus souvent que goûtent les hommes, et que tous peuvent en avoir leur part. Comme ce sont là les seuls plaisirs qu'en général on con- naisse, on s'imagine que ce sont aussi les seuls qui exis- tent. § 8. On voit clairement encore que , si le plaisir et l'acte qui le procure ne sont pas des biens, il ne sera pas

��§ 6. Et les onimaux. Il faut et les Jours, vers 763, édition de

avouer que l'objection n'est pas très- Finnin Dldot.

décisive. — Est en un certain sens. § 7. S'ils avaient d le nommer.

Malgré cette restriction, l'idée n'en J'ai ajouté ces mots qui complètent

est pas plus juste. Une erreur peut et qui éclaircissent la pensée. — Cet

être générale. — Le bien suprême, instinct divin qu'ils ont tous en eux.

lU'audrait alors plutôt dire : «le bien Principe très-grave, qu'Aristotc a

universel». — Non; un mot... Ces rarement exprimé d'une manière

deux vers sont d'Hésiode, Les Œuvres aussi précise.

�� � LIVRE VII, CH. XII, § 8. 301

possible que l'homme heureux vive avec plaisir. Et en effet comment pourrait-il avoir besoin du plaisir, si le plaisir n'est pas un bien ? Mais se peut-il que l'homme heureux vive en même temps dans la peine ? Et si la peine n'est ni un mal ni un bien, du moment que le plaisir non plus n'est ni l'un ni l'autre, alors pourquoi le fuirait-il? Il en résulterait que la vie de l'homme vertueux ne donne pas plus de plaisir que celle d'un autre, si l'on admet que les actes auxquels il se livre, n'en donnent pas non plus da- vantage.

§ 8. Ne sont jms des biens. Dans — Dans la peine. Puisqu'on suppose

les théories que critique Aristote, on qu'il ne peut accepter le plaisir,

n'a pas nié absolument que le plaisir et que le plaisir n'est pas un bien,

pût être un bien ; on a dit au con- — Le plaisir non plus n'est ni l'un

traire qu'il y avait des plaisirs qui ni l'autre. C'est ce qu'il aurait fallu

étaient bons ; et ce sont ces plaisirs- établir d'abord. — Si l'on admet.

Ii\ que peut goûter l'homme heureux. Hypothèse d'ailleurs inadmissible.

�� � 302 MORALE A NlCOMiVQLlK

��CHAPITRE Xlll.

Des plaisirs du corps. Fausses théories sur ce sujet; il ne faut pas proscrire les plaisirs du corps absolument; mais il faut les restreindre dans les limites où ils sont nécessaires. — Cause de Terreur qui fait prendre les plaisirs du corps pour les seuls plaisirs; ils nous consolent souvent de nos chagrins. La jeu- nesse. Les tempéraments mélancoliques. — Nature de l'homme qui a besoin de changement. Dieu seul dans sa perfection ne change jamais. Le méchant aime à changer sans cesse. — Fin de la théorie du plaisir.

§ 1. En ce qui concerne les plaisirs du corps, il faut examiner ce qu'ils sont, pour répondre aux gens qui pré- tendent que certains plaisirs sont fort désirables, par exemple, les plaisirs honnêtes, mais que ce ne sont jamais les plaisirs du corps, ni en général ceux que recherche le débauché. § 2. Dès-lors, comment peut-on soutenir aussi que les douleurs, qui sont contraires à ces plaisirs, sont des maux? Le bien n'est-il plus le contraire du mal? Ou bien, faut-il se restreindre à dire que les plaisirs néces- saires sont bons, en ce sens seulement que ce qui n'est pas

��Ch. Xin. Gr. Morale, livre II, que le plaisir corporel soil un bien,

ch. 9; Morale à Eudème, livre VI, il fuudra soutenir aussi que la dou-

ch. 13. leur corporelle n'est pas un mal. C'est

§ 1. Pour répondre' aux gens. On cette conséquence paradoxale qu'A-

peut croire qu'il s'agit toujours du ristote veut faire ressortir, et qu'il

Philèbe de Platon. n'exprime peut-être pas assez nettc-

5 2. Les douleurs... sont des ment. — Les plaisirs nécessaires,

maux. Il est certain que, si l'on nie Ceux qui accompajinent la satisfac-

�� � LIARE Vil, CH. Xlll, § h. 803

mauvais est bon? Ou encore faut-il penser qu'ils ne sont bons que jusqu'à un certain point? En elFet, dans toutes les dispositions morales, dans tous les mouvements, où il ne peut pas y avoir excès du bien, l'excès du plaisir est également possible. Or, l'excès est possible dans les biens corporels ; et le vice sous ce rapport consiste précisément à rechercher l'excès, et non pas à ne rechercher que les plaisirs absolument nécessaires. Tous les hommes sans exception trouvent une certaine jouissance à manger les ahments, à boire les vins, à se livrer aux actes de l'amour : mais tous ne prennent pas ces plaisirs dans la mesure qu'il faut. Pour la douleur, c'est tout le contraire. On n'en fuit pas seulement l'excès ; on la fuit absolument ; car la douleur n'est pas le contraire de l'excès du plaisir, à moins que cpielqu'un ne recherche les excès de douleur, comme d'autres recherchent les excès de plaisir.

g 3. Mais il ne suffit pas de trouver le vrai; il faut de plus expliquer la cause de l'erreur. C'est un moyen d'af- fermir encore la conviction qu'on a ; et quand on voit net- tement pourquoi une chose a pu nous paraître vraie, sans l'être cependant, on s'attache avec d'autant plus de force à la vérité qu'on a découverte. C'est là ce qui doit nous engager à rechercher comment il se fait que les plaisirs du corps semblent plus désirables que tous les autres.

% l\. Le premier motif, c'est que le propre du plaisir

��tion des besoins naturels. — Que jus- et qu'on pourrait très-souvent appli-

(/u'àwn fer (ai/1 point. C'est là le vrai, quer avec grand profit. La question

— Comme d'autres recherchent... que se pose Aristote est fort intéres-

Paraphrase du texte, qui est très- santé; mais on peut trouver qu'elle

concis et très-obscur. n'est pas très-bien résolue.

$ 3. Il faut de plus expliquer la % !i. Le premier motif. Ce premier

cause de l'erreur. Principe très-utile, niolif est très-clairement indiqué : on

�� � 30/i MORALE A NICOMAQUE.

c'est de banflir la douleur, et que souvent dans la douleui- excessive on recherche, comme moyen de guérison, un plaisir non moins excessif, qui n'est en général que celui du corps. Mais ce sont là des remèdes violents, et ce qui fait qu'on les prend avec tant d'ardeur, c'est qu'ils semblent de nature à effacer les émotions contraires. Ce n'est pas pour cela que le plaisir corporel nous semble davantage être un bien ; et l'on a toujours deux motifs de le con- damner, ainsi qu'on l'a déjà dit. Le premier, c'est que les actes même du plaisir ainsi compris n'appartiennent qu'à une nature dégradée, soit qu'ils résultent du fait de l'or- ganisation et de la naissance, comme les plaisirs de la brute, soit qu'ils résultent de l'habitude, comme les plaisirs des hommes corrompus. Le second motif, c'est que les remèdes annoncent toujours un besoin dont on souffre, et qu'il vaut toujours mieux être que de devenir. Or, ces plaisirs n'ont guère lieu que quand ceux qui les goûtent cherchent à recouvrer leur état naturel ; et ainsi, ils ne sont bons qu'indirectement. § 5. En outre, ces plaisirs ne sont recherchés, à cause de leur vivacité même, que par

��recherche les plaisirs du corps pour naturel. C'est-à-dire, à dissiper le

faire diversion à la douleur morale, mal qui les agite et à retrouver le

au chagrin. — Des remèdes violents, calme qu'ils ont perdu. — Ils ne

Si la douleur est vive, il faut pour la sont bons qu'indirectement. Parce

chasser des plaisirs non moins vifs; qu'ils n'ont pour objet que de guérir

et l'ébranlement qu'ils causent est la douleur.

toujours fâcheux. — Ainsi qu'on l'a § 5. En outre. Aristote revient à

ilêjà dit. Voir plus haut, ch. II, § 1, son sujet; mais ce second argument

où du reste cette pensée est plutôt est assez obscur; el au fond il ne

impliquée qu'elle n'est formellement semble qu'une répétition. Si l'on

exprimée. ■ — Le premier... Le se- croit que les plaisirs du corps sont

cond. Digression où se perd la pensée les plus désirables de tous, c'est

primitive. — A recouvrer leur état qu'on est incapable d'en apprécier

�� � LIVRE VII. CH. XIII, g 0. 305

ceux qui ne sauraient en apprécier d'autres; et c'est, on peut dire, se préparer à l'avance des soifs insatiables. Quand ces plaisirs n'ont pas des conséquences fâcheuses, on n'est pas blâmable de les prendre ; mais s'ils deviennent nuisibles, c'est un tort de les pousser aussi loin; et ce qui l'explique, c'est que ceux qui s'y abandonnent n'ont point d'autres jouissances à se donner. Quant à cet état neutre qui n'est ni le plaisir ni la peine, il devient naturel- lement bientôt pour la plupart des hommes un état réel de souflrance ; car l'être animé se fatigue sans cesse, comme le prouve de reste l'étude de la nature, et l'on y démontre que même la simple sensation de voir et d'entendre est une fatigue, que l'habitude seule, comme on l'a dit, nous rend supportable. § 6. Le développement et la croissance du corps durant la jeunesse nous mettent dans un état assez voisin de celui où sont les gens ivres ; et la jeunesse pour- tant est pleine de bonheur et de plaisir. IMais les hommes qui sont d'une nature mélancolique, ont toujours, par leur organisation même, besoin de remèdes qui les guérissent. Leur corps est continuellement rongé par l'âcreté de leur constitution ; ils sont toujours dans la plus violente exci- tation : et pour eux, le plaisir chasse la douleur, qu'il y

��d'autres que ceux-là — Des soifs motif qui fait qu'on prend si vive-

insatiables. J'ai ajouté ce dernier ment les plaisirs du corps ; mais ce

mot qui complète la pensée. Aris- nouvel argument n'est pas non plus

tote veut dire que les plaisirs du assez développé. — Mais les hommes,

corps ne peuvent jamais satisfaire Digression qui ne laisse pas achever

pleinement ceux qui les goûtent. — la pensée. ■ — Chasse la douleur.

Comme on l'a dit. 11 serait diflicile Ceci semble une répétition de ce qui

de dire précisément à qui s'adresse a été dit un peu plus haut, au début

celte vague indication. de cette discussion. Cette observation

§ f). Durant la jeunesse. Antre est d'ailleurs profondément vraie.

20

�� � 306 MORALE A NICOMAQLE.

soit directement contraire, ou que ce soit un plaisir quel- conque, poarvu seulement que ce soit un plaisir violent. C'est là ce qui fait que les hommes de ce tempérament deviennent souvent débauchés et vicieux.

§ 7. Au contraire, les plaisirs qui ne sont pas accompa- gnés de quelque douleur, ne sont jamais excessifs. Ce sont des plaisirs qui sont^ vraiment agréables par leur nature même, et non pas accidentellement. J'entends par plaisirs accidentels ceux qu'on prend comme remèdes à certains maux; et c'est uniquement parce qu'ils nous guérissent, en donnant une certaine activité à la partie restée saine de notre organisation, qu'ils nous paraissent agréables. Mais les choses réellement agréables par leur propre na- ture sont celles qui produisent en nous l'activité d'une nature demeurée complètement saine.

g 8. Si d'ailleurs il n'y a rien au monde qui puisse tou- jours également nous plaire, c'est que notre nature n'est pas simple, et qu'il y a de plus en elle quelqu autre élé- ment, qui nous rend sans cesse périssables. Aussi, quand l'une des deux parties de notre être fait un acte quel- conque, on dirait que pour l'autre nature qui est en nous, cet acte est contre nature ; et quand il y a égalité entre les deux, l'acte accompli ne nous paraît ni pénible ni agréable. ^ 9. S'il y avait un être dont la natui'e fût par-

��$ 7. Au contraire, les plaisirs.... D'une nature. Cette répétilioD est

Aristote abandonne le sujet qu'il se dans le texte.

proposait d'éclaircir et passe ù un § 8. Si d'ailleurs. Pensée pro- autre. — Ne sont jamais excessifs, fonde, et qui est une conséquence Ljes plaisirs du corps, tout mélangés des doctrines platoniciennes sur la qu'ils sont, peuvent aussi être mo- nalure de l'homine et sa dualité, dérés. — Leur propre nature... §9. S'il y avait un être. Voirie

�� � LIVRE Vil, CH. Xlll, S 10. 307

iaitement simple, le même acte serait toujours pour lui la source du plaisir le plus parfait. Voilà comment Dieu jouit éternellement d'un plaisir unique et absolu, parce que l'acte n'est pas seulement dans le mouvement; il est aussi dans l'inmiobilité et dans l'inertie ; et le plaisir est plus aussi dans le repos que dans le mouvement. Si le change- ment, comme le dit le poète, a pour l'homme des charmes incomparables, ce n'est que l'effet d'une imperfection en nous. De même que l'homme, le méchant aime à changer sans cesse ; et notre nature a besoin de changement, parce qu'elle n'est ni simple ni pure.

§ 10. Je finis ici ce que nous avions à dire de la tem- pérance et de l'intempérance, du plaisir et de la douleur. Après avoir expliqué la nature de chacune de ces affec- tions, et fait voir comment les unes sont des biens, et les autres, des maux , il ne nous reste plus qu'à parler aussi de l'amitié.

��douzième livre de la Métaphysique, méchant n'est jamais dans le bien, et

ch. 7, p. 200 de la traduction de qu'il s'agite sans cesse dans le mal.

M. Cousin, 2"= édition. — Comme dit § 10. Je finis ici... Du ■plaisir,

le poîtc. Euripide, Orcste vers 23i, Aristote consacre cependant encore

édit. de Firmin Didot. Cette sentence do longues discussions à la théorie

d'Euripide est répétée dans la Morale du plaisir. Le dixième livre en est

àEudème, livre VII, ch. 1, § 9. — Le presque rempli. Voir le début de ce

méchant aime à changer sans cesse, dernier livre; voir aussi la Disser-

Obsrnation très-juste ; c'est que le talion préliminaire.

��FlîV DU LIVRE SEPTIEME.

�� � LIVRE VI II.

��TIIEOKIK UK I, AMITIK.

��CHAPITRE PREMIER.

De Faniitié. Ses caractères généraux; elle est nécessaire à la vie de riiomme ; son importance individuelle ; son importance po- litique. — L'amitié est aussi honorable que nécessaire. — Théories diverses sur l'amitié et l'amour. Explications phy- siques: Euripide, Heraclite, Empédocle. Il ne faut étudier l'amitié et l'amour que dans l'homme.

g 1. La suite de tout ce qui précède, c'est une théorie de l'amitié, parce que l'amitié est une sorte de vertu, ou du moins, qu'elle est toujours escortée de la vertu. Elle est en outre un des besoins les plus nécessaires de la vie ;

Ch. I. Gr. Morale, livre II, soins 1rs plus nécessaires de la vie.

ch. 13; Morale à Eudùme, livre VII, C'est que dans la langue, grecque,

ch. 1. le mot d'amitié a un sens beaucoup

g \. L'amilié est une sorte de plus (Hcndu que dans la nôtre, et

i;i?rtM. 11 est impossible de se faire de qu'il embrasse, comme la suite le

l'amitié une idée plus élevée ni plus prouvera, tout le cercle des affections

juste à la fois; et c'est à ce noble humaines, depuis les relations so-

titre qu'Aristote admet une théorie ciales les plus éloignées ju«qu'à

de l'amitié dans un ouvrage sur la laniour. Il faut lire dans Herder une

morale. — Escortée de la vertu. On très-belle page sur la Plnlia des

verra plus loin que, pour Aristolc, Grecs, Idées sur la pliilosophie do

l'amitié véritable est fondée sur la l'histoire, lome II. p. ZiôG de la tra-

vertu uniquement. — Un des bc- duction franraisc deM. E. Quinel.

�� � personne n’accepterau de vivre sans amis, eût-il d’ailleurs tous les autres biens. Plus on est riche et plus on possède de pouvoir et d’autorité, plus on éprouve, ce semble, le besoin d’avoir des amis autour de soi. A quoi bon eu effet toute cette prospérité, si l’on ne peut y joindre la bienfaisance, qui s’exerce surtout et d’une si louable manière à l’égard de ceux qu’on aime? Puis, comment entretenir, comment conserver tant de biens sans amis qui vous y aident? Plus la fortune est considérable, plus elle est exposée. § 2. Les amis, tout le monde en convient, sont le seul asyle où nous puissions nous réfugier dans la misère et dans les revers de tous genres. Quand nous sommes jeunes, nous demandons à l’amitié de nous éviter des fautes par ses conseils ; quand nous sommes devenus vieux, nous lui demandons ses soins et son secours pour suppléer à notre activité, où la faiblesse de l’âge amène tant de défaillances ; enfin, quand nous sommes dans toute notre force, nous recourons à elle pour accomplir des actions d’éclat.

(( Deux braves compagnons, quand ils marchent ensemble, »

sont bien autrement capables de penser et d’agir.

§ 3. J’ajoute, que par une loi de la nature, l’amour paraît être un sentiment inné dans le cœur de l’être qui engendre à l’égard de l’être qu’il a engendré ; et ce sentiment existe non-seulement parmi les hommes ; il existe aussi dans les oiseaux et dans la plupart des animaux, qui s’aiment mutuellement, quand ils sont de même espèce.

Ç;; 2. Deux braves compagnons, de lui et d’Ulysse, Iliade, chant X, C’est le langage de Diomède parlant vers 22k. LIVRE VUl, CH. 1, g 5. 311

Mais il se mauil'este principalement entre les honuucs, et nous accordons nos louanges à ceiLx qu'on appelle philan- thropes, ou amis des hommes. Quiconque a fait de grands voyages a pu voir combien l'homme est partout à l'homme un être sympathique et ami. § h. On pourrait mèmer aller jusqu'à dire que c'est l'amitié qui est le lien des Etats, et que les législateurs s'en occupent avec plus de sollicitude encore que de la justice. La concorde des citoyens n'est pas sans ressemblance avec l'amitié ; et c'est la concorde avant tout que les lois veulent établir, comme elles veu- lent avant tout bannir la discorde, qui est la plus fatale ennemie de la cité. Quand les hommes s'aimeni entr'eux, il n'est plus besoin de justice. Mais ils ont beau être justes, ils ont encore besoin de l'amitié ; et ce qu'il y a sans contredit de plus juste au monde, c'est la justice qui s'inspire de la bienveillance et de l'alfection. § 5. Non- seulement l'amitié est nécessaire ; mais de plus elle est belle et honorable. Nous louons ceux qui aiment leurs amis, parce que l'affection qu'on rend à ses amis nous paraît im des plus nobles sentiaients que notre cœur puisse

��S 3. Pliilantliropcs, ou amis ilcs Aristote parle ici d'amitié, iliauttii-

Jiommcs. J'ai paraphrasé le mot grec, tendre qu'il s'agit de l'affection et de

tout connu qu'il est, pour faire saisir l'union des citoyens entr'eux, — La

la ressemblance étymologique. — concorde des citoyens. Est une sorte

Quiconque a fait de grands voyages, d'amitié sociale. — Quand les hommes

Il faut se rappeler qu'au temps s'aiment entr'eux. Admirables doc-

d' Aristote, Içs longs voyages étaient trines, qui semblent devancer déjà le

aussi rares qu'ils étaient difficiles. christianisme, et qu' Aristote em-

§ li. Le' lien des Etals. Ceci est prunte aux enseignements de son

tout à fait d'accord avec ce grand maître. Voir la Politique, livre II,

principe si souvent exprimé dans la ch. 1, $ 16, p. 58 de ma traduction.

Politique, que l'iionime est un être 2*^ édition, et ch. 2, § 8, p. 63. ibid.

essentiellement sociable. Mais quand ^ Oir aiisii le Uancpict de Platoui

�� � 312 MORALE A NICOMAQUE.

ressentir. 11 y a même bien des gens qui pensent qu'on peut confondre le titre d'homme vertueux avec le titre d'homme aimant.

§ 6, On a élevé bien des questions sur l'amitié. Les uns ont prétendu qu'elle consiste en une certaine ressem- blance, et que les êtres qui se ressemblent sont amis, et de là sont venus ces proverbes : « Le semblable cherche le semblable. Le geai cherche les geais ; )> et tant d'autres qui ont le même sens. Dans une opinion tout opposée, on soutient au contraire que les gens qui se ressemblent sont opposés entr'eux, comme de vrais potiers, qui se détestent toujours mutuellement. Il y a même des théo- ries qui veulent donner à l'amitié une origine plus haute et plus rapprochée des phénomènes naturels. Ainsi, Euri- pide nous dit que « la terre desséchée aime la pluie, et » que le ciel éclatant aime, quand il est plein de pluie, à se » précipiter sur la terre. » De son côté, Heraclite prétend que « le rebelle, l'opposé est seul utile, que la plus belle » harmonie ne sort que des contrastes et des différences, » et que tout dans l'univers est né de la discorde. » 11 en est d'autres, parmi lesquels on peut citer Empédocle, qui

��p. 288, traduction de M. Cousin, et dans les Lois, livre IV, p. 234 ; dans

la République, livre III, p. 187, le Lysis, p. 58, ibid. — Comme de

ibid. vrais -potiers. Allusion au vers

§5. Il y a même bien des gens. d'Hésiode si souvent cité, lesOEuvres

Je ne sais à quel pbilosopbe précisé- et les Jours, vers 25, édition de Fir-

ment Aristote veut faire allusion, min Didot. — Ainsi Euripide. On ne

L'idée d'ailleurs n'est pas très-jusle. sait à quelle pièce d'Euripide appar-

§ 6. Les utis ont prétendu. Il est tiennent ces fragments. Voir l'édition

probable que celle indication s'a- de Firmin Didot, p. 826, frag. 839.

dresse à Platon, qui a cité plusieurs — Heraclite. Le témoignage d'Aris-

fois ce proverbe : dans le Banquet, tolc est le plus ancien sur cette doc-

p. 283, traduction de M. Cousin; trine d'Heraclite. — Empédocle.

�� � LIVRE viii, c:h. I, K

��313

��se placent à un point de vue tout contraire, et qui sou- tiennent, comme nous le disions. tout à l'iieure, que le sem- blable recherche le semblable.

g 7. Laissons de côté, parmi ces diverses questions, celles qui sont toutes physiques; car elles sont étrangères au sujet que nous étudions ici. Mais examinons toutes celles qui se rapportent directement à l'homme, et qui tendent à rendre compte de son moral et de ses passions. Voici, par exemple, des questions que nous pourrons dis- cuter : l'amitié peut-elle exister chez tous les hommes sans exception? Ou bien, quand les hommes sont vicieux, ne sont-ils pas incapables de pratiquer l'amitié? N'y a-t-il qu'une seule espèce d'amitié? En peut-on distinguer plu- sieurs? A notre avis, quand on soutient qu'il n'y en a qu'une seule, qui varie simplement du plus au moins, on ne s'appuie pas sur une preuve très-solide, puisque même les choses qui sont d'un genre différent, sont susceptibles aussi de plus et de moins. Mais c'est là un sujet dont nous avons antérieurement traité.

��Heraclite et Euripide sont cités, comme ici, dans la Grande Morale, livre II, ch. 13, et dans la Morale à Eudème, livre VII, ch. 1.

§ 7. Elles sont étrangères. Et elles appartiennent à la Physique ou à la Métaphysique. — Directement a l'iiptmne. On se rappelle que dès le début de son ouvrage, Aristote a voulu lui donner une direction toute pratique. Voir plus haut, livre I,

��ch. 1 , § 7. — Antcrieuremenl traité. Voir livre II, ch. 6, § 5. Le commentateur grec, Eustrate, ou Aspasius, croit qu'Aristote veut par- ler ici de discussions antérieures qu'on ne retrouve plus dans la Morale à Nicomaque; mais il n'indique pas précisément ces discussions. Il est possible certainement que cette cita- tion d'Aristote se rapporte à d'autres ouvrages que la Morale.

�� � 31/| M0R4LE A NICOMAOUE.

��CHAPITRE II.

��De l'objet de ramitié. Le bien, le plaisir et Fintérèt, sont les trois seules causes qui peuvent provoquer l'amitié. — Du goût que l'on éprouve pour les choses inanimées. — Bienveillance réciproque mais ignorée. Pour être vraiment amis, il faut se connaître et savoir directement le bien qu'on se veut l'un à, l'autre.

��^ 1. Toutes les questions que nous venons de poser seront bien vite éclaircies pour nous, du moment que nous connaîtrons ce qu'est l'objet propre de l'amitié, l'objet digne d'être aimé. Évidemment tout ne peut pas être aimé; on n'aime que l'objet aimable, c'est-à-dire, ou le bien, ou l'agréable, ou l'utile. Mais comme l'utile n'est guère que ce qui procure ou un bien ou un plaisir, il en résulte que le bon et l'agréable, en tant que buts derniers que l'on se propose en aimant, peuvent passer pour les deux seules choses auxquelles s'adresse l'amour. § 2. Mais ici se présente une question : est-ce le bien absolu, le vrai bien qu'aiment les hommes? Ou aiment-ils seule-

��Ch. II. Gr. Morale, livre II, u'est peut-être pas très-juste; et daus

ili. 13 ; Morale à Nicomaque, livre toule sa tliéorie de l'amitié, Aristote

VII, ch. 2. admettra toujours les trois tenues au

§ 1. Le bien, ou l'agréable, ou lieu de les réduire à deux. l'utile. Voir plus haut, livre II, ch. 3, § 2. Ces deux choses en ejf et. C'est

§ 7, cette distinction déjà posée. — qu'alors on confond le bon pour

Le bon et l'agréable. En d'autres nous avec l'intérèl. Le bien ne change

termes, le bien et le plaisir. Cette éli- pas; il est bon d'une manière ab-

ininalion de l'utile ou de l'intérêt solue et bon aussi pour l'individu.

�� � LIVRE VIll, CH. II, g 3. 315

ment ce qui est bien pour eux? Ces deux choses en effet peuvent n'être pas toujours d'accord. Même question aussi pour l'agréable, pour le plaisir. De plus, chacun de nous semble aimer ce qui est bien pour lui; et l'on pourrait dire d'une manière absolue, à ce qu'il semble, que le bien étant l'objet aimable, l'objet qui est aimé, chacun n'aime que ce qui est bon pour chacun. J'ajoute que l'homme n'aime pas même ce qui est réellement bon pour lui, mais ce qui lui paraît être bon. Ceci du reste ne ferait aucune diffé- rence sérieuse; et nous dirions volontiers que l'objet ai- mable est celui qui nous paraît être bon pour nous.

g 3. Il y a donc trois causes qui font qu'on aime. Mais on n'appliquera jamais le nom d'amitié à l'amour ou au goût qu'on a parfois pour les choses inanimées; car il est trop clair qu'il ne peut y avoir en elles un retour d'affec- tion, pas plus qu'on ne peut leur vouloir du bien. Quelle plaisanterie, par exemple, que de vouloir du bien à du vin qu'on boit! Tout ce qu'on peut dire, c'est qu'on souhaite que le vin se conserve, afin qu'on puisse le boire quand on veut. Pour un ami au contraire, on dit qu'il faut lui vou- loir du bien uniquement pour lui-même; et l'on appelle bienveillants les cœurs qui veulent ainsi le bien d'un autre, quand même ils ne seraient pas payés de retour par celui qu'ils aiment. La bienveillance, quand elle est réciproque,

��— Le bien est l'objet aimable. Ceci que rbomme ne poursuit que ce qui

semblerait résulter du principe posé lui paraît bon.

au début de cet ouvrage, queriiomme § 3, Il y a donc trois causes. Bien

n'agit jamais qu'en vue du bien, que tout à l'beure Aristote les ait

Voir plus haut, livre 1, cli. 1. — réduites à deux. — /4 /'ajnottr om ait

Aucune différence scricnsc. Aristote gofit. J'ai ajouté ces derniers mots

a raison; et même en parlant du comme explication et paraphrase. —

bien absolu, on peut toujours dire La bienveillance quand elle est réci-

�� � 31C MORALE A NICOMAQUE.

doit être regardée comme de l'amitié, g h. Mais ne faut- il pas ajoiiter que, pour être vraiment de l'amitié, cette bienveillance ne doit pas rester ignorée de ceux qui en sont l'objet? Ainsi, il arrive souvent qu'on est bienveillant pour des gens qu'on n'a jamais vus ; mais on suppose qu'ils sont honnêtes, ou qu'ils peuvent nous être utiles; et alors le sentiment est à peu près le même que si déjà un de ces inconnus vous rendait l'affection que vous éprouvez pour lui. Voilà donc des gens qui certainement sont bienveil- lants les uns envers les autres. Mais comment pourrait-on donner le titre d'amis à des gens qui ne connaissent pas leurs dispositions réciproques ? Il faut donc, pour que ce soient de véritables amis, qu'ils aient les uns pour les autres des sentiments de bienveillance, qu'ils se veuillent du bien, et qu'ils n'ignorent pas le bien qu'ils se veulent mutuellement, à l'un des titres dont nous venons de parler.

��proquc. C'est une condition indis- § !i. Ne doit pas rester ignorée. pensable pour qu'il y ait réelle amitié. Autre condition aussi nécessaire.

�� � LIVRE VIII, CH. III, J^ 1. 317

��CHAPITRE m.

��L'amitié revêt la nuance des motifs qui l'inspirent ; elle est comme eux de trois espèces : d'intérêt, de plaisir etde vertu.— Fragilité des deux premières espèces d'amitié; les vieillards n'aiment guère que par intérêt; et les jeunes gens, par plaisir. Amitiés passagères de la jeunesse. — L'amitié par vertu est la plus par- faite et la plus solide. Mais elle est la plus rare ; elle ne se forme qu'avec le temps, et elle doit être égale de part et d'autre.

��§ 1. Les motifs d'aflection sont de différentes espèces, je le répète ; et par conséquent, les amours et les amitiés qu'ils causent doivent différer également. Ainsi, il y a trois espèces d'amitié qui répondent en nombre égal aux trois motifs d'affection ; et pour chacune d'elles, il doit y avoir réciprocité d'un amour qui ne reste caché ni à l'un ni à l'autre de ceux cfui l'éprouvent. Les gens qui s'aiment se veulent mutuellement du bien, dans le sens même du motif par lequel ils s'aiment. Par exemple, les gens qui s'aiment pour l'intérêt, pour l'utilité dont ils sont l'un à l'autre, s'aiment non pas précisément pour eux-mêmes, mais seulement en tant qu'ils tirent quelque bien el quelque profit de leurs rapports mutuels. Il en est de même encore de ceux qui ne s'aiment que pour le plaisir.

��Ch. III. Gr. Morale, livre II, ch. mots pour indiquer qu'en effet ceci

13; Morale à Eudème, livre VII, est une répétition, dont Aristote du

cil. 3. reste ne paraît pas s'occuper. —

§ 1. Je le répète. J'ai ajouté ces néciprocité d'un amovr. Comme il a

�� � 318 MORALE A NICOMAQLE.

S'ils aiment -les gens de mœurs aussi faciles, ce n'est pas à cause du caractère même de ces gens; mais c'est uni- quement à cause des plaisirs que ces personnes leur pro- curent, g 2. Par conséquent, quand on aime par intérêt, et pour l'utilité, on ne recherche au fond que son bien personnel. Quand on aime par le motif du plaisir, on ne recherche réellement que ce plaisir même. Des deux sens, on n'aime pas celui qu'on aime pour ce qu'il est réel- lement; on l'aime simplement en tant qu'il est utile et agréable. Ces amitiés-Là ne sont donc que des amitiés indirectes et accidentelles ; car ce n'est pas parce que l'homme aimé est doué de telles qualités qu'on l'aime, quelles que soient d'ailleurs ces qualités ; on ne l'aime que pour le profit qu'il procure, ici, de quelque bien que l'on convoite, et là, du plaisir qu'on veut goûter.

§ 3. Les amitiés de ce genre se rompent très-aisément, parce que ces amis prétendus ne demeurent pas long- temps semblables à eux-mêmes. Du moment que ces amis là ne sont plus ni utiles ni agréables, on cesse bien vite de les aimer. L'utile, l'intérêt n'a rien de fixe ; et il varie d'un moment à l'autre de la façon la plus complète. Le motif qui les rendait amis venant à disparaître, l'amitié disparaît aussi rapidement, avec la seule cause qui l'avait formée.

��été dit dans le chapitre précédent, sont pas de véritables amitiés; ce

§ 2. Indirectes et accidentelles. Le sont plutôt des liaisons. — l/intcrft

texte n'a qu'un seul mot au lieu de n'a rien de fixe. Observ;ttion pleine

deux. de justesse, dont on a fait depuis Aris-

§ 3. Les amitiés de ce genre se tote bien souvent usage pour réfuter

rompent très-aiscvicnt. Ce sont les la morale de Tintérêt. On voit qu'il

plus ordinaires. Mais au fond ce ne la "répudie énergiquement.

�� � LIVRE VllI, CH. III, g 5. 310

g /j. L'amitié ainsi entendue semble se rencontrer sur- ton t dans les gens âgés ; la vieillesse ne recherche plus ce qui est agréable, elle recherche exclusivement ce qui est utile. C'est là aussi le défaut' de ces hommes dans toute la force de l'âge, et de ces jeunes gens qui ne poursuivent déjà que leur intérêt personnel. Les amis de cette sorte ne sont pas du tout d'humeur à vivre habi- tuellement enseail^le. Loin de là, ils ne se sont même pas toujours agréables l'un à l'autre, et ils n'éprouvent aucun besoin de commerce hors des instants où ils doivent réci- proquement satisfaire leur intérêt. Ils ne se plaisent que tout juste autant qu'ils ont l'espérance de tirer mutuelle- ment l'un de l'autre quelque avantage. C'est dans cette classe de liaison qu'on peut ranger aussi l'hospitalité. § 5. Le plaisir seul semble inspirer les amitiés des jeunes gens ; ils ne vivent que dans la passion, et ils poursuivent surtout le plaisir, et même le plaisir du moment. Avec le progrès des années, les plaisirs changent et deviennent tout autres. Aussi, les jeunes gens forment-ils très-vite et cessent-ils non moins vite leurs liaisons. L'amitié tombe avec le plaisir qui l'avait fait naître ; et le changement de ce plaisir est bien rapide. Les jeunes gens sont portés à l'amour; et l'amour le plus souvent ne se produit que

��§ i. La vieillesse ne recherche d'Histoire et de Littérature, p. 393.

plus. Il faut rapprocher ce qu'Aris- Voir la Revue des deux Mondes,

tote dit ici de la vieillesse et de la livraison du 15 janvier 1853. —

jeunesse, sous le rapport des liaisons C'est dans cette classe de liaisons.

d'amitié, du portrait qu'il a fait de Je crains que ceci ne soit une glose

ces dcuxjùges dans la Rhétorique, de commentateur peu intelligent, qui

livre II, ch. 12 ttl3. M. Villemain a se sera glissée dans le texte. L'hos-

tradmt admirablement ces morceaux pitalité n'a rien à faire ici. dans ses Souvenirs contemporains § 5. Ils ne vivent que dans ta

�� � 320 MORALE A NICOMAQUE.

sous l'empire de la passion et du plaisir. Voilà pourquoi ils aiment si vite, et cessent également si vite d'aimer; ils changent vingt fois de goûts dans un même jour. Mais ils n'en veulent pas moins passer tous les jours et vivre à jamais avec ce qu'ils aiment ; car c'est ainsi que se pro- duit et se comprend l'amitié dans la jeunesse.

§ 6, L'amitié parfaite est celle des gens qui sont ver- tueux, et qui se ressemblent par leur vertu ; car ceux-là se veulent mutuellement du bien en tant qu'ils sont bons; et j'ajoute qu'ils sont bons par eux-mêmes. Ceux qui ne veulent du bien à leurs amis que pour ces nobles motifs sont les amis par excellence. C'est par eux-mêmes, par leur propre nature, etnon pas accidentellement, qu'ils sont dans cette heureuse disposition. De là vient que l'amitié de ces cœurs généreux subsiste aussi longtemps qu'ils restent bons et vertueux eux-mêmes ; or, la vertu est une chose solide et durable. Chacun des deux amis est bon absolument en soi, et il est bon également pour son ami ; car les bons sont à la fois et absolument bons et utiles en outre les uns aux autres. On peut ajouter de même qu'ils se sont mutuellement agréables, et cela se comprend sans peine. Si les bons sont agréables absolument, et s'ils sont agréables aussi les uns aux autres, c'est que les actes qui nous sont propres, ainsi que les actes qui ressemblent

��jjassion. Voir la Rhétorique, livre II, le plaisir qu'ils procurent. — Et ch. 12, p. 1389, a, 3, édition de non pas accidentellement. Même re- Berlin, marque. — Ils se sont nmtxicllement § 6. L'amitié parfaite. C'est rr^/reflft/cs. Voilà pourquoi une longue dire au fond la seule amitié digne amitié entre deux hommes est tou- de ce nom. — Bons par eux-mêmes, jours le signe d'un véritable mérite Et non pas seulement par le profit ou de part et d'autre.

�� � LIVRE YIII, CH. 111, § 9. ' 321

aux nôtres, nous causent toujours du plaisir, et que les actions des gens vertueux ou sont vertueuses aussi, ou du moins sont pareilles entr' elles. § 7. Une amitié de cet ordre est durable, comme on peut aisément le concevoir, puisqu'elle réunit toutes les conditions qui doivent se trouver entre les vrais amis. Ainsi, toute amitié se forme en vue de quelque avantage ou en vue du plaisir, soit ab- solument, soit du moins pour celui qui aime ; et de plus, elle ne se forme qu'à la condition d'une certaine ressem- blance. Or, toutes ces circonstances se rencontrent essen- tiellement pour le cas que no as indiquons ici : dans cette amitié là, il y a la ressemblance en même temps que le reste, c'est-à-dire que, de part et d'autre, on est absolu- ment bon et de plus absolument agréable. Il n'est donc rien au monde de plus aimable ; et c'est dans les per- sonnes de ce mérite que se trouve le plus souvent l'amitié, et qu'elle y est la plus parfaite. § 8. Il est tout simple d'ailleurs que des amitiés aussi nobles soient fort rares, parce qu'il y a bien peu de gens de ce caractère. Pour former ces liens, il faut déplus du temps etde l'habitude. Le proverbe a raison, et l'on ne peut guère se connaître mutuellement, « avant d'avoir mangé ensemble les bois- » seaux de sel » dont il parle. On ne peut non plus s'ac- cepter, on ne peut être amis, avant de s'être montrés dignes d'affection l'un à l'autre, et avant qu'une confiance réciproque ne se soit établie. § 9. Quand on se fait mu- tuellement de si rapides amitiés, on veut bien sans doute

§ 7. Le plus souvent l'amitic. V habitude. Observation très-pratique.

Entendue dans son vrai sens. et qu'on oublie trop souvent dans la

§ 8. Soient fort rares. Comme la vie, où les liaisons sont en général

vertu elle-même. — Du temps et de rapides et légères.

21

�� � Z'2-1 MORALE A MCOMAQUE.

être amis ; mais on né l'est pas, et on ne le devient véri- tablement qu'à la condition d'être dignes d'amitié et de le bien savoir de part et d'autre. La volonté d'être amis peut être rapide ; mais l'amitié ne l'est point. Quant à elle, elle n'est complète que par le concours du temps et de toutes les autres circonstances que nous avons indi- quées ; et c'est aussi grâce à tous ces rapports qu'elle de- vient égale et semblable des deux parts, condition qui doit encore se rencontrer entre de vrais amis.

��CHAPITRE IV.

��Comparaison des trois espèces d'amitiés — Les amitiés par intérêt ne durent qu'autant que l'intérêt lui-même; les amitiés par plaisir passent en général avec l'âge; l'amitié par vertu est la seule qui mérite vraiment le nom d'amitié ; elle seule résiste à la calomnie. — Les autres ne sont des amitiés que parce qu'elles ressemblent à celle-là sous certains rapports.

§ 1. L'amitié qui se forme par le plaisii' a quelque chose qui ressemble à l'amitié parfaite ; car les bons se plaisent aussi les uns aux autres. On peut dire même que celle qui se forme par une vue d'intérêt et d'utilité, n'est pas sans rapport avec l'amitié par vertu, puisque les bons

��Ch. IV. Gr. Morale, livre II, ch. autres. Par leur vertu même et par

13; Morale à Eudème, livre VII, l'estime mutuelle qu'ils s'inspirent,

ch. 2. tandis que, dans les liaisons de plai-

§ 1. .Se plaiserii les uns aux sir dont parle Aristote un peu plus

�� � LIVRE VIII, CH. IV, g 2. 323

se sont mutuellement utiles. Ce qui peut surtout faire durer les amitiés fondées sur le plaisir et l'intérêt, c'est quand une égalité complète s'établit de l'un à l'autre des amis, par exemple, pour le plaisir. Mais la liaison ne s'aftermit pas seulement par ce motif; elle peut s'affermir encore parce que les deux personnes puisent cette égalité qui les rapproche à la même source, comme cela se passe entre gens qui sont tous deux de bonne société, et non comme entre l'amant et celui qu'il aime. Car ceux qui s'aiment à ce dernier titre n'ont pas tous les deux les mêmes plaisirs ; l'un se plaisant à aimer, l'autre, à rece- voir les soins de son amant. Quand l'âge de la beauté vient à passer, parfois l'amitié passe ;. celui-ci n'a plus de plaisir à voir son ancien ami ; celui-là n'en a plus à rece- voir ses soins. Beaucoup cependant restent liés encore, quand les habitudes se conviennent, s'ils ont contracté dans ce long commerce une affection mutuelle pour leurs caractères. § 2. Quant à ceux qui ne cherchent pas un échange de plaisirs dans leurs liaisons amoureuses, mais qui n'y voient que l'intérêt, ils sont à la fois moins amis et le restent moins longtemps. Les gens qui ne sont amis que par pur intérêt, cessent de l'être avec l'intérêt même qui les avait rapprochés ; ils n'étaient pas véritablement

��bas, les amis ne se plaisent que par forme aux opinions de son temps,

leurs vices. — De bonne société. Et tout en blâmant ces infamies. —

l'on pourrait ajouter « de bonnes Quand l'âge de la beauté... Il faut

mœurs », comme la suite le prouve, faut voir dans le Plièdre de Platon,

— Entre l'amant et celui qu'il aime. p. 71 de la traduction de M. Cousin,

Ces liaisons repoussantes ne de- des détails tout à fait analogues; je

vraient pas figurer dans une théorie crois qu'Aristoie se les rappelait en

de l'amitié ; mais Aristole se con- écrivant ce passage.

�� � 324 MORALE A NICOMAQUE.

amis l'un de l'autre ; ils ne l'étaient que du profit qu'ils pouvaient faire.

§ 3. Ainsi donc, le plaisir et l'intérêt peuvent faire que des méchants soient amis les uns des autres ; ils peuvent faire aussi que des gens honnêtes soient amis de gens vicieux, et que des hommes qui ne sont ni l'un ni l'autre, deviennent les amis des uns ou des autres indifféremment. Ce qui n'est pas moins évident, c'est que les bons sont les seuls qui deviennent amis pour leurs amis eux-mêmes ; car les méchants ne s'aiment pas entr'eux, à moins qu'ils n'y trouvent quelque profit.

§ /i. Il y a plus ; l'amitié seule des bons est inaccessible à la calomnie, parce, qu'on ne peut aisément en croire les assertions de personne contre un homme qu'on a pendant longtemps éprouvé. Ces cœurs-là se fient pleinement l'un à l'autre ; ils n'ont jamais songé à se faire le moindre tort, et ils ont toutes les autres qualités profondément esti- mables qui se trouvent dans la véritable amitié, tandis que rien n'empêche que les amitiés d'une autre espèce ne reçoivent ces fâcheuses atteintes.

^ 5. Puisque dans le langage ordinaire, on appelle amis

��% s. Que des méchants soie7it amis. $ h. Inaccessible à la calomnie. Avecles restrictions qu'Aristote vient C'est un des caractères essentiels de dire, au fond, ce ne sont pas là de la véritable amitié, tandis que les des amis; ils sont simplement rap- autres se laissent si aisément trou- prochés par une liaison plus ou bler par les faux rapports et les ac- moins durable. Voir un peu plus cusations mensongères, bas. — Qui ne sont ni l'un ni l'autre. § 5. Puisque dans le langage ordi- C'est-à-dire, qui ne sont ni précisé- juuit. On voitqu'Aristote, toutenac- ment honnêtes ni précisément vi- ceptant le langage reçu, le juge néan- cieux, et qui sont dans cet état trop moins ; et qu'il ne s'y méprend pas. ordinaire d'une moralité équivoque. Il n'y a pour lui, comme pour la

�� � LIVRE VIll, CH. IV, § 7. 3'25

ceux mêmes qui ne le sont que par intérêt, comme les Etats, dont les alliances militaij'es ne sont jamais faites ([u'en vue de l'utilité des contractants ; puisqu'on appelle encore amis ceux qui ne s'aiment que pour le plaisir, comme s'aiment les enfants, peut-être faut-il que nous aussi nous appellions du nom d'amis ceux qui ne s'aiment que par ces motifs. Mais alors nous aurons le soin de distinguer plusieurs espèces d' amitié. La première et la véritable amitié sera pour nous celle des gens ver- tueux et bons, qui s'aiment en tant qu'ils sont bons et vertueux. Les autres amitiés ne sont des amitiés que par leur ressemblance; avec celle-là. Les gens qui sont amis par ces motifs inférieurs, le deviennent toujours sous l'in- fluence de quelque chose de bon aussi et de quelque chose de semblaljle entr'eux qui les rapproche ; car le plaisir est un bien aux yeux de ceux qui aiment à le rechercher. § 6. Mais si ces amitiés par intérêt et par l)laisir ne lient pas très-étroitement les cœurs, ;1 est rare également qu'elles se rencontrent ensemble dans les mêmes individus, parce qu'en effet, les choses de hasard et d'accident ne 'se l'éunissent jamais entr' elles que très- imparfaitement.

§ 7. L'amitié étant donc divisée dans les espèces que nous avons indiquées, il reste que les méchants de-

��laisou, qu'une seule espèce d'amitié, Il semble que ce passage devrait êlre

celle qui se fonde sur l'estime et la reporté plus haut, vers le début de

vertu. — Nous aurons le soin de dis- ce chapitre.

tiuguer. C'est ce qu'Aristote a déjà § fi. Que très-imparfaitement.

fait plus haut, et il parle comme si Parce que le plaisir et l'intérêt sont

CCS distinctions n'avaient pas été aussi changeants et aussi mobiles l'un

faites. Il y a donc une sorte de dé- que l'autre. Voir la même idée, plus

sordre cl de confusion dans le texte, haut, ch. 3, § ?.

�� � 326 MORALE A NICOMâQUE.

viennent amis par intérêt ou par plaisir, parce qu'ils n'ont entr'eux que ces points de ressemblance. Les bons au contraire deviennent amis pour eux-mêmes, c'est-à- dire en tant qu'ils sont bons. Ceux-là seuls sont donc amis absolument parlant; les autres ne le sont qu'indirecte- ment, et parce qu'ils ressemblent à certains égards aux véritables amis.

��CHAPITRE V.

Il faut pour l'amitié, comme pour la vertu, distinguer la disposition morale, et l'acte lui-même. On peut être très-sincèrement amis sans faire acte d'amitié : effets de l'absence. — Les vieillards et les gens d'un caractère rude et austère sont peu portés à l'amitié. — La vie commune est surtout le but et le signe de la véritable amitié. Eloignement des vieillards et des humoristes pour ,1a vie commune ; leur affection peut n'en être pas moins réelle.

§ l. De même que sous le rapport de la vertu, il faut faire des distinctions, et de même que les uns sont ap- pelés vertueux simplement à cause de la disposition morale outils ^ont, et les autres parce qu'ils sont vertueux en acte et en fait, de même aussi pour l'amitié. Les uns

��§ 7. Amis par intérêt ou far Ch. V. Gr. Morale, livre li, ch.

plaisir. C'est là ce qui a fait dire 13; Morale ù Eudème, livre VII,

que les méchants ne peuvent être cli. 3.

amis, et qu'il n'y a d'amitié réelle que § 1. Sous le rapport de la vertu.

parmilesbons : « Nulla nisi inter bo- Voir plus haut, livre II, ch. 1, § 1.

nos amicilia. » ~ Vertueux en acte et en fait. En

�� � LIVRE VIII, CH. V, g 3. 327

jouissent actuellement du plaisir de vivre avec leurs amis et de leur faire du bien; les autres, séparés d'eux soit par un accident, comme les en sépare le sommeil, soit par l'éloignement des lieux, n'agissent pas pour le moment en tant qu'amis; mais ils sont en disposition cependant d'agir avec la plus sincère amitié. C'est qu'en effet la distance des lieux ne détruit pas absolument l'amitié ; elle en détruit seulement l'acte, le fait actuel. Il est vrai toutefois que si l'absence est de trop longue durée, elle semble aussi de nature à faire oublier l'amitié. Et de là le proverbe :

« Souvent un long silence a détruit l'amitié. »

^' 2. En général, les vieillards et les gens humoristes semblent médiocrement portés à l'amitié, parce que le sentiment du plaisir a peu de prise sur eux. Or, personne ne va passer ses jours avec quelqu'un qui lui est désa- gréable, ou qui ne lui fait pas plaisir; et la nature de l'homme, c'est surtout de fuir ce qui lui est pénible et de rechercher ce qui lui plaît. § 3. Quant aux gens qui se font mutuellement un bon accueil, mais qui ne vivent pas habituellement ensemble, on peut les classer plutôt panni les hommes unis d'une bienveillance réciproque que dans les amis proprement dits. Ce qui caractérise davantage des amis, c'est la vie commune. Quand on est dans le be- soin, on désire "cette communauté pour l'utilité qu'on y

��accomplissant des actes de vertu. — $2. Les gens kumoristes, Peut-

Souvent wn long silence... Ce vers être fuut-il entendre aussi :« les gens

est peut êtie emprunté à quelque d'un caractère austère. »

poète tragique ; mais on ne sait pas % ". C'est la vie commune. L'une

son nom. des conditions, si ce n'est de la véri-

�� � 328 MORALE A NICOMAQUE.

trouve; et quand on est dans l'aisance, on la désire pour le bonheur de passer ses jours avec ceux qu'on aime. 11 n'est l'ien qui convienne moins à des amis que l'isolement. Mais on ne saurait vivre ensemble qu'à la condition de se plaire, et d'avoir à peu près les mêmes goûts, accord qui se produit d'ordinaire entre les vrais camarades.

§ II. L'amitié par excellence est donc celle des gens vertueux. Ne craignons pas de le redire souvent, c'est le bien absolu , c'est le plaisir absolu qui sont vraiment dignes d'être aimés et d'être recherchés par nous. Mais comme pour chacun, c'est ce qu'il possède lui-même qui lui semble mériter son amour, l'homme de bien est tout ensemble pour l'homme de bien aussi agréable qu'il lui est bon. § 5. L'affection ou le goût semble être plutôt un sentiment passager; et l'amitié est une manière d'être constante. L'aff'ection ou le goût peut se prendre tout aussi bien aux choses inanimées. Mais la x'éciprocité d'amitié n'est jamais que le résultat d'une préférence volontaire, et la préférence tient toujours à une certaine manière d'être morale. Si l'on veut du bien à ceux qu'on aime, c'est uniquement pour eux, c'est-à-dire non point par un sentiment passager, mais par une manière d'être morale que l'on conserve à leur égard. En aimant son ami, on aime son propre bien à soi-même ; car l'homme bon et vertueux,

��table amitié, au moins de ramitié effet plus d'une fois ; mais ce prin-

complète. — Entre les vrais cama- cipe est assez important pour qu'on

rades. Il faut entendre surtout : « ca- puisse aisément excuser ces redites,

marades d'enfance, de plaisirs, de § 5. L'affection ou le goût. Il n'y

jeux, de devoirs. » a qu'un seul mot dans le texte ; j'ai

§ 4. Ne craignons -pas de le redire dû mettre le second à cause de ce

souvent. Aristote l'a déjà répété en qui suit sur les choses inanimées. —

�� � LIVRE VIII, CH. V, § 6. 329

quand il est devenu l'ami de quelqu'un, devient un bien pour celui qu'il aime. Ainsi de part et d'autre, on aime son bien personnel ; et cependant on fait réciproquemen t un échange qui est parfaitement égal, soit dans l'intention des deux amis, soit dans l'espèce des services échangés ; car l'égalité s'appelle aussi de l'amitié ; et toutes ces con- ditions se rencontrent surtout dans l'amitié des gens de bien. § 6. Si l'amitié se produit moins souvent dans les gens moroses, et dans les vieillards, c'est qu'ils sont d'une humeur plus difficile, et qu'ils trouvent moins de plaisir dans les relations d'un commerce réciproque, qui sont ce- pendant tout à la fois et le résultat et la cause principale de l'amitié. C'est là ce qui fait que les jeunes gens de- viennent si promptement amis, tandis que les vieillards ne le deviennent pas. On ne peut pas devenir l'ami de gens qui ne vous plaisent point. • On peut faire la même observation pour les humoristes. Mais il est possible que ces gens-là n'aient pas moins de bienveillance les uns pour les autres ; ils se veulent réciproquement du bien, et ils se retrouvent toujours, quand il s'agit de services à se rendre. Mais ils ne sont pas précisément amis, parce qu'ils ne vivent pas ensemble et qu'ils ne se plaisent pas entr'eux, condi- tions qui semblent être surtout indispensables à l'amitié.

��La réciprocité d'amitié. Il a été élahh roses... Les vieillards. Question in-

plus haut, ch. 2, § 4, que la véri- diquée au début du chapitre. — Us

table amitié suppose toujours une trouvent moins de plaisir. Répétition

affection réciproque, connue de part de ce quia été dit plus haut. — // est

et d'autre par ceux qui l'éprouvent, possible que ces gens-là. Ils peuvent

— On aime son bien personnel. Sans avoir une affection aussi sincère et

mettre d'ailleurs dans sa liaison le aussi vive; seulement, ils la montrent

moindre égoïsme. moins, par suite de la sécheresse habi-

§ li. Si l'amitié... Les gens mo- tuelle de leur cœur.

�� � 330 MORALE A NICOMAOUE.

��CHAPITllE VI.

La véritable amitié ne s'adresse guère qu'à une seule personne. Les liaisons très-nombreuses n'ont rien de profond. — L'amitié par plaisir se rapproche plus de la véritable que l'amitié par intérêt. — Amitiés des gens riches : leurs amis sont très-divers ; la véri- table amitié est très-rare pour eux. — Résumé sur les deux espèces inférieures d'amitié.

g 1. Il n'est pas possible qu'on soit aimé de beaucoup de gens d'une amitié parfaite, pas plus qu'il n'est possible d'aimer beaucoup de gens à la fois. La véritable amitié est une sorte d'excès en son genre. C'est une affection qui l'emporte sar toutes les autres, et ne s'adresse par sa na- ture même qu'à un seul individu ; or, il n'est pas très- facile que plusieurs personnes plaisent à la fois si vive- ment à la même, pas plus peut-être que ce n'est bon. § 2. 11 faut aussi s'être éprouvé mutuellement et avoir un par- fait accord de caractère, ce qui est toujours fort difficile. Mais on peut bien plaire à une foule de personnes, quand il ne s'agit que d'intérêt ou de plaisir ; car il y a toujours

��Ch. VI. Gr. Morale, livre II, cb. des choses. — Pas plus pexU-êlre

13; Morale à Eudème, livre VII, que ce n'est 6on. Une affeclion ainsi

ch. 2. — La question du nombre des dispersée court trop grand risque de

amis n'est traitée qu'ici ; dans les devenir superficielle.

deux autres ouvrages, elle n'est que § 2. // faut aussi. Les arguments

très-vaguement indiquée. que présente Aristote sont fort

§ ]. // n'est pas possible. La limi- solides; et ils résultent d'une longue

talion du nombre des amis résulte observation. — Que d'intérêt ou de

nécessairement de la nature même plaisir. On peut plaire aussi ù ieau-

�� � LIVRE VIII, CH. VI, S 5. 331

beaucoup de gens disposés à ces liaisons, et les ser- vices qu'on échange ainsi peuvent ne durer qu'un ins- tant, g 3. De ces deux espèces d'amitié, celle qui se pro- duit par le plaisir ressemble davantage à l'amitié véri- table, quand les conditions qui la font naître sont les mêmes de part et d'autre, et que les deux amis se plaisent l'un à l'autre ou se plaisent aux mêmes amusements. C'est là ce qui forme les amitiés des jeunes gens ; car c'est sur- tout dans celles-là qu'il y a de la libéralité et de la géné- rosité de cœur. Au contraire, l'amitié par intérêt n'est guère digne que de l'âme des marchands.

^ II. Les gens fortunés n'ont pas besoin de relations utiles: mais il leur faut des relations agréables; et c'est là ce qui fait qu'ilsveulent vivre habituellement avec quelques personnes. Comme on ne supporte l'ennui que le moins qu'on peut, et que personne en effet ne supporterait con- tinuellement même le bien, si le bien lui était pénible, les gens riches recherchent des amis agréables. Peut-être pour eiLx-mêmes vaudrait-il mieux encore qu'ils recher- chassent dans leurs amis la vertu à côté de l'agrément ; car alors ils réuniraient tout ce qu'il faut à de véritables amis. § 5. j\Iais quand on est dans une haute position, on a d'ordinaire les amis les plus divers. Les uns sont des amis utiles ; les autres, des amis agréables ; et comme il est

��coup de gens par sa vertu et son mé- marchands. Parce que cette amitié

rite, sans qu'on soit d'ailleurs l'ami n'est en effet qu'une sorte de com-

de tout ce monde. merce où chacun clierche de son

§ 3. De ces deux espèces d^amitié. côté à gaguer le plus possible.

Digression peu utile, et qui ne fait S 4. Si le bien lui était pénible. Le

que répéter ce qui a déjà été dit bien cesserait alors d'être le bien,

antérieurement. — De l'âme des $ 5. Les amis les plus divers.

�� � fort rare que les mêmes persomies aient les deux avantages à la fois, les gens opulents ne recherchent guère des amis agréables qui soient en même temps doués de vertu, ni des amis utiles pour faire uniquement de grandes et belles choses. En songeant à leur plaisir, ils ne veulent que des gens aimables et faciles, ou bien des gens habiles toujours prêts à exécuter ce qu’on leur commande.

§ 6 Mais ces qualités d’agrément et de vertu ne se réunissent pas fréquemment dans le même individu. On a bien dit, il est vrai, que l’homme vertueux est à la fois agréable et utile. Mais jamais un si parfait ami ne se lie avec un homme qui le surpasse par sa position, à moins qu’il ne surpasse aussi en vertu cet homme opulent. Autrement, ilnerachète pas son infériorité par une égalité proportionnelle. Mais il n’y a pas souvent d’hommes qui deviennent amis dans ces conditions.

§ 7. Les amitiés dont nous venons de parler sont donc fondées aussi sur l’égalité. Les deux amis se rendent les

Observation très-juste, et qu’il est facile de vérifier dans le cours habituel des choses.

§ 6. Mais ces qualités. Répétition de ce qui vient d’être dit quelques lignes auparavant. — A moins qu’il ne surpasse. Il semble que cette inégalité peut éloigner l'homme riche à son tour au lieu de le rapprocher ; mais si le cœur n’a pas été gâté par la richesse, il est possible que la vertu de l’un compense la fortune de l’autre; et l’amitié, contractée malgré ces obstacles, n’en mérite que plus d’estime des deux côtés, comme Aristote semble le penser, en remarquant combien ces amitiés-là sont rares.

§ 7. Les amitiés dont nous venons de parler. C’est-à-diie les deux espèces inférieures d’amitié, par plaisir et par intérêt. Aristote revient ici sans transition à ce sujet qu’il semblait avoir quitté. Il y a probablement quelque désordre dans le texte. Toute la fin de ce chapitre doit d’autant plus paraître déplacée, qu’Aristote reprend dans le chapitre suivant le fil des idées qu’il vient de rompre si brusquement. Voir la Dissertation préliminaire. LIVRE VIII, CH. VI, § 7. 333

mêmes services, et ils sont l'un envers l'autre animés des mêmes intentions; ou du moins, ils échangent entr'eux un avantage contre un autre, et, par exemple, le plaisir pour l'utilité. Mais nous avons dû remanjuer aussi que ces ami- tiés-là sont moins réelles et moins durables. Comme elles ont de la ressemblance et de la dissemblance tout à la fois avec une seule et même chose, c'est-à-dire avec l'amitié par vertu, elles paraissent tour à tour être et ne pas être des amitiés. Par leur ressemblance avec l'amitié de vertu, elles semblent être des amitiés véritables ; l'une a l'agréable, l'autre a l'utile, double avantage qui se trouve aussi dans l'amitié vertueuse. Mais d'autre part, comme celle-ci est inébranlable à la calomnie et durable, tandis que ces deux amitiés inférieures passent vite et qu'elles diffèrent encore sur bien d'autres points, on peut trouver que ce ne sont plus des amitiés, tant elles ont de dissemblance avec l'amitié véritable.

�� � 33/1 MORALE A NICOMAQUE.

��T.HAPITRE VIL

��Des amitiés ou affections qui s'attachent à des supérieurs : le père et le fils ; le mari et la femme ; le magistrat et les citoyens. — Pour que l'amitié naisse et subsiste, il faut que la distance entre les personnes ne soit pas trop grande; rapport des hommes aux Dieux. — Q^iestion subtile que cette considération fait soulever.

��§ 1. 11 y a encore une autre espèce d'amitié qui tient à la supériorité même de l'une des deiLX personnes qu'elle unit : par exemple, l'amitié du père pour le fils, et en général du plus âgé pour le plus jeune ; du mari pour la femme, et d'un chef quelconque pour un subordonné. Toutes ces affections présentent des différences entr' elles: et ce n'est pas une même affection, par exemple, que celle des parents pour leurs enfants, et celle des chefs pour les sujets. Ce n'est pas même une affection iden- tique que celle du père pour le fils et celle du fils pour le père, ni celle du mari pour la femme et celle de la femme pour le mari. Chacun de ces êtres a sa vertu propre et sa fonction ; et comme les motifs qui excitent leur amour sont différents, leurs affections et leurs amitiés ne sont pas moins diverses. § 2. Ce ne sont donc pas des senti-

��ra. VII. Gr. Morale, livre II, J"ai consené le mot d'amitié pour

ch. 1 /a; Morale à Eudème, livre VII, bien marquer la trace des idées

ch. .? et h. grecques sur la Pliilia ; mais c'est

§ 1. L'amitié du père -pour te fils, bien plutôt l'amour ou rairection

�� � LIVRE VllI, CH. VII, g /i. 335

ments identiques qui se produisent de part et d'autre ; et il ne faudrait même point chercher à les produire. Quand les enfants rendent à leurs parents ce qu'on doit à ceux qui nous ont donné le jour, et que les parents rendent à leurs fils ce qu'on doit à des enfants, l'affection, l'amitié est entr'eux parfaitement solide; et elle est tout ce qu'elle doit être. Dans toutes ces affections où existe de l'une des deux parts une certaine supériorité, il faut aussi que le sentiment d'amour soit proportionnel à la position de celui qui l'éprouve. Ainsi par exemple, le supérieur doit être aimé plus vivement qu'il n'aime. Et de même pour l'être qui est le plus utile, ainsi que pour tous ceux qui ont quelque prééminence ; car si l'affection est en rapport avec le mérite de chacun des individus, elle devient une sorte d'égalité, condition essentielle de l'amitié.

§ 3. C'est que l'égalité^ n'est pas du tout la même chose dans l'ordre de la justice et en amitié. L'égalité qui lient la première place en fait de justice, est celle qui est en rapport avec le mérite des individus ; la seconde est l'égalité qui est en rapport avec la quantité. Dans l'amitié tout au contraire, c'est la quantité qui doit tenir la pre- mière place, et le mérite ne vient qu'à la seconde. § à. C'est ce qu'on peut remarquer sans peine, dans les cas où il existe une très-grande distance de vertu, de vice, de

��qu'il faudrait dire. J'ai d'ailleurs P^s été aussi ignorés dans l'antiquité

employé plus d'une fois le mot propre qu'on a bien voulu le dire, «d'affection». S 3. Dans l'ordre de Injustice.

$2. A ceux qui nous ont donné le Voir plus haut, \\\re V, ch. 3, § 1.

jour. On peut voir par ce passage, et — C'est la quantité. D'affection sans

par une foule d'autres dans Platon, doute, ou peut-être ce mot de quanti-

que les sentiments de la famille n'ont té doit-il être pris dans toute son

�� � 336 MORALE A NICOMAQUE.

richesse ou de telle antre chose, entre les individus ; alors ils cessent d'être amis, et ils ne se croient même plus capables de l'êti^. Ceci est très-particulièrement mani- feste en ce qui concerne les Dieux, puisqu'ils ont une supériorité infinie en toute espèce de biens. On peut même voir encore quelque chose de tout pareil pour les rois. On est tellement au-dessous d'eux en fait de richesse qu'on ne peut pas même vouloir être leur ami, pas plus que les gens qui n'ont aucun mérite ne pensent à pouvoir être les amis des hommes les plus éminents et les plus sages.

§ 5. On ne pourrait pas poser une limite très-précise dans tous ces cas, ni dire exactement le point où l'on peut encore ^être amis. Certainement, il est possible de retrancher beaucoup" aux conditions qui font l'amitié, et qu'elle subsiste encore ; mais quand la distance est par trop grande, comme celle des Dieux à l'homme , l'amitié ne peut plus subsister. § 6. Voilà comment on a pu se poser cette question de savoir si les amis souhaitent bien réelle- ment à leurs amis les plus grands biens, par exemple, de devenir des Dieux ; car alors ils cesseraient de les avoir pour amis ; ni même s'ils peuvent leur souhaiter du tout des biens, quoique les amis désirent le bien de ceux

��extension, quel que soit l'objet auquel l'homme. Répétition de ce qui vient

il s'applique, richesse, pouvoir, ta- d'être dit quelques lignes plus haut, lent, etc. § 6. Se poser cette question. Assez

§ h. Pour Icsrois. Il fautserappe- subtile, comme on peut le voir, et qui

peler qu'Aristote a vécu longtemps ne contribue guère à compléter la

dans l'intimilé de Philippe et d'A- théorie de l'amitié. Ce n'est pas du

lexandre. reste Aristote lui-même qui la pose,

§ 5. Comme celle des Dieux d et il ne fait que la rappeler.

�� � LIVRE YIII, CH. VIII, § 1. 337

qu'ils aiment. Mais si l'on a en raison de dire que l'ami veut le bien de sou ami pour cet ami lui-même, il faut ajouter que cet ami doit demeurer dans l'état où il est; car c'est en tant qu'homme qu'on lui souhaitera les plus grands biens. Et encore, ne pourra-t-on pas les lui souhaiter tous sans exception, puisqu'en général c'est avant tout à soi-même que chacun de nous veut du bien.

��CHAPITRE VIII.

��En général, on préfère être aimé plutôt que d'aimer soi-même : rôle du flatteur. — De la cause qui fait qu'on recherche la consi- dération des gens qui ont une haute position. — Exemple de l'amour maternel. — La réciprocité d'affection est surtout solide quand elle est fondée sur le mérite spécial de chacun des amis ; liaison entre gens inégaux. — Ridicule des amants. Rapports des contraires; ils ne tendent pas l'un vers l'autre; ils tendent au juste milieu.

§ 1. La plupart des hommes, mus par une sorte d'am- bition, semblent préférer qu'on les aime plutôt qu'aimer eux-mêmes. Voilà pourquoi aussi les hommes en général aiment les flatteurs ; le flatteur est un ami auquel on est supérieur, ou du moins qui feint d'être à votre égard dans

��Ch. VIII. Gr. Morale, livre II, Le mot est peut-être un peu fort pour

ch. 43 ; Morale à Eudème, livre VII, la chose, bien qu'au fond l'idée soit

ch. 3 et h. très-juste. Cette ambition n'est réel-

§ 1. Mus par une sorte d'ambition, lemcnt que de l'amour-propre.

22

�� � 338 MORALE A NICOMAQUE.

un état d'infériorité, et qui affecte plutôt d'aimer que d'être aimé. § 2. Mais quand on est aimé, on paraît bien près d'être estimé ; et l'estime est ce que désirent la plupart des hommes. Si du reste on recherche tant l'estime, ce n'est pas pour elle-même; c'est surtout pour ses conséquences indirectes. Le vulgaire ne se plaît tant à être considéré par les gens qui sont dans une haute position, que pour les espérances que cette considération lui donne. On pense qu'on obtiendra tout ce qu'on veut de ces personnages, dès qu'on en aura quelque besoin; on se réjouit des marques de considération qu'ils vous ac- cordent» comme d'un signe de leur future bienveillance. § 3. Mais quand on désire l'estime des gens honnêtes et clairvoyants, on veut affermir en eux l'opinion qu'on leur a donnée de soi. Nous sommes flattés alors qu'on recon- naisse notre vertu, parce que nous avons foi à la parole de ceux qui expriment ce jugement sur notre compte. Nous sommes flattés aussi d'être aimés d'eux pour cet amour en lui-même; et l'on dirait que nous allons jusqu'à pré- férer l'affection à l'estime, et que l'amitié nous devient alors désirable uniquement pour elle toute seule.

§ 2. L'estime est ce que désirent la $ 3. L'estime des getis honnêtes,

plupart des hommes. Le désir d'es- CtUe pensée est un peu obscure et

time est en lui-même très-légitime et embarrassée dans la forme. Aristote

très-louable; mais à la manière dont veut dire que, quand on a su mériter

l'entend ici Aristote, c'est un calcul; l'estime des honnêtes gens, on en

et dès lors ce sentiment est beaucoup vient à préférer encore leur alfection

moins noble. — Poxir les espérances, à leur estime même. Cette distinction

C'est là ce qui explique les préve- est peut-être un peu subtile ; car

nances dont on entoure ordinaire- entre honnêtes gens, l'affection ne se

ment les gens riches, sans se rendre sépare guère de l'estime ; et si l'on

compte à soi-même des motifs qui vient à se faire mépriser, on est bien

font agir dans ce cas. près de n'être plus aimé, quelque

�� � LIVRE VIII, CH. VIll, ^ (5. 339

J^ /j. L'amitié du reste semble consister bien plutôt à aimer qu'à être aimé. Ce qui le prouve, c'est le plaisir que ressentent les mères à prodiguer leur amour. On eu a vu plusieurs qui, ayant dû abandonner leurs enfants, se complaisaient à les aimer encore par cela seul qu'elles sa- vaient qu'ils étaient d'elles ; ne cherchant même pas à ob- tenir quelque retour d'affection, parce que cet échange tle sentiments réciproques ne pouvait plus avoir lieu ; ne de- mandant pour leur part rien que de voir leurs enfants bien venir; et ne les en aimant pas moins avec passion, quoique ces enfants dans leur ignorance ne pussent jamais rien leur rendre de ce qu'on doit à une mère. § o. L'amitié consistant donc bien plus à aimer qu'à être aimé , et les gens qui aiment leurs amis étant à nos yeux dignes de louanges, il semble qu'aimer doit être la grande vertu des amis. Par conséquent, toutes les fois que l'affection repo- sera sur le mérite de chacun des deux amis, les amis se- ront constants, et leur liaison sera solide et durable. § 6. C'est ainsi que même les gens d'ailleurs- les plus inégaux peuvent être amis; leur estime mutuelle les rend égaux. Or, l'égalité et la ressemblance sont l'amitié; surtout, quand cette ressemblance est celle de la vertu ; car alors les deux amis étant constants, comme ils le sont déjà par

��tendre qu'on suppose la liaison anté- voir tous les jours la confirmation de

rieure. ce que dit ici Aristotc.

§ h. L'amitié. Il faut se rappeler § 5. Il semble qu'aimer. Et non

ce qui a été dit plus haut sur le sens pas être aimé. — Par conséquent.

lrès-larp;e dans lequel on doit prendre L'idée est fort juste ; mais on peut

le mot d'amitié. Il aurait peut-être trouver que logiquement la consé-

mieux valu dans ce passage tra- quence n'est pas très-rigoureuse,

duire : « l'amour » . — Ayant dû ^ G. Leur estime mutuelle les rend

abandonner leurs enfants. On peut égaux. Pensée (rès-délicate et très-

�� � ôHO MORaui:. a i\i<^OMAQUE.

eux-mêmes, le sont également l'un pour l'autre. Ils n'ont jamais besoin de honteux services, et n'en rendent pas non plus. On pourrait dire que même ils les empêchent ; car c'est le pi'opre des hommes vertueux de se préserver eux-mêmes des fautes, et de savoir aussi au besoin arrêter celles de leurs amis. Quant aux méchants, ils n'ont rien d^ cette constance. Ne demeurant pas un seul instant semblables à eux-mêmes, ils ne deviennent amis que pour un moment ; et ils ne se plaisent à associer que leur mu- tuelle perversité. § 7. Les amis qui se sont liés par inté- rêt ou par plaisir, le demeurent un peu plus longtemps : c'est-à-dire, tant qu'ils peuvent tirer l'un de l'autre plaisir ou profit. L'amitié par intérêt semble naître surtout du contraste : par exemple, entre le pauvre et le riche, l'igno- rant et le savant. Comme on manque d'une certaine chose que l'on désire, on est prêt pour l'obtenir à donner quel- qu autre chose en retour. On pourrait bien encore ranger dans cette classe l'amant et l'objet aimé, le beau et le laid qui se lient ensemble. \oûk ce qui rend parfois les amants si ridicules, de croire qu'ils doivent être aimés comme ils aiment eux-mêmes. Sans doute, s'il sont également ai- mables, ils ont raison d'exiger ce retour. Mais s'ils n'ont rien qui mérite vraiment l'affection, leur exigence ne peut qu'être ridicule. ^ S. D'ailleurs, il se peut que le contraire

��vraie, mais à la condition que l'affec- Répétition de ce qui a été dit déjà

tion sera très-vive de part et d'autre ; plusieurs fois. — Naître surtout du

car autrement, l'inégalité se ferait sen- contraste. Observation très-juste, et

tir bien vite. — Comme ils le sont que justifient les exemples que cite

déjà. Dans leur vertu et par leur Aristote. — L'amant et l'objet aimé.

vertu. Il est bien étrange qu'on parle de ces

% 7. Les amis oui se sont lies, abominables liaisoiis avec autant de

�� � LIVRE Vin. CH. IX, .^ i. :ui

ne désire pas précisément son contraire, en lui-même, et qu'il ne le désire qu'indirectement. En réalité, le désir tend uniquement au moyen terme, aa milieu; car c'est là vraiment le bien; et par exemple, dans an autre ordre d'idées, le sec ne tend pas à devenir humide: il tend à un état intermédiaire ; et de même ])our le chaud, et pour tout le reste. Mais n'entamons pas ce sujet, qui est trop étranger à celui que nous voulons traiter ici.

��CHAPITRE IX.

Rapports de la justice et de l'amitié sous toutes ses formes. — Lois générales des associations quelles qu'elles soient. Toutes les associations particulières ne sont que des parties de la grande association politique. Chacun dans l'Etat concourt à l'intérêt commun, qui est le but de l'association générale. —Fêtes solen- nelles; sacrifices; banquets; origine des fêtes sacrées.

^ 1.- Il semble, comme on l'a dit au début, que l'amitié et la justice concernent les mêmes objets et s'appliquent aux mêmes êtres. Dans toute association, quelle qu'elle

��fiicilité qu'on vient de parler des et dans la Métaphysique, Elle est de

liaisons fondées sur la vertu et sur peu d'importance dans la Morale,

le mérite. Cli. IX. Gr, Morale, livre I, ch. 31,

§ 8. Ce sujet qui est trop étran- et livre II, cli. 13 ; Morale à Eudènie,

ger. Cette discussion eu effet appar- livre VII, ch. 9.

tiendrait hien plutôt à la physique. §1. Comvie on lu dit au dcbtit, i\c

La théorie des contraires a été Irai- ce livre. Voir plus haut, ch. 1, ?> 4.

lée aussi i)ar Aristote dans la Logique — Dans louic assorialion, Aristotc

�� � soit, on trouve à la fois la justice et l’amitié dans un certain degré. Ainsi, l’on traite comme des amis ceux qui naviguent avec vous, ceux qui combattent près de vous à la guerre, en un mot, tous ceux qui sont avec vous dans des associations d’un genre quelconque. Aussi loin que s’étend l’association , aussi loin s’étend la mesure de l’amitié, parce que ce sont là aussi les limites de la justice elle-même. Le proverbe : «Tout est commun entre amis» est bien vrai, puisque l’amitié consiste surtout dans l’association et la communauté, g 2. Tout est commun également entre frères, et même entre camarades. Dans les autres relations, la propriété de chacun est séparée, et elle se restreint d’ailleurs un peu plus pour ceux-ci, un peu moins pour ceux-là ; car les amitiés sont, elles aussi, plus ou moins vives. § 3. Les rapports de justice et les droits ne diffèrent pas moins non plus ; et ces rapports ne sont pas les mêmes des parents aux enfants, et des frères les uns envers les autres, ni des camarades à leurs com- pagnons, ni des citoyens à leurs concitoyens. Et l’on peut appliquer aussi bien ces réflexions à toutes les autres espèces d’amitiés. § A. Les injustices sont également dif-

commence sa Politique en posant ce principe, que tout État n’est qu’une association. — Quelle qu’elle soit, Aristote en cite plusieurs exemples, avant de parler de l’association politique, la plus importante et la plus vaste de toutes. — Tout est commun entre amis. Proverbe dont on attribue la première invention aux Pythagoriciens.

§ 2. Et elle se restreint. Observation dont chacun de nous peut vérifier la justesse dans ses relations personnelles.

§ 3. Et les droits. J’ai ajouté ceci pour compléter et éclaircir la pensée.

§ 4. Les injustices. Le rapport si délicat et si vrai de la justice à l’amitié, éclate encore davantage dans les contraires ; et les injustices qu’on fait à ceux qu’on devrait l’érentes envers cliacuii d’eux, et elles prennent daiiiani plus d’importance qu’elles s’adressent à des amis plus intimes. Par exemple, il est plus grave de dépouiller un camarade de sa fortune qu’un simple concitoyen ; il est l)lus grave d’abandonner un frère qu’un étranger, et de frapper son père que toute autre personne. Le devoir de la justice s’accroît naturellement avec l’amitié, parce que l’une et l’autre s’appliquent aux mêmes êtres et tendent à être égales.

S 5. Du reste, toutes les associations particulières ne semblent que des portions de la grande association poli- tique. On se réunit toujours pour satisfaire quelque intérêt général, et chacun tire de la communauté une partie de ce qui est utile à sa propre existence. L’association politique n’a évidemment en vue que l’intérêt commun, soit à son principe en se formant, soit en se maintenant plus tard. C’est là uniquement ce que recherchent les législateurs ; et le juste, selon eux, est ce qui est conforme à l’utilité générale, g 6. Les autres associations ne tendent à satisfaire que des parties de cet intérêt total. xVinsi, les matelots le servent en ce qui concerne la navigation, soit

aimer, soûl plus révoltantes que ne nant la règle de l’association géné- sont louables les senices qu’on leur raie; elle ne doit tourner qu’au rend. prolit des particuliers, non pas du ij 5. Des portions de la grande quelques-uns, mais de tous. Ce sont là association politique. C’est là un du reste des principes qu’Aristote a principe qui doit servir à limiter et à dé\eloppés tout au long dans la Poli- régler au besoin les associations par- tique, et qui en forment comme le licuiières; elles ne doivent rien entre- solide fondement. On peut les re- prendre contre la grande association trouver aussi dans Platon, dont elles ne sont que des membres. § 6. (Jue des parties de cet i)itérci — L’intérêt commun. Voilà mainte- total. Il est impossible de montrer

�� � 'ilil\' MORALE A JNICOMAQUE.

pour la production des richesses, soit sous tel autre rap- port. Les soldats le servent en ce qui se rapporte à la guerre, poussés soit par le désir de l'argent, soit par le désir de la victoire, ou par leur dévouement à l'État. On pourrait en dire autant des gens qui sont associés dans la même tribu, dans le même canton. § 7. Quelques-unes de ces associations semblent n'avoir pour but que le plaisir, par exemple, celles des banquets solennels, et celles des repas où chacun fournit son écot. Elles se forment pour offrir un sacrifice en commun, ou pour le simple agrément de se trouver ensemble. Mais toutes ces associations sont comprises, à ce qu'il semble, sous l'association politique, puisque cette dernière association ne recherche pas sim- plement l'utilité actuelle, mais l'utilité de la vie tout entière des citoyens. En faisant des sacrifices, on rend hommage aux Dieux dans ces réunions solennelles; et en même temps, on se donne à soi-même un repos que l'on goûte avec plaisir. Anciennement, les sacrifices et les réunions sacrées se faisaient après la récolte des fruits, et c'étaient comme des prémices offertes au ciel, parce que c'étaient les époques de l'année où l'on avait le plus de loisir.

^ 8. Ainsi donc, je le répète, toutes les associations

��plus neUement les éléments divers Elles ont en eCfet un but plus élevé de la société. — Par le désir de l'ar- que le plaisir ; elles servaient à entre- r/en f. Il y avait déjà longtemps que tenir certains sentiments poliliques et l'on connaissait les soldats mercé- religieux dans l'âme des citoyens, naires au temps d'Aristote; mais et à réveiller en eux par le contact peut-être veut-il parler seulement de des pensées d'union et de concorde, la cupidité que le soldat assouvit par ■ — Sous l'association politique. Sans le butin. laquelle elles ne pourraient véritablc- § 7. Semblent n'avoir pour but. meut avoir lieu.

�� � LIVRE VIll, CH. X, g 2. 3/i5

spéciales ne paraissent être que des parties de l'asso- ciation politique ; et par suite, toutes les liaisons et les amitiés revêtent le caractère de ces différentes asso- ciations.

��GHxiPITRE X.

Considérations générales sur les diverses formes de gouverne- ments : royauté, aristocratie, timocratie ou république. Dévia- tionde ces trois formes : la tyrannie, l'oligarchie, la démagogie. — Succession des diverses formes politiques. — Comparaison des gouvernements différents avec les diverses associations que présente la famille. — Rapports du père aux enfants ; pouvoir pa- ternel chez les Perses ; rapports du mari à la femme; rapports des frères entr'eux.

��§ 1. Il y a trois espèces de constitutions, et autant de déviations, qui sont comme les corruptions de chacune d'elles. Les deux premières sont la royauté et l'aristo- cratie; et la troisième, c'est la constitution qui, fondée sur un cens plas ou moins élevé, pourrait à cause de cette cir- constance même être appelée timocratie, et qu'on appelle le plus habituellement république. § 2. Le meilleur de ces gouvernements, c'est la royauté; le plus mauvais, la timo-

��Cli. X. Gr. Morale, livre I, cli. principes dans la Politique, livre III,

31; Morale à Eudème, livre VII, ch. k et 5, p. lil et suiv. dénia tra-

ch. 9 et 10. duction, 2« édition.

S 1. Il y a trois espèces de ronsti- § 2. Le plus mauvais. Un peu plus

talions. On peut retrouver les nit^mes bas, Aristote meUra la tyrannie en-

�� � 346 MORALE A NIC0M4QIIE.

cratie. La dôviatioude la royauté, c'est la tyrannie. Toutes les deux, tyrannie et royauté, sont des monarchies. Mais elles n'en sont pas moins fort différentes. Le tyran n'a ja- mais en vue que son intérêt personnel ; le roi ne pense (]u'à celui de ses sujets. On n'est pas vraiment roi, si l'on n'est point parfaitement indépendant, et supérieur au reste des citoyens, en toute espèce de biens et d'avantages. Or, un homme placé dans ces hautes conditions, n'a pas be- soin de quoi que ce soit; il ne peut donc jamais songer à son utilité particulière; il ne songe qu'à celle des sujets ([u'il gouverne. Un roi qui n'aurait pas cette vertu, ne se- rait qu'un roi de circonstance, fait par le choix des ci- toyens. La tyrannie est surtout le contraire de cette royauté véritable. Le tyran ne pom'suit que son intérêt personnel, et ce qui suffit pour montrer aussi évidemment que possible que ce gouvernement est le pire de tous, c'est que l'op- posé du meilleur en tout genre est le pire.

§ 3. La royauté en se corrompant passe à la tyrannie ; car la tyrannie n'est que la perversion de la royauté, et le mauvais roi devient un tyran. Souvent aussi, le gouvenie- ment dérive de l'aristocratie à l'oligarchie, par la corrup- tion des chefs, qui se partagent entr'eux la fortune pu- blique contre toute justice; conservent pour eux seuls, ou

��tore au-dessous de la timocratie ; pas su distinguer le vrai mérite, ni

et c'est l'opinion à laquelle il s'est discerner leur véritable intérêt, arrêté dans la Politique. — Le tyran § 3. La royauté en se corrompant,

n'a jamais en vue. Voir le portrait Onpeuttrouver que ces détails se pro-

(Ui tyran et ses rapports avec le roi, longent beaucoup. Ils ne tiennent

dans la Politique, livre VIII, ch. 9, plus du tout à la question qu'Aris-

p. /|64 de ma traduction-, 2" édition, tote discute en ce moment, puisqu'il

— Le fltoix des citoyens. Qui n'ont s'agit simplement de rechercher

�� � LIVRE VIII, OH. X, § /i. U7

la totalité, ou du moins la plus grande partie des biens sociaux; maintiennent toujours les pouvoirs dans les mêmes mains, et mettent la richesse au-dessus de tout le reste. A la place des citoyens les plus dignes et les plus honnêtes, ce sont alors quelques gens aussi peu nombreux c[ue méchants qui gouvernent. Enfin, la constitution dévie de la timocratie à la démocratie, deux formes politiques qui se touchent et sont limitrophes. La timocratie s'accom- mode assez bien de la foule; et tous ceux qui sont compris dans le cens fixé, deviennent par cela seul égaux. La dé- mocratie est d'ailleurs la moins mauvaise de ces déviations constitutionnelles, parce qu'elle ne s'éloigne que très-peu de la forme de la république.

Telles sont les lois des changements que subissent le plus souvent les États; et c'est en éprouvant des modifica- tions successives, qu'ils dévient le moins possible et le plus aisément de leur principe.

§ à. On pourrait trouver des ressemblances, et comme des modèles de ces gouvernements divers, dans la famille elle-même. L'association du père avec ses fils a la forme de la royauté ; car le père prend soin de ses enfants ; et voilà comment Homère a pu appeler Jupiter : ((Le père des hommes et des Dieux. » Ainsi, la royauté tend à être un

��quelles sont les formes diverses que Aristote. Platon, au contraire, trouve

prend Pamitié sous les divers gouver- les modèles, des diverses formes de

nements. — Les lois des cliange- gouvernements dans les caractères

ments. Il faut voir tout ceci déve- différents des individus. — Homère.

loppé plus complètement dans la Cette épithète est donnée trés-fré-

théorie des révolutions, au huitième quemment à Jupiter dans Tlliade et

et dernier livre de la Politique. dans l'Odyssée. Aristote fait la

§ k. Dans la famille elle-même, même remarque, et cite également

Cette idée appartient tout entière à Homère dans la Politique, livre I,

�� � 3A8 MORALE A NICOMAQUE.

pouvoir paternel. Chez les Perses au contraire, le pou- voir du père sur sa famille est un pouvoir tyrannique. Leurs enfants sont pour eux des esclaves, et le pouvoir du maître sur ses esclaves est tyrannique nécessairement ; dans cette association, l'intérêt seul du maître est en jeu. Du reste, cette autorité me paraît légitime et bonne ; mais l'autorité paternelle, comme la pratiquent les Perses, est complètement fausse ; car le pouvoir doit varier quand les individus varient. § 5. L'association du mari et de la femme constitue une forme de gouvernement aristocra- tique. L'homme y commande conformément à son droit, et seulement dans les choses où il faut que ce soit l'homme qui commande ; il abandonne à la femme tout ce qui ne convient qu'à son sexe. Mais quand l'homme prétend dé- cider souverainement de tout sans exception, il passe à l'oligarchie; il agit alors contre le droit. 11 méconnaît son rôle, et il ne commande plus au nom de sa supériorité na- turelle. Quelquefois, ce sont les femmes qui commandent.

��ch. 5, § 2, p. 43, de ma traduction, choses. On ne saurait mieux com-

2" édition. — Chez les Perses au prendre l'association conjugale. Clia-

conlraire. — Ce n'est pas l'idée que cun des conjoints a sou domaine

nous donne Xénophon dans la Cyro- propre, et ce n'est qu'au détriment

pédie. — Le pouvoir du viaître sur de la communauté que l'un empiète

ses esc/rtt'cs. Voir la Politique, livre I, sur l'autre. — H méconnaît son

ch. 2, $ 26, p. 22 de ma traduction, 7\>U'. Critique très-juste et très-pro-

2"= édition. fonde. Quand les conjoints sont

§ 5. L'association du mari et de la sensés l'un et l'autre, ils appliquent

femme. Voir la Politique, livre I, spontanément les règles que leur

ch. 5. — Une forme de gouverne- trace ici la philosophie, et qui ré-

ment aristocratique. Dans la Poli- suite de la nature même des choses,

tique, Aristote assimile l'association Je recommande ces quelques lignes

conjugale au gouvernement républi- admirables à la méditation des esprits

cain. — Et seulement dans les sérieux.

�� � LIVRE VIII, CH. X, § 6. U9

quand elles apportent de grands héritages. Mais ces do- minations étranges ne viennent pas . du mérite ; elles ne sont que le résultat de la richesse, et de la force qu'elle donne, tout comme il arrive dans les oligarchies. § 6. L'association des frères représente le gouvernement timo- cratique; car ils sont égaux, si ce n'est toutefois quand une trop grande différence d'âge ne permet plus entr'eux d'amitié vraiment fraternelle. Quant à la démocratie, elle se retrouve surtout dans les familles et les maisons qui ne sont pas gouvernées par un maître ; car alors tous sont égaux ; et aussi, dans celles où le chef est trop faible et laisse à chacun la puissance de faire tout ce qu'il veut.

��§ 6. Le gouvernement timocra- traduction delà Politique, p. 148, 2« 

ùque. Qu'Aristote a confondu un édition, livre III, ch. 5, § i. — La

peu plus haut avec le gouvernement puissance de faire tout ce qu'il veut.

républicain. — Quant à la démo- C'est une sorte de licence démago-

cratie. Ou mieux peut-être : c la dé- gique. Aristole revient sur ces idées

magogie. n Voir une note dans ma dans le chapitre suivant.

�� � 350 MORALE A NICOMAQUE.

��CHAPITRE XI.

Sous toutes les formes de gouverueraents, les sentiments d'amitié et de justice sont toujours en rapport les uns avec les autres. — Les rois, pasteurs des peuples. — Bienfaits de l'association pa- ternelle. — L'affection du mari pour la femme est aristocratique ; celle des frères entr'eux est timocratique. — La tyrannie est la forme politique où il y a le moins d'affection et de justice ; la dé- mocratie est celle où il y en a le plus.

§ 1. L'amitié, dans chacun, de ces États ou gouverne- ments, règne dans la même mesure que la justice. Ainsi, le roi aime ses sujets à cause de sa supériorité, qui lui permet tant de bienfaisance envers eux ; car il fait le bonhear des hommes sur lesquels il règne, puisque grâce aux vertus qui le distinguent, il s'occupe de les rendre heureux avec au- tant de soin qu'un berger s'occupe de son troupeau. Et c'est en ce sens qu'Homère appelle Agamemnon : h Le pasteur des peuples. » § 2. Tel est aussi le pouvoir paternel; et la seule différence c'est que ses bienfaits sont plus grands encore. C'est le père qui est l'auteur de la vie, c'est-à-dire, de ce qu'on regarde comme le plus grand des biens. C'est le père qui donne la nourriture à ses enfants et l'é- ducation, soins que l'on peut attribuer aussi k des ascen-

��Cli. XI. Gr. Morale, livre I, cli. fie en partie la lougue digression qui

31; Morale à Eudème, livre VII , précède. — Homère appelle Agamem-

ch. 9 et 10. non. Epithète appliquée souvent à

§ 1. L'amitié dans ckneun de ees d'autres, rois encore qu' Agamemnon.

Etats. Voilà ce qui explique et justi- § 2. Ses bienfaits sont plus grandi

�� � LIVRE VIII, (,H. XI, ^5. 351

fiants plus âgés que le père, (lar la nature veut que le père commande à ses fils, les ascendants aux descen- dants, et le roi à ses sujets. Ces sentiments d'affection et d'amitié tiennent à la supériorité de Tune des parties; et c'est là ce qui nous porte à honorer nos parents. La jus- tice non plus que l'affection n'est pas égale dans tous ces rapports; mais elle se proportionne au mérite de chacun, absolument comme le fait aussi l'affection. § 3. Ainsi, l'a- mour du mari pour sa femme est un sentiment tout pareil à celui qui règne dans l'aristocratie. Dans cette union, les principaux avantages sont attribués au mérite et re- viennent au plus digne; et chacun y obtient ce qui lui con- vient. Telle est encore dans ces rapports, la répartition de la justice. § 4. L'amitié des frères ressemble à celle des ca- marades : ils sont égaux et à peu près de même âge ; et dès- lors, ils ont d'ordinaire et la même éducation et les mêmes mœurs. Dans le gouvernement timocratique, l'affection des citoyens entr'eux ne ressemble pas mal à l'alfection qui existe entre les frères; les citoyens y tendent à être tous égaux et honnêtes. Le commandement y est alternatif et parfaitement égal ; et telle est aussi l'affection des citoyens entr'eux. g 5. Mais dans les formes dégénérées de ces gouvernements, comme la justice décroît par degrés,

encore. Admirable éloge de la pater- femme. Voir le chapitre précédent,

nilé. — C'est là ce qui 7ious porte § 5.

d lioiiorer nos parents. L'honneur ^ à. Vamitié des frères,,. Même

qu'on porte à ses parents peut être remarque. — Alternatif et parfaitc-

tout à fait indépendant de l'affection inent égal. C'est là le caractère que

qu'on ressent pour eux. Il tient à la donne toujours Aristote au gouvei-

cause qu'indique Aristote, à leur nement républicain, qu'il appelle ici

supériorité ou présente ou passée. timocratique.

?î 3. L'amour du mari pour sa § 5. Comme la justice décroît par

�� � 352 MORALE A NICOMAQUE.

l'affection, l'amitié y subissent aussi les mêmes phases; et où elle se retrouve le moins, c'est dans la plus mauvaise de toutes ces formes politiques. Ainsi dans la tyrannie, il n'y a plus, ou du moins il y a bien peu d'amitié; car là où il n'y a rien de commun entre le chef et les subordonnés, il n'y a pas d'affection possible, non plus que de justice. Il ne reste plus entr'eux que le rapport de l'artisan à l'ou- til, de l'âme au corps, du maître à l'esclave. Toutes ces choses sont fort utiles sans doute pour ceux qui s'en ser- vent. Mais il n'y a point d'amitié possible envers les choses inanimées, pas plus qu'il n'y a de justice envers elles, pas plus qu'il n'y en a de l'homme au cheval ou au bœuf, ou même du maître à l'esclave en tant qu'esclave. C'est qu'il n'y a rien de commun entre ces êtres; l'esclave n'est qu'un instrament animé, de même que l'instrument est un es- clave inanimé, g 6. En tant qu'esclave, il ne peut pas exister d'amitié envers lui; il n'y en a qu'en tant qu'il est homme. C'est qu'en effet il s'établit des rapports de jus- tice de la part de tout homme à celui qui peut prendre part avec lui à une loi et à une convention communes. Mais il ne s'établit des rapports d'amitié qu'en tant qu'il est homme. § 7. C'est dans les tyrannies que les senti-

��(Icgrés. On remarquera cette pensée vante. » — En tant qu'esclave. Aris- profonde, dont la justesse peut se tote semble donc faire une réserve, et vérifier sur tous les gouvernements penserque l'amitié est possible entre le de nos jours, comme elle se vérifiait maître et l'esclave, en tant qu'homme, sur les gouvernements grecs. — Du ainsi qu'il le dit un peu plus loin. Si maître à l'esclave. Dausla Politique, l'on en juge par son testament, que- livre I, ch. 2, § 4, p. 13 de ma tra- nous a conservé Diogône de Laërte, duction, 2* édition, l'esclave est ap- Aristote avait dû être trés-humain, pelé «un instrument animé, » comme et très-généreux envers ses esclaves, plus bas, et « une propriété vi- ;; 7. C'est dans les tyrannies. Ré-

�� � LIVRE VIII, CH. XII, § 1. 353

ments d'amitié et de justice sont les moins étendus. C'est au contraire dans la démocratie qu'ils sont poussés le plus loin, parce qu'une foule de choses y sont communes entre des citoyens qui sont tous égaux.

��CHAPITRE XII.

��Des affections de famille. — De la tendresse des parents pour leurs enfants, et des enfants pour leurs parents; la première est en général plus vive que Tautre. — Affection des frères entr'eux : motifs sur lesquels elle s'appuie. — Affection conjugale : les en- fants sont un lien de plus entre les époux. — Rapports généraux de justice entre les hommes.

§ 1. Toute amitié repose donc sur une association, ainsi que je l'ai déjà dit. Mais peut-être pourrait-on dis- tinguer de toutes les autres affections celle qui naît de la parenté, et celle qui vient d'un rapprochement volontaire entre des camarades. Quant au lien qui unit les citoyens entr'eux, ou qui s'établit entre les membres d'une même tribu ou les passagers dans un voyage de mer, et quant à toutes les liaisons analogues, ce sont des rapports de simple association plutôt que tout autre chose. Elles ne semblent que la suite d'un certain contrat ; et l'on pour-

��pétition de ce qui vient d'être dit un § 1. Ainsi que je l'ai dit. Il l'a

peu plus haut , § 5. — Les démo- plutôt fait entendre qu'il ne l'a dit

rraties. Voir aussi plus haut, ibid. explicitement dans ce qui précède

Ch. XII. Morale à Eudème, livre — La suite d'un certain contrai.

\'II, ch. 7, 9 et 10. C'est peut-être la première fois qu'il

23

�� � 354 MOrxALE A NIGOMAQUE.

rait encore ranger dans la même classe les liaisons qui résultent de l'hospitalité.

§ 2. L'amitié, l'affection qui naît de la parenté semble avoir également plusieurs espèces. Mais toutes les affec- tions de ce genre paraissent dériver de l'affection pater- nelle. Les parents aiment leurs enfants, comme étant une partie d'eux-mêmes; et les enfants aiment leurs parents comme tenant d'eux tout ce qu'ils sont. Mais les parents savent que les enfants sont sortis d'eux, bien mieux que les êtres qu'ils ont produits ne savent qu'ils viennent de leurs parents. L'être de qui procède la vie est bien plus intimement lié à celui qu'il a engendré, que celui qui a reçu la vie n'est lié à celui qui l'a fait. L'être sorti d'un autre être appartient à celui d'où il naît, comme nous appartient une partie de notre coi-ps, une dent, un che- veu, et, d'une façon générale, comme une chose quel- conque appartient à celui qui la possède. Mais l'être qui a donné l'existence, n'appartient pas du tout à aucun des êtres qui viennent de lui ; ou du moins il leur appartient moins étroitement. Ce n'est d'ailleurs qu'après un temps bien long qu'il peut leur appartenir. Loin de là ; les parents aiment sur le champ leurs enfants, et dès le premier mo- ment de leur naissance, tandis que les enfants n'aiment leurs parents qu'après bien des progrès, bien du temps et quand ils ont acquis intelligence et sensibilité. Et voilà bien encore ce qui explique pourquoi les mères aiment

��a été question d'un contrat pour ex- pitre. — Dériver de l'affection pa-

))liqupr la formation des sociétés. lernelle. En ce sens que c'est le père

§ 2. Plusieurs espèces. Il les a qui est l'auteur de la famille. — Les

déjà indiquées dans le précédent cha- parents aiment leurs enfants. Je ne

�� � LIVRE VIII, CH. XII, § h. 355

avec plus de tendresse. § 3. Ainsi, les parents aiment leurs enfants comme eux-mêrnes. Les êtres qui sortent d'eux sont en quelque sorte d'antres eux-mêmes, dont l'existence est détachée de la leur. Mais les enfants n'aiment leurs parents que comme étant issus d'eux.

Les frères s'aiment entr'êux, parce que la nature les a fait naître des mêmes parents. Leur parité relativement aux parents de qui ils tiennent le jour, est cause de la parité d'affection qui se manifeste entr'êux. Aussi dit-on qu'ils sont le même sang, la même souche, et autres expressions analogues ; et, de fait, ils sont en quelque sorte la même et identique substance, bien que dans des êtres séparés. § A. Du reste, la communauté d'éducation et la conformité de l'âge contribuent beaucoup à développer l'amitié qui les unit.

« On se plait aisément, quand on est du même âge. »

Et quand on a les mêmes penchants, on n'a pas de peine à devenir camarades.Voilà pourquoi l'amitié fraternelle res-

��vois pas qu'on ait jamais expliqué nité. Il eût été digne d'Aristote d'éta-

d'une manière plus solide les affec- blir ce grand principe que tous les

lions de fami'le. hommes sont « la même et iden-

§ 3. Les enfants n'aiment leurs tique substance », et qu'ils sont tous

parents. On a dit mille fois et avec frères. Cette noble croyance était

toute raison que l'affection descend réservée au Stoïcisme et à la religion

bien plutôt qu'elle ne remonte; du Christ.

c'est une loi de la nature ou plutôt § i. La communauté d'éduca-

de la providence. — La parité d'af- tion. Ce lien est beaucoup plus puis-

fcction. Le texte est un peu moins sant que le lien du sang proprement

précis. — La même et identique sub- dit. — On se plait aisément... Voir

stance. Il y avait bien peu à faire la même sentence à peu près dans les

pour étendre ces idées, et pour les mêmes tei-mes, Morale à Eudème,

transporter de la famille à l'huma- livre VII, ch. 2, § 53,

�� � 35(3 MORALE A NlCOMAQljE.

semble beaucoup à celle que des camarades forment entr'eux. Les cousins et les parents à d'autres degrés n'ont d'attachement réciproque que grâce à cette souche commune d'où ils sortent, c'est-à-dire qui leur donne les mêmes parents. Ceux-ci deviennent plus intimes, ceux-là plus étrangers, selon que le chef de la famille est pour chacun d'eux plus proche ou plus éloigné.

§ 5. L'amour des enfants envers les parents, et des hommes envers les Dieux, est comme l'accomplissement d'un devoir envers un être bienfaisant et supérieur. Les parents et les Dieux nous ont donné les plus grands de tous les bienfaits; ce sont eux qui sont les auteurs de notre être ; ils nous élèvent, et après notre naissance, ils nous assurent l'éducation. § 6. Si d'ailleurs cette affection des membres de la famille leur procure en général plus de jouissance et d'utilité que les affections étrangères, c'est que la vie est plus commune entr'eux. On retrouve dans l'affection fraternelle tout ce qui peut se trouver dans l'affection qui lie des camarades ; et j'ajoute qu'elle est d'autant plus vive, que les cœurs sont plus honnêtes, et en général se ressemblent davantage. On s'aime d'autant mieux l'un l'autre, qu'on est habitué à vivre intimement ensemble dès la plus tendre enfance, qu'étant

��§ 5. L'amour des hommes envers ploie iciAristote. Voir aussi un peu

les Dieux. On peut Uouver que cette plus loin, ch. li. Ces belles idées

théodicée qui se rapproche beaucoup sont reproduites dans la Morale

de la théodicée Platonicienne, est à Eudème,

fort au-dessus des théories du XIP § 6. Celte affection des membres

livre delà Métaphysique. Il est difli- de la famille. On ne peut expliquer

cile de parler en termes plus grands a\ec plus de délicatesse et de solidité

de la bonté de Dieu, que ceux qu'em- le sentiment de la famille.

�� � LIVRE VIII, CH. XII, g 7. 357

né des mêmes parents, on a les mêmes mœurs, qu'on a été nourri et instruit de la même manière, et que l'épreuve qu'on fait si longtemps l'un de l'autre est venue rendre les liens aussi nombreux que solides. § 7. Les sentiments d'affection sont proportionnés dans les autres degrés de parenté. L'affection entre mari et femme est évidemment un effet direct de la nature. L'homme est, par sa nature, plus porté encore à s'unir deux à deux qu'à s'unir à ses semblables par l'association politique. La famille est anté- rieure à l'État, et elle est encore plus nécessaire que lui, parce que la procréation est un fait plus commun que l'association chez les animaux. Dans tous les autres ani- maux, le rapprochement des sexes n'a que cet objet et cette étendue. Au contraire, l'espèce humaine cohabite non pas seulement pour procréer des enfants, mais aussi pour entretenir tous les autres rapports de la vie. Bientôt les fonctions se partagent ; celle de l'homme et de la femme sont très-différentes. Mais les époux se complètent mutuel- lement, en mettant en commun leurs quahtés propres. C'est là ce qui fait précisément qu'on trouve tout à la fois l'agréable et l'utile dans cette affection. Cette amitié peut même être celle de la vertu, si les époux sont honnêtes l'un et l'autre ; car chacun d'eux a sa vertu spéciale, et c'est par là qu'ils peuvent mutuellement se plaire. Les

��§ 7. La famille est encore plus un grand naturaliste qui parle. —

nécessaire que l'Etat. Principes ad- Tous les autres rapports de la vie.

mirables, que Platon a parfois mécon- Aristote paraît mieux comprendre

nus, et qui, de nos jours, ont été tant les relations de Thonime et la femme,

de fois obscurcis ou niés audacieuse- qu'on ne les comprend vulgairement,

ment. — L'association chez les ani- même encore aujourd'hui, au milieu

maux. Il faut se rappeler que c'est de la civilisation chrétienne. — Peut

�� � 358 MORALE A NICOMAQUE.

enfants deviennent en général un lien de plus entre les conjoints ; et c'est là ce qui explique pourquoi l'on se sépare plus aisément quand on n'a pas d'enfants; car les enfants sont un bien commun aux deux époux; et tout ce qui est commun est un nouveau gage d'union.

g 8, Mais rechercher comment il faut que le mari vive avec la femme, et en général l'ami avec son ami, c'est absolument la même chose que de rechercher comment ils doivent observer entr' eux la justice. D'ailleurs évidemment ce ne sont pas les mêmes règles de conduite qu'on doit garder avec un ami, ou envers un étranger, envers un camarade ou envers un simple compagnon, dont le hasard ne vous rapproche que pour un temps.

��même être celle de la vertu. Voilà être beaucoup plus rares, l'idéal du mariage. — Les enfants de- $S. Observer enîr'eux la justice,

vicnjient en général. Sentiments Mot profond, qui règle suivant la

d'une vérité et d'une délicatesse ad- droite raison tous les rapports des

nùrables, fort communs aujourd'hui, époux. Il n'a jamais été rien dit de

mais qui, dans l'antiquité, devaient mieux sur ce grand sujeL

�� � LIVRE VIII, CH. XIII, S 1. 359

��CHAPITRE XIIl.

��Les plaintes et les réclamations ne sont pas à craindre dans les amitiés par vertu ; elles sont plus fréquentes dans les amitiés par plaisir; elles se produisent surtout dans les liaisons par intérêt. — Deux espèces de liaisons d'intérêt : Tune purement morale, Tautre légale. — Des règles à suivre dans la juste recon- naissance et l'acquittement des dettes ou des obligations qu'on a contractées. — L'étendue d'un service doit-elle se mesurer sur l'utilité de celui qui en a profité ou sur la générosité de celui qui l'a rendu ? — Sentiments diflférents de l'obligé et du bienfai- teur. — Supériorité des amitiés par vertu.

§ 1. Les amitiés sont donc de trois espèces, ainsi qu'on l'a dit au début ; et dans chacune d'elles, les amis peuvent être ou dans une égalité complète, ou dans un rapport de supériorité de l'un sur l'autre. Ainsi, ceux qui sont égale- ment bons peuvent être amis. Mais le meilleur peut aussi devenir l'ami d'mi homme moins bon que lui. De même encore pour ceux qui se lient par plaisir, et de même enfin pour ceux qui se lient par intérêt, et dont les services peuvent être égaux ou différents en importance. Quand les deux amis sont des égaux, il faut qu'en vertu de cette égalité même ils soient égaux dans l'affection qu'ils se portent, ainsi que dans tout le reste. Mais quand les amis

��Ch. XIIL Gr. Morale, livre II, Voir plus haut, ch. 2, § 1. — Quand

ch. 19; Morale à Eudème, livre VII, les deux amis sont des égaux. C'est

ch, 3. le cas de la véritable amitié, qui est

§ 1. Ainsi qu'on l'a dit au début, aussi la seule dui^able.

�� � 360 MORALE A NICOMAQUE.

sont inégaux, ils ne restent amis que par une affection qui doit être proportionnée à la supériorité de l'un des deux,

§ 2. Les plaintes, les récriminations, ne se produisent que dans l'amitié par intérêt toute seule, ou du moins c'est dans celle-là qu'elles se produisent le plus fréquem- ment. Gn le conçoit sans peine. Ceux qui sont amis par vertu, cherchent uniquement à se faire un bien réci- proque ; car c'est là le "propre de la vertu et de l'amitié. Quand on n'a pour se diviser que cette noble lutte, on n'a point de plaintes ni de combats à redouter enk-e soi. Per- sonne ne se fâche qu'on l'aime, et qu'on lui fasse du bien; et si l'on a soi-même quelque bon goût, on se dé- fend en rendant les services qu'on reçoit. Celui même qui a le dessus, obtenant au fond ce qu'il désire, ne pourrait faire des reproches à son ami, puisque l'un et l'autre désirent uniquement le bien. § 3. Il n'y a pas davantage lieu à discussions dans les amitiés par plaisir ; car tous deux ont également ce qu'ils désirent, s'ils ne veulent que le plaisir de vivre ensemble ; et l'on serait parfaitement ridicule de reprocher à son ami de ne pas se plaire dans ce cojnmerce, parce qu'on peut toujours fort bien ne plus vivre avec lui.

§ h. Mais l'amitié par intérêt est fort exposée, je le ré- pète, aux plaintes et aux reproches. Comme on ne se lie

��§2. Les plaintes, les récrimina- ridicule. San?, doute; mais avant de

tions.... Sujet nouveau, qui n'est prendre le parti de se séparer de son

amené par aucune transition, et qui ami, on peut se plaindre et à boa

ne tient pas assez à ce qui précède, droit de sa froideur,

bien que ce soit une partie considé- § h. Je le répète. J'ai ajouté ces

rable de la théorie de l'amitié. mots pour que la répétition fût un

g 3. Fa Von serait parfaitement peu moins choquante.

�� � LIVRE VllI, CH. XIII, g 6. 361

de part et d'autres qu'en vue d'un profit, on a toujours be- soin de beaucoup plus qu'on n'a; et l'on s'imagine rece- \'oir moins qu'il ne convient. On se plaint alors de ne point trouver tout ce qu'on désire, et tout ce qu'on croyait mériter à si juste titre; tandis que de leur côté ceux qui donnent, sont dans l'impuissance d'égaler jamais leurs dons aux besoins illimités de ceux qui les reçoivent. § 5. Si l'on peut, dans le juste, distinguer un double caractère, le juste qui n'est pas écrit et le juste légal, on peut de mêiue distinguer dans l'amitié ou liaison par intérêt, soit le lien purement moral, soit le lien légal. Les récriminations et les reproches s'élèvent principalement, quand on a con- tracté la liaison, et qu'on la cesse, sous l'influence d'une amitié que l'on ne comprenait pas des deux côtés de la même manière. § 6. La liaison légale, celle qui se fonde sur des stipulations expresses, est tantôt toute mercantile; et, comme l'on dit, le marché a lieu de la main à la main ; tantôt elle est un peu plus libérale, et elle se fait à temps. Mais des deux parts, il y a toujours une conven- tion de se donner plus tard telle chose pour telle autre chose. La dette dans ce cas est parfaitement claire et ne peut donner lieu à la moindre contestation. j\Iais le délai qu'on accorde montre l'affection et la confiance que Ton a pour celui avec qui l'on traite. Voilà pourquoi chez quel- ques peuples, il n'y a pas d'action judiciaire ouverte pour ces sortes de marchés, attendu que l'on suppose toujours

��§5. Si l'oti peut dans le juste.... s'agit plus ici d'aœilié, mais de

Voir plus haut, livre V, ch. 7, § 1. — simples transactions. Ou liaison par intérêt. Les détails § 6. La liaison légale. Il n'y a plus

qui vont suivre prouvent qu'il ne dans cette liaison aucune amitié. 11

�� � 362 MORALE A NICOMAQDE.

que ceux qui contractent ainsi de confiance, doivent avoir une affection réciproque.

§ 7. Quant à la liaison morale en ce genre, elle ne re- pose pas sur des conventions positives. On a l'air de faire un don comme si l'on s'adressait à un ami, ou du moins on a quelque sentiment analogue; mais au fond on s'at- tend bien à recevoir l'équivalent de ce qu'on a donné ou peut-être même davantage; parce qu'on n'a pas fait un pur don et qu'on a plutôt fait un prêt. § 8. Lorsque la con- vention ne se résout pas dans les mêmes termes où l'on avait cru primitivement la passer, on élève des plaintes ; et si les réclamations sont aussi fréquentes dans la vie, cela vient de ce qu'ordinairement tous les hommes ou du moins la plupart des hommes, ont bien l'intention de faire une belle chose, mais, en fait, ils choisissent la chose utile. Or, s'il est beau de faire du bien sans songer à rien recevoir, en retour il est utile de recevoir un service.

§ 9. Quand on le peut, il faut toujours rendre, selon le cas, tout ce qu'on a reçu ; et il faut le rendre de bonne grâce. On ne doit pas se faire un ami de quelqu'un, malgré lui ; et si l'on rendait à contre-cœur, on aurait l'air de

��n'y a que les règles communes de la pleine de finesse et de vérité. C'est

justice, sans la moindre affection. une des méprises les plus fréquentes

§ 7. Quant d la Liaison morale en et les plus involontaires du cœur hu- ée genre. Le texte est un peu moins raain.

précis. Cette liaison morale n'est pas § 9. Et si l'on rendait à contre

autre chose qu'un service rendu et cœur. J'ai dû ajouter ces mots pour

accepté de part et d'autre, sous le éclah-cir tout à fait la pensée, qui

sceau de la bonne foi et de la bien- sans eux serait assez obscure. Aris-

veiilance. tote veut dire que la bonne grâce

§ 8. La convention. Tacite, puis- avec laquelle on s'acquitte de sa

qu'il n'y a pas eu de stipulations ex- dette, a ce grand avantage, qu'elle

presses. L'explication est d'ailleurs fait croire à celui qui vous a prêté

�� � LIVRE VIII, CH. XIII, g 10. 363

s'être trompé au début, et d'avoir reçu un service d'une personne de qui il ne fallait pas l'ac-cepter. On ne semble- rait plus dès-lors l'avoir reçu d'un ami et d'une personne qui vous aurait servi pour la simple satisfaction de vous servir. Il faut donc toujours se dégager des obligations qu'on a reçues, comme s'il y avait eu des conventions expresses. Il faut dire qu'on n'aurait point hésité à ren- dre le même senice, si l'on avait été dans le cas de le faire, et qu'on est persuadé que, si l'on était actuellement Hors d'état de rendre, celui qui a prêté n'hésiterait pas à ne point exiger sa dette. Mais dès qu'on le peut, je le ré- pète, il faut s'acquitter; et c'est dans le principe qu'il convient d'examiner de qui l'on reçoit un service, et à quelles conditions on le reçoit, afin de bien savoir si l'on veut ou non les accepter et les subir.

§ 10. Mais un doute s'élève ici : Faut-il mesurer le ser- vice rendu par l'utilité seule qu'en tire celui qui le reçoit, et le rendre à son tour dans cette proportion précisément? Ou bien ne faut-il se régler que sur la bienfaisance de celui qui oblige ? Les obligés sont en général assez portés à prétendre que ce qu'ils reçoivent de leurs bienfaiteurs est pour ceux-ci sans importance, et que bien d'autres

��qu'au moment où il vous obligeait, vraie. — Acluellemait je le ré-

\ DUS le regardiez comme un véritable pète. J'ai ajouté ces mots, ami. Au contraire, la mauvaise grâce § 1 0. iVe se régler que sur la bieii-

à rendre ferait supposer que, même (aisance. Pour les cœurs qui ont le

au moment où on lui cmpru-jtait, on sentiment de la reconnaissance, il ne

ne le considérait pas comme un ami peut y avoir de doute ; et c'est la

réel, et qu'on lui faisait en quelque seconde solution qui est la seule

sorte violence en le forçant de vous vraie. Les observations qui suivent

obliger. La pensée est peut-être un sont du reste Irès-jusles, si d'ailleurs

peu subtile ; mais elle est délicate et elles sont assez tristes.

�� � 364 MORALE A NICOMAQUE.

encore auraient pu tout aussi bien le leur donner. Ils dé- précient et rapetissent le service qu'on leur a rendu. Les bienfaiteurs, au contraire, prétendent que ce qu'ils ont donné avait pour eux la plus haute importance, que d'au- tres qu'eux n'auraient jamais pu l'accorder, surtout dans les circonstances périlleuses et dans les embarras insur- montables où l'on se trouvait. § 11. Entre ces contradic- tions, faut-il donc reconnaître que, quand la liaison n'est fondée que sur l'intérêt, le profit de celui qui reçoit le service est la vraie mesure de ce qu'il doit rendre? C'est lui qui a demandé le service ; et en le lui rendant, on avait la conviction qu'on recevrait plus tard de lui un juste équivalent. Ainsi, l'aide qu'on lui a donnée est précisé- ment aussi grande que le profit qu'il en a fait; et il doit rendre autant qu'il en a tiré, et même davantage, ce qui serait encore plus beau, g 12. Mais dans les amitiés qui ne sont formées que par vertu, il n'y a pas à redouter des récriminations et des plaintes. L'intention de celui qui oblige est ici la seule mesure, puisqu'en fait de vertu et de choses de cœur, c'est l'intention qui est toujours le prin- cipal.

��§ 11. N'est fondée que sur l'in- § 12. Qui ne sont formées que par térêt. Mais il peut y avoir aussi lieu vertu. Ceci est vrai si, de part et à ces méprises dont Arislote parlait d'autre, les deux amis restent égale- un peu plus haut; et l'on peut croire ment vertueux. Mais les plaintes à de l'affection, quand de fait il n'y peuvent aussi s'élever dans ces ami- avait que du calcul. — La vraie liés, quand l'un des deux se corrompt, mesure. Avec la restriction qu'a po- et vient à commettre des fautes. Aris- sée Aristote, cette mesure est la vraie, tote touchera ceci un peu plus loin.

�� � LIVRE VIII, Cil. XIV, ^ 1. 365

��CHAPITRE XIV.

Des dissentiments dcans les liaisons où l'un des deux est supérieur i\ l'autre. Chacun tire de l'amitié ce qu'il doit en retirer; l'un, l'honneur; l'autre, le profit. — Des honneurs publics. — Des rapports dans lesquels ils est impossible à l'homme de s'ac- quitter pleinement. — Vénération envers les Dieux et envers les parents. — Relation du père et du fils.

§ 1. Il peut donc encore s'élever des dissentiments dans les liaisons où l'nn des deux est supérieur à l'autre. Chacun de son côté peut croire qu'il mérite plus qu'on ne lui donne; et quand cette dissidence se produit, l'amitié se rompt bientôt. Celui qui est vraiment au-dessus de l'autre, croit qu'il lui appartient d'avoir davantage, puis- qu'il faut que la part la plus forte aille toujours au mérite et à la vertu. De son côté, celui qui est le plus utile des deux fait la même réflexion ; car on soutient avec raison que l'homme qui ne rend aucun service utile, ne peut obtenir une part égale. C'est alors une charge et une ser- vitude ; ce n'est plus une réelle amitié, quand les avan- tages qui viennent de cette amitié, ne sont pas proportionnés à la valeur des services rendus. De même que dans une as- sociation de capitaux, ceux qui apportent davantage doi- vent avoir aussi une plus forte part dans les bénéfices ; de

��cil. XIV. Gr. Morale, livre II, § 1. Est supérieur a L'autre. Par

c!i. 19; Morale à Eudème, livre VII, la position sociale phis encore qne rh. 3, ûetlO. par la vertu. — Ja- beau profit,

�� � 366 MORALE A NICOMAQUE.

même, à ce qu'ils supposent, il doit en être ainsi dans l'amitié. Mais celui qui est dans le besoin et la gêne et qui est inférieur, fait un raisonnement contraire : à ses yeux, rendre service à qui se trouve dans le besoin, c'est le devoir d'un bon et véritable ami. Le beau profit, disent- ils, d'être l'ami d'un homme vertueux et puissant, si l'on n'en doit rien retirer! g 2. L'un et l'autre, chacun de leur côté, semblent avoir raison ; et il faut en effet que chacun d'eux tire de sa liaison une part plus forte. Seulement, ce n'est point une part de la même chose; le supérieur aura plus d'honneur; celui qui est dans le besoin aura plus de profit; car l'honneur est le prix de la vertu et de la bien- faisance ; et le profit est le secours qu'on donne au be- soin.

§ 3, C'est là aussi ce qu'on peut remarquer dans l'ad- ministration des États. Il n'y a point d'honneur pour celui qui ne rend aucun service au public. Le bien du public n'est accordé qu'à l'homme de qui le public a reçu des services; et ici le bien du public, c'est l'honneur, la consi- dération. On ne peut tout à la fois tirer profit et honneur de la chose publique ; personne ne supporte longtemps d'avoir moins qu'il ne lui revient sous tous les rapports. Mais on donne honneur et respect à celui qui ne peut rece-

��f/i'se/U-îVs. Ce sont en effet des raison- S 3. Dans l'administration des

nements trop communs, et trop puis- États. En politique, il estbien moins

sants sur les cœurs vulgaires. encore question d'amitié ; et ceci

§ 2, Aura plus d'honneur. Sera prouve de nouveau que le mot de

plus honoré par son obligé qu'il ne Philia, dans la langue grecque, a une

l'honorera; et l'inférieur paiera en acception beaucoup plus étendue que

déférence et en respect ce qu'il rece- le mot d'amitié dans la nôtre. — Le

vra de plus en profit. Mais ce n'est bien du public, c'est l'honneur. Ou

plus là de l'amitié. la gloire. Celte pensée est superbe.

�� � LIVRE VIII, CH. XIV, § 5. 367

voir d'argent, et qui, à cet égard, est toujours moins bien traité que les autres. On donne de l'argent au contraire à celui qui peut recevoir de tels présents; car c'est en trai- tant toujours chacun en proportion de son mérite que l'on égalise et qu'on entretient l'amitié, ainsi que je l'ai déjà dit. § h. Tels sont aussi les rapports qui doivent exister entre des gens inégaux : on rend en respect et en défé- rence les services d'argent et de vertu qu'on a reçus; et l'on s'acquitte quand on le peut, parce que l'amitié de- mande encore plus ce qu'on peut que ce qu'elle mérite. § 5. Il y a bien des cas, en effet, où il est impossible de s'acquitter pleinement de ce qu'on doit : par exemple, dans la vénération que nous devons avoir envers les Dieux et envers nos parents. Or, personne ne peut jamais leur donner tout ce qui leur est dû ; mais celui qui les adore et les vénère autant qu'il le peut, a rempli tout son devoir. Aussi, semble-t-il qu'il n'est pas permis à un fds de renier son père, tandis qu'un père peut renier son fils. Quand on doit, il faut s'acquitter; mais comme un fils n'a jamais pu rien faire d'équivalent à ce qu'il a reçu, il reste toujours le débiteur de son père. Ceux, au contraire, à qui l'on doit, sont toujours maîtres de libérer leur débiteur ; et c'est là le droit dont use le père à l'égard de son fils. D'ailleurs, il n'est pas un père qui de son côté voulût se séparer de son fils, si ce n'est quand ce fils est d'une in- curable perversité ; car, outre l'affection naturelle qu'un

��ainsi que l'expression. — Aiiisi que $ 5. Envers les Dieux et envers

je l'ai déjà dit. Dans la théorie de la nos parents. Voir un peu plus haut,

justice, livre V, eh. 5, § à. ch. 12, § 5 . Les considéiations

% k. V amitié demande encore plus qu'A rislote présente ici ne sont pas

ce qu'on peut. Pensée très-délicate. moins grandes.

�� � 368 MORALE A NICOMAQUE.

père a toujours pour son enfant, il n'est pas dans le cœur humain de repousser l'appui dont on peut avoir besoin. Quant au fils, il faut qu'il soit bien corrompu pour s'af- franchir du soin de soutenir son père, ou pour ne le sou- tenir qu'avec une insuffisante sollicitude. C'est que la plupart des hommes ne demandent pas mieux que de recevoir du bien. Mais en faire à d'autres leur semble une chose à fuir comme trop peu profitable.

Je ne veux pas du reste pousser plus loin ce que j'avais à dire sur ce point.

��FIN DU I.lVRi: HUITIÈME.

�� � LIVRE IX.

��THEOIUE DE L AMITIE. — SUITE.

��CHAPITRE PREMIER.

Des causes de mésintelligences dans les liaisons où les amis ne sont pas égaux. Des mécomptes réciproques. — Est-ce celui qui a rendu service le premier, qui doit fixer le taux de la rému- nération? Procédé deProtagore et des Sophistes. — Vénération profonde qu'on doit avoir pour les maîtres qui vous ont en- seigné la philosophie. — Lois de quelques Etats où les transac- tions volontaires ne peuvent donner ouverture à une action judiciaire.

§ 1. Dans toutes les amitiés où les deux amis ne sont pas semblables, c'est la proportion qui égalise et qui con- serve l'amitié, ainsi que je l'ai déjà dit. Il en est ici abso- lument comme dans l'association civile. Un échange sui- vant la valeur a lieu, par exemple, entre le cordonnier pour les chaussures qu'il fabrique et le tisserand pour sa toile. Mêmes échanges entre tous les autres membres de l'association. § 2. Mais Là, du moins, il y a une mesure commune, qui est la monnaie consacrée par la loi. C'est à elle qu'on rapporte tout le reste ; et c'est par elle qu'on

��Ch. I. Gr. IMorale, livre II, cli. 13 § 1. Ainsi que je l'ai déjà dit. Voir et suiv. ; Morale à Eudénie, livre VII, plu^ haut, livre VIII, cb. 7, § 3. cil. 3 et 10. § 2. La monnaie. Voir plus haut

2li

�� � 370 MORALE A NICOMAQUE.

peut tout mesurer, (domine il n'y a rieu do pareil dans les raj)ports d'affection, celui qui aime se plaint quelquefois qu'on ne répond pas à l'excès de sa tendresse, bien qu'il n'ait lui-même rien du tout d'aimable, cas qui peut fort bien se rencontrer : et souvent aussi, celui qui est aimé peut se plaindre que son ami, après lui avoir jadis tout promis, ne tient plus rien de tant de promesses magni- fiques. § 3. Si ces plaintes réciproques se produisent, c'est que, l'un n'aimant qu'en vue du plaisir celui qu'il aime, et celui-ci n'aimant l'autre que par intérêt, tous les deux se trouvent déçus dans leur attente. Leur amitié ne s' étant formée que par ces motifs, la rupture a lieu, parce qu'on n'a point obtenu de part ni d'autre ce qui avait fait naître la liaison. Ils ne s'aimaient pas pour eux-mêmes; ils n'aimaient en eux que des avantages qui ne sont pas du- rables; et les amitiés que ces avantages provoquent ne le sont pas plus qu'eux. La seule amitié qui dure, je le ré- pète, c'est celle qui, ne tirant rien que d'elle-même, sub- siste par la conformité des caractères et de la vertu.

§ A. Une autre cause de mésintelligence, c'est quand, au lieu de trouver ce qu'on désirait, on rencontre quelque chose de tout différent; car alors c'est bien à peu près ne rien avoir que de n'avoir point ce qu'on désire. C'est l'histoire de ce personnage qui avait fait de belles pro- messes à un chanteur, et qui lui avait dit, que mieux il chanterait, plus il lui donnerait. Quand, le matin, le vir- tuose vint réclamer l'exécution des promesses, l'autre lui répondit qu'il lui avait rendu plaisir pour plaisir. Si l'un

��la tliéorie de la monnaie, livre V, § /i. Hcndu plaisir pour pluisir. U ch. 5, § 8. avait fait plaisir au clianteur en lui

�� � LIVRE IX, CH. I, g (). 371

et l'autre n'avaient voulu que cela, c'eut été fort bien. Mais si l'un voulait de l'amusement, et l'autre du profit, et que l'un eût ce qu'il voulait et que l'autre ne l'eût pas, l'objet de l'association n'avait pas été bien rempli. Car du mo- ment qu'on a besoin d'une chose, on s'y attache avec pas- sion; et l'on serait prêt à donner tout le reste pour celle- là. § 5. Mais ici à qui des deux appartient de fixer le prix du service? Est-ce à celui qui a commencé par le rendre, ou à celui quia commencé par le recevoir? Celui qui l'a rendu le premier, semble s'en être rapporté avec confiance à la générosité de l'autre. C'est ainsi que faisait, dit-on, Pro- tagore, quand il avait préalablement enseigné quelque chose. Il disait au disciple d'estimer lui-même le prix de ce qu'il savait, et Protagore recevait le prix fixé par son élève. § 6. Dans les cas de ce genre, on s'en tient bien souvent au proverbe :

« Fixez à vos amis un profit équitable. »

Ceux qui d'abord se font donner de l'argent, et qui plus tard, à cause de l'exagération même de leurs promesses.

��donnant de belles espérances par ces ôtre un peu fort pour une relation

magnifiques promesses. Le même aussi passagère; il est juste cepen-

trait est raconté dans la Morale à danl; et du moment qu'il y a con-

Eudème, loc. laud. ; et la pensée y vention eu expresse ou tacite, on

est plus nette qu'ici. On a cru qu'A- peut dire qu'il y a comme une asso-

ristote voulait désigner Alexandre ; ciation.

mais cette misérable supercherie ne § 5. Protagore. Ce sophiste passe

s'accorde guère avec la générosité pour être le premier qui ait exigé

bien connue du héros. Plutarque une rétribution de ses élèves,

dans la vie. d'Alexandre attribue avec § (i. Au proverbe. Ce proverbe est

plus de vraisemblance cette médian- emprunté à Hésiode, les OEuvres et

ceté à Denys. — L'objet de l'asso- les Jours, vers 370. U est d'ailleurs

ciation. Le mot d'association est peut- d'une application vraie.

�� � 372 . MORALE A NICOMAQUE.

ne tiennent rien de ce qu'ils ont dit, s'exposent à des re- proches légitimes ; car ils ne remplissent pas leurs enga- gements. ^ 7. C'est là une précaution que peut-être les Sophistes sont forcés de prendre, parce qu'ils ne trouve- raient personne qui donnât de l'argent pour la science qu'ils prétendent enseigner; et comme après avoir reçu leur argent, ils ne faisaient rien pour le gagner, on avait toute raison de se plaindre d'eux. § 8. Mais dans tous les cas 011 il n'y a pas de convention préalable pour le seiTice qu'on rend, ceux qui l'offrent spontanément et d'eux- mêmes, ne peuvent jamais être exposés à des reproches, ainsi qu'on l'a déjà dit. Il n'y a pas lieu à ces récriminations dans l'amitié fondée sur la vertu. C'est donc sur l'inten- tion seule qu'on doit ici se régler pour payer de retour ; car c'est elle qui constitue, à proprement parler, l'amitié et la vertu. C'est là aussi le sentiment réciproque qui doit inspirer ceux qui ont étudié ensemble les enseignements de la philosophie. L'argent ne saurait mesurer la valeur de ce service ; la vénération qu'on témoigne même à son maître ne saurait jamais être un complet équivalent ; et il faut se borner, comme pour les Dieux et les parents, à faire tout ce qu'on peut.

��§ 7. Les Sophistes. Il semble qu'A- constances qu'on ait tort d'offrir un

ristote veut parler des Sophistes de service spontané, et qu'il nuise à

son temps; mais alors les Sophistes celui à qui on l'offre, loin de lui

avaient à peu près complètement dis- être utile. — Ceux qui ont étudié

paru. Peut-être veul-il désigner les ensemble. La suite prouve qu'il s'agit

Sophistes qui vivaient au temps de ici des rapports de maître à disciple ;

Socrate et de Platon. mais l'expression du texte a Téqui-

Î!i 8. Exposés à des reproches. De voque que j'ai dû conserver dans ma

la part de ceux qu'ils ont obligés ; traduction. — Comme pour les Dieux

car il est possible dans certaines cir- et Us parents. Voir plus haut, livre

�� � LIVRE IX, CH. 1, g 10. 373

§ 9. Mais quand le service n'est pas aussi désintéressé et qu'il a été rendu en vue de quelque profit, il faut que le service qu'on rend en échange, paraisse aux deux par- ties également digne et convenable. Dans le cas où l'on n'est pas satisfait, il serait non seulement nécessaire, mais parfaitement juste, que celui qui a pris les devants fixât lui-même la rémunération ; car si ce qu'il reçoit équivaut à l'utilité qu'a gagnée l'autre, ou au plaisir que l'antre a goûté, la rémunération reçue de ce dernier sera tout ce qu'elle doit être. C'est du reste ainsi que se passent les choses dans les marchés de toute espèce. § 10. Il y a des États où les lois interdisent de porter en justice la discus- sion des contrats volontaires, sur ce principe sans doute, que le plaideur doit s'arranger avec celui en qui il a eu confiance, sur le même pied qu'il a d'abord contracté avec lui. Celui en effet qui a obtenu cette marque spontanée de confiance, paraît plus capable de trancher justement le litige que celui même qui s'était confié à lui. C'est que le plus souvent ceux qui possèdent les choses, et ceux qui veulent les acquérir, ne les apprécient pas du tout à un taux égal. Ce que l'on a en propre et ce que l'on donne aux autres paraît toujours du plus grand prix ; et cepen- dant, l'échange se fait aux conditions même de valeur que

��VIII, ch. 1 i, § 5. Celte vénération peines que celles que l'on commet

profonde de Télève pour son maître contre eux.

est une idée qui est plutôt indienne § 10. U y a des Etats, Voir plus

que grecque. Dans l'Inde le Gourou, haut la même remarque, livre VIII,

c'est-à-dire le précepteur du Brah- ch. 13, § 6. On ne comprend pas

mane, est assimilé complètement aux bien comment cette répétition est

parents, et les fautes commises en- amenée ici. Il est évident (pie dans

vers ' lui sont punies des mêmes les discussions dont parle Aristote, il

�� � 37/i MORALE A NICOMAQUE.

détermine celui qm reçoit. Peut-être que la \ raie mesure des choses, c'est de les estimer non point aussi haut que le fait celui qui les possède, mais aussi haut qu'il les es- timait lui-même avant de les posséder.

��CHAPITRE II.

��Distinctions et limites des devoirs et des égards selon les per- sonnes. Délicatesse de ces questions. — Règles générales; exceptions ; cas particuliers. — Devoirs envers les parents, les frères, les amis, les concitoyens; devoirs envers l'âge. — Nuances à observer dans toute la conduite.

��^ 1, Voici d'autres questions qu'on peut se poser en- core : Faut-il tout accorder à son père ? Faut-il lui obéir en tout? Ou bien quand on est malade, par exemple, ne doit-on pas plutôt obéir au médecin? Ne faut-il pas plutôt élire pour général l'homme de guerre? xVutres questions analogues : Faut-il servir son ami plutôt que l'homme ver- tueux ? Faut-il payer sa dette envers un bienfaiteur plutôt que de faire un cadeau à un camarade, dans le cas où l'on ne peut faire à la fois l'un et l'autre? § 2. Mais ne sont- ce pas là toutes questions qu'il est trop difficile de rê-

��ne peut pas t4ie question d'en appe- est probable qu'il y a quelque lacune

1er aux tribunaux. dans le texte ; car la trans'tiou uianque

Cil. II. Gr. Morale, livre II, cli. rouiplétenient. Toutes ces questions

l'i; Morale à Eudème, livre VII, sont plus subtiles que vraiment im-

cli. dO. portantes.

§ 1. Voici (l'aulycs questions. 11 S 2. Qu'il csl frof) difficile tic

�� � soudre d’une manière bien précise, tant ces cas divers présentent de différences de grandeur et de petitesse, de mérite moral et de nécessité ?

S 3. Ce qu’on voit sans la moindre peine, c’est qu’il n’est pas possible de tout accorder au même individu. D’un autre côté, il vaut mieux , en général, savoir reconnaître les services qu’on a reçus plutôt que de complaire à ses camarades; et il faut s’en acquitter comme d’une dette envers celui à qui l’on doit, plutôt que de faire un présent a quelqu’un qu’on affectionne, S 4. Mais peut-être cette règle même n’est-elle pas toujours applicable ; et, par exemple, un homme qui a été racheté des mains des voleurs, doit-il à son tour racheter son libérateur quel qu’il soit ? Ou même en admettant que ce libérateur ne soit pas lui-même prisonnier, mais qu’il redemande le prix de la rançon payée par lui, faut-il le lui rendre plutôt que de délivrer son propre père? Car il semble que l’on doit donner la préférence à son père, non pas seulement sur un étranger, mais sur soi-même. § 5. Je me borne donc à répéter ce que j’ai dit : il faut en général payer sa dette.

rcsoudrc. Il parait au contraire que n"a rien d’impossible, mériterait d’être la solution n’a rien de difficile, et que discutée. Les circonstances particu- le simple bon sens suffit pour les Hères sont toujours d’un poids déci- Irancher de la manière la plus pré- sif; et les solutions qu’on pourrait cise. donner à ces thèses de pure invention,

§ 3. Sans la moindre peine. Ceci ne seraient peut-être pas celles qu’on semble contredire un peu ce qui pré- adopterait en réalité dans sa con- cède sur la difficulté de ces ques- duile. Aristote le dira lui-même un tions. peu |)lus bas.

§ 4. Mais peut-être... Le cas que § S. Il faut en général. Le plus cite Aristote est en effet assez em- sur en effet, dans ces matières très-

barrassant; et celle hypothèse qui délicates, est de s’en tenir à des génc376 MORALE A NICOMAQUE.

Mais si, en donnant à un autre, on peut faire une action plus belle ou plus nécessaire, c'est de ce côté, sans hé- siter, qu'il faut incliner. Car il se peut quelquefois qu'il n y ait pas une égalité véritable à payer de retour l'initiative de services q u' un autre a prise envers vous. Par exemple, cet autre savait bien qu'il avait affaire à un honnête homme, tandis qu'on rendrait le bienfait à un homme qu'on connaît pour pervers. Il est même des cas où il ne faut pas en effet prêter réciproquement à qui nous a prêté d'abord. L'un en effet a prêté à l'autre, parce qu'il le sa- vait honnête et qu'il était sûr qu'on lui rendrait; mais l'autre ne peut compter être remboursé par un fripon. Si donc il en est bien ainsi en réalité, l'estime ne peut plus être égale de part et d'autre ; et s'il n'en est pas réelle- ment ainsi, il suffit qu'on le pense pour ne pas sembler avoir tort d'agir comme on le fait. § 6. Du reste, ainsi que je l'ai déjà dit bien souvent, toutes ces théories sm* les sentiments et les actions des hommes se modifient précisément comme les cas mêmes auxquels elles s'ap- pliquent. Ainsi, qu'il ne faille pas avoir la même généro- sité envers tout le monde, qu'il ne faille pas accorder

��ralités. Il est impossible de rien pré- vraies ; mais alors il ne fallait pas

ciser à l'avance. — Plus belle ou emprunter à ce fripon, parce qu'ain-

plus nécessaire. On ne peut se dé- si on lui donne une supériorité sur

cider qu'en présence même des soi. Il vous a obligé; et vous ne

choses; et c'est alors à la justesse de l'obligez pas.

l'esprit de montrer le parti qu'on § 6. Je l'ai déjà dit bien souvent.

doit prendre. — Qu'on connaît pour Aristote a dit bien souvent en effet

pervers. Peut-être alors eût-on mieux qu'en morale il ne fallait pas se

fait de ne rien accepter de lui. — borner à de simples théories, et qu'il

— Remboursé par un fripon. Cette fallait s'attacher surtout à la pra-

considération peut être des plus tique. Voir spécialement plus haut.

�� � LIVRE IX, CH. II, g 8. 377

tout à son père, de même qu'on ne sacrifie pas toutes les victimes à Jupiter, c'est ce qui est par trop évident. § 7. Clomme on a des devoirs très-dissemblables envers des parents, des frères, des amis, des bienfaiteurs, il faut avec discernement rendre à chacun ce qui lui appartient et ce qui lui est dû. 11 est vrai que c'est en général aussi ce qu'on semble faire. Ainsi, l'on convie ses parents à sa noce, parce qu'en eftet la famille leur est commune, et que tous les actes qui l' intéressent doivent leur être également communs. C'est le même motif qui fait qu'on regarde comme le devoir le plus étroit pour des parents de figurer aux funérailles. § 8. Il semble aussi que les enfants doi- vent avant toute chose assurer la subsistance à leurs pa- rents; c'est une dette qu'ils acquittent ; et l'on trouve qu'il vaut mieux encore pourvoir aux besoins de ceux à qui on doit l'être, que de pourvoir aux siens propres. Quant au respect, on le doit à ses parents tout aussi bien qu'aux Dieux. Mais on ne leur doit pas toute espèce de res- pect ; et, par exemple, on n'a pas le même respect pour son père, et sa mère; pas plus qu'on ne respecte son père au même titre qu'un savant ou un général. Mais on a pour son père la vénération qui est due à un père, et pour sa mère celle qui est due à une mère.

��livre I, cil. 3, § li. — Toutes les aussi développés, à ce qu'il semble,

victimes d Jupiter. Comparaisou dans Tantiquité qu'ils pourraient

employée aussi dans la Morale à Eu- l'être chez les nations modernes,

dème, loc. laud. § 8. La subsistance d leurs pa-

§7. Auec discernement. C'est une vents. Même observation. — Pour

affaire de tact et de bon sens. — son père et pour sa mère. Aristote

A sa noce.... aux funérailles. Senti- veut dire sans doute qu'on a plus de

ments purement humains, qui étaieni tendresse pour une mère.

�� � 378 MORALE A NICOMAQUE.

§ 9. En toute occasion, il faut montrer pour les gens plus vieux que vous le respect qui s'adresse à l'âge. On doit se lever en leur présence, céder la place et avoir pour eux tous les autres égards du même genre. Avec des ca- marades, au contraire, et pour des frères, il ne faut que de la franchise, et un dévouement qui leur fait part de tout ce que nous possédons. Eu un mot, il faut envers des parents, des compagnons de tribu, des concitoyens, et dans toutes les autres relations, s'efforcer toujours de rendre à chacun la juste mesure d'égards qui leur appar- tient, et de discerner ce qu'on doit leur donner précisément, selon le degré de parenté, de mérite ou d'intimité. § 10. Ces distinctions sont plus aisées à faire quand il s'agit de personnes qui sont de la même classe que nous. Elles sont plus délicates entre des personnes de classes diffé- l'entes. Mais ce n'est pas du tout une raison pour s'en abstenir, et l'on doit tâcher d'observer toutes ces nuances autant qu'il est possible de le faire.

��§ 9. Le respect qui s'adresse à § 10. De la même classe.,,, de

Cage. Excellents conseils, qui rap- classes difJ'crentcs.Toule^ ces nuances

pellent aussitôt le souvenir de Lacé- se retrouvent dans notre société,

démone. Tous les conseils qui suivent comme elles existaient déjà dans la

sont également délicats et justes. société Athénienne.

�� � LIVRE IX, CH. 111, S 1. 379

��CHAPITRE 111.

��Uupture des amitiés. Causes diverses qui peuvent l'amener. On ne peut se plaindre que si Ton a été trompé par une affection feinte. — llypotlièse où l'un des amis devient vicieux; il ne faut rompre que si Ton désespère de le corriger. — Hypothèse où Tun des amis devient plus vertueux; il ne doit pas rompre absolument, et il doit toujours quelque chose au souvenir du passé.

^ 1. Lue autre question assez épineuse, c'est de savoir si les liaisons d'amitié doivent être rompues ou conservées quand les gens ne restent pas ce qu'ils étaient les uns en- vers les autres. Ou bien n'y a-t-il rien de mal dans une rupture, du moment que des gens qui ne s'étaient aimés que par intérêt ou plaisir, n'ont plus rien à se donner? Comme c'était là l'objet unique de leur amitié, quand cet objet disparaît, il est tout simple qu'on cesse de s'aimer. Tout ce dont on pourrait se plaindre, c'est que quelqu'un qui n'aimait que par intérêt ou par plaisir, ait feint pour- tant d'aimer de cœur. En effet, comme nous l'avons dit au début, la cause la plus ordinaire de désunion entre les amis, c'est qu'ils ne se lient pas dans les mêmes inten- tions, et qu'ils ne sont pas amis les uns des autres au

��(lu 111. Gr. Morale, livre II, la vie que cette questiou est en eflfcl

<h. 19; Morale ù Eudèmc, livre VII, très-diflicile et d'une application

cil. 10. assez fréquente. — Nous l'arons dit

% i. liompues ou conservées. On au début. Voir \t\us haut, ch. 1 de ce

peut voir par la pratique ordinaire de livre, $ 3.

�� � 380 MORALE A NICOMAQUE.

même titre. § 2. Quand donc l'mi des deux s'est trompé et qu'il suppose être aimé de cœur, tandis que l'autre n'a rien fait pour le lui donner à penser, il ne doit s'en prendre qu'à lui seul. Mais s'il a été dupe de la dissimulation de son ami prétendu, il a tout droit de se plaindre du trom- peur; et il peut le faire avec plus de justice encore qu'on ne blâme ceux qui font de la fausse monnaie, parce qu'ici le délit s'adresse à quelque chose de bien autrement pré- cieux.

§ 3. Mais supposons le cas où l'on s'est lié avec un homme parce qu'on le croyait honnête, et qu'ensuite il devienne vicieux, ou même paraisse seulement le devenir; peut-on continuer à l'aimer? Ou bien, n'est-il plus pos- sible de l'aimer encore, puisque l'on n'aime pas tout indif- féremment, mais qu'on aime exclusivement ce qui est bon? Car ce n'est pas un méchant qu'on voulait aimer, ni que l'on doit aimer. Il ne faut pas plus aimer les méchants qu'il ne faut leur ressembler; et l'on sait de reste que ce qui se ressemble s'assemble. Voici donc la question : Faut- il rompre sur-le-champ ? Ou bien doit-on distinguer, et rompre non pas avec tous, mais seulement avec ceux dont la perversité est désormais incurable? Tant qu'il y a chance de les corriger, il faut les aider à sauver leur vertu avec

��§ 2. S'en prendre qu'à lui seul, tendu. J'ai ajouté ce dernier mot. —

Si l'on était toujours juste envers soi- De la fausse monnaie. Comparaison

uième, c'est ce qu'on aurait à faire aussi ingénieuse qu'elle est juste, dans la plupart des cas. Le plus sou- § 3. Supposez le cas. 11 n'y a rien

vent, on s'est trompé bien plutôt en ceci d'imaginaire, et c'est une

qu'on n'a été trompé. Mais il est plus question que chacun de nous a pu

facile d'être sévère pour les autres avoir à se poser dans sa vie. — Tant

que pour soi. — De son ami pré- qu'il y a chance de les corriger.

�� � LIVRE IX, CH. III, § 5. 381

plus de soin encore qu'à réparer leur fortune, en proportion même que c'est un service à la fois plus noble et plus digne delà véritable amitié. Dans ce- cas, on n'a pas tort de rompre; car ce n'était pas de cet homme qu'on s'était fait l'ami; et du moment qu'il est si complètement changé, et qu'on est hors d'état de le sauver en le ramenant, on n'a plus rien à faire qu'à s'éloigner de lui.

§ /[. Supposez encore un autre cas. L'un des deux amis demeure ce qu'il était, et l'autre, devenant plus distingué moralement, en arrive à l'emporter de beaucoup en vertu. Celui-ci doit-il continuer son amitié? Ou bien, est-ce une chose impossible? La difficulté devient parfaitement évi- dente, quand la distance entre les deux amis est fort grande, comme il arrive dans les amitiés contractées dès l'enfance. Si l'un demeure enfant par la raison, quand l'autre devient un homme plein de force et de capacité, comment pourraient-ils rester amis, puisqu'ils ne se plai- sent plus aux mêmes objets, et qu'ils n'ont plus ni les mêmes joies ni les mêmes peines? Ils n'auront plus entr'eux cet échange de sentiments sans lesquels il n'y a pas d'amitié possible, puiscpi'il n'y a plus moyen alors de vivre ensem- ble intimement, ainsi que nous l'avons déjà plus d'une fois expliqué. § 5. J\Iais ne serait-ce pas le traiter un peu trop nidement que d'être avec lui comme s'il n'avait jamais été

��Distinction très-délicate et très-pra- réel. — Dans les amilics contractées

tique. La difficulté, c'est de bien dès l'enfance. C'est là, en effet, que

juger si l'amélioration morale est ou le cours du temps amène peu à peu

n'est pas devenue tout à fait impos- les changements les plus considé-

sible. râbles. — • Nous l'acons déjà.... ex-

$ II. Supposez encore un autre pliquc. Voir plus haut, livre VIII,

CHS. Ce second cas est encore très- ch. 5, § 6.

�� � 382

��MORALE A NICOMAQUE.

��votre aii)i? Ou bien faut-il plutôt garder souvenir de l'a- mitié qu'on a jadis ressentie? De même qu'on croit devoir se montrer plus obligeant pour des amis que pour des étrangers , de même aussi il faut encore accorder quelque chose à ce passé qui a vu votre liaison, à moins toutefois que la rupture ne soit venue d'un excès d'impardonnable perversité.

��CHAPITRE IV.

L'amitié qu'on a pour les autres vient de l'amitié qu'on a pour soi-même. On ne peut s'aimer qu'autant qu'on est bon. — Portrait de l'honnête homme; il est en paix avec lui-même, parce qu'il fait le bien exclusivement en vue du bien. — La vie est pleine de douceur pour lui. — Rapports de l'amitié et de l'égoïsme. — Portrait du méchant; ses désordres intérieurs; discordes de son âme ; haine de la vie ; horreur de soi-même. — Le suicide. — Avantages de la vertu.

g 1. Les sentiments d'affection qu'on a pour ses amis et qui constituent les vraies amitiés, semblent tirer leur

��§ 5. Garder souvenir. Voilà la vraie mesure ; il ne faut pas traiter, par respect pour soi-même, un ancien ami comme un simple étranger, même quand on a cessé de l'estimer comme on faisait jadis. — D'impar- donnable perversité. Ces règles si sages rappellent assez bien celles des Pythagoriciens. Quand un ami se montrait indigne d'affection et d'es- time, on le bannissait de la société ;

��on élevait un cénotaphe où l'on ins- crivait son nom, qu'il était défendu de prononcer désormais. Aristote aurait dû ajouter que ces exécutions du cœur sont toujours bien doulou- reuses, et qu'elles affligent plus en- core que la mort de l'ami.

C/i. IV. Gr. Morale, livre II, ch. 15; Morale ii Eudème, livre VII, ch. 6.

§ 1. Semblent tirer leur origine.

�� � LIVRE IX, CH. IV, § 2. 383

origine de ceux qu'on a pour soi-nièmc. Ainsi, l'on regarde comme ami celui qui vous veut et qui vous fait du bien, apparent ou réel , uniquement pour vous-même ; ou en- core celui qui ne désire la vie et le bonheur de son ami qu'en vue de ce même ami. C'est là tout à fait l'aflection désintéressée que les mères ressentent pour leurs enfants, et qu'éprouvent des amis qui se réconcilient après quelque brouille. On dit aussi quelquefois que l'ami est celui qui vit avec vous, qui a les mêmes goûts, qui se réjouit de vos joies, et qui s'afflige de vos chagrins, sympathie qui est encore surtout remarquable dans les mères. Voilà quel- ques-uns des caractères par lesquels on définit l'amitié véritable. § 2. Or, ce sont là précisément tous les senti- ments que l'honnête homme éprouve pour lui-même, et ({n'éprouvent aussi les autres hommes en tant qu'ils se croient honnêtes ; car il semble, ainsi que je l'ai déjà dit, que la vertu et l'homme vertueux peuvent être pris pour mesure de tout le reste. Un tel homme est toujours d'ac- cord avec lui-même, et il ne désire dans toutes les parties de son âme que les mêmes choses. Il ne voit, et il ne fait pour lui que le bien, ou ce qui lui paraît l'être. Et c'est le propre de l'honnête homme de faire le bien exclusive-

��Ce qui ne veut pas dire que l'égoïsme être ceux qu'il soutient envers lui-

soit le fondement de l'amitié. Loin de même. C'est là ce qui fait sans doute,

ià ; l'amitié aux yeux d'Aristote n'est qu'Aristote prend une forme dubita-

réelle que quand elle est désintéres- tive pour exprimer sa pensée, sée. Il veut dire seulement qu'on a § 2. Que l'honnêic liommc éprouve

pour son ami les sentiments qu'on a pour lui-même. Il est impossible d'af-

pour soi-même. La comparaison firmer plus nettement, quoique

d'ailleurs me semble un peu forcée, d'une manière indirecte, la dualité

et les rapports que l'individu soutient de l'iiomme. — Ainsi que je Cai déjà

envers un autre, ne peuvent jamais dit. Voir plus haut, livre III, cli. 5,

�� � 384 MORALE A NICOMAQUE.

ment ; il le fait pour lui-même ; car il le fait pour la raison qui est en lui, et qui constitue l'essence même de l'homme en chacun de nous. Sans doute il veut vivre et se conser- ver lui-même ; mais avant tout il veut faire vivre et sauver le principe par lequel il pense ; car pour l'honnête homme la vie est un véritable bien. § 3. Ainsi, chacun de nous se veut du bien à lui-même. Mais si l'on devenait autre et qu'on changeât de nature, on ne désirerait plus alors à cette personne nouvelle tous les biens qu'on souhaitait à l'autre. Car si Dieu lui-même possède actuellement le bien, c'est en restant ce qu'il est par son essence; et c'est le principe in- telligent qui, dans l'homme, est le fond même de l'individu, ou qui du moins paraît l'être plus que tout autre principe en nous. § Zi. Quand donc l'homme est doué vraiment de vertu, il veut continuer de vivre avec lui-même ; car il y trouve un réel plaisir. Les souvenirs de ses actions passées sont pleins de douceur, et ses espérances pour ses actions futures sont également honnêtes. Or, ce ne sont là que des sentiments agréables. Cette foule de pensées remplissent son esprit des plu* nobles émotions; et il se plaît à sym- pathiser surtout avec lui-même, avec ses propres joies, avec ses propres douleurs; car pour lui le plaisir et la peine s'attachent toujours aux mêmes objets et ne varient

��§ 5. — Qui constitue l'essence même qu'elles y subissent. (le l'homme. Principes tout Platoni- § 3. Si l'on devenait autre. C'est ciens. — Est un véritable bien, ce qui peut arriver, quand le vice Observation très-profonde, et qui, corrompt le cœur et que l'Ame se dé- dans la pratique, peut faire juger de grade au lieu de s'améliorer. la vertu et du mérite des gens. Les § 4. Quand donc l'homme.,.. Ad- ùmes éclairées et bien faites ne mé- mirable description des joies de la disent point de la vie, quelque dou- conscience ; analyse aussi concise loureuses que soient les épreuves qu'exacte.

�� � LIVRE IX, CH. IV, § 7. 385

pas sans cesse d'un objet à un antre. Son cœur n'a jamais à se repentir, si l'on peut ainsi parler. Comme l'homme de bien est toujours envers lui-même dans ces disposi-' tions, et qu'on est à l'égard d'un ami comme on est envers soi personnellement, l'ami étant un autre nous-mêmes, il s'en suit que l'amitié semble se rapprocher beaucoup de ce que nous venons de dire, et qu'on doit appeler amis ceux qui sont dans ces relations réciproques.

§ 5. Quant à la question de savoir s'il y a ou s'il n'y a pas réellement amour de soi envers soi-même, pour le moment nous la laisserons de côté. Nous nous bornerons à dire qu'il y a certainement amitié toutes les fois que se rencontrent deux ou plusieurs des conditions que nous avons indiquées; et que, quand l'amitié est extrême, elle ressemble beaucoup à l'affection qu'on éprouve pour soi- même.

§ 6. Ces conditions, du reste, peuvent se montrer chez le vulgaire des hommes, et même parmi les méchants. Mais n'est-ce pas qu'alors ils ne réunissent encore ces conditions qu'autant qu'ils se plaisent à eux-mêmes, et qu'ils se croient honnêtes? Car jamais ces affections ne se produisent et ne paraissent même se produire chez les gens absolument pervers et criminels, g 7. On peut

��§ 5. Amour de soi pour soi-même, tion aurait dû trancher pour lui le

Ce phénomène psychologique est cer- débat. ■ — Nous la laisserons de

laiuement fort étonnant; mais il n'en côté. Je ne crois pas qu'Aristole soit

est pas moins réel ; et il est donné jamais revenu sur cette question, du

à riiomme de s'aimer lui-même dans moins dans les ouvrages qui nous sont

une mesure plus ou moins forte, restés de lui. — Que nous avons indi-

conime il lui est donné de se haïr, </mcVs. Au déçut même de ce chapitre,

ainsi qu'Aristote le remarque un peu § 6. Ces conditions. Même re-

|ilus bas. Cette dernière considéra- marque.

25

�� � 386 MORALE A NIGOMAQUE.

même dire qu'elles se rencontrent à peine chez les mal- lionnètes gens. Ils sont toujours en querelle avec eux- mêmes ; ils désirent une chose, et ils en veulent une autre, absolument comme les libertins, qui ne se dominent pas. Au lieu des choses qui leur semblent à eux-mêmes être bonnes, ils s'en vont préférer des choses qui leur sont agréables, mais qui leur sont funestes. § 8. D'autres, au contraire, s'abstiennent de faire ce qui leur semble le meilleur dans leur propre intérêt, soit par lâcheté, soit par paresse. Il en est d'autres encore qui, après avoir commis une foule de méfaits, en viennent à se détester eax-mêmes à cause de leur propre corruption ; ils fuient la ^ ie avec horreur, et finissent par le suicide. § 9. Les mé- chants peuvent bien rechercher des gens avec qui ils pas- sent leurs journées; mais avant tout, ils se fuient eux- mêmes. Quand ils sont seuls, leur mémoire ne leur fournit que des souvenirs douloureux ; et pour l'avenir, ils rêvent des projets non moins blâmables, tandis qu'au contraire, dans la compagnie d' autrui, ils oublient ces odieuses idées. N'ayant donc en eux rien d'aimable, ils n'éprouvent pour eux-mêmes aucun sentiment d'amour. De tels êtres ne peuvent sympathiser ni avec leurs propres plaisirs ni avec leurs propres peines. Leur âme est constamment en dis-

��§7. Cliez les mnUwnnctes gens, de ce genre ; mais il faut en croire le

Aristote fait une distinction entre les témoignage d'Aristole. Le remords

hommes qui ne sont que malhonnêtes, aura poussé plus d'un criminel à

et ceux qui sont profondément per- s'arracher la vie.

vers. Chez les premiers même, Tami- §9. Les méchants.... Cette pein-

tié n'est guère plus possible que chez ture d'une conscience coupable,

les autres. toute contraire à celle qui précède,

§ 8. El fiinsscut par le suicide, n'est pas moins admirable. — Mis en

L'antiquité ne cite guère de suicides pièces. Métaphore très-juste.

�� � LIVRE IX, CH. IV, § 10. 387

corde; et tandis que, par perversité, telle partie s' afflige des privations qu'elle est forcée d'endurer, telle autre se réjouit de les subir. L'un de ces sentiments tirant l'être d'un côté, et l'autre le tirant de l'autre, i) en est, on peut dire, mis en pièces, g 10. Mais comme il n'est pas possible d'avoir tout à la fois et du plaisir et de la peine, on ne tarde guère à s'affliger de s'être réjouit; et l'on voudrait n'avoir pas goûté ces plaisirs ; car les méchants sont tou- jours pleins de regrets de tout ce qu'ils font. Ainsi donc le méchant ne paraît jamais, je le répète, en disposition de s'aimer lui-même, parce qu'en effet il n'a rien non plus d'aimable en lui. Mais si cet état de l'âme est profon- dément triste et misérable, il faut fuir le vice de toutes ses forces, et s'appliquer avec ardeur à se rendre vertueux ; car c'est seulement ainsi qu'on sera porté à s'aimer soi- même, et qu'on deviendra l'ami des autres.

��§ 10. On sera porté ci s'aimer soi- nius, cité par M. Zell, a bien raison même. Tout ce chapitre est certaine- de l'appeler : « Aureuni caput et ferè ment un des plus beaux et des plus theologicum » ; c'est un grand et très- profonds qu'ait écrits Arislote. Gipba- juste éloge.

�� � 388 MORALE A NICOMAQUE.

��CHAPITRE V.

��De la bienveillance- Elle diffère de l'amitié et de l'inclination. — Elle peut s'adresser à des inconnus, et elle est très-superficielle. — Influence décisive de la vue sur l'amitié et l'amour. — Comment la bienveillance peut devenir de l'amitié. — Motif ordinaire de la bienveillance.

§1. La bienveillance ressemble à l'amitié; mais elle n'est pas précisément l'amitié. Elle peut s'adresser même à des inconnus, sans qu'ils sachent le sentiment qu'on éprouve pour eux. Il n'en est pas ainsi de l'amJtié, comme je l'ai dit antérieurement. La bienveillance n'est pas non plus l'inclination à aimer; car elle n'a ni intensité, ni désir, symptômes qui d'ordinaire accompagnent l'inclination. § 2. Ainsi, l'inclination se forme par l'habitude. Mais la bienveillance peut être même toute fortuite, et par exemple s'attacher à des gens qui luttent ; en les voyant combattre, les spectateurs deviennent bienveillants à leur égard et les aident de leurs vœux, sans d'ailleurs être du tout prêts à prendre fait et cause personnellement dans la querelle. Et alors, je le répète, cette bienveillance

��Ch. V. Gr. Morale, livre II, ch. livre VIII, ch. 2, § 3. — L'inclina-

di; Morale à Eudème, livre VU, <»« à aimer. Nuance encore plus

çj,^ 7_ fine et qui n'est pas moins juste,

§ 1. La bienveillance. La nuance comme la suite le démontre, que distingue ici Aristote est très- § 2. Prendre fait et cause. Et par

délicate; mais elle est très-vraie. — conséquent, à donner aux gens une

Antérieurement. Voir plus haut, pi cuve d'affection.

�� � LIVRE IX, CH. V, S h. 389

est toute de rencontre, et l' affection qu'elle excite n'est qu'à la surface. § 3. C'est que l'amitié, comme l'amour, commence, ce semble, par le plaisir de la vue ; car si d'abord on n'a point été charmé de l'aspect de la per- sonne, on ne peut pas aimer. Ceci ne veut pas dire que par cela seul qu'on a été séduit de la forme, on en soit déjà à l'amour; il n'y a de l'amour que quand on regrette l'absence d'une personne, et qu'on désire sa présence. § II. Il est bien vrai qu'on ne peut être amis sans avoir éprouvé préalablement la bienveillance. Mais il ne suffit pas d'être bienveillant pour aimer. On se contente de souhaiter du bien à ceux pour qui l'on ressent de la bien- veillance, sans d'ailleurs être disposé à rien faire avec eux, ni à se gêner pour eux en quoi que ce soit. Ce ne pourrait donc être que par métaphore qu'on dirait de la bienveillance qu'elle est de l'amitié. Mais on peut dire qu'en se prolongeant avec le temps, et en arrivant à être une habitude, la bienveillance devient une amitié véri- table, qui n'est ni l'amitié par intérêt, ni l'amitié par plaisir; car la bienveillance ne s'inspire ni de l'un ni de l'autre de ces motifs. En effet, celui qui a reçu un service rend de la bienveillance en retour du bien qu'on lui a fait, et il remplit ainsi un devoir. Mais quand on souhaite le succès de quelqu'un, parce qu'on espère en retirer aussi quelque avantage, on semble être bienveil-

��§ 3. Par le plaisir de la vue. Cette § 4. A rien faire pour eux. Ceci

obscnation, qu'un examen superiî- semble contredire ce qui vient d'être

ciel peut faire contester, est Irès-pro- dit un peu plus haut, puisqu'Aris-

fondc. Je ne crois pas qu'on puisse tote supposait qu'on serait prêt, par

devenir l'ami de quelqu'un dont la bienveillance, à s'engager dans une

personne physique déplairaiL lutte.

�� � 390 MORALE A NICOMAQLJE.

lant non pas pour cette personne, mais plutôt pour soi- même; pas plus qu'on n'est un ami, si l'on cultive quel- qu'un en vue du profit qu'on en peut tirer.

§ 5. En général la bienveillance est excitée par la vertu, et par un mérite quelconque, toutes les fois qu'une personne donne de soi à une autre personne l'idée de l'honneur, du courage ou de telle autre qualité de ce genre, comme les combattants que nous citions tout à l'heure.

��CHAPITRE VI.

De la concorde. Elle se rapproche de Tamitié. — Il ne faut pas la confondre avec la conformité d'opinions. — Admirables effets de la concorde dans les États ; c'est l'amitié civile. — Effets dé- sastreux des discordes. Etéocle et Polynice. — La concorde sup- pose toujours des gens de bien. Les méchants sont perpé- tuellement en désaccord, à cause de leur égoïsme sans frein.

§ 1. La concorde aussi parait bien avoir quelque chose de l'amitié ; et voilà pourquoi il ne faut pas la confondre avec la conformité d'opinions ; car cette conformité peut exister même entre des gens qui ne se connaissent pas du tout umtuellement. On ne peut pas dire, parce que des gens pensent de même sur un objet quelconque, qu'ils ont de la concorde: par exemple, si c'est sur l'astronomie.

§ 5, Est excitée par la vertu, cilions. Un peu plus haut, au dcliut

Origine aussi vraie qu'elle est noble; de ce chapitre,

on n'a jamais de bienveillance pour f'/i. T7. Gr. Morale, livre II, eh. 14 ;

ceux qu'on méprise. • — Que nous Morale ù Eudème, livre VU, cli. 7.

�� � LIVRE IX, CH. VI, .^ 2. 391

Être d'accord sur ces points-là n'implique pas la moindre allection. Au contraire, on dit que les États jouissent delà concorde, quand on s'y entend sur les intérêts généraux, ([u'on y prend le même parti, et qu'on exécute de con- cert la résolution commune. § 2. La concorde s'applique donc toujours à des actes, et parmi ces actes, à ceux qui (mt de l'importance et qui peuvent être également utiles aux deux partis, ou même à tous les citoyens , s'il s'agit d'un État : quand tout le monde unanimement y juge, par exemple, que tous les pouvoirs doivent être électifs ; ou bien qu'il faut s'allier aux Lacédémoniens ; ou encore que Pittacus doit concentrer dans ses mains toute l'autorité, que d'ailleurs lui-même accepte. Quand, au contraire, tlans un État chacun des deux partis veut le pouvoir pour lui seul, il y a discorde comme entre les pi-étendants des i^bénicienues. Car il ne saiïitpas, pour qu'il y ait concorde, {{ue les deux partis pensent de la même manière sur un certain objet quel qu'il soit. Il faut en outre qu'ils aient le même sentiment dans les mêmes circonstances: et, par exemple, que le peuple et les hautes classes s'accordent à

��§ 1. N'impliq^ie pus la moindre dans la Grande Morale et dans la nfftclion. La distinction est plus Morale à Eudème. — Pittaciis, tj- facile dans notre langue et en latin ran de ^litylène. Voir la Poiiliquf, ([u'elle ne l'est en grec, puisque le livre III, cb. 9, § 5, p. 177 de nui mot même de concorde indique que traduction, 2^ édition. — Les prê- le cœur a part à cette affection. Dans toiclanls des Phéniciennes. Étéocle la langue grecque au contraire, l'ex- et Polynice. On sait que le sujet des plication étymologique ramène à Phéniciennes est la haine et la lutte l'idée d'esprit et d'intelligence plu- des deux fds d'OEdipe. Le titre vient tôt qu'à l'idée de cœur ; et voilà de ce que ce sont des femmes Phéni- comment l'équivoque y est possible. ciennes, en mission à Delphes, qui

§2. Toxijours à tles actes. Les forment le chœur. Cette pièce est une

mêmes principes sont développés dej plus pathétiques d'Euripide.

�� � 392 MORALE A NICOMAQUE.

donner le pouvoir aux plus éminents citoyens; car alors chacun obtient précisément ce qu'il désire. La concorde ainsi comprise devient en quelque sorte une amitié civile, ainsi que je l'ai dit; car elle s'adresse alors aux intérêts communs et à tous les besoins de la ^ ie sociale.

§ 3. aîais cette concorde suppose toujours des cœurs honnêtes; en effet ces cœurs-là sont d'accord avec eux- mêmes d'abord, et ils y sont entr'eux réciproquement, parce qu'ils ne s'occupent, pour ainsi dire, que des mêmes choses. Les volontés de ces esprits bien faits demeurent inébranlables, et n'ont pas de flux et de reflux comme l'Euripe ; ils ne veulent que des choses justes et utiles, et ils les désirent sincèrement dans l'intérêt commun. § li. Loin de là, entre les méchants, la concorde n'est pas pos- sible, si ce n'est pour de bien courts instants, pas plus qu'ils ne peuvent être longtemps amis, parce qu'ils dé- sirent une part exagérée dans les profits, et qu'ils en prennent le moins qu'ils peuvent dans les fatigues et dans les dépenses coumumes. Chacun ne voulant que les avan- tages pour soi, épie et entrave son voisin; et comme l'in- térêt commun n'est le souci de personne, il périt bientôt sacrifié. Alors, ils tombent dans la discorde en essayant de se forcer les uns les autres à obsener la justice, sans que personne veuille s'astreindre à la pratiquer pour soi- même.

��§ 3. Comme l'Euripe. On sait que § 4. Si ce n'est pour de bien

le phénomène du llux et <iu reflux courts instants. Observation très-

esl très-marqué dans l'Euripe, juste, malgré les apparences con-

entre l'Eubée et la Béolie, et que c'est traires. Aristotc l'appuie d'excellentes

à pt u près le seul lieu de la Méditer- raisons, que juelitie pleinement l'ex-

ranéc où il scit aussi sensible. \ ùr'u nce de la vie.

�� � LIVRE IX, CH. Vil, § 1. 393

��CHAPITRE V!I.

��Des bienfaits. Le bienfaiteur aime en général plus que l'obligé. — Explications fausses de ce fait étrange. Mauvaise compa- raison des dettes ; Epicharme. Explication particulière d'Aris- tote. — Amour des artistes pour leurs œuvres ; amour des poètes pour leurs vers, — L'obligé est en quelque sorte l'œuvre du bienfaiteur. — Plaisir actif supérieur au plaisir passif. — On se plait au bien qu'on fait ; on aime davantage ce qui coûte de la peine. — Attachements plus vifs des mères pour les enfants.

��§ 1. Les bienfaiteurs paraissent en général aimer ceux qu'ils obligent plus que ceux qui reçoivent le service n'aiment ceux qui le leur rendent; et comme cette dilFé- rence paraît contraire à toute raison, on en cherche les motifs. L'opinion la plus répandue, c'est que les uns sont des débiteurs en quelque sorte, et que les autres sont des créanciers. De même donc que pour les dettes, ceux qui doivent souhaiteraient volontiers que ceux qui leur ont prêté ne fussent plus, et que les prêteurs au contraire vont jusqu'à s'occuper avec sollicitude de leurs débiteurs; de même aussi ceux qui ont rendu service, veulent que leurs obligés vivent pour reconnaître quelque jour les

��Ch. vu. Grande Morale, livre II, ristote est vraie; et la reconnaissance

cil. 13 ; Morale à Eudème, livre VII, est une chose assez rare. — Pour

ch. 8. reconnaître (fuelque jour Les services.

§ 1. Paraissent en (/encrai. Dans Ce motif n'est pas le bon; et Aristote

celte large mesure, la remarque d'A- eu donnera de meilleurs un peu plus

�� � 394 MORALE A NICOMAQUE.

services qu'ils ont reçus, tandis que les autres s'occupent fort peu du retour qu'ils leur doivent. Epicharme ne manquerait pas de dire que ceux qui adoptent cette expli- cation « prennent la chose du mauvais côté. » ]\Iais elle est assez conforuie à la faiblesse humaine ; car les honmies ordinairement ont peu de mémoire des bienfaits, et ils préfèrent recevoir des services plutôt que 'd'en rendre.

§ '2. Quant à moi, la cause me paraît ici beaucoup plus naturelle ; et elle n'a pas le moindre rapport avec ce qui se passe en fait de dettes. D'abord, les créanciers n'ont l)as la moindre affection pour leurs débiteurs ; et s'ils dé- sirent les voir se tirer d'affaire, c'est uniquement en vue de la restitution qu'ils en attendent. ]\Iais ceux au con- traire qui ont rendu service, aiment et chérissent leurs obligés, bien que ceux-ci ne leur soient point actuellement et ne puissent jamais leur être bons à rien. § 3. (-'est tout à fait le même sentiment que les artistes éprouvent pour leurs œuvres ; il n'y en a pas un qui n'aime son propre ouvrage beaucoup plus que son ouvrage ne l'aimerait, s'il venait par hasard à s'animer et à vivre. Cette observation est surtout frappante dans les poètes ; ils aiment à la pas- sion leurs propres ouvrages, et ils les chérissent, comme si

��bas. Il est assez peu ordinaire qu'on § 2. Bcaucotip plus naturelle. rende service aux gens par un calcul Aristote a toute raison ; on aj;il d'or- personnel. I.e plus souvent, on les dinaire dans ces cas par spontanéité oblige par bienveillance et par faci- de nature et sans réflexion, lité de cœur. — Epicharme. Ou ne § 3. Les artistes pour leurs connaît pas autrement cette sentence œuvres. Explication qui n'est pas d'Épicharme. Peut-être était-ce sim- seulement ingénieuse, et qui est au [ilcmeut une tournure de phrase fa- fond très-solide. — Frappante dans îuilière ù ce pocle, et qu'Arislote les poitcs. Parce que Icui-s œuvres se '. eut critiquer. formulent par la parole et les vei-s.

�� � LIVRE IX, (,H. VII, g 6. 395

c'étaient leurs enfants. § !i. C'est là précisément aussi le cas des bienfaiteurs ; la personne qu'ils ont obligée est leur ouvrage, et ils l'aiment plus que l'ouvrage n'aime celui qui l'a fait. La cause en esi bien simple ; c'est que la vie, l'être est pour tout ce qui en jouit quelque chose de pré- férable à tout le reste, quelque chose de profondément cher. Or, nous ne sommes que par l'acte, c'est-à-dire en tant que nous vivons et agissons. Celui qui crée une œuvre, est en quelque sorte par son acte même. Il aime donc son ouvrage parce qu'il aime aussi l'être, et c'est un sentiment fort naturel; car ce qui n'est qu'en puis- sance, l'œuvre le révèle et le met en acte. § 5. Ajoutez en ce qui regarde l'action qu'il y a pour le bienfaiteur quelque chose de noble et de beau, de sorte qu'il en jouit dans l'objet de cette action. Mais en même temps, il n'y a rien de beau pour l'obligé dans ce qui lui rend service ; il n'y a tout au plus que de l'utile, ce qui est beaucoup moins agréable et moins digne d'être aimé, g 6. Dans le présent, c'est l'acte qui nous fait plaisir ; c'est l'espérance pour l'avenir; c'est le souvenir pour le passé. Mais le plus vif plaisir sans contredit, c'est l'acte, l'actuel, qui, bien (entendu, est digne également qu'on l'aime. Ainsi donc, l'œuvre reste pour celui qui l'a faite ; car le beau est durable, tandis que l'utile est bientôt passé pour celui qui a reçu le bienfait. Or, le souvenir des belles choses qu'on

��§ 4. Le cas des bienfaiteurs, lui; vous l'aiuicz en vous ainianl.

L'explication est peut-être un peu § 5. /I/om^cz. Ce nouveau motif est

subtile; mais elle est vraie. La vue encore plus concluant,

ou le souvenir de Toblii^é vous rap- § 6. L'acte, Cactuel. J'ai ajnulé

pelle la bonne action que vous avez le second mot pour éclaircir le pre-

faite, et vous vous applaudissez en niirr.

�� � 396 MORALE A NICOMAQLE.

a faites a beaucoup d'agrément. Mais le souvenir des choses utiles dont on a profité, ou n'en a pas du tout, ou certainement en a moins. C'est précisément tout le con- traire par l'attente et l'espérance des biens qu'on désire. Mais aimer c'est presque agir et produire ; être aimé ce n'est que souffrir et rester passif. Par conséquent, l'amour et toutes les conséquences qu'il engendre sont du côté de ceux chez qui l'action est plus puissante. § 7. Il faut remarquer en outre que l'on s'attache toujours davantage à ce qui a coûté de la peine ; et c'est ainsi, par exemple, que ceux qui ont acquis leur fortune eux-mêmes l'es- timent bien plus que ceux qui l'ont reçue par héritage. Or, recevoir un bienfait est une chose évidemment qui ne demande point d'effort pénible, tandis qu'il en coûte sou- vent beaucoup pour obliger. Voilà aussi pourquoi les mères ont davantage d'amour pour leurs enfants : leur part dans la génération a été bien autrement pénible, et elles savent mieux qu'ils leur appartiennent. C'est là sans doute aussi le sentiment des bienfaiteurs à l'égard de leurs obligés.

��§ 7. U faut remarquer en outre, cas exceptionnel. Le plus ordinaire- Ce dernier motif, quoique plus ment la paternité n'est pas douteuse, subtil encore que les précédents, Ce qui est vrai, c'est que les mères n'en est pas moins très-réel. — Les ont beaucoup plus souffert, soit pour mères ont davantage d'amour. Ob- la génération de l'enfant, soit après sa servation très-vraie, et qu'on peut vé- naissance. Les soins qu'elles donnent rifier dans les pertes cruelles que à nos premières années les attachent font trop souvent les familles. — encore plus que l'enfantement lui- Elles savent mieux. Ceci n'est qu'un même.

�� � LIVRE IX, CH. VIII, ^ 1. 39:

��CHAPITIIE VIII.

De régoïsme ou amour de soi. Le méchant ne pense qu'à lui- même ; riiomme de bien ne pense jamais qu'à bien faire, sans considérer son propre intérêt. — Sopliisme pour justifier régoïsrae. Il faut bien distinguer ce qu'on entend par ce mot. Égoïsme blâmable et vulgaire. L'égoïsme qui consiste à être plus vertueux et plus désintéressé que tout le monde, est fort louable. — Dévouement à ses amis, à sa patrie ; dédain des richesses ; passion excessive pour le bien et pour la gloire.

§ 1. On a élevé la question de savoir s'il convient de s'aimer soi-même de préférence à tout le reste, ou s'il ne vaut pas mieux aimer autrui ; car on blâme d'ordinaire ceux qui s'aiment excessivement eux-mêmes, et on les appelle des égoïstes, comme pour leur faire honte de cet excès. De fait, le méchant ne semble jamais agir qu'en vue de lui seul ; et plus il se déprave, plus ce vice augmente en lui. Aussi lui reproche-t-on de ne jamais faire quoi que ce soit en dehors de ce qui le touche per- sonnellement. L'homme honnête au contraire n'agit que pour le bien ; et plus il est bon, plus il agit pour le bien exclusivement, et en vue de son ami, oublieux de son propre intérêt.

Ch. Vin, Gr. Morale, livre II, ne vaut pas mieux aimer mttnii. On

cl». 15 ; Morale à Eudème, livre VII, voit que la pliilosophie avait senti dès

ch. 6. longtemps l'amour du prochain. —

§ 1. On a élevé la question. Il n'y Le méchant. Ainsi, l'égoïsme et le

a point de transition entre ce nouveau vice, c'est tout un. — En vue de son

sujtt et ceux qui précèdent. — S'il ami. C'est limiter un peu trop l'a-

�� � 398 MORALE A NICOMAQUE.

§ 2. Mais on répond : les faits contredisent toutes ces théories sur l'égoïsme, et ce n'est pas difficile à com- prendre. Ainsi, l'on accorde qu'on doit surtout aimer celui qui est votre meilleur ami, et que le meilleur ami est celui qui veut le plus sincèrement le bien de son ami pour cet ami même , quand d'ailleurs personne au monde ne devrait le savoir. Or, ce sont là très-particulièrement les conditions qu'on remplit vis-à-vis de soi-même, ainsi qu'on remplit aussi sous ce rapport toutes les autres con- ditions par lesquelles on définit habituellement le véri- table ami. Car nous avons établi que tous les sentiments d'amitié partent d'abord de l'individu également pour se répandre de là sur les autres. Les proverbes mêmes sont tous ici d'accord avec nous. Je puis en citer de tels que ceux-ci : «Une seule âme ; — entre amis tout est commun; — l'amitié, c'est l'égalité; — le genou est plus près que la jambe.» Mais toutes ces expressions expriment surtout les rapports de l'individu à lui-même. Ainsi donc, l'individu est son propre ami plus étroitement que qui que ce soit ; et c'est lui-même surtout qu'il devrait aimer.

De ces deux solutions diverses, on demande non sans

��mour et la piati([uc du bie». Le Tindividu puisse d'abord s'aimer et

principe que pose Aristote lui-même, s'eslimer lui-même, pour pouvoir

va beaucoup plus loin. aimer les autres. — Les proverbes.

§ 2. Mais on repond. Ce qui suit Aristote attache en général beaucoup

est une objection qu'Aristole réfu- d'importance aux proverbes; il se

tcra un peu plus bas. J'ai cru devoir plait à les prendre comme autorités;

préciser la chose plus nettement que pour lui déjà, ils sont « la sagesse des

le texte ne le fait. — Nous avons nations». — De ces deux solutions,

ttabli. Voir dans le chapitre qua- Aristote adoptera la première, celle

triènie, § i. — Partent d'abord de qui pousse au désintéressement. —

l'indiridu. En ce sens (|u'il faut (juc K/joIr confiance. C'est trop dire : la

�� � LIYRI-: IX, CH. Mil, g 5. 3iH)

raison quelle est celle que l'on doit suivre, quand des deux parts il peut y a\oir confiance égale.

^ 3. Peut-être sulîit-il de diviser ces assertions, et de faire voir la part de vérité, et l'espèce de vérité, que cha- cune d'elles renferme. Si nous expliquons ce qu'on entend par égoïsme dans les deux sens où on prend tour à tour ce mot, nous verrons tout de suite très-clair dans cette question.

§ h. D'un côté, en voulant faire de ce terme un terme de reproche et d'injure, on appelle égoïstes ceux qui s'attri- buent à eux-mêmes la meilleure part dans les richesses, dans les honneurs, dans les plaisirs corporels ; car le vul- gaire a pour tout cela les plus vives convoitises ; et comme on se jette avec empressement sur ces biens qu'on croit les plus précieux de tous, ils sont extrêmement disputés. Or, les gens qui se les disputent si ardemment, ne songent qu'à satisfaire leurs désirs, leurs passions, et en général la partie déraisonnable de leur âme. C'est bien ainsi que se conduit le vulgaire des hommes ; et la dénomination d'égoïstes vient des mœurs du vulgaire, qui sont déplo- rables. C'est avec pleine raison que dans ce sens on blâme l' égoïsme.

§ 5. On ne peut nier que la plupart du temps on n'applique ce nom d'égoïstes aux gens qui se gorgent de

��raison nous pousse à l'amour d'au- § 3. La part de vérité et l'espèce

Irui plus encore qu'à l'auiour de soi. de vérité. Méthode trîs-sage, et dont

Il faut s'aimer dans une cei laine me- Aristote a fait un fréquent emploi, sure. Mais c'est par des sophismes § à. Le vulgaire... Les plus vives

qu'on se persuade qu'il faut s'aimer convoitises. On voit que le philosophe

uniquement, ou même plus que tout tient assez peu de compte de tous ces

le resle. biens inférieurs.

�� � toutes ces basses jouissances, et ne songent qu’à eux seuls. Mais si un homme ne cherchait jamais qu’à suivre la justice plus exactement que qui que ce soit, à pratiquer la sagesse ou telle autre vertu en un degré supérieur, en un mot qu’il ne prétendît jamais revendiquer pour lui que de bien faire, il serait bien impossible de l’appeler égoïste et de le blâmer. ^ 6. Cependant, celui-là semblerait encore plus égoïste que les autres, puisqu’il s’adjuge les choses les plus belles et les meilleures, et qu’il ne jouit que de la partie la plus relevée de son être, en obéissant docilement à tous ses ordres. Or, de même que la partie la plus importante dans la cité paraît en politique être l’État même, ou qu’elle paraît, dans tout autre ordre de choses, constituer le système entier ; de même aussi pour l’homme; et celui-là surtout devrait passer pour égoïste qui aiine en lui ce principe dominant, et ne cherche qu’à le satisfaire. Si l’on appelle tempérant l’homme qui se maîtrise, et intempérant celui qui ne se maîtrise pas, selon que la raison domine ou ne domine pas en eux, c’est que la raison apparemment est toujours identifiée avec l’individu lui-même. Et voilà aussi pourquoi les actes qui semblent les plus personnels et les plus volontaires, sont ceux qu’on accomplit sous la conduite de sa raison. Il est parfaitement clair que c’est ce principe souverain qui constitue essentiellement l’individu, et que l’homme hon-

§ 5. Mais si un homme. Distinction aussi profonde qu’elle est simple. L’égoïsme se caractérise surtout par le but que se propose l’individu. Si le but est élevé, s’il est noble et grand, l’égoïsme disparait ; et l’amour de soi prend dès lors un autre nom.

§ 6. Semblerait encore plus égoïste. Ce serait répondre à une subtilité par une subtilité que d’appeler ces nobles cœurs des égoïstes. — Qui constitue essentiellement l’indiLIVRE I\, CH. VIII, g 7. /|()l

iiôte l'aime de préférence à tout. Il faudrait donc dire à ce compte qu'il est le plus égoïste des hommes. Mais c'est en un tout autre sens que celui qui rendrait ce nom inju- lieux. Ce noble égoïsme l'emporte sur l'égoïsme vulgaire, autant que vivre selon la raison l'emporte sur vivre sui- \ant la passion ; autant que désirer le bien l'emporte sur désirer ce qui paraît utile.

g 7. Ainsi donc, tout le monde accueille et loue ceux f[ui ne cherchent à s'élever au-dessus de leurs sem- l3lables que par la pratique du bien. Si tous les hommes en étaient à lutter uniquement de vertu et s'efforçaient de toujours faire ce qu'il y a de plus beau, la commu- nauté tout entière verrait dans son ensemble tous ses besoins satisfaits ; et chaque individu en particulier pos- séderait le plus grand des biens, puisque la vertu est le plus précieux de tous. On arriverait donc à cette double conséquence : d'une part, que l'homme de bien doit être égoïste ; car en faisant bien, il aura tout à la fois un grand profit personnel, et il obligera en même temps les autres ; et d'autre part, que le méchant n'est pas égoïste;

��ridu. — Voir plus haut, livre i, rendrait le gouvernemcnf ù peu prés

rli. Ix, $ à. — Vivre selon la infaillible. C'est là ce qui donne

riùson. Principe Platonicien que aussi tant d'importance à réducation,

vépèlc Aristote, et dont le Stoïcisme a qui forme les individus et les futurs

fait plus tard toute sa morale. citoyens. Mais les sociétés nioderucs

§ 7. La communauté tout entière, sont encore bien loin de cet idéal, si

Ou la société ; j'ai préféré garder le elles s'en rapprochent plus que les

mot même dont se sert Aristote. Il sociétés antique;^, — A cette double

est évident d'ailleurs que le problême conséquence. Quoique paradoxales^

social serait parfaitement résolu, s'il ces conséquences sont vraies, si l'on

l'était comme l'indique Aristote. admet les principes que réfute Aris-

L'honnêleté parfaite des individus lotc.

2G

�� � h()'> MORALE A NICOMAQUE.

car il uv iera que miiie à lui-même et au prochain, eu suivant ses mauvaises passions. § 8. Par suite, il y a pour le méchant discorde profonde entre ce qu'il doit faire et ce qu'il fait, tandis que l'homme vertueux ne fait que ce qu'il faut faire; car toute intelligence choisit tou- jours ce qu'il y a de mieux pour elle-même ; et l'homme de bien n'obéit qu'à l'intelligence et à la raison.

§ 9. Il n'en est pas moins parfaitement vrai que l'homme vertueux fera beaucoup de choses pour ses amis et pour sa patrie , dût-il mourir en les servant. Il négligera les richesses, les honneurs, en un mot tous ces biens que la foule se dispute, ne se réservant pour son partage que l'honneur de bien faire. Il aime mieux de beaucoup une vive jouissance , ne durât-elle que quelques instants, plutôt qu'une froide jouissance qui durerait pendant un temps plus long. Il aime mieux vivre avec gloire une seule année que de vivre de nombreuses années obscuré- ment ; il préfère une seule action belle et grande à une multitude d'actions vulgaires. C'est là sans doute ce qui pousse ces hommes généreux à faire, quand il le faut, le sacrifice de leur vie. Ils se réservent pour eux la belle et noble part ; et ils li^ rent volontiers leur fortune, si leur mine peut enrichir des amis. L'ami a la richesse; et soi, l'on a l'honneur, gardant ainsi pour soi-même un bien cent fois plus grand. ^ 10. A plus forte raison, en sera-t-ilde même

��§ 8. Une discorde profonde. Voir rance, et que par conséquent il est

plus haut, ch. à, § 9. — Car tovte in- involontaire.

icliigence. Aristote, sans s'en aperce- § 9. // n'en est pas moins parfai-

voir, semble donner ici raison à temcnt vrai. Noble peinture du

l'axiome de Platon et de Socrate, que héros. — Vivre avec gloire une seule

le vice est toujours causé par rigno- anné^: C'est l'Achille d'Homère.

�� � LIVRE IX, CH. VIll, § 11. 40S

pour les distinctions et le pouvoir. L'homme de bien aban- donnera tout cela à son ami ; car, à ses yeux, ce désinté- ressement est ce qui est beau et digne de louanges. De fait, on ne se trompe pas en regardant comme vertueux celui qui choisit l'honneur et le bien dt préférence à tout le reste. L'homme de bien peut même aller encore jusqu'.à laisser à son ami la gloire d'agir ; et il y a tel cas où il peut être plus beau de faire faire une chose à son ami que de la faire soi-même.

§ 11. Ainsi donc , dans toutes les louables actions, l'homme vertueux paraît toujours se faire la part la plus large du bien ; et c'est ainsi, je le répète, qu'il faut savoir être égoïste. Mais il ne faut pas l'être comme on l'est gé- néralement.

��Voir dans l'Iliade, chant IX, vei-s ilO sèment bien délicat et bien rare,

etsuiv., ce que le héros dit de lui- L'amitié ne saurait aller plus loin,

même et de sa mtre. quand la chose est vraiment impor-

§ 10. A son amù El même aux tante,

autres, puisque ce ne sonl pas là les § 11. Il faut savoir cire égoïste.

biens qu'il poursuit. — Laisser d Admirable précepte, mais que com-

son ami la gloire d'agir. Désintércs- prennent trop peu d'àmes.

�� � im MOR\LE A NICOMAQUE.

��CHAPITRE IX.

��A-t-on besoin d'amis quand on est dans le bonlieur? Areruments en sens divers. — A-t-on plus besoin d'ainis dans le niallieiir que dans le bonheur? — L'homme heureux ne peut être solitaire ; il a besoin de faire du bien à ses amis, et de voir leurs actions ver- tueuses ; Théognis cité. C'est encore agir vertueusement (lue de les contempler ; se sentir agir et vivre dans ses amis est un très-vif plaisir; et on ne l'a que dans l'intimité. — L'homme heureux doit avoir des amis vertueux comme lui.

��§ 1. On élève encore une autre question, et l'on de- mande si, quand on est heureux, on a besoin, ou si l'on n'a pas besoin d'amis. En effet, dit-on, les gens absolument fortunés et indépendants n'ont que faire de l'amitié, puis- qu'ils ont tous les biens ; et que, se suffisant comme ils font, ils n'ont plus de besoins à satisfaire, tandis que l'ami, qui est un autre nous mômes, doit nous pro- curer ce que nous ne pourrions nous procurer à nous seuls. C'est ce que pensait le poète, quand il a dît :

Quand le ciel vous soutient, qu'a-t-on besoin d'amis ?

D'autre part, quand on accorde tous les biens à l'homme

��Ch. IX. Gr. Morale, livre II, rieures, celle-ci ne semble pas très-

cii. 17; Morale à Kudème, livre VII, embarrassante; et le cœur y répond

ci). 12. sur le champ, comme le fera le pliilo-

S 1. On élhe encore une autre soplie après une discussion assez

question. Sans être aussi subtile que longue. — Le -poclc. C'est Euripide

quelques-unes des questions anté- dans la !rag;édie d'OresIe, v. 6(i7,

�� � LIVRE I\, CH. IX, g 3. liOb

hemeux, il est absurde évidemment de ne pas lui accorder des amis ; car c'est, à ce qu'il semble, le plus précieux des biens extérieurs. J'ajoute (jue, si l'amitié consiste plutôt à rendre des services qu'à en recevoir; que, si faire (lu bien autour de soi est le propre de la vertu et de l'homme vertueux, et qu'il vaille mieux obliger ses amis que des étrangers; il s'en suit que l'homme de bien aura besoin de gens qui puissent recevoir ses bienfaits. Voilà conmient on demande encore si c'est dans le malheur ou dans la fortune qu'on a le plus besoin d'amis, parce que si l'homme dans le malheur a besoin de gens qui le se- courent, l'houmie heureux n'a pas moins besoin de gens à qui il puisse faire du bien. ^ 2. 11 est par trop absurde, à mon sens, de faire de l'homme heureux un solitaire séparé du reste des hommes. Qui voudrait posséder tous les biens du monde à la condition d'en user pour soi tout seul? L'homme est un être sociable; la nature l'a fait pour vivre avec ses semblables ; et cette loi s'applique égale- ment à l'homme hem'eux. (lar il a tous les biens que peut produire la nature ; et comme évidemment, il vaut mieux vivre avec des amis et des gens distingués, qu'avec des étrangers ou avec le vulgaire, l'homme heureux a néces- sairement besoin d'amis.

g 3. Que signifie donc la première opinion que nous

��é'Jilion (le Firmiii Didot. — De ne t ion plus impoitanle que l'iiutre, sans

)((.s lui accorder des amis. L'idée de l'iHre encore beaucoup,

bonheur comprend en cfTet nécessai- § 2. L'homme est un être sociable

reinent l'idée d'affcclion et d'amour ; Voir la Politique, livre I, ch. 1, S i).

autrement, les besoins les plus nalu- Aristote est de tous les pliiiosoplic*

rels et les plus légitimes du cœur anciens celui qui a le plus insisté sur

ne seraient pas satisfaits. — Voila ce principe essentiel, qu'Hobbes

comment on demande encore. Ques- devait contester plus tard, malgré les

�� � hOQ MORALE A NICOMAQUE.

avons indiquée ? Et comment a-t-elle qnelqne chose de vrai? Est-ce parce qu'on pense vulgairement que les amis sont les gens qui sont utiles ? Et que par suite l'homme heureux n'aura pas besoin de tous ces secours, puisqu'on suppose qu'il possède tous les biens? Il n'aura même que faire d'amis et de compagnons de plaisir; ou du moins, il n'en aura qu'un bien faible besoin, puisque sa vie, étant parfaitement agréable, peut se passer de tous les plaisirs que les autres nous apportent. Or, s'il n'a pas besoin d'amis de ce genre, c'est qu'il n'a vraiment besoin d'amis d'aucun genre. § h. Mais ce raisonnement n'est peut-être pas très-juste. Au début de ce traité, on a dit que le bonheur est une espèce d'acte ; et l'on comprend sans peine que l'acte arrive et se produit successivement, mais qu'il n'existe pas à l'état, en quelque sorte, de propriété qu'on possède. Or, si le bonheur consiste à vivre et à agir, l'acte d'un homme de bien est bon et agréable en soi, ainsi que je l'ai fait voir précédemment. § 5. De plus, ce qui nous est propre et familier nous procure toujours les senti- ments les plus doux ; et nous pouvons bien mieux voir les autres et observer leurs actions, que nous ne pouvons ob- server les nôtres et nous voir nous-mêmes. Par consé- quent, les actions des hommes vertueux, quand ce sont des amis, doivent être vivement agréables aux cœurs

��enseignements de la raison et ceux du § 3. De plus, ce qui nous est

christianisme. propre. Cette explication est vraie,

§ 3. Que nous aïons indiquée. Au quoiqu'un peu subtile. On seul assez

début du chapitre. vivement le bitn qu'on fait soi-

§ 4. Au début de ce traité. Plus même, pour n'avoir pas besoin de

haut, livre I, ch. 6, § 8. — Je l'ai le conlempler, rénéclii en quelque

fait roir précédemment. Id., ibid. — sorte dans les autres. Ce qui est vrai.

�� � honnctes, piiiâqu'alors les deux amis goûtent la jouissance qui leur est la plus natarelle. Voilà donc les amis dont l'homme heureux aura besoin, puisqu'il désire contem- pler des actions belles, et familières à sa propre nature; et telles sont les actions de l'homme vertueux, quand il est notre ami.

§ 6. D'un autre côté, on admet que l'homme heureux doit vivre agréablement. Mais la vie est bien lourde pour un solitaire. II n'est pas facile d'agir continuellement par soi seul ; il est bien plus aisé d'agir avec d'autres et. pour d'autres. L'action alors, qui est déjà si agréable par elle- même, sera plus continue, et c'est là ce que doit recher- cher l'homme heureux. L'homme vertueux, en tant que vertueux, jouit des actions de vertu et s'indigne des fautes du vice, pareil au musicien qui se plaît aux belles mé- lodies et qui se dépite aux mauvaises. § 7. D'ailleurs, c'est bien aussi une manière de s'exercer à la vertu que de vivre avec des honnêtes gens, ainsi que l'a remarqué Théognis. Et à considérer la chose plus naturellement, il est clair que F ami vertueux est le choix naturel que l'homme vertueux doit faire; car, je le répète, ce qui est bon par nature est en soi bon et agréable pour l'homme \ ertueux. Or, la vie se définit dans les animaux par la faculté ou puissance qu'ils ont de sentir. Dans l'homme.

��c'est qu"on aime à voir ses amis faire ^ 7. Théognis, Voir les smlences

le bien, et qu'on en jouit d'autanl de Théop;nis, v. 31, édil. de Brunck.

plus qu'on les estime davantage. — Naturellement... naturelle. Cette

§ 6. Bien lourde pour un soli- répétition est dans le texte. — Je le

taire. Argument Irès-puissant. La répète. Voir un peu plus haut dans

solitude est contraire à la nature so- ce chapitre, § C; et dans le livre 111,

tiable de l'homme. ch. 5, § 3. — Par la faculté de

�� � elle se définit à la fois par la faculté de la sensation et par la faculté de la pensée. Mais la puissance vient toujours aboutir à l'acte : et le principal est dans l'acte. Ainsi, il semble que vivre consiste principalement à sentir ou à penser ; et la vie est en soi une chose bonne et agréable ; car c'est quelque chose de limité et de défini; et tout ce qui est défini est déjà de la nature du bien. De plus, ce qui est bon par sa nature Test aussi pour f homme vertueux ; et voilà pourquoi l'on peut dire que cela doit plaire également au reste des hommes. § 8. Mais il ne faut pas prendre ici pour exemple une vie mauvaise et corrompue, pas plus qu'une vie passée dans les douleurs; car une telle vie est indéfinie, tout aussi bien que les éléments qui la composent ; et ceci se comprendra plus clairement dans ce que nous dirons plus tard sur la douleur. g 9. La vie à elle toute seule, encore mie fois, est bonne et agréable ; et ce qui le prouve bien, c'est que tout le monde y trouve des charmes, et très-spécialement les gens vertueux et fortunés. Caria vie leur est la plus désirable, et leur existence est la plus heureuse sans contredit. Mais celui qui voit sent qu'il voit; celui qui entend sent qu'il entend ; celui qui marche sent qu'il marche, et de même pour tous les autres cas ; il y a quelque chose en

sentir. Voir le Traité de l'Ame, livre II, ch. 5 et suiv,, p. 198 de ma traduction, — Au reste des hommes, Parce que la vertu et l'homme vertueux peuvent servir de mesure à tout le reste. Voir plus haut, livre III, th. 5, § 5.


§ 8. Est ituli'finic. Parce qu'il peut y avoir mille façons d'être malheureux, et qu'il n'y en a qu'une seule d'être heureux. — ^ Plus tard sur la douleur. Voir plus loin, livre X.

§ 9. La vie a elle toute seule. Les mêmes idées sont exprimées dans la Politique, livre 111, ch. .'i, % 3, p. liô de mu Iraduclion, 2'" édition. LIVRE IX, CH. I\, ^; 10. /lOl)

nous qui sent notre propre action, de telle sorte que nous ()ouvons sentir que nous sentons, et penser que nous pensons. Mais sentir que nous sentons, ou sentir que nous pensons, c'est sentir que nous sommes, puisque nous avons vu qu'être c'est sentir ou penser. Or, sentir que l'on vit, c'est une de ces choses qui sont agréables en soi ; car la vie est naturellement bonne ; et sentir en soi le bien (jue l'on possède soi-même, est un vrai plaisir. C'est ainsi ({ue la vie est chère à tout le monde, mais surtout aux gens de bien, parce que la vie est en même temps un bien et un plaisir pour eux ; et par cela seul qu'ils ont conscience du bien en soi, ils en éprouvent un plaisir profond. § 10. Mais ce que l'homme vertueux est vis-à-vis de lui-même, il l'est à l'égard de son ami, puisque sou ami n'est qu'un autre lui-même. Autant donc chacun aime et souhaite sa propre existence, autant il souhaite l'existence de son ami ; ou peu s'en faut. Mais nous avons dit que si l'on aime l'être, c'est parce qu'on sent que l'être qui est en nous, est bon ; et ce sentiment-là est en soi plein de dou- ceur. 11 faut donc avoir aussi conscience de l'existence et de l'être de son ami ; et cela n'est possible que si l'on vit avec lui, 'et si l'on échange dans cette association et pa- roles et pensées. C'est là véritablement ce qu'on peut appeler entre les hommes la vie comumne; et ce n'est pas

��— Nous avons vu. Vn peu plus sentiment des croyances cliréticnnes.

Jiiiut, § 7. Cette manière d'appré- Aristote d'ailleurs, tiouvait déjù tous

cicr la vie est profondément vraie ; et ces principes dans les théories de son

aujourd'hui même, il serait dilficile maître. — Donc, en résume. Oi» peut

de dire mieux. penser ([uc le chemin potn- arriver à

S 10. Nous avons dit. Un peu cette conclusion a élé un peu long ;

plus haut, S 5. — Vcire qui est en mais elle est excellente et ce n'est pas

)ious est bon. C'est connue un près- la payer trop cher.

�� � comme pour les animaux, d’être parqué simplement dans un même pâturage. Si donc l’être est en soi une chose désirable pour l’homme fortuné, parce que l’être est bon par nature et en outre agréable, il s’ensuit que l’être de notre ami est bien à peu près dans le même cas ; c’est-à-dire que l’ami est évidemment un bien qu’on doit désirer. Or, ce qu’on désire pour soi, il faut arriver à le posséder réellement; ou autrement, le bonheur sur ce point serait incomplet. Donc en résumé, l’homme, pour être absolument heureux, doit posséder de vertueux amis.


CHAPITRE X.


Du nombre des amis. Pour les amis par intérêt, il en faut peu ; car on ne saurait rendre service à tous ; pour les amis de plaisir, un petit nombre suffit ; pour les amis par vertu, il n’en faut avoir qu’autant qu’on en peut aimer intimement ; le nombre en est fort restreint, — L’amour, qui est l’excès de l’affection, m; s’adresse qu’à un seul être. — Les amitiés illustres ne sont jamais qu’à deux ; mais on peut aimer un grand nombre de ses concitoyens.

1. Faut-il donc se faire le plus grand nombre d’amis qu’on peut? Ou bien, comme on semble l’avoir dit avec tant de bon sens pour l’hospitalité :

« Ni d’hôtes trop nombreux, ni l’absence des hôtes »,

(II. -V. (ir. Morale, livre II, ch. § 1. DU oirc tant de bon sens.

Ij et i8; Morale à Eudème, livre (Tesl Hésiode, de qui est ce vers, MI, ch. 12. les Œuvres et les Jours, vers 33Ô. est-il convenable également, en fait d’amitié, de n’être pas sans amis et de ne point s’en faire un nombre exagéré? § 2, Le mot du poète semblerait s’appliquer parfaitement bien aux relations d’amitié qui ne tiennent qu’à l’intérêt. Il est bien difficile de payer de retour et de reconnaître tous les services, quand on en reçoit beaucoup ; et l’existence entière n’y sulïirait pas. Des amis plus nombreux qu’il n’en faut pour les besoins ordinaires de la vie, sont fort inutiles ; ils deviennent même un embarras au bonheur. Il n’y a donc pas besoin de tant d’amis de ce genre. Quant à ceux qu’on se fait en vue du plaisir, il suffit de quelques-uns; et c’est comme l’assaisonnement dans les mets. § 3. Reste donc les amis par vertu. Faut-il en avoir le plus grand nombre possible ? Ou bien y a-t-il aussi une limite à cette foule d’amis, comme pour le nombre de citoyens dans l’État ? On ne saurait faire un État avec dix citoyens, pas plus qu’on n’en ferait un de cent mille. Sans doute, je ne veux pas dire qu’on peut préciser absolument un nombre fixe de citoyens; mais c’est un total qui se maintient entre certaines limites déterminées. L’approximation est analogue pour le nombre des amis ; il est également déter-

§2. L’existence entière, Onpourraït adoptée assez bien : « et c’est comme

traduire aussi : «la fortune entière », l’assaisonnement de notre luxe et de

et c’est en ce dernier sens qu’Eus- nos jouissances». Cette idée m’a paru

trate a compris ce passage. • — Comme un peu prétentieuse pour Aristote;

l’assaisonnement dans les mets. La et voilà pourquoi j’ai préféré la pre-

métaphore n’est peut-être pas assez mière qui est plus simple, développée. Aristote veut dire qu’il § 3. Pas plus qu’on n’en ferait un

faut peu d’amis de plaisir, comme il de cent mille. Cette pensée est très-

faut peu d’assaisonnements dans les souvent exprimée dans la Politique,

mets qu’on mange. IL y a dans la Que dirait donc Aristote de nos États

plupart des éditions et des manus- modernes où les habitants se comptent

crits une variante qui pourrait être par quarante et cinquante millions? hli MOIULE A NICOMAQLE.

miné ; et c'est, si l'on veut, le plus grand nombre de per- sonnes avec qui l'on puisse avoir une vie commune; car la vie commune est la marque la plus certaine de l'amitié. J^ A. Mais on voit sans peine qu'il n'est pas possible de vivre avec une foule de personnes, et de se partager ainsi soi-même. Ajoutez que toutes ces personnes-là doivent être amies entr' elles, puisqu'il faut que toutes passent leurs jours les unes avec les autres ; et ce n'est pas un petit embarras, quand il y en a l^eaucoup. § 5. Il devient aussi fort difficile avec des gens si nombreux de pouvoir, pour son compte personnel, ressentir les mêmes joies ou les mêmes chagrins qu'eux. On peut s'attendre à plus d'une coïncidence fâcheuse; et tout à la fois on devra se réjouir avec l'un et se désoler avec l'autre. Ainsi donc, il peut être bien de ne pas rechercher à se faire le plus d'amis pos- sible, mais seulement le nombre d'amis avec lesquels il soit possible de vivre intimement. On ne peut pas être l'ami dévoué d un grand nombre de personnes; et c'est là ce qui fait aussi que l'amour ne peut s'attacher à plusieurs

��Il dirait peut-être il est vrai, qu'il qui est puissant encore, mais moins

n'y voit pas autant de citoyens. — Le que le premier, parce qu'il est assez

/;/us grand nombre de personnes, La rare ; et il n'est pas nécessaire, que

règle a encore des limites fort larges; tous les amis d'une même personne

mais elle est déterminée cependant; soient lié> cnlr'eux.

it suivant l'activité dos gens et leur § 5. liesscntir les mêmes joies,

capacité d'affection, le nombre des Autre motif non moins fort. — Il soit

amis peut varier, sans d'ailleurs pou- possible de rivrc intirnement. Voilà

\oir être jamais bien grand. la formule définitive; et c'est aussi

§ 4. Et de se partager ainsi soi- la plus vraie, quoiqu'elle soit assez

incme. Il n'est personne qui dans sa difficile à observer dans la société.

\ ie n'ait éprouvé l'embarras que Quelques affections sincères et cons-

signale Aristote. — Ajoutez que tantes sont préférables à une foule

toutes ces personnes, becond motif d'amitiés qu'on ne peut entretenir

�� � LIVRE IX, CH. X, S 6. hU

à la fois. L'amour est comme le degré supérieur et l'excès de l'alTection, et il ne s'adresse jamais qu'à un seul être.

Vinsi les sentiments très-vifs se concentrent sur quelques

objets en petit nombre. § 6. La réalité démontre bien évi- demment qu'il en est ainsi. Ce n'est jamais avec plusieurs qu'on se lie d'une véritable et ardente amitié; et toutes les amitiés qu'on vante et qu'on admire, n'ont jamais existé qu'entre deux personnes. Les gens qui ont beaucoup d'amis, et qui sont si intimes avec tous, passent pour n'être les amis de qui que ce soit, si ce n'est dans les re- lations de la société purement civile; et l'on dit en parlant d'eux que ce sont des gens qui cherchent à plaire civile- ment et politiquement. On peut être l'ami d'un grand nombre de gens, sans même rechercher à leur plaire, et en étant seulement un honnête homme dans toute la force du mot. Mais être l'ami des gens, parce qu'ils sont vertueux et les aimer pour eux-mêmes, c'est un sentiment qui ne peut jamais s'adresser à beaucoup de personnes; et il est même préférable de n'en rencontrer que bien peu de ce genre.

��suffisamment, quelque bonne inlen- Oreste et Pylade. — Il est même

tion qu'on y mette. — L'amour... à préférable. Afin que le cœur puisse

un seul être. Cela est rigoureuse- se donner plus complètement, et que

ment vrai d'un sexe à l'autre. cetie alFection mutuelle accroisse cn-

§6. Entre deux personnes. Thésée core la vertu des umis et les perfec-

et Piritlioiis, Achille et Patrocle, lionne tous les deux.

�� � /|!A MORALE A MCOM AQUE.

��CHAPITRE XI.

��Les amis sont-ils plus nécessaires dans la prospérité ou dans le malheur ? Raisons dans les deux sens : la présence seul des amis et leur sympathie soulagent notre peine; elle accroît notre bonheur. — ^'appeler ses amis qu'avec réserve, quand on est dans le chagrin. Aller spontanément vers eux , quand ils souffrent. — Montrer peu d'empressement à leur demander service pour soi-même, mais ne pas refuser obstinément. — Résumé.

��§ I . Autre question : A-t-on plutôt besoin d'amis dans la prospérité que dans l'infortune? On les recherche dans les deux cas; les gens malheureux ont besoin qu'on les aide; les gens heureux ont besoin qu'on partage leur bon- heur et qu'on reçoive leurs bienfaits; car ils veulent faire du bien autour d'eux. Les amis sont certainement plus nécessaires dans le malheur ; et c'est alors qu'il faut avoir des amis utiles. Mais il est plus noble d'en avoir dans la fortune; on ne recherche dans ce cas que des gens de mérite et de vertu; et il vaut mieiLx, à choisir, faire du bien à des personnes de cet ordre et passer sa vie avec elles, g 2. La présence seule des amis est un plaisir dans

��Ch. XL Gr. Morale, livre II, Qu'on reçoive leurs bienfaits. La

ch. 17; Morale à Eiulèuie, livre VII, nuance n'esl pcut-êlie pas assez déli-

cli. 12. cate. Les vrais aiuis ne reçoivent pas

§ i. Autre question. La transition de bienfaits ; ils reçoivent de l'airec-

n'cst pas suflisante; mais en général lion, et dans l'occasion, des services,

Aristotc n'v met pas pins de soin. — comme ils en rendent eux-mêmes.

�� � LIVRÉ IX, CH. XI, ^^ /i.

��h\b

��la mauvaise fortune ; les peines sont plus légères quand des cœurs dévoués y prennent part. Aussi pourrait-on se demander si notre soulagement vient de ce qu'ils nous ùtent en quelque sorte une partie du fardeau; ou bien, si, sans diminuer en rien le poids qui nous accable, leur pré- sence qui nous charme et la pensée qu'ils partagent nos douleurs, atténuent notre peine. Mais que ce soit pour ces motifs, ou pour tout autre, que nos chagrins soient sou- lagés, peu importe ; ce qu'il y a de sûr, c'est que l'effet heureux que je viens de dire, se produit pour nous. § 3. Leur présence a sans doute un résultat mélangé. Piien que de voir ses amis est déjà un vrai plaisir; c'en est un sur- tout, quand on est malheureux. De plus, c'est comme un secours qu'ils nous donnent contre l'affliction; l'ami est ime consolation et par sa vue et par ses paroles, pour peu ([u'il soit adroit; car il connaît le cœur de son ami, et il sait précisément ce qui lui plaît et ce qui l'afflige. ^ h. Mais, peut-on dire, il est dur de sentir qu'un ami s'afflige de vos propres chagrins ; et tout le monde fuit la pensée d'être un sujet de peine pour ses amis. Aussi, les gens d'un courage vraiment viril ont grand soin de ne pas faire partager leurs douleurs à ceux qu'ils aiment; et à moins

��§ 2. Ou bien. Ce second motif parait plus réel que le premier.

§ 3. Leur présence... Il semble que toute cette plirase est une répé- tition de ce qui précède; elle n'est pas tout à fait inutile cependant, puisqu'elle semble faire une seule explication des deux qui viennent d'î'tre indiquées.

§ 4. Peut-on dire. J'ai ajouté ces

��mots pour mieux préciser la pensée. C'est une objection qu'Aristole va réfuter. On ne doit d'ailleurs com- muniquer ù ses amis que les peines inévitables. C'est le caractère et le tact qui décident de ces épanche- ments. En général, il faut peu de secrets en amitié ; car le cœur de l'ami pourrait aisémenl être blessé du silence.

�� � /4l« MORALE A MK-OMAQUE.

qu'on ne soit complètement insensible soi-même, on ne supporte pas aisément la pensée de leur faire du chagrin. L'n homme de cœur ne souffre jamais qne ses amis pleu- rent avec lui, parce que lui-même n'est pas disposé à pleurer. Il n'y a que les femmelettes et les hommes de leur caractère qui se plaisent à voir mêler des larmes aux leurs, et qui aiment les gens à la fois, et parce qu'ils sont leurs amis, et parce qu'ils gémissent avec eux. Or, il est évident qu'en toutes circonstances, c'est le plus noble exemple qu'il nous faut imiter.

§ 5. Mais quand on est dans la prospérité, la présence des amis nous plaît doublement. Leur commerce d'abord nous est agréable, et il nous donne cette pensée, non moins douce, qu'ils jouissent avec nous des biens que nous possédons. Il semble donc que c'est surtout dans le bonheur que notre cœur devrait se plaire à convier nos amis, parce qu'il est beau de faire du bien. Au contraire, on hésite et l'on tarde à les faire venir dans le malheur; car il faut leur faire partager ses peines le moins qu'on peut ; et de là cette maxime :

i( C'est assez que moi seul je sois infortuné. »

11 ne faut vraiment les appeler que, quand avec fort peu d'embarras pour eux-mêmes, ils peuvent nous rendre un grand service. § 6. C'est par des motifs tout contraires qu'il faut se rendre auprès d'amis malheureux sans être appelé, et en ne sui\"ant que le mouvement de son cœur;

��§ 5. De là cette, maxime. On ne empruntée à quelque poète drama- sail point précisément de qui elle tique, ist ; selon toute apparence, elle est § C. C'est par des motifs tout

�� � LIVRE IX, CH. XI,

��M7

��car c'est le devoir d'un ami de rendre service à ses amis, surtout quand ils en ont besoin et qu'ils ne le demandent pas. C'est à la fois pour les deux amis et plus beau et plus doux. Quand on peut coopérer en quelque chose à la for- tune de ses amis, il faut s'y mettre de tout cœur; car ils peuvent là aussi avoir besoin que des amis les aident. Mais il ne faut point être empressé à prendre une part personnelle aux avantages qu'ils obtiennent, parce qu'il n'est pas très-beau d'aller avec tant d'ardeur réclamer un profit pour soi-même. D'un autre côté, il faut bien prendre garde aussi de déplaire à ses amis par un refus et de leur montrer, quand ils offrent, trop peu de condescendance ; ce qui arrive quelquefois.

Ainsi donc, en résumé, la présence des amis paraît une chose désirable dans toutes les circonstances de la vie, quelles qu'elles soient.

��contraires. Tous ces conseils sont d'une admirable délicatesse; et ils sont très-pratiques. — Ce qui arrive quelquefois. Précepte encore plus délicat, et tout aussi \ra'\ qu'aucun de ceux qui précèdent. C'est une des relations les plus difficiles de l'amitié de savoir jusqu'à quel point on doit

��accepter ou refuser. La remarque d'Aristote prouve assez que même dans les amitiés les plus complètes, Paxiôme : « tout est commun entre amis » est d'une application très- rare. — Ainsi donc en résumé. La conclusion est digne de tous les dé- veloppements qui précèdent.

�� � 418 MOR\LE A NICOMAQUE.

��CHAPITRE XII.

��Douceurs de Tintimité. L'amitié e^;t comme l'amour; il faut tou- jours se voir. — Occupations communes qui servent à accroître l'intimité. — Les méchants se corrompent mutuellement. — Les bons s'améliorent encore par leur commerce réciproque. — Fin de la théorie de l'amitié.

��g 1. Pent-on dire qu'il en est de l'amitié comme de l'amour? Et de même que les amants se plaisent passion- nément à voir l'objet aimé, et qu'ils préfèrent cette sen- sation à toutes les autres, parce que c'est en elle surtout que consiste et se produit l'amour, de même aussi les amis ne recherchent-ils par dessus toutes choses à vivre ensemble? L'amitié est une association ; et ce qu'on est pour soi-même, on l'est pour son ami. Or, ce qu'on aime en soi personnellement, c'est de sentir qu'on est; et l'on se plaît à la même idée pour son ami. Mais ce sentiment n'agit et ne se réalise que dans la vie commune; et voilà comment les amis ont si fort raison de la désirer. L'occu- pation dont on fait sa propre vie, ou dans laquelle on trouve le plus de charmes, est celle aussi que chacun veui faire partager à ses amis en vivant avec eux. Ainsi, les uns

��Ck. XII. Gr. Morale, livre II, Les vrais amis ne peuvent guère plus

cb. 17 ; Morale à Eudème, livre VII, se quitter que les amants. — C'est

ch. 12. de sentir qu'on est. Voir plus haut

§ 1. Peut-on dire. Pas de tran- dans ce livre, ch. 9, § 9. — Veut

sition. — Il en est de C amitié comme faire partager à ses amis. Et que

de l'amour. Assimilation très-exacte, ses amis aiment autant que lui.

�� � LIVRE IX, CH. XII, ^ 3. 419

boivent et iTiangent ensemble ; d'autres jouent ensemble ; d'autres chassent ensemble ; d'autres se livrent ensemble aux exercices du gymnase ; d'autres s'appliquent ensemble aux études de la philosophie ; tous en un mot passent leurs journées à faire ensemble ce qui les charme le plus dans la vie. Comme ils veulent vivre toujours avec des amis, ils recherchent et ils partagent toutes les occupa- tions qui leur paraissent pouvoir augmenter cette intimité et cette vie commune. § 2. C'est là ce qui rend aussi l'a- mitié des méchants si vicieuse. Tout instables qu'ils sont dans leurs afiections, ils ne se communiquent que de mauvais sentiments ; et ils se pervertissent d'autant plus qu'ils s'imitent mutuellement. Au contraire l'amitié des honnêtes gens, étant honnête comme elle l'est, ne fait que s'accroître par l'intimité. Ils semblent même s'amé- liorer encore en la continuant, et en se corrigeant récipro- quement. On se modèle aisément les uns sur les autres, quand on se plaît ; et de là le proverbe :

« Toujours des bons, on retire du bien. »

§ 3. Nous en avons fini avec la théorie de l'amitié. Passons maintenant à celle du plaisir.

��S 2. Toujours des bons. Vprs de Tlicognis déjà cité plus haut, ch. 9, §7.

��FIN DU LIVRE NEUVIÈME.

�� � LIVRE X

��DU PLAISIR ET DU VRAI BONHEUR.

��CHAPITRE PREMIER.

��Du plaisir. C'est le sentiment le mieux approprié à l'espèce humaine; immense importance du plaisir dans l'éducation et dans la vie. — Théories contraires sur le plaisir ; tantôt on en fait un bien; tantôt on en fait un mal.— Utilité de faire accorder ses maximes et sa conduite.

��^ 1. La suite assez naturelle de ce qui précède, c'est de traiter du plaisir. De tous les sentiments que nous ])ouvons éprouver, c'est peut-être celui qui semble le mieux approprié à notre espèce. Aussi, est-ce par le plai- sir et la peine que l'on conduit l'éducation de la jeunesse, comme à l'aide d'un puissant gouvernail; et ce qu'il y a de plus essentiel pour la moralité du cœnr, c'est d'aimer ce qu'il faut aimer et de haïr ce qu'on doit haïr. Ces in- tluences persistent durant toute la vie ; et elles ont un grand poids et une grande importance pour la vertu et le

��cil. I. Gr. Morale, livre il, ch. 9; livre VII, cli. XI et suiv. Est-ce une

l)as de théorie correspondante dans simple répétition, la discussion an-

ia Morale à Eudème. térieure n'ayant pas été assez com-

§ 1. La suite assez naturelle, plèto? Est-ce plutôt une interpo-

Aristote aurait raison, s'il n'avait déjà lalion ? — Une grande importance.

traité assez longuement du pkiisir au Voir plusbaut, livre VII, cL. 11, $2.

�� � h-n MORALE A NICOMAQUE.

bonheur, puisque toujours l'homme recherche les choses ([ui lui plaisent et qu'il fuit les choses pénibles. § 2. Des objets d'une telle gravité ne peuvent pas être du tout passés sous silence ; et l'on doit d'autant moins les né- gliger que les opinions à cet égard peuvent être diverses. Les uns prétendent que le plaisir est le bien; les autres au contraire, et tout aussi résolument, l'appellent un mal. Parmi ceux qui soutiennent cette dernière opinion, les uns peut-être sont persuadés intimement qu'il en est ainsi; les autres pensent qu'il vaut mieux, pour notre con- duite dans la vie, classer le plaisir panni les choses mau- vaises, quand bien même cela ne serait pas parfaitement vrai. Le vulgaire des hommes, disent-ils, se précipitent vers le plaisir, et, ils se font les esclaves de la volupté. C/est un motif pour les pousser dans le sens opposé, et le seul moyen qu'ils arrivent au juste milieu. § 3. Je ne trouve pas que ceci soit fort juste; car les discours que tiennent les gens sur tout ce qui regarde les passions et la conduite de l'homme, sont bien moins dignes de foi que leurs actions elles-mêmes. Quand on remarque que ces discours sont en désaccord avec ce que voit chacun de nous, ils entraînent dans leur discrédit et détruisent même

��(]cs idées sont d'ailleurs toutes Pla- divergences d'opinions dans le livre

loniciennes. Voir le Philèbe tout en- VII, ch. H.

lier, et spécialement, p. i67, tra- § 3. Ceci soit fort juste. Arislote

duction de M. Cousin, et les Lois, a raison ; et ces subterfuges sont

livre I, p. 33 et 53, ibid. plus déplacés en morale que partout

§ 2. Les uns prétendent. C'est ailleurs. Le pliilosophe ne doit dire

l'école Cyrénaïque. Voir au chapitre que la vérité aux lionmies; ce qui

suivant. — ■ Les autres... ('appellent n'cmpèciie pas qu'il ne cherche aussi

vn mal. C'est l'école d'Antisthéne. A la leur rendre aimable; témoins

Aristote a d'ailleurs indiqué déjà ces Platon et Socrate.

�� � LIVRE X, CH. I, § II. A23

la vérité. Du moment qu'on a vu l'un de ces houmies qui proscrivent le plaisir, en goûter un seul, on croit que son exemple doit vous pousser vers le- plaisir en général et que tous les plaisirs, sans exception, sont acceptables comme celui qu'il goûte; car il n'appartient pas au vul- gaire de distinguer et de bien définir les choses. § à. Quand, au contraire, les théories sont vraies, elles ne sont pas seulement fort utiles au point de vue de la science ; elles le sont encore pour la conduite de la vie. On y a foi quand les actes sont d'accord avec les maximes, et elles invitent par là ceux qui les comprennent bien à vivre d'après les règles qu'elles donnent. Mais je ne veux pas pousser plus loin sur ce sujet. Passons maintenant en revue les théories sur le plaisir.

§ à. Les actes. Ou o les faits. »

�� � h'ih MORALE A iMCOMAQLE.

��CHAPITRE II.

��Examen des théories antérieures sur la nature du plaisir. Eudoxe en fesait le souverain bien, parce que tous les êtres le recher- chent et le désirent; Eudoxe appuyait ses théories par la par- faite sagesse de sa conduite. — Argument tiré de la nature de la douleur; tous les êtres la fuient. — Opinion de Platon. — Solution particulière d'Aristota — Ce que tous les êtres re- cherchent doit être un bien. -^ L'argument tiré du contraire n'est pas bon, parce que le mal peut être le contraire d'un autre mal. — Réfutation de quelques autres arguments. — Le plaisir n'est pas une simple qualité; ce n'est pas non plus un mouvement; ce n'est pas davantage la satisfaction d'un besoin. — Des plaisirs honteux ne sont pas de vrais plaisirs. — Indica- tion de quelques solutions. — Résumé : le plaisir n'est pas le souverain bien ; il y a des plaisirs désirables.

��§ 1. Eudoxe pensait que le plaisir est le souverain bien, parce que nous voyons tous les êtres sans exception le désirer et le poursuivre, raisonnables ou déraisonnables. « En toutes choses, disait-il, ce qu'on préfère, le préfé- » rable est bon ; et ce qu'on préfère pardessus tout, est le » meilleur de tout. Or, ce fait incontestable que tous

��Ch. II. Gr. Morale, livre II, ch. 9 ; livre I, ch. 10, § 5. Il ne faut pas le

pas de théorie correspondante dans confondre sans doute avec l'astro-

la Morale à Eudème. nome grec de ce nom, qui était à

§ 1. Eudoxe. Ce philosophe, à qui peu prt-s contemporain. — Disait-il.

Aristote fait riionncur d'une réfu- J'ai ajouté ces mots, qu'autorise la

lation, n'est pas autrement connu. Il tournure dont se sert Aristote. Il fait

a déjà parlé de sa théorie du plaisir, une citation d'Eudoxc.

�� � LIVRE X, CH. II, g 2. h'2b

» les êtres sont entraînés vers le nième objet, prouve assez )> que cet objet est souverainement bon pour tous ; car • cliacun d'eux trouve ce qui lui est. bon, précisément ') comme il trouve sa nourriture. Ainsi donc, ce qui est » bon pour tous, et ce qui pour tous est un objet de ') désir, est nécessairement le souverain bien. » On croyait à ces théories à cause du caractère et de la vertu de l'auteur, plutôt que pour leur vérité propre. Il passait pour un personnage d'une éminente sagesse; et il sem- blait soutenir ses opinions, non pas comme un ami du plaisir, mais parce qu'il était sincèrement convaincu de leur vérité parfaite. § 2. L'exactitude de ses théories ne lui paraissait pas moins évidemment démontrée par la nature du principe contraire au plaisir : « Ainsi, la dou- » leur, ajoutait-il, est en soi ce que fuient tous les êtres; ') et, par conséquent, le contraire de la douleur doit être ') recherché autant qu'on la fuit. Or, une chose est à » rechercher par dessus tout, quand nous ne la recher- ') chons, ni par le moyen d'une autre, ni en vue d'une ' autre; et tout le monde convient que la seule chose » qui offre ces conditions, c'est le plaisir. Personne ne » s'avise de demander à quelqu'un pourquoi il trouve du " plaisir à ce qui le charme, parce qu'on pense que le > plaisir est par lui-même une chose à rechercher. De ') plus, en venant s'ajouter à un autre bien quelconque, n le plaisir ne fait que le rendre encore plus désirable ; ') par exemple, s'il vient se joindre à la probité et à la » sagesse. Or, le bien ne peut s'augmenter ainsi que par »> le bien lui-même. »

��$ 2. Ajoutait-it. Mùr.e reniarqiic.

�� � /j-20 MORALE A NICOMAQUE.

^ 3. Selon nous, tout ce que prouve ce dernier argu- ment, c'est que le plaisir peut être compté parmi les biens. Mais il ne prouve pas que le plaisir soit à cet égard au-dessus d'un autre bien. Un bien, quel qu'il soit, est plus désirable, quand il se joint à un autre, que quand il est seul. C'est justement par ce raisonnement que Platon démontre que le plaisir n'est pas le souverain bien : (( La vie de plaisir, dit Platon, est plus désirable avec la ') sagesse que sans la sagesse ; mais si le mélange de la » sagesse et -du plaisir est meilleur que le plaisir, il s'en- » suit que le plaisir tout seul n'est pas le vrai bien. Car il » n'est pas besoin qu'on ajoute rien au bien pour qu'il soit » par lui-même plus désirable que tout le reste. Par con- » séquent, il est de toute évidence aussi que le souverain ') bien ne peut jamais être une chose qui devient plus dé- » sirable, quand on la joint à l'un des autres biens en soi.»

§ II. Quel est parmi les biens celui qui remplit cette condition et dont , nous autres hommes, nous puissions jouir? C'est là précisément la question. Soutenir, comme on le fait, que l'objet qui excite le désir de tous les êtres n'est pas un bien, c'est ne rien dire de sérieux ; cai- ce que tout le monde pense, doit, selon nous, être vrai ; et celui qui repousse cette croyance générale ne peut lui rien substituer qui soit plus croyable qu'elle. Si les êtres privés de raison étaient les seuls à désirer le plaisir , on n'aurait pas tort de prétendre que le plaisir n'est pas un bien. Mais comme les êtres raisonnables le désirent au-

��§ 3. Platon démonlrc. Dans k- lion Icxluellc de Platon; ce n'est Philèbe, p. Zii8, Irad. de M. Cousin, qu'un résumé de sa iLéorie. — Dit Platon. Ce n'est pas une cita- § 4. Ce que tout le monde rroil.

�� � LIVRE X, CH. II, § (5. h'17

tant que les autres, que devient alors cette opinion ? Je ne nie pas d'ailleurs qu'il ne puisse y avoir dans les êtres même les plus dégradés, quelque bon instinct physique qui, plus puissant qu'eux, se jette irrésistiblement vers le bien qui leur est spécialement propre. § 5. Il ue me semble pas non plus qu'on puisse approuver tout à fait l'objection qu'on oppose à l'argument tiré du contraire : « Car, répond-on à Eudoxe, de ce que la douleur est un ') mal, il ne s'ensuit pas du tout que le plaisir soit un » bien ; le mal est aussi le contraire du mal ; et de plus, » tous les deux, le plaisir et la douleur peuvent être les I contraires de ce qui n'est ni l'un ni l'autre » . Cette réponse n'est pas mauvaise. Mais pourtant elle n'est pas absolument vraie en ce qui concerne précisément la ques- tion. En efïet, si le plaisir et la douleur sont également des maux, il faudrait également les fuir tous les deux ; on bien s'ils sont indifférents, il ne faudrait ni les recher- cher ni les fuir; ou du moins, il faudrait les éviter ou les poursuivre au même titre. iMais, en fait, on voit que tous les êtres fuient l'un comme un mal, et recherchent l'autre comme un bien; et c'est en ce sens qu'ils sont tous deux opposés. § 6. Mais ce n'est pas parce que le plaisir n'est point compris dans la catégorie des qualités qu'il ne pour- rait l'être non plus parmi les biens ; car les actes de la vertu ne sont pas davantage des qualités permanentes ;

��Aristote attache, comme on le voit, texte n'est pas tout à fait aussi précis,

la plus grande importance au sens § 6. Dans la catégorie des qua-

commun, ainsi que plus tard devait lités. Et par conséquent dans le

le faire l'école Écossaise, sans savoir nombre des choses durables qui ne

qu'elle l'imitait. changent pas aisément. — Des qua-

$ 5. Car répond-on a Eudoxe, Le lilés permanentes. J'ai ajouté ce

�� � /i28 MORALE A NICOMAQLE.

et le bonheur lui-même n'en est pas une. § 7. On ajoute que le bien est une chose finie et déteraiinée, tandis que le plaisir est indéterminé, puisqu'il est susceptible de plus et de moins. Mais on peut répondre que, si c'est à cette mesure qu'on juge du plaisir, la même différence se re- présente pour la justice et pour toutes les autres vertus, relativement auxquelles évidemment, on dit aussi, selon les cas, que les hommes possèdent plus ou moins telle ou telle qualité, tel ou tel mérite. Ainsi, l'on est plus juste et l'on est plus courageux qu'un autre ; on peut agir plus ou moins justement, se conduire avec plus ou moins de sa- gesse. Si l'on veut appliquer ceci exclusivement aux plai- sirs, que ne va-t-on tout de suite à la vraie cause? Et que ne dit-on que parmi les plaisirs, les uns sont sans mé- lange, et que les autres sont mélangés? § 8. Qui empêche que, de même que la santé, chose finie et bien déterminée pourtant, est susceptible de plus et de moins, le plaisir ne le soit aussi de même? L'équilibre de la santé n'est pas identique dans tous les êtres. Bien plus, il n'est pas toujours pareil dans le même individu; la santé peut s'altérer, et subsister même ainsi altérée, jusqu'à un cer- tain point, et elle peut fort bien différer en plus et en moins. Pourquoi n'en serait-il pas de même pour le plaisir?

§ 9. Tout en supposant que le souverain bien est

��dernier mot pour rendre la pensée la retrouver aussi dans divers pas- plus claire. — Le bonheur lui-même sages du Pliilèbe. Aristote du reste u'cn est pas une. Farce qu'il peut se montre ici conséquent avec lui- rire détriut en un instant. même, eu ce que, plus haut, il a dé- § 7. On ajoute. Celte théorie est fendu déjù le plaisir contre les cri- sans doute Pythagoricienne ; on peut tiques dont il a été l'objet.

�� � LIVRE X. CH. II, § 10. !i'29

({uelque chose de parfait, et tout en admettant que les mouvements et les générations sont toujours choses im- parfaites, on essaie néanmoins de démontrer que le plaisir est un mouvement et une génération. Mais on n'a point raison en ceci, à ce qu'il semble. D'abord le plaisir n'est pas non plus un mouvement, comme on l'assure. Tout mouvement, on peut dire, a pour qualités propres la vitesse et la lenteur ; et si le mouvement en soi ne les a pas : par exemple, le mouvement du monde, il les a du moins relativement à un autre mouvement. Mais rien de tout cela, dans un sens ou dans l'autre, ne s'applique au plaisir. On peut bien avoir joui vite du plaisir, comme on peut s'être mis vite en colère. Mais on ne jouit pas vite du plaisir actuel, ni en soi, ni relativement à un autre, comme on marche plus vite, conmae on grandit plus vite, ou comme on accomplit plus vite tous les autres mouve- ments de ce genre. On peut bien subir un changement rapide ou un changement lent pour passer au plaisir , mais l'acte du plaisir même ne saurait être rapide, et je veux du*e qu'on ne peut jouir actuellement plus ou moins rapidement. § 10. Comment le plaisir serait-il davantage une génération ? Une chose quelconque ne peut pas naître au hasard d'une chose quelconque; et elle se résout tou- jours dans les éléments d'où elle vient. Or, en général, ce que le plaisir engendre et fait naître, c'est la douleur

��§ 9. Les mouvements et les gêné- mouvement, de» diflërences de len-

rations. Voir plus haut une discussion leur et de rapidité, et qu'il ne peut

analogue, livre Vil, ch. 11, § 4. — être que plus ou moins vif.

On ne jouit pas vite du plaisir § 10. Davantage une génération.

actueU Aristotc veut dire que le Cette objection a été déjà réfutée,

plaisir ne présente pas, comme le livre Vil, ch. 11. — C'est la douleur

�� � qui le détruit. ^ 11 . Ou ajoute que la douleur est la privation de ce qu’exige la nature en nous, et que le plaisir en est la satisfaction. Mais ce sont là des affections purement corporelles. Si le plaisir n’est que la satisfaction d’un besoin de la nature, ce serait la partie où il y aurait satisfaction qui jouirait aussi du plaisir ; ce serait donc le corps. Mais il ne paraît pas du tout que ce soit lui qui en jouisse réellement. Le plaisir n’est donc pas une satisfaction, comme on le prétend. Mais quand la satisfaction a lieu, il est possible qu’on ressente du plaisir, ainsi qu’on ressent de la douleur quand on se coupe. Cette théorie, du reste, semble avoir été tirée des plaisirs et des souffrances que nous pouvons éprouver en ce qui regarde les aliments. Quand on a été privé de nourriture et qu’on a préalablement souffert, on sent une vive jouissance à satisfaire son besoin. $ i’2. Mais il est bien loin d’en être ainsi pour tous les plaisirs. Ainsi, les plaisirs que donne la culture des sciences ne sont jamais accompagnés de douleurs. Même parmi les plaisirs des sens, ceux de l’odorat, de l’ouïe et de la vue, n’en sont pas accom- pagnés davantage; et quant aux plaisirs de la mémoire et de l’espérance, il en est un bon nombre que la douleur

��qui le détruit. Ainsi, le plaisir se serait donc te corps. Aristote a

résout dans la douleur; et par con- raison en ce sens que ce n’est pas le

séquent, il n’est pas une génération, corps précisément qui jouit du plai-

comme on le dit; car il se résoudrait sir; à l’occasion de certaines sensa-

en plaisir. Cet argument ne semble lions qui s’} passent, c’est l’âme qui

pas très-fort. jouit réellement.

§ 11. On ajoute. Cette définition § 12. Mais il est bien loin. C’est-

que combat Aristote est de Platon, à-dire qu’il y a des plaisirs, comme le

Voir le Philébe p. 351 et 390 de la prouve Aristote, qui n’ont pas été

traduction de M. (lousin. — (c précédés d’un besoin, el qui ne le LIVRE X, CH. Il, § 15. /,31

n'accompagne jamais. De quoi ces plaisirs pourraient-ils donc être des générations, puisqu'ils ne correspondent à aucun besoin dont ils puissent devenir la satisfaction naturelle? § 13. Quant à ceux qui citent les plaisirs honteux comme une objection à la théorie d'Eudoxe, on pourrait leur répondre que ce ne sont pas là vramient des plaisirs. Parce que ces voluptés dégradantes charment des gens mal organisés, cela ne veut pas dire que ce soit des plaisirs, absolument parlant, pour des natures autres ({ue celles-là : de même, par exemple, qu'on ne prend pas pour sain, doux, ou amer tout ce qui est amer, doux et sain au goût des malades; et qu'on ne trouve pas de couleur blanche tout ce qui paraît de cette couleur à des yeux atteints d'ophthalmie.

§ ili. Ou bien ne pourrait-on pas dire que les plaisirs en effet sont des choses désirables, mais non pas ceux qui viennent de ces sources impures ? comme la fortune est désirable, mais non pas au prix d'une trahison ; comme la santé est désirable, mais non pas à la condition de prendre tout sans discernement. § 15. Ou bien encore, ne peut- on pas soutenir que les plaisirs diffèrent en espèce ? Les plaisirs qui viennent d'actes honorables, sont tout autres que ceux qui viennent d'actes infâmes ; et l'on ne saurait goûter le plaisir du juste, si l'on n'est pas juste soi-même.

��supposent pas. Du reste, Platon a fait son Pliilèbe, a eu en vue de réfuter

lui-même cette observation qu'Aris- Eudoxe.

lote lui emprunte. § 14. Ou bien ne pourrait-on pas § 13. La théorie d'Eudoxe. Voir dire. En d'autres termes, il faut dis- plus haut au début du chapitre. On tinguer et choisir entre les plaisirs ; pourrait croire d'après ce passage tous ne sont pas purs, et par consé- qu'Arislotc suppose que Platon, dans quent tous ne sont pas désirables.

�� � 432 MORALE A MCOM \QUE.

pas plii!^ qu'on ne goûte celui du musicien, si l'on n'est pas musicien ; et ainsi du reste.

§ 16. Dans un ordre d'idées différent, la conduite de l'ami véritable qui diffère tant de celle du flatteur, semble aussi démontrer bien clairement que le plaisir n'es» pas le souverain bien, ou du moins que les plaisirs diffèrent beaucoup en espèce. Ainsi, l'un ne semble rechercher votre société qu'en vue du bien ; l'autre, qu'en vue du plaisir; et si l'on désapprouve l'un, tandis qu'on estime l'autre, c'est qu'ils recherchent aussi la société d' autrui dans des buts tout à fait dissemblables. § 17. Personne ne consentirait à n'avoir que l'intelligence d'un enfant durant sa vie entière, tout en trouvant dans ces bagatelles puériles les plaisirs les plus vifs qu'on puisse imaginer. Personne ne consentirait davantage à payer le plaisir au prix des actions les plus basses, ne dût-il même jamais en ressentir la moindre peine. Ajoutez qu'il y a une foule de choses que nous rechercherions avec entraînement, quand bien jnême nous n'y trouverions aucun plaisir : par exemple, voir, se souvenir, apprendre, avoir des vertus et des talents. Mais si l'on dit que le plaisir est nécessairement la suite de tous ces actes, je réponds que ceci importe fort peu, puisque nous n'en voudrions pas moins ces sen- sations, quand bien même il n'en sortirait pas le moindre plaisir pour nous.

��C'est ce rurAristole lui-même dil un est pas formellement exprimée. —

peu plus bns. Démontrer bien clairement. Cet ar-

§ 16. Dans un ordre d'idées diffé- gument n'est pas non plus décisif;

rent. J'ai ajouté ces mots dont le et Aristote pouvait choisir un exemple

sens ressort du texte, alin de mar- plus frappant,

«nier une sorte de transition (\\r i\\ % t7. Pur exemple voir, se soure-

�� � LIVRE X, CH. III, :^ i. /|33

§ 18. On doit donc maintenant reconnaître, je le sup- ])Ose, que le plaisir n'est pas le souverain bien, que tout plaisir n'est pas désirable, et qu'il y a certains plaisirs dé- sirables en soi, et d'autres qui diffèrent ou par leur espèce ou par les objets qui en sont la source. Mais en voilà suffi- samment sur les théories qu'on a proposées pour expliquer le plaisir et la douleur.

��CHAPITRE IIL

��Théorie nouvelle du plaisir. Réfutations de quelques autres théories antérieures ; le plaisir n'est ni un mouvement ni une génération successive. — Espèces différentes du mouvement. Tous les mouvements en général sont incomplets, et ne sont jamais parfaits à un moment quelconque de la durée. — Le plaisir est un tout indivisible, à quelque instant de la durée qu'on l'observe.

��§ 1. Qu'est-ce au fond que le plaisir? Quel en est le caractère propre? (l'est ce que nous éclaircirons en repre- nant la question dans son principe.

La vision à quelque moment qu'on rol)serve est tou-

��uir. Voyez le début de la Métaphy- théoiies diiréientes. — Sur les tliéo-

sifjue, où cette même idée est iléve- vies. Celles d'Kudoxe qu'il nomme;

loppée tout au long. et en partie du moins celles de Pla-

§ 18. On doit donc maintenant, ton, qu'il ne nomme pas, mais à qui

C'est là le lésiuné de la propre théo- il fait de fréquentes allusions,

rie d'Aristote sur le plaisir, et non ('h. III. Gr. Morale, livre II,

pas seulement de la réfutation des cli. 9.

28

�� � bU MORALE A MCOMAQllE.

jours complète, à ce qu'il semble, en ce sens qu'elle n'a besoin de rien qui, venant après elle, complète sa nature particulière. Sous ce rapport, le plaisir se rapproche de la vision. C'est une sorte de tout indivisible ; et l'on ne sau- rait, dans un temps quelconque, trouver un plaisir qui, en subsistant un temps plus long, devienne dans son espèce plus complet qu'il ne l'était d'abord. § 2. C'est bien là encore une preuve nouvelle que ce n'est pas non plus un mouvement. Car tout mouvement s'accomplit dans un temps donné et vise toujours à une certaine fin, comme le mouvement de l'architecture n'est complet que quand elle a fait la, construction qu'elle désire, soit que ce mouve- ment de l'architecture s'accomplisse, ou dans le temps tout entier dont il s'agit, ou dans telle portion déter- minée de ce temps. Mais tous les mouvements sont incom- plets dans les parties successives du temps, et ils diffèrent tous en espèce, et du mouvement entier et les uns des autres. Ainsi, l'agencement ou la taille des pierres est un mouvement autre que celui qui fait les baguettes d'une colonne ; et ces deux mouvements diffèrent de l'arrange- ment total du temple que l'on bâtit. C'est la construction du temple qui seule est complète ; car il n'y manque rien pour le dessein qu'on s'était d'abord proposé. Mais le

��§ 1. De tout indivisible. C'est dent, § 9; il veut prouver mainte- ridée qui a été déjà exprimée plus nant qu'il n'est pas un mouvement; haut, mais d'une manière moins et il se sert du principe qu'il vient de formelle. Voir au chapitre précé- poser, à savoir que le plaisir, comme dent, § 9. la vision, est instantané, et qu'il nu

§ 2. Ce 7i'est pas non plus un se produit pas peu ii peu et par par-

mouvement. Aristote a prouvé plus lies successives. — Le mouvement de

haut que le plaisir n'est pas une l'arcltiiectuvc. Ce qui suit explique

génération. Voir au chapitre précé- le sens de cette expression assez sin-

�� � ijvhk ,\, cil. m, % :\. /,35

mouvement qui s'ap])Iique à la base et celui qui s'applique au triglyphe de l'architrave sont incomplets ; car l'un et l'autre ne sont que les mouvements relatifs à une partie du tout; ils diffèrent donc en espèce. On ne saurait dans un temps quelconque trouver mi mouvement qui soit complet dans son espèce ; et si l'on veut en trouver un de ce genre, c'est uniquement celui qui correspond au temps entier. § 3. Le même raisonnement peut s'appliquer à la marche, et à tous les autres mouvements. Par exemple, si la translation on général est un mouvement d'un endroit à un autre, ses différentes espèces sont aussi, le vol, la marche, le saut, et autres déplacements analogues. Mais non-seulement les espèces diffèrent ainsi dans la translation totale; dans la marche elle-même, il y a également de ces espèces diverses; ainsi, marcher d'un endroit à un autre n'est pas la même chose dans le stade entier, et dans une partie de ce même stade; dans telle partie du stade, ou dans telle autre partie. Ce n'est pas non plus la même chose de dé- crire en marchant cette ligne ou cette autre ligne, attendu que non-seulement on parcourt la ligne, mais encore (pi' on la [parcourt dans un certain lieu où elle est ; et que celle-ci est placée dans un autre lieu que celle-là. Du reste, j'ai fait ailleurs un traité approfondi du mouve-

��Rulière. — Au triglyphe. On ne sait li, p. 128 de ma traduction. Ceci

pas précisément ce qu'était le Iri- du reste est une digression qui ne

glyphe pour les architectes grecs; semble pas très-utile. — J'ai fait

mais ce détail n'a ici aucune impor- ailleurs un traité. C'est sans doute

tance; et le sens du passage n'en les livres VI, VII et VIII des Leçons

demeure pas moins très-clair. de Physique qu'Aristote veut dési-

S ■?. A la marche et à tous les gner. Peut-être aussi esl-ce simple-

aiiires. Voir dans les Catégories les ment le chapitre des Catégories que

diverses espèces du mouvement, ch. je viens de citer.

�� � A3(5 MORALE A NICOMAQUE.

ment. J'y ai démontré que le mouvement n'est pas tou- jours complet à tout instant de sa durée, que la plupart des mouvements sont incomplets, et qu'ils diffèrent spéci- fiquement, puisque la direction seule d'un point à un autre suffit pour en constituer une espèce nouvelle.

§ h. Mais le plaisir au contraire est quelque chose de complet dans quelque temps qu'on le considère. On voit donc évidemment que le plaisir et le mouvement diffèrent absolument l'un de l'autre, et que le plaisir peut être rangé pamii les choses entières et complètes. Ce qui le prouve bien encore, c'est que le mouvement ne saurait se produire autrement qu'avec le temps et dans le temps, tandis que cette condition n'est pas imposée au plaisir ; car ce qui est dans l'instant indivisible et présent, est on peut dire un tout complet. Enfin tout ceci démontre clairement qu'on a tort de dire que le plaisir est un mou- vement ou une génération. Ces deux termes ne sont pas applicables à tout indistinctement; ils ne s'appliquent qu'à des choses qui sont divisibles et qui ne forment pas un tout. C'est ainsi, par exemple, qu'il ne peut y avoir génération, ni de la vision, ni du point mathématique, ni de la monade ou unité. Pour aucune de ces choses, il n'y a ni une génération, ni un mouvement ; et pour le plaisir, il n'y en a pas davantage; car le plaisir est quelque chose de complet et d'indivisible.

��§ i. Le plaisir est,,, quelque la discussion jusqu'ici c'est que le chose de complet. On peut trouver plaisir n'est pas un mouvement, puis- que ce n'est point encore là une qu'il n'a pas de développement suc- explication de la nature propre du ccssif. — Qu'on a ton de dire. C'est plaisir, comme Aristote se proposait sans doute à Platon qu'Arislote veut d'en donner une. Tout ce que prouve faire ailusiou.

�� � LIVRE X, C:H. IV, § 1. Z[37

��CHAPITRE IV.

Suite de la théorie du plaisir. L'acte le plus complet est celui qui se fait dans les meilleures conditions. — Le plaisir complète et achève Tactc, quand Fêtre qui sent, et Tol^jet senti, sont dans les conditions voulues. —Le plaisir ne peut pas être continuel plus que la peine; faiblesse humaine. — Plaisir de la nouveauté. — L'homme aime le plaisir parce qu'il aime la vie. Liaison étroite du plaisir et de la vie.

^ J . Chacun de nos sens n'est en acte que par rapport à l'objet qu'il peut sentir; et le sens, pour agir complète- ment, doit être en bon état, relativement au plus excellent de tous les objets qui peuvent touiber sous ce sens par- ticulier. C'est là, ce me semble, la définition la meilleure qti'on puisse donner de l'acte complet. Et peu importe du reste que Ton dise que c'est le sens lui-même qui agit, ou l'être dans lequel ce sens est placé. Dans toutes les cir- constances, l'acte le meilleur est celui de l'être qui est le mieux disposé par rapport au plus parfait des objets qui sont soumis à cet acte spécial. Et cet acte n'est pas seu- lement l'acte le plus complet, il est aussi le plus agréable ; car dans toute espèce de sensation, il peut y avoir plaisir, de même qu"il y a plaisir également dans la pensée et dans la simple contemplation. La sensation la

��cil. 1\\ Gr. Morale, livre II, dans le Traité de l'Ame la lltéorie de ch. 0. la sensibilité, livre II, cli. 5, p. 198

^ i. Cluuuv. de nos sens. Vovez de ma Iraductioii.

�� � /i38 MORALE A NICOMAQLE.

plus complète est la plus agréable; et la plus complète est celle de l'être qui est bien disposé, je le répète, par rap- port à la meilleure de toutes les choses qui sont accessi- bles à cette sensation. ^ 2. Le plaisir achève l'acte et le complète: mais il ne le complète pas de la même façon que le complètent l'objet sensible et la sensation, quand tous deux sont en bon état, pas plus que la sanié et le médecin ne sont à titre égal causes qu'on se porte bien. § 3. Qu'il y ait du plaisir dans toute espèce de sensation, c'est ce qu'on voit sans la moindre peine; car on dit ordinairement que l'on troave du plaisir à voir telle ou telle chose et à en entendre telle ou telle autre ; et il est évident que là où le plaisir est le plus grand, c'est où la sensation est la plus vive et où elle agit relativement à un objet de son genre spécial. Toutes les fois que l'être senti et l'être sentant seront dans ces conditions, il y aura plaisir, puisqu'il y aura tout à la fois, et ce qui doit le produire et ce qui doit l'éprouver. § !i. Si le plaisir com- plète l'acte, ce n'est pas comme le ferait une qualité qui existerait dans l'acte préalablement; c'est plutôt comme une fin qui vient se joindre au reste, ainsi que la fleur de la jeunesse se joint à l'âge heureux qu'elle anime. Tant que l'objet sensible ou l'objet de l'intelligence demeure

��§ 2. Le plaisir achève l'acte et le sans en faire nécessairement partie.

complète. Il semble que c'est là pour Voir un peu plus bas.

Aristote la nature essentielle du plai- § 3.Du plaisir dans toute espèce de

sir. — De la même façon. L'objet sensation. Voir le début de la Méta-

sensible et la sensation complètent physique.

l'acte, parce qu'ils en sont les élé- § ^. La fleur de la jeunesse. Coni-

ments indispensables. Le plaisir paraison pleine de délicatesse et de

complète l'acte pnrce qu'il s'y ajoute, grftce.

�� � UVUE \, CH. IV, ,^ 6. /i3i)

tout ce qu'il doit être, et que d'autre part l'être qui 1(3 perçoit ou qui le comprend demeure aussi en bon état, le plaisir se produira dans l'acte; car l'être qui est passif et celui qui agit, restant entr'eux dans le même rapport, et leur condition ne changeant pas, le même résultat devra naturellement se produire. § 5. Mais s'il en est ainsi, comment donc le plaisir qu'on ressent n'est-il pas continuel? Ou comment la peine, si l'on veut, n'est-elle pas plus continue que le plaisir? C'est que toutes les facultés liimiaines sont incapables d' agir continuellement ; et le plaisir n'a pas ce privilège plus que le reste; car il n'est que la conséquence de l'acte. Certaines choses nous font plaisir uniquement, parce qu'elles sont nouvelles; et c'est par là même que plus tard elles ne nous en font plus autant. Dans le premier moment, la pensée s'y est appliquée, et elle agit sur ces choses avec intensité, comme dans l'acte de la vue, quand on regarde de près quelque chose. j\lais ensuite cet acte n'est plus aussi vif; il se relâche; et voilà pourquoi aussi le plaisir languit et se passe. § 6. Mais on peut supposer que si tous les hommes aiment le plaisir, c'est que tous aussi aiment la vie. La vie est une sorte d'acte, et chacun agit dans les choses et pour les choses qu'il aime le plus, comme le musicien agit par l'organe de l'ouïe pour la musique qu'il

��§5. N'est-il pas continuel. Puis- comme elles. — Parce qu'elles sont

que riiomme esl perpétaellemeut en nouvelles. Cet attrait delà nouveauU'

acte. L'objection est très-forte, et Ton eu toutes choses est incontestable ;

peut trouver qu'Aristote qui se la ei quelquefois le comble de la sagesse

fait lui-même, ne la résout pas. Il humaine, c'est d'y résister,

est vrai qu'il soutient que les facultés § 6. Toits missi aiment la vie.

humaines n'ont qu'une activité limi- Voir la Politique, livre III, ch. à,

tée, et par conséquent, le plaisir l'est § 3, p. liS de ma traduction, 2' édi-

�� � liàO MORALE A NICOMAQUE.

aime entendre, comme agit l'iiomme passionné pour la science par l'elïbrt de son esprit qu'il applique aux spécu- lations, et comme chacun agit dans sa sphère. Mais le plaisir complète les actes; et par suite, il complète la vie que tous les êtres désirent conserver ; et c'est là ce qui les justifie de rechercher le plaisir, puisque pour chacun d'eux il complète la vie que tous ils aiment avec ardeur. § 7. Quant à la question de savoir si l'on aime la vie ponr le plaisir ou le plaisir pour la vie, nous la laisserons pour le moment de côté. Ces deux choses nous paraissent telle- ment liées entr' elles qu'il n'est pas possible de les sé- parer; car sans acte, pas de plaisir; et le plaisir est tou- jours nécessaire pour compléter l'acte.

��lion. C'est une pensée tiès-proroiido faire ici, ne si" retrouve dans aucun

d'avoir identifié Famour du plaisir des ouvrages qui nous restent de lui.

avec l'amour même de la vie. Elle eût été fori utile pour pénétier

§ 7. Quant à. la questioi. Cette plus avant dans la théorie delà na-

reclietche qu'Aristote ne veut pas lure propre du plaisir.

�� � LIVRE X, CH. V, K 2. /jûi

��CHAPITRE V. .

De la différence des plaisirs. Elle vient de la différence des actes. — On réussit d'autant mieux qu'on a plus de plaisir à faire les choses. — Les plaisirs propres aux choses, les plaisirs étrangers; les uns troublent les autres, parce qu'on ne peut bien faire deux choses à la fois. Exemple des spectateurs au théâtre et leurs distractions. — Plaisirs de la pensée, plaisirs des sens. — Le plaisir varie suivant les êtres, et même d'individu à individu dans une même espèce. — C'est la vertu qui doit être la mesure des plaisirs.

g 1. Ces considérations doivent nous faire comprendre pourquoi aussi les plaisirs diffèrent en espèce. C'est que les choses qui sont d'espèces différentes ne peuvent être complétées que par des choses qui sont également diffé- rentes en espèces. On peut prendre, pour exemple, toutes les choses de la nature et les œuvres de l'art, les animaux et les arbres, les tableaux et les statues, les maisons et les meubles. Tout de même encore les actes qui sont spécifi- quement différents, ne peuvent être complétés que par (!es plaisirs différents en espèce. § 2. Ainsi, les actes de la pensée diffèrent des actes des sens ; et ceux-ci ne diffè- rent pas moins d'espèce entr'eux. Les plaisirs qui les

��(h. V. Gr. Morale, livre II, ch. 9. statue ne peut pas être compkHée par

^' t. A'c peuvent être compUlécs. un arbro, si elle e>t inachevée, ni

Cette expression n'est pas très-claire, un animal par un tableau. La pensée

cl les exemples que elle Aristole ne serait alors par trop évidente, et il

ronlribuenl pas à l'expliquer, à eût élé facile de Texprimer plus nel-

moins qu'il ne veuille dire qu'une lemenl.

�� � complètent devront donc différer aussi. La preuve, c’est que chaque plaisir est propre exclusivement à l’acte qu’il complète, et que ce plaisir spécial accroît encore l’énergie de l’acte lui-même. On juge d’autant mieux les choses, et on les pratique avec d’autant plus de précision qu’on les fait avec plus de plaisir ; témoins les progrès que font en géométrie ceux qui se plaisent à la science géométrique, et la facilité particulière qu’ils ont à en comprendre tous les détails ; témoins tous ceux qui aiment la musique, ceux qui aiment l’architecture, ou qui ont tel autre goût, et qui réussissent merveilleusement chacun dans leur genre, parce qu’ils s’y plaisent. Ainsi, le plaisir contribue toujours à augmenter l’acte et le talent. Or, tout ce qui tend à fortifier les choses leur est propre et convenable ; et quand les choses sont d’espèces diverses, ce sont aussi des choses d’espèces différentes qui leur peuvent si bien convenir en les complétant. § 3. Une preuve plus frappante encore de ceci, c’est qu’alors les plaisirs qui viennent d’une autre source sont des obstacles aux actes spéciaux. Ainsi, le musicien est incapable de prêter la moindre attention aux discours qu’on lui tient, s’il entend le son d’un instrument dont on joue près de lui. Il se plait mille fois plus à la musique qu’à l’acte présent auquel on l’invite ; et le plaisir qu’il prend à écouter cette flûte, détruit en lui l’acte relatif à la couver-

§ 2. Accroît encore l’énergie.. Cette observation est parfaitement juste, et chacun dans sa sphère peut la vérifier. On fait avec plaisir ce qu’on fait bien ; et réciproquement, — Quand les choses sont d’espèces diverses. Répétition de ce qui vient d’être dit au début du chapitre,

§ 3. Une preuve plus frappante encore. Autre observation non moins juste, comme chacun peut s’en convaincre par son expérience. LIVRK X, CH. V, § 5. /i/i3

sation qu'il devrait suivre. § /i. La distraction est la uièine dans tous les autres cas où l'on fait deux actes à la fois ; le plus agréable trouble nécessairement l'autre. Si, entre les deux actes, il y a une grande différence de plaisir, le trouble est d'autant plus profond ; et il va même jusqu'à ce point que l'acte le plus énergique empêche absolument qu'on puisse accomplir l'autre. C'est ce qui explique que, quand on prend un trop vif plaisir à une chose, on est entièrement incapable d'en faire une autre, tandis que, quand on peut en faire d'autres, c'est qu'on ne se plait qui) médiocrement à la première. Voyez plutôt dans les théâtres si les gens qui se permettent d'y manger des friandises, n'en mangent pas surtout au moment où de mauvais acteurs sont en scène. § 5. Le plaisir spécial qui accompagne les actes, leur donnant plus de précision et les rendant à la fois plus durables et plus parfaits, tandis que le plaisir étranger à ces actes les gêne et les corrompt, il s'ensuit que ces deux sortes de plaisirs sont profondément différents. Les plaisij's étrangers font à peu près le même effet que les peines qui sont spéciales aux actes. Ainsi, les peines, spéciales à certains actes, les dé- truisent et les empêchent : par exemple, si telle personne n'aime point et répugne à écrire, si telle autre répugne à calculer ; l'une n'écrit pas, etl'autre ne calcule point, parce que cet acte leur est pénible. Ainsi, les actes sont affectés d'une façon toute contraire par les plaisirs et par les

��§ II. Où de mauvais acteurs sont Quoique nos théâtres soient tout

CH scène. Il est certain que les spec- autres que ceux des anciens, on y

tateurs, même les plus grossiers, ne peut faire une remarque semblable,

songeraient point à manger au mo- $ 5. Plus durnhirs et plus par-

menl le plus pathétique de la pièce, faits. C'est ce qu'il \ient de diiL

�� � àhh MORALE A NICOMAQUE.

peines qui leur sont propres. J'entends par propres les plaisirs ou les peines qui viennent de l'acte même pris en soi. Les plaisirs étrangers, je le répète, produisent un effet analogue à celui que produirait la peine spéciale. Ainsi qu'elle, ils détruisent l'acte, bien que ce soit par des moyens qui ne se ressemblent point. § 6. Comme les actes diffèrent en ce qu'ils sont bons ou mauvais, et que certains actes sont à rechercher, d'autres à fuir, et que d'autres sont indifférents, il en est de même aussi des plaisirs qui s'attachent à ces actes. îl y a un plaisir propre pour chacun de nos actes en particulier. Le plaisir propre à un acte vertueux est un plaisir honnête ; c'est un plaisir coupable pour un mauvais acte ; car les passions qui s'adressent aux belles choses sont dignes de louanges, de même que sont dignes de blâme celles qui s'adressent aux choses honteuses. Les plaisirs qui se trouvent dans les actes mêmes, leur sont encore plus particulièrement propres que les désirs de ces actes. Les désirs sont sé- parés des actes, et par le temps où il se produisent, et par leur nature spéciale; les plaisirs au contraire se rappro- chent intimement des actes, et ils en sont si peu distincts, qu'on peut se demander, non sans quelqu' incertitude, si l'acte et le plaisir ne sont pas tout à fait une seule et même chose, g 7. Bien certainement le plaisir n'est pas la pensée ni la sensation ; il serait absurde de le prendre nour l'une ou pour l'autre: et s'il paraît leur être iden-

��tin peu plus haut eu d'autres termes, trouvait poiut dans le désir ;» un é^ixl

§ 6. Que les désirs île ces actes, degré. — Une seule et inêine chose.

Le désir emporte déjà avec lui une C'est ce qui semblerait résulter de

idée de plaisir ; mais l'acte lui-même toute la théorie d'Aristote ; et en cela,

donne un plaisir complet, qui ne se elle serait fausse, puisqu'il vient de

�� � LIVRE X, CH. V, ^^ 9. hfi^

tique, c'est qu'il n'est pas possible de l'en séparer. Mais, de niônie que les actes des sens sont différents, de même aussi le sont leurs plaisirs. La vue diffère du toucher par sa pureté et sa justesse ; l'ouïe et l'odorat diffèrent du goût. Les plaisirs de chacun de ces sens diffèrent égale- ment. Les plaisirs de la pensée ne sont pas moins diffé- rents de tous ceux-là , et tous les plaisirs dans chacun de ces deux ordres diffèrent spécifiquement les uns des autres. § 8. Il semble même qu'il y a pour chaque animal un plaisir qui n'est propre qu'à lui, comme il y a pour lui un genre d'action spéciale ; et ce plaisir est celui qui s'applique spécialement à son acte. C'est ce dont on peut se convaincre par l'observation de chacun des animaux. Le plaisir du chien est tout autre que celui du cheval ou de l'homme, comme le remarque Heraclite, quand il dit :

« Un âne choisirait de la paille au lieu d'or. »

(-'est que le foin, qui est une nourriture, est plus agréable que l'or pour les ânes. Ainsi, pour les êtres d'espèce diverse, les plaisirs diffèrent aussi spécifiquement ; et il est naturel de croire que les plaisirs des êtres d'espèces iden- tiques ne sont pas dissemblables en espèce. § 9. Toutefois, pour les hommes, la différence est énorme d'un individu h

��reconnaître qu'il y a des actes indif- court ; le poisson nage. — Le rc-

férents, et que jamais le plaisir ne marque Heraclite, l.e commentateur

peutrêtre. grec, en expliquant celte pensée

§ 7. Dons chacun de ces deux d'Heraclite, dit qu'il était son compa-

ordres. La pensée et la sensation. triote ; ce qui a fait supposer que ce

§ 8. Pour chaque animal. C'est commentaire, ou du oioins cette

une hypothèse qu'il est bien difficile partie du commentaire, est de Michel

de vérifier. — Un genre d action d'Épliise et non pas d'Eustratc. spccinle. L'oiseau vole; le cheva! § 0. La différence est énorme.

�� � un autre. Les mêmes objets attristent les uns et charment les autres ; ce qui est pénible et odieux pour ceux-ci, est doux et aimable pour ceux-là. La même différence se produit physiquement pour les choses de saveur douce et qui flattent le goût. Ainsi, une même saveur ne fait pas une impression pareille sur l’homme qui a la fièvre et sur l’homme bien portant ; la chaleur n’agit pas de même sur le malade et sur l’homme en pleine santé; et pareillement pour une foule d’autres choses. ^ 10. Dans tous ces cas, la qualité réelle et vraie des choses, est, à ce qu’il me semble, celle que leur trouve l’homme bien organisé ; et si ce principe est exact, comme je le crois, la vertu est la vraie mesure de chaque chose. L’homme de bien, en tant que tel, en est le seul juge ; et les vrais plaisirs sont ceux qu’il prend pour des plaisirs, et les jouissances qu’il se donne sont les jouissances véritables. D’ailleurs, que ce qui lui semble pénible soit agréable pour un autre, il n’y a pas du tout lieu de s’en étonner. Il y a parmi les hommes une foule de corruptions et de vices; les plaisirs que se créent ces êtres dégradés ne sont pas des plaisirs; ils n’en sont que pour eux, et pour les êtres organisés comme ils le sont eux-mêmes. §11. Quant aux plaisirs que tout le monde unanimement trouve honteux, il est clair qu’on ne doit pas les appeler des plaisirs, si ce n’est pour les gens dépravés. Mais parmi les plaisirs qui semblent honnêtes, quel est le plaisir

Cette remarque, qui est très-exacte, § 10. L’homme bien organisé.

dcvail porter Aristote à douter de la C’est comme un axiônip dont Aris-

Aérité parfaite des principes qu’il tote a fait un très-fréquent usage,

vient de poser, en ce qui concerne — La vertu est la vraie mesure.

les animaux. Voir plus haut, livre I, ch. 2, § 10, L1\UK X, CH. VI, ;^ 1. /i'i7

particulier à l'iiomiiie? Et quelle est la nature de ce plaisir? N'est-il pas évident que c'est le plaisir qui ré- sulte des actes que l'iiouime accomplit? Car les plaisirs suivent les actes et les accompagnent. Qu'il n'y ait d'ail- leurs qu'un seul acte vraiment Immani, ou qu'il y en ait plusieurs, il est clair que les plaisirs qui, pour l'homme complet et vraiment heureux, viennent compléter ces actes, doivent proprement passer pour les vrais plaisirs de l'homme. Les autres ne viennent qu'en seconde ligne et sont susceptibles de bien des degrés, comme les actes eux-mêmes auxquels ils s'appliquent.

��CH.1P1TRE VI. •

l'.écapitulation rapide de la théorie sur le l)onheur. Il n'est pas une simple manière d'être. C'est un acte libre et indépen- dant, sans autre but que lui-même, et conforme à la vertu. — Le bonheur ne peut être confondu avec les amusements et les plaisirs ; l'amusement ne peut être le but de la vie : les enfants, les tyrans. — Maxime excellente d'Anacharsis. — Le divertis- sement n'est qu'un repos et une préparation au travail. — Le bonheur est extrêmement sérieux.

§ 1. Après avoir étudié les diverses espèces de vertus, d'amitiés et de plaisirs, il nous reste à tracer une rapide

el aussi livre III, ch. 5, § 5, où est Ch. VI. Gr. Mora'e, livre I, ch. 1;

rappelé en note un passage ana- Morale à Eudème, livre I, ch. 1

logue de la Politique. et 2, et livre MI, ch. Mx.

% 11. Ihi scitl acte vraiment hii- § 1. Une rapide esquisse du

vxain. Ce principe a éti^ établi plus bonheur. C'est ce qui a été fait tout

haut, livie I, ch. U, % 10. au long dans le premier livre de ce

�� � /i/i8 MORALE A NICOMAQIJE.

esquisse ■ du bonheur, puisque nous reconnaissons qu'il est la lin de toutes les actions de l'homme. En récapitu- lant ce que nous en avons dit, nous pourrons abréger notre discours.

§ 2. Nous avons établi que le bonheur n'est pas une simple manière d'être purement passive; car alors il pourrait se trouver dans l'homme qui domiirait durant sa vie entière, qui mènerait la vie végétative d'une plante, et qui éprouverait les plus grands malheurs. Mais si cette idée du bonheur est inacceptable, il faut le placer bien plutôt dans un acte d'une certaine espèce, comme je l'ai fait voir antérieurement. Or, parmi les actes, il y en a qui sont nécessaires; il y en a qui peuvent être l'objet d'un libre choix, soit en vue d'autres objets, soit en vue d'eux-mêmes. Il est par trop clair qu'il faut placer le bonheur parmi les actes qu'on choisit et qu'on désire pour eux-mêmes, et non parmi ceux qu'on cherche pour d'au- tres. Le bonheur ne doit avoir besoin de rien ; et il doit se suffire parfaitement. § 3. Les actes désirables en soi sont ceux où l'on n'a rien à rechercher au-delà de l'acte lui-même; et, selon moi, ce sont les actes conformes à la vertu. Car faire des choses belles et honnêtes, c'est pré- cisément un de ces actes qu'on doit rechercher pour eux

��traité ; et il semblerait peu nécessaire points de vue nouveaux dans ce ré-

de revenir sur des théories qu'on sumé. Voir la Dissertation prélimi-

l'.ouvait croire épuisées. La fin du naire.

dixième livre peut donc paraître une § 2. Nous avons établi que. répétition, dont Aristote d'ailieurs Livrel.ch. 2,§10. — Antérieurement. s'aperçoit lui-même, puisqu'il ne Id. ibid. et aussich. 6, § 8. — Il doit se veut que récapituler ici ce qu'il a suffire )mrfaiteincnt. La récapitula- dit antérieurement. Mais on peut tion qui est failc ici des théories pré- dire qu'on trouvera beaucoup de cédcutes, peut sembler assez exacte.

�� � seuls. On peut même ranger dans la classe des choses désirables pour elles-mêmes, les simples amusements; car on ne les recherche pas en général pour d’autres choses qu’eux. Mais bien des fois ces amusements nous nuisent plus cpi’ils ne nous servent, s’ils nous font négliger et les soins de notre santé et les soins de notre fortune. Et pourtant, la plupart de ces gens dont on envie le bonheur, n’ont rien de plus pressé que de se livrer à ces divertissements. Aussi, les tyrans font-ils le plus grand cas de ceux qui se montrent aimables et faciles dans ces sortes de plaisirs; car les flatteurs se rendent agréables dans les choses que les tyrans désirent, et les tyrans à leur tour ont besoin de gens qui les amusent. Le vulgaire s’imagine que ces divertissements font une partie du bonheur, parce que ceux qui jouissent du^ pouvoir sont les premiers à y perdre leur temps. § h. Mais la vie de ces hommes-là ne peut guère servir d’exemple ni de preuve. La vertu et l’intelligence, source unique de toutes les actions honnêtes, ne sont pas les compagnes obligées du pouvoir; et ce n’est pas parce que ces gens-là, incapables comme ils le sont de goûter un plaisir délicat et vraiment libre, se jettent sur les plaisirs du corps, leur seul refuge, qu’ils doivent nous faire prendre ces plaisirs grossiers pour les plus désirables. Les enfants aussi croient que ce qu’ils apprécient le plus est ce qu’il y a de

§ 3. Les simples amusements. La fatigues passées ou se disposer à des

pensée ne semble pas très-juste; on fatigues nouvelles. — Le vulgaire

ne recherche pas en général les s’imagine. Voir plus haut, livre I,

amusements et les jeux pour eux ch. 2, § 11, la critique des opinions

seuls ; on les prend en quelque sorte du vulgaire sur le bonheur, comme remèdes pour se délasser des ?} 4. l^a rie de ces hommes là. plus précieux au monde. Mais il est tout simple que, de même que les lioumies faits et les enfants donnent leur estime à des choses fort différentes, de même aussi les méchants et les bons donnent la leur à des choses tout opposées. § 5. Je le répète, quoique je l’aie dit bien souvent déjà, les choses vraiment belles et aimables sont les choses qui ont ce caractère aux yeux de l’homme vertueux ; et comme pour chaque individu l’acte qui obtient sa préférence est celui qui est conforme à sa propre manière d’être, pour l’homme vertueux c’est l’acte conforme à la vertu.

g 6. Le bonheur ne consiste donc pas dans l’amusement ; il serait absurde que l’amusement fût le but de la vie ; il serait absurde de travailler durant toute sa vie et de souffrir rien qu’en vue de s’amuser. On peut dire, en effet, de toutes les choses du monde, qu’on ne les désire jamais que pour une autre chose , excepté toutefois le bonheur ; car c’est lui qui est le but. Mais s’appliquer et se donner de la peine, encore une fois, uniquement pour arriver à se divertir, cela paraît aussi par trop insensé et par trop puéril. Selon Anacharsis, il faut s’amuser pour s’ap-

Observation très-vraie, dont il est possible de faire de fréquentes applications.

§ 5. Quoique je l’aie dit bien souvent. D’abord à la fin du chapitre précédent ; puis livre 1, ch. 2, et livre III, ch. 5, sans parler de la Politique, et de quelques autres ouvrages.

§ 6, Le bonheur... dans l’amusement. Idée très-simple, et très-souvent méconnue malgré toute sa vérité. — L’ amusement fut le but de la vie. C’est cependant ce que croient bien des gens à leur grand dommage. Voir la Politique, livre IV, ch. 1, § 2, p. 19fi et suiv. de ma trad., 2* édit. — C’est lui qui est le but. C’est la vertu qui est le but de la vie et non point le bonheur ; il est vrai qu’Aristote a presqu’identifié le bonheur et la vertu ; mais la confusion n’en est pas moins facheuse. — Selon Anacharsis. Compté parmi les sages de la Grece, tout étranger pliquer ensuite sérieiiseineiit, et il a toute raison. Le divertissement est nne sorte de repos; et comme on ne saurait travailler sans relâche, le délassement est mi besoin. Mais le repos n'est certes pas le but de la vie; car il n'a jamais liea qu'en vue de l'acte qu'on veut accomplir plus tard. La vie heureuse est la vie conforme à la vertu ; et cette vie est sérieuse et appliquée; elle ne se compose pas de vains amusements. § 7. Les choses sérieuses pa- raissent en général fort au-dessus des plaisanteries et des badinages ; et l'acte de la partie la meilleure de nous, ou de l'homme le meilleur, passe toujours aussi pour l'acte le plus sérieux. Or, l'acte du meilleur vaut mieux aussi par cela même; et il donne plus de bonheur. § 8. L'être le moins relevé, ou un esclave, peut jouir des biens du corps tout autant que le plus distingué des hommes. Cependant, on ne peut pas reconnaître le bonheur dans un être avili par l'esclavage, si ce n'est comme on lui reconnaît la vie. Mais le bonheur ne consiste pas dans ces misérables passe-temps; il consiste dans les actes con- fonnes à la vertu, comme on l'a déjà dit antérieurement.

��et tout barbare qu'il était. — Le re- La vie fondée sur le devoir est

pos.. n'ist pas le but de Ut vie. Arhlole toujours sérieuse, quelqu'Iieureuse

dit le contraire, un peu plus bas, ch. qu'elle puisse être.

7, et aussi dans la Politique livre IV, § 8. Avili par l'esclavage. Aristotc

rh. 13, §§ 8 et 16, p. 2i5 et 2i8 de obéit aux préjugés de son temps

ma traduction, 2"= édition. — Cette vie contre les esclaves. Comme l'esclave

est sérieuse. C'est se faire une grande n'est dans ses théories qu'une partie

et juste idée de la vie. Le Stoïcisme a du maître, il est clair que c'est le

plus tard exagéré ce principe jusqu'à maître seul qui peut être heureux,

la tristesse. Le système Platonicien Voir la Politique, livio 1, ch. 2, § 20,

est encore celui qui a su trouver la p. 22 de ma traduction, 2"^ édition,

plus convenable mesure. — Antcricuremcut, Voir plus haut,

$ 7. Pour l'acte le plus srrini.r. Mvre T, cli. 4, § 10.

�� � 452 MOIUI.E A NICOiVUQUK.

��CHAPITRE VII.

��Suite de la récapitulation des théories sur le bonheur. L'acte de rentendcment constitue l'acte le plus conforme à la vertu et par suite le plus heureux; il peut £tre le plus continuel. — Plaisirs admirables de la philosophie. — Indépendance absolue de l'entendement et de la science ; il est à lui-même son propre but; calme et paix profonde de l'entendement. Troubles de la politique et de la guerre. L'entendement est un principe divin dans l'homme. — Supériorité infinie de ce principe; grandeur de l'homme ; le Iwnheur est dans l'exercice de l'in- telligence.

��§ 1. Si le bonheur ne peut être que l'acte conforme à la vertu, il est tout naturel que ce soit l'acte conforme à la vertu la plus haute, c'est-à-dire la vertu de la partie la meilleure de notre être. Que ce soit dans l'homme l'entendement ou telle autre partie, qui, suivant les lois de la nature, paraisse faite pour commander et conduire, et pour avoir l'intelligence des choses vraiment belles et divines; que ce soit quelque chose de divin en nous, ou du moins ce qu'il y a de plus divin de tout ce qui est dans l'homme, l'acte de cette partie conforme à sa vertu propre doit être le bonheur parfait ; et nous avons dit que

��Ch. VU, Pas de théorie correspon- haut, livre I, ch. i à la fin ; mais

(ianle dans la Grande Morale; Mo- Aristoten'y est pas aussi précis qu'il

raie à Eudèuie, livre Vll, ch. 15 et Test maintenant. Tout ce chapitre

dernier. est vraiment admirable. Voir aussi'

5 \. Et nous cirons (lit. Voir plus livre VI, ch. 10, §0.

�� � LIVRE X, CH. VII, ^ /j. 'iô3

cet acte est celui de la pensée et de la coiitcinplatioii. g 2. Cette théorie semble de tout point s'accorder et avec les principes que nous avons antérieurement établis, et avec la vérité. D'abord, cet acte est sans contredit l'acte le meilleur, l'entendement étant la plus précieuse des choses qui sont en nous, et de toutes celles qui sont accessibles à la connaissance de l'entendement lui-même. De plus, cet acte est celui dont nous pouvons le mieux soutenir la continuité ; car nous pouvons penser bien plus longtemps de suite, que nous ne pouvons faire quel- qu autre chose que ce soit. § 3. D'autre part, nous croyons que le plaisir doit se mêler au bonheur; et de tous les actes conformes à la vertu, celui qui nous charme et nous plaît davantage, c'est, de l'aveu de tout le monde, l'exercice de la sagesse et de la science. Les plaisirs que procure la philosophie semblent donc admirables, et par leur pureté, et par leur certitude ; et c'est là ce qui fait ({u'il y a mille fois plus de bonheur encore à savoir qu'à chercher la science. § !i. Cette indépendance dont on

��§ 2. L'entenckment étant la -plus ch. (5, § ô. — De la sagesse et de la lirccieuse des cfioses. Ce sont en effet science, — Il n'y a qu'un seul mot les principes qu'Aristole a soutenus dans le texte. — Les plaisirs que pro- dans ce trailé, dans les Analytiques, cure la philosophie. Voilà pourquoi dans le Traité de l'Ame, dans la Poli- Aristote voulait, plus haut, qu'on eût tique, dans la Métaphysique surtout, une sorte de piété filiale pour les en un mot dans tous ses ouvrages, maîtres qui vous ont enseigné la phi- — Soutenir la continuité. Observa- losophie. Voir plus haut, livre IX, tion psychologique dont il a été fait, ch. 1, § 8. — A savoir qu'à cher- (Icpuis Aristote, un très-fréquent usage cher la science. On pourrait contester pour démontrer la supériorité des ceci ; l'acquisition de la science cause Iwpus spirituels. peut-être encore plus de jouissance à

5 3. Le plaisir doit se iucIq' au l'esprit que la science elle même.

bonheur. Voir plus haut, livre I. 5 'i. Ceitr indépendance dont on

�� � àbà MORALE A NICOMAQLE.

parle tant, se trouve surtout dans la vie intellectuelle et contemplative. Sans doute, les choses nécessaires à l'exis- tence font besoin au sage, comme à l'homme juste, comme au reste des hommes. Mais en admettant qu'ils en soient également pourvus et comblés, le juste a encore besoin de gens envers lesquels et avec lesquels il exerce sa justice. De même aussi, l'homme tempérant, l'homme courageux, et tous les autres sont dans la même nécessité d'être en relation avec autrui. Le sage, au contraire, le savant peut encore, en étant tout seul avec lui-même, se livrer à l'étude et à la contemplation; et plus il est sage, plus il s'y livre. Je ne veux pas dire qu'il ne vaille pas mieux pour lui d'avoir des compagnons de son travail ; mais le sage n'en est pas moins le plus indépendant des hommes et le plus en état de se suffire. § 5. On dirait en outre que cette vie de la pensée est la seule qui soit aimée pour elle-même ; car il ne résulte rien de cette vie que la science et la contemplation, tandis que dans toutes les choses où l'on doit agir, on poursuit toujours un résultat plus ou moins étranger à l'action,

g 6. On peut soutenir encore que le bonheur consiste dans le repos et la tranquillité. On ne travaille que pour arriver au loisir ; on ne fait la guerre que pour obtenir la

��parle tant. El qui constitue le bon- fait indépendamment d'aulrni. Voir

heur. Voir plus haut, livre I, ch. i, au chapitre suivant. — Le .toge, i-

5 6. — V>'.sf surtout dans ta vie .vfa'rtjiï. Il n'y a qu'un seul mot dans

iittcUcctuelle. Principe recueilli par le ti-xte; j'ai dû en mettre deux

le Stoïcisme; il est d'ailleurs tout comme plus haut, pour rendre toute

]>lalonicien.— Vhommc tempérant.. . la force del'expression grecque. 1 1 semble que la tempérance et le c(ui- 5. Ou poustiit toujours un rcitul-

ra'^e sont des vertus toutes person- tat. Voir livre I, ch. t, ?J 5. sonnelies, et qui s'exercent tout-à- S ^>- (^" "c fcraillr que pour

�� � LIVRE X, CH. VU, § 7. 455

paix. Or, toutes les vertus pratiques agissent el s'exer- cent, soit dans la politique, soit dans la guerre. Mais les actes qu'elles exigent paraissent ne pas laisser à l'homme un instant de relâche, spécialement ceux de la guerre, d'où le repos est absolument banni. Aussi, personne ne \cut-il jamais la guerre, ou ne prépare-t-il même la guerre pour la guerre toute seule. 11 faudrait être un véritable assassin pour se faire des ennemis de ses amis, et provoquer à plaisir des combats et des massa- cres. Quant à la vie de l'homme politique, elle est aussi [)eu tranquille que celle de l'homme de guerre. Outre la conduite des affaires de l'Etat, il faut qu'il s'occupe sans cesse de conquévir le pouvoir et les honneurs, ou du moins, d'assurer son bonheur personnel et celui de ses concitoyens individuellement; car ce bonheur là est fort différent, il est à peine besoin de le dire, du bonheui- général de la société ; et nous le distinguons soigneuse- ment dans nos recherches. § 7. Ainsi donc, parmi les actes conformes à la vertu, ceux de la politique et de la guerre peuvent bien l'emporter sur les autres en éclat et en importance; mais ces actes sont pleins d'agitation, et ils visent toujours à un but étranger; ils ne sont pas lecherchés pour eux-mêmes. Tout, au contraire, l'acte de

��rtrriver au loisii\ Voir dans le cha- faisant de la politique la science ré-

pitre précédent des idées qui contre- guialrice de la Morale. Voir plus

disent celles-ci, § 4. —Kt ce bonheur haut, livre I, eh. i, § 9. /./. C'est-à-dire le bonheur de l'indi- § 7. Parmi les actes conformes

vidu, qui consiste surtout dans l'cxer- a la rertu. Il esl assez singulier de

«icc de la pensée. — Nous Icdisdn- mettre i a guerre et surtout la poli-

fluoHs soigneusement. Aristote sem- (ique parmi les actes de verlu. Cette

bierail au contraire les confondre, en pensée méritait d'être un peu |)lus

�� � 456 MORALE A NICOMAQUE.

la pensée et de l'entendement, contemplatif comme il l'est, suppose une application beaucoup plus sérieuse : il n'a pas d'autre but que lui seul, et il porte avec lui son plaisir qui lui est exclusivement propre, et qui augmente encore l'intensité de l'action. Ainsi, et l'indépendance qui se suffît, et la tranquillité et le calme, autant du moins que l'homme peut en avoir, et tous les avantages analo- gues qu'on attribue d'ordinaire au bonheur, semblent se rencontrer dans l'acte de la pensée qui contemple. 11 n'y a donc qu'elle, bien certainement, qui soit le bonheur parfait de l'homme. Mais j'ajoute : pourvu qu'elle rem- plisse l'étendue entière de sa vie ; car aucune des condi- tions qui se rattachent au bonheur, ne peut être incom- plète.

§ 8. Peut-être, d'ailleurs, cette noble vie est-elle au- dessus des forces de l'homme; ou du moins, l'homme peut vivre ainsi non pas en tant qu'il est homme, mais en tant qu'il y a en lui quelque chose de divin. Et autant ce divin principe est " au-dessus du composé auquel il est joint, autant l'acte de ce principe est supérieur à tout autre acte, quelqu'il soit, conforme à la vertu. Mais si l'entendement est quelque chose de divin par rapport au reste de l'homme, la vie propre de l'entendement est une vie divine par rapport à la vie ordinaire de l'humanité. Il ne faut donc pas en croire ceux qui conseillent à l'homme de ne songer qu'à des choses humaines, et à l'être mortçj de ne songer qu'à des choses mortelles comme lui. Loin

��développée. — L'étude entière de sa il est joint. Aristote n\i nulle part

vie. — Voir au livre I, ch. à, à la fin, affirmé plus précisément la spiritua-

des idées analogues. lilé de Fume. — De ne songer qu'a

$ 8. Au-dessus du compose auquel des choses humaines. Aristote se res-

�� � LIVRK X, CH. Vil, ^ 9. kbl

de là, il ûiut que l'homme s'iumioitalise autant que pos- sible ; il faut qu'il fasse tout pour vivre selon le principe le plus noble de tous ceux qui le composent. Si ce prin- cipe n'est rien par la place étroite qu'il occupe, il n'en est pas moins infiniment supérieur à tout le reste en puissance et en ïlignité. § 9. C'est lui qui, â mon sens, constitue chacun de nous et en fait un individu, puisqu'il en est la partie dominante et supérieure ; et ce serait une absurdité^ à l'homme de ne pas adopter sa propre vie, et d'aller adopter en quelque sorte celle d'un autre. Le principe que nous posions naguère s'accorde parfaitement avec ce que nous disons ici : ce qui est propre à un être et conforme à sa nature, est eu outre ce qui pour lui est le meilleur et le plus agréable. Or, pour l'homme, ce qui lui est le plus propre, c'est la vie de l'entendement, puisque l'entendement est vraiment tout l'homme ; et par conséquent, la vie de l'entendement est aussi la vie la plus heureuse que l'homme puisse mener.

��souvient ici des enseignements (le son seniiel. — Sa propre vie. C"est-à-

maître. — S'immortalise autant que dire celle qui lui appartient en

possible. Expression magnifique, qui propre, et qui ne peut se confondre

n'implique pas d'ailleurs une croyance avec celle de l'animal. — Que nous

l)osilive à l'immorlalilé de Tànie. — posions naguère. Voir livre I, cb. à,

La place étroite qu'il occitpe. Il § l/i,et plusieurs autres passages ana-

semble qu'Aristote matérialise le prin- logues. — La vie de l'entendement. On

cipe intellectuel, tout divin qu'il le peut comparer cette théorie admi-

faiL rable avec celle du 12* livre de !a

§ 9. El en fait un individu. Prin- Métaphysique, qui est toute pareille,

cipe très-remarquable. Platon n'a La vie de l'entendement est la \ le

jamais été plus net sur ce point es- même de Dieu.

�� � /i58 MORALE A NICOMAQUE.

��CHAPITRE Vlll.

��Le second degré du bonheur, c'est Texercice de la vertu autre (jue la sagesse. La vertu morale tient parfois aux qualités phy- siques du corps et s'allie fort bien à la prudence. — Supérioritc' du bonheur intellectuel. Il ne dépend presqu'en rien des choses extérieures. — La vertu consiste à la fois dans l'In- tention et dans les actes. — Le parfait bonheur est un acte de pure contemplation. — Exemple des Dieux. C'est leur faire injure que de leur supposer une autre activité que celle de la pensée. — Exemple contraire des animaux: ils n'ont pas de bonheur parce qu'ils ne pensent point. — Le bonheur est en proportion de la pensée et de la contemplation.

��^1. La vie qu'on peut placer au second rang, après cette vie supérieure, c'est la vie conforme à toute vertu autre que la sagesse et la science ; car les actes qui se rapportent à nos facultés secondaires, sont des actes pure- ment humains. Ainsi, nous faisons des actes de justice et de courage, nous pratiquons telles autres vertus dans le couunerce ordinaire de la vie, nous échangeons avec nos semblables des services, et nous entretenons avec eux des relations de mille sortes, comme nous cherchons aussi, en lait de sentiments, à rendre à chacun d'eux ce qui lui est

��cil. Vlll. Morale à Eudènie, livre sikjcssc et la science. Le texte nu

VU, ch. 15 et dernier. qu'un seul mot. — Purement hv-

$ i. Aprh cette vie supcricurc. mains. Tandis que l'acte de l'en-

J'ai ajouté ces mots pour compléter lendemeut est ([uelquc chose de

la pensée en l'éclainissant. — La divin en nous.

�� � LIVUE X, CH. VIII, g /4. /i59

dû; mais tous ces actes là ne semblent avoir quiuie portée toute humaine. § 2. Il en est même quelques-uns qui paraissent ne tenir qu'à des qualités du corps; et dans beaucoup de cas, la vertu morale du cœur se lie étroitement aux passions. § 3. Du reste, la prudence s'allie fort bien aussi à la vertu morale, de même que cette vertu s'allie réciprocjuement à la prudence; car les [)rincipes de la prudence se rapportent intimement aux \ ertus morales, et la règle de ces vertus se trouve tout à lait conforme à celles de la prudence. Mais les vertus morales, étant de plus mêlées aux passions, elles concer- nent, à vrai dire, le composé qui constitue l'homme. Les vertus du composé sont simplement humaines : par conséquent, la vie qui pratique ces vertus, et le bonheur que ces vertus procurent, sont i^urement humains. Quant au bonheur de l'intelligence , il est complètement à part. Mais je ne veux pas revenir sur 'ce que j'en ai dit; car })ousser plus loin et préciser des détails, ce serait dé- passer le but que nous nous proposons ici.

§ h. J'ajoute seulement que le bonheur de l'intelligence ne semble prescpie pas exiger de biens extérieurs, ou l)lutôt qu'il lui en faut bien moins qu'au bonheur résul- tant de la vertu morale. Les choses absolument néces- saires à la vie sont des conditions indispensables pour

��§ 3. La prudence. Dont il a fait Aristole réserve ce sujet pour la Mé-

pliis haut la première des vertus in- taplijsique.

lellecUiellcs. Voir livre VI, ch. !i, § à. De biens cjctéiicurs. C'est là

«^ 1. — Le composé qui constitue ce qui fait, à un aulre point de vue,

l'homme. Voir le chapitre qui pré- que, dans certaines re'igions , la

(•(■de, § 8. — Ce que j'en ai dit. Id. pauvreté a été rej^ardée connue un

ibid. — Oue nous proposons ici. uiovcn ûc \er'.u. Les Stoïciens en

�� � /4(5() MORALE A NICOMAQUE.

l'un et pour l'autre; et à cet égard ils sont tout à fait sur la même ligne. Sans doute, l'homme qui se consacre à la vie civile et politique, a davantage à s'occuper du corps et de tout ce qui s'y rapporte ; mais cependant, il y a tou- jours sur ce point assez peu de différence. Au contraire, pour les actes, la différence est énorme. Ainsi, l'homme libéral et généreux aura besoin d'une fortune pour exercer sa libéralité; et l'homme juste n'en sentira pas moins la nécessité pour rendre mutuellement aux autres ce qu'il en a reçu ; car on ne voit pas les intentions, et les gens les plus iniques feignent bien aisément l'intention de vouloir être justes. L'homme de courage, de son côté, a besoin d'un certain pouvoir également, pour accomplir les actes conformes à la vertu qui le distingue. L'homme tempérant hii-même a besoin de quelqu'aisance ; car sans cette facilité à se satisfaire, comment saurait-on s'il est tempérant, ou s'il n'est pas tout autre chose? § 5. C'est une question de savoir, si le point capital dans la vertu, c'est l'intention ou bien si ce sont les actes, la vertu pou- vant sembler se trouver à la fois des deux côtés. A mon sens, évidemment, il n'y a de vertu complète qu'à ces deux conditions réunies. Mais pour les actions, il faut toujours bien des choses ; et plus elles sont grandes et belles, plus il en faut. § 6. Loin de là ; pour le bonheur que procure l'intelligence et la réflexion, il n'est besoin, pour l'acte de celui qui s'y livre, de rien de tout cela ; on

��jugeaient de nitme ; et Sociatc a § 5. Cest une question de savoir.

l)ratiqué ce principe toute sa vie. — Aristole a été précédemment plus

L'homme de courage.... L'homme aHirniatif; et tout en donnant une

tempérant. Voir ph's haut le clia- grande importance aux actes, en lant

pitre précédent, § i. (ju'ils forment les habitudes, il en a

�� � LIVRE X, CH. VIII, g 7. /i61

pourrait même dire que ce serait autant d'obstacles, du moins pour la contemplation et la pensée. Mais comme c'est en tant qu'on est homme et qu'on vit avec les au- tres, qu'on s'attache à pratiquer la vertu, on aura besoin de toutes ces ressources matérielles pour jouer son rôle d'homme dans la société.

§ 7. jMais voici une autre preuve que le parfait bonheur est un acte de pure contemplation. Toujours nous suppo- sons comme incontestable que les Dieux sont les plus heureux et les plus fortunés de tous les êtres. Or, quels actes peut on convenablement attribuer aux Dieux ? Est-ce la justice? Mais ne serait-ce pas en donner une idée bien ridicule que de croire qu'ils passent entr'eux des conven- tions, qu'ils se restituent des dépôts, et qu'ils ont mille autres relations du même genre ? Ou peut-on davantage leur attribuer des actes de courage, le mépris des dangers, la constance dans les périls, qu'ils aflronteraient par hon- neur? Ou bien encore, leur prêtera-t-on des actes de libéralité? Dans ce cas, à qui donneraient-ils? Mais alors il faut aller jusqu'à cette absurdité de leur supposer aussi de la monnaie ou des expédients tout aussi relevés. D'autre part, s'ils sont tempérants, quel beau mérite pour eux? Et n'est-ce pas les louer très-grossièrement que de dire qu'ils n'ont pas de honteuses passions? En parcou-

��(lonné davantage encore aux inlen- comparer tout ce passage avec le

tiens, livre II, ch. 6, § 15 ; et livre XII' livre de la Métaphysique, eh. 7,

III, ch. 3, § 16. p. 200 de la traduction de M. Cou-

§ 6. Son rôle d'homme dans la sin, 2* édition. — De hontcusa

sodcff. Si ce n'est pour être heureux jyassions. C'était au contraire une

et même vertueux. louange assez relevée en face de la

§ 7. Une autre preuve. Il faut mythologie et des supertitions popu-

�� � /i62 MORALE A NICOMAQUE.

rant aiirsi le détail des actions ({ue l'homme peut faire, toutes véritablement sont bien })etites pour les Dieux, et tout à fait indignes de leur majesté. Cependant le monde entier croit à leur existence; par conséquent on croit aussi qu'ils agissent ; car apparemment ils ne dorment pas toujours comme Endymion. Mais, si de l'être vivant on retranche l'idée d'agir, et à plus forte raison l'idée de faire quelque chose d'extérieur, que lui reste-t-il encore si ce n'est la contemplation? Ainsi donc, l'acte de Dieu, qui l'emporte en bonheur sur tout autre acte, est pure- ment contemplatif; et l'acte qui, chez les humains, se rapproche le plus intimement de celui-là, est aussi l'acte qui leur assure le plus de félicité.

§ 8. Ajoutez encore cette autre considération, que le reste des animaux ne participent pas au l^onhenr, parce qu'ils sont absolument incapables et privés de cet acte. Pour les Dieux, l'existence toute entière est heureuse ; pour les hommes, elle n'est heureuse que dans la mesure où elle est une imitation de cet acte divin ; et pour les autres animaux, pas un n'a de part au bonhenr, parce que pas un ne participe à cette faculté de la pensée et de la contemplation. Aussi loin que va la contemplation, aussi loin va le bonheur ; et les êtres qui sont les plus capables de réfléchir et de contempler, sont aussi les plus heureax, non point indirectement, mais par l'effet même de la contemplation; car elle est en soi d'un prix infini; et je

��laires. Platon, il est vrai, avait dès dans le même sens que Descaries

longtemps, aprôs bien d'autres, criti- refuse la pensée aux animaux. —

que ces images grossitres et impies. La conicmplation. Ce principe exa-

§ 8. Le reste des animmtx. C'est géré a conduit le mysticisme à toutes

�� � LIVRE X, CH. 1\, «^ 1. /i(j3

me résume en disant que le bonheur peut être regardé comme une sorte de contemplation.

��CHAPITRE IX.

��]fi bonheur suppose un certain bien-être extérieur; mais ce bien- être est très-limité. — La position la plus modeste n'empêche ni la vertu ni le bonheur. — Opinion de Solon; opinion d'Ana- xagore; il faut ne croire les théories que quand elles s'accordent avec les faits. — Grandeur du sage; il est l'ami des Dieux; il est le seul heureux.

��§ 1. Cependant, comme on est homme, on a besoin aussi pour être heureux du bien-être extérieur. La natui'e de l'homme prise en elle-même ne suffit pas pour l'acte de la contemplation. 11 faut en outre que le corps se porte bien, qu'il ait les aliments indispensables et qu'il reçoive tous les soins qu'il exige. Pourtant, il ne faudrait pas aller croire que l'homme pour être heureux ait besoin de bien des choses et de bien grandes ressources, quoique de fait il ne paisse pas être complètement heureux sans

��les folies qu'on sait. — Le bonheur Ch. JX. Morale à Eudème, livre

peut être regarde... Cette définition V,I, ch. 15 et dernier,

du bonheur n'est pas tout à fuit d'ac- § 1. Du bien-cire extérieur. Le

cord avec celle qui en a élé donnée mot de bien-êlre est trop vague; et

j.lushaut, livre I, ch. li, §15; aussi l'on peut demander, par exemple, si

Aristote la modilie-t-il quelque peu Socrate avait du bien-être. — Ail

dans le chapitre qui suit. besoin de bien d. s choses. Idi'e lrè>-

�� � hiMi MOR VLE A NICOMAQUE.

ces biens extérieurs. La sufiîsance de l'homme est bien loin d'exiger l'excès, non plus que l'usage des biens qu'il possède, non plus que son activité. § 2. Il est possible de faire les plus belles actions sans être le domi- nateur de la terre et des mers, puisque l'on peut même dans les conditions les plus modestes agir suivant la vertu. On peut voir ceci bien clairement en remarquant que les simples particuliers ne semblent pas se conduire moins vertueusement que les hommes les plus puissants ; et qu'ils se conduisent même en général beaucoup mieux. Il suffit d'avoir les ressources fort limitées que nous venons de dire ; et la vie sera toujours heureuse, quand on prendra la vertu pour guide de sa conduite. § 3. Solon peut-être avait fort bien défini les gens heureux en disant que : « Ce sont ceux qui, médiocrement pourvus des biens » extérieurs, savent faire les plus nobles actions et vivre ') avec tempérance et sagesse. » C'est qu'en effet, comme il le pensait, on peut, tout en ne possédant qu'une très- médiocre fortune, remplir tous ses devoirs. Anaxagore non plus ne semblait pas supposer que l'homme heureux fût l'homme riche ou puissant, quand il disait : « Qu'il » ne s'étonnerait pas du tout de paraître absurde aux )) yeux du vulgaire ; car le vulgaire ne juge que sur les ') choses du dehors, parce qu'il ne comprend que celles- » là. »

��juste, mais dont la plupart des être Aristote en écrivant ceci pensait- hommes ont tant de peine à faire il à son élève. — En général beau- l'application. cotip mieux. Même remarque.

§2. Il est possible. A(lmhah\e ma- $ 3. Solon. Voir Hérodote, Clio,

xime qu'on ne saurait trop méditer, ch. 30, p. 9, de l'édition de Firmin

— le dominateur de la lirrc. Peut- Didot. — Anaragore. Voir la Morale

�� � LIVRE X, eu. IX, !^' (1 /j(i5

|i^ !i. Ainsi, les opinions des sages paraissent d'accord avec nos théories qui, sans doute, reçoivent par là un nouveau degré de probal^ilité ; mais quand il s'agit de la pratique, la vérité se juge et se reconnaît d'après les actes seuls, et d'après la vie réelle; car c'est là le point décisif. On fera donc bien, en étudiant toutes les théories que je viens d'exposer, de les confronter avec les faits eux- mêmes et avec la vie pratique. Quand elles s'accordent avec la réalité, on peut les adopter; si elles ne s'accordent pas avec elle, il faut les soupçonner de n'être que de vains raisonnements, § 5. L'homme qui vit et agit par son intelligence et qui la cultive avec soin, me paraît à la fois, et le mieux organisé des hommes et le plus cher aux Dieux ; car si les Dieux ont quelque souci des affaires humaines, comme je le crois, il est tout simple qu'ils se plaisent à voir surtout dans l'homme ce qu'il y a de meilleur, et ce qui se rapproche le plus de leur propre nature, c'est-à-dire l'intelligence et l'entendement. Il est tout simple qu'en retour ils comblent de leurs bienfaits ceux qui chérissent et honorent avec le plus de zèle ce divin principe , comme des gens qui soignent ce que les Dieux aiment et qui se conduisent avec droiture et noblesse. § 6. Que cette part soit surtout celle du sage.

��à Eudème, ch. 5, où est citée une conforme au\ théories antérieures,

réponse analogue de ce phiîosoplie à Voir le livre I, ciu 1, § 18.

des (rens qui lui demandaient quel § 5. Comme je le crois. OpInio:i

est riiomme le plus heureux. très remarquable dans Aristote, qui

§ 4. Ou fera donc bien. Aristote ne s'est guère occupé de la question

avait attribué dès le début de son de lu providence. — Kn retour. Plus

ouvrage une grande importance à la haut, livre I, ch. 7, § 5, Aristote

pratique; et le conseil qu'il donne semblait croire davantage que le

ici contre lui-même, est tout .'i fait bonheur dépend surtout de rhomine.

no

�� � !i&ô MORALE A NICOMAQUl':.

c'est ce (iiron ne saurait nier*, le sage ast particulière- ment cher aux Dieux. Par suite encore, c'est lui qui nie paraît le plus heureux des hommes ; et j'en conclus que le sage est le seul qui soit, en ce sens, aussi parfaitement heureux qu'on peut l'être.

��CHAPITRE X.

��Impuissance des théories; importance de la pratique; opinion de Théognis. — La raison ne parie qu'au petit nombre. Les nuiltitudes ne peuvent être conduites et corrigées que par la crainte des châtiments. — Influence de la nature; nécessité d'une bonne éducation ; elle ne peut être réglée que par la loi. Sages conseils donnés au législateur par Platon. — Emploi simultané de la pratique et de la force. La loi seule a la puissance de commander efficacement. — Education publique ; éducation particulière; utilités des règles générales et de la science; l'expérience. — Rôle admirable du législateur. — Métier peu utile et peu honorable des Sophistes qui enseignent la politique; elle est indispensable. Les études théoriques sur les constitutions peuvent être de quelque utilité. — Recueil des Constitutions. — Liaison de la morale à la politique ; annonce de la Politique d'Aristote faisant suite à sa Morale.

��g 1. Si nous avons suffisamment précisé, dans ces esquisses, les théories qu'on vient de voir et celles des

��§ 6. Le sage est le seul. Principe Morale à Eudème, Vwre VII, cli. lô.

ircneilli par les Stoïciens. JJ 1. Dans ces esquisses. On se

Ch. X. Gr. Morale, livre I, ch. 1 ; rappelle qu'au début de ce Irailé,

�� � Î.IVRE X, (-H. \,

��'|(i7

��vertus, de l'amitié, et du plaisir, devons-nous croire que maintenant nous ayons achevé toute notre entreprise ? On plutôt ne devons-nous pas penser, comme je l'ai déjà dit plus d'une fois, que, dans les choses de pratique, la fin \ éritable ce n'est pas de contempler et de connaître théo- riquement les règles en grand détail, c'est de les appli- quer réellement. § 2. En ce qui regarde la vertu, il ne peut pas suffire non plus de savoir ce qu'elle est ; il faut en outre s'efforcer de la posséder et de la mettre en usage, ou de trouver tel autre moyen pour devenir vertueux et bon. § 3. Si les discours et les écrits étaient capables à eux seuls de nous rendre honnêtes, ils mériteraient bien, comme le disait Théognis, d'être recherchés par tout le monde et payés au plus haut prix ; on n'aurait qu'à se les procurer. ]\Iais, par malheur, tout ce que peuvent les préceptes en ce genre, c'est de déterminer et de pousser quelques jeunes gens généreux à persévérer dans le bien, et de faire d'un cœur bien né et spontanément honnête un

��Arislole a montré quel degré d'exac- titude on pouvait exiger de la science morale et de la science politique. Il n'a pas cru qu'on puisse dans ces deux sciences préciser absolument les choses; et il n'a prétendu modes- tement que donner de simples es- quisses. — Celles dis vertus, de l'amitié et du plaisir. Ceci peut pas- ser pour un résumé assez fidèle de tout le traité qui précède, et pour une justification de la théorie du plaisir qui se trouve au commencement de ce dixième livre. — Je l'ai déjà dit plus d'uDc fois. Voir plus haut,

��livre I, ch. 1, surtout livre II, ch. 2, et dans plusieurs autres passages.

§ 2. De savoir ce qu'elle est. Aris- tote a souvent critiqué la théorie de Platon et de Socrate, qui réduit la vertu à être une science.

§ o. Comme te disait Théognis. Voir les sentences de Théognis, vers 632. Platon cite aussi ce vers dans le Ménon, p. 217 de la traduction de Vx, Cousin. — Quelques jeunes gens généreux. C'est déjà beaucoup, puisque plus tard ces jeunes gens deviendront des citoyens et des chefs de famille.

�� � hGS

��MORALE A NICOMAQUE.

��ami inébranlable de la vertu. ^ h. Mais, pour la foule, les préceptes sont absolument impuissants pour la pousser au bien. Elle n'obéit point par respect, mais par crainte ; elle ne s'abstient pas du mal par le sentiment de la honte, mais par la terreur des châtiments. C-omme elle ne vit que de passions, elle ne poursuit que les plaisirs qui lui sont propres, et les moyens de se procurer ces plaisirs ; elle s'empresse de fuir les peines contraires. Mais quant au beau, quant au vrai plaisir, elle ne s'en fait pas même une idée, parce qu'elle ne les a jamais goûtés, g 5. Quels dis- cours, je le demande, quels raisonnements pourraient cor- l'iger ces natures grossières ? Il n'est pas possible, ou du moins il n'est pas facile de changer par la simple puissance de la parole des habitudes dès longtemps sanctionnées par les passions ; et l'on ne doit pas être médiocrement satis- fait, quand, avec toutes les ressources qui peuvent aider l'homme à être honnête, on arrive à posséder la vertu. ^6. Les hommes, à ce qu'on prétend, deviennent et

��g à. Pour la foule. C'est que la foule n'est point éclairée et qu'elle n'étudie pa*. L'observation d'Aristote est encore trop vraie de nos jours, bien qu'elle le soit moins que de son temps. Mais on |)eut trouver que le pliilosophe est bien sévère. Platon l'est moins ; et il ne désespère pas aussi complètement de l'eflicacilé des préceptes sur le vulgaire. Les pro- gffès incontestables de la civilisation, dont Aristote pouvait se donner le spectacle par l'exemple seul de la Grèce, réfutent cette tbéorle misan- lliropique.

g 5. Il n'est pas facitr. Aristote

��semble comprendre qu'il est al'é trop loin ; et celte expression atténue beaucoup la dureté de celles qui la précèdent. Un peu plus bas, il se rangera tout ù fait à l'avis de Platon prétendant que les lois doivent tou- jours être précédées d'un exposé des motifs, qui s'adresse à la raison des cilojens, et cherche à les conduire par les voies de la persuasion, a\ant de recourir à la rigueur des peines. Sans doute la lâche n'est pas facile; mais ce n'est pas une raison pour que la philosophie la déserte.

% 6. Les hotnmcs... Il faut remar- quer l'admirable bon sens de toutes

�� � LIVRE X, CH. \, g 8. /KiO

sont vertueux, tantôt par nature, tantôt par habitude, tantôt enfin par éducation. Quant à la disposition natu- relle, elle ne dépend pas de nous évidemment ; c'est par une sorte d'influence toute divine qu'elle se rencontre dans certains hommes qui ont vraiment, on peut dire, une chance heureuse. D'an autre côté, la raison et l'éducation n'ont pas prise sur tous les caractères ; et il faut qu'on ait préparé de longue main l'àme de l'élève, pour qu'il sache bien placer ses plaisirs et ses haines, connue on prépare la terre qui doit nourrir le germe qu'on lui confie. ^ 7. L'être qui ne vit que par la passion, ne peut pas écouter la voix de la raison qui le détourne de ce qu'il désire ; il ne peut même pas la comprendre. Comment letenir et dissuader un homme qui est dans cette disposi- tion ? La passion en général n'obéit pas à la raison ; elle ne cède qu'à la force. § 8. Ainsi, la première condition, c'est que le cœur soit naturellement porté à la vertu, aimant le beau et détestant le laid. Mais il est bien difli- cile qu'on soit dirigé convenablement dès son enfance vers la vertu, si l'on n'a pas le bonheur d'être élevé sous de bonnes lois. Une vie tempérante et rude n'est rien moins qu'agréable à la plupart des hommes, ni surtout à la jeunesse. Aussi, est-ce par la loi qu'il faut régler l'é-

��ces observations el de ces conseils. — niailre a beaucoup iusislé. Ce sera

Comme on prépare la terre. Pré- une transition naturelle de la morale

cepte excellent, qui renferme tout le à la politique. — Par la loi qu'il

secret de l'éducation. faut rt'gUr. Le quatrième livre de

§ 8. Sous de bonnes lois. C'est la Polilique est consacré presque

un ordre de considérations (|u'Aris- tout entier ù ce grave sujel. Voir mu

lole n'a pour ainsi dire pas touché traduction, p. 341 et suiv., 2* édi-

jusqu'ù présent, et sur lequel son lion.

�� � Zi70 MORALE A NICOMAQLE.

diication des enfants et leurs travaux ; car ces prescrip- tions ne seront plus pénibles pour eux, quand elles seront devenues des habitudes, g 9. Il ne suffit même pas que les hommes dans leur jeunesse reçoivent une bonne édu- cation et une culture convenable ; mais comme il faut, quand ils seront arrivés à l'âge viril, qu'ils continuent cette vie et qu'ils s'en fassent une habitude constante, nous aurons besoin de nouveau, pour atteindre ce résultat, du secours des lois. En un mot, il faut que la loi suive l'homme durant son existence entière ; car la plupart des hommes obéissent bien plutôt à la nécessité qu'à la raison, et aux châtiments plutôt qu'à l'honneur.

§ 10. Aussi, l'on a bien fait de penser que les législa- teurs doivent attirer les hommes à la vertu par la per- suasion, et les y engager simplement au nom da bien, assurés que le cœur des honnêtes gens, préparé par de bonnes habitudes, entendra cette voix; mais qu'ils doivent en outre décréter des répressions et des châtiments contre les hommes rebelles et corrompus, et même débarrasser complètement l'État de ceux qui sont moralement incu- rables. On ajoute tout aussi sagement que l'homme qui est honnête et qui ne vit que pour le bien, se rendra sans peine à la raison, tandis qu'il faudra châtier par la douleur l'homme 'pervers qui ne songe qu'au plaisir, comme on frappe une bête brute sous le joug. Et voilà aussi pourquoi

��§ 9. // faut que la loi suive tôle aurait pu nommer Platon qui

Ckomnie. Ce principe a été exagéré introduisit cette heureuse innovation,

dans l'antiquité. Il a été du reste ou plutôt qui recommanda celte pra-

développé par Platon dans la Repu- tique aussi sage qu'humaine. Voir

blique et dans les Lois. les Lois, livre IV, p. 239, traduc-

§ 10. Aussi l'on u bien fait. A ris- tion de M. Cousin.

�� � LIVRE X, en. X, ^^ 13. /|71

0» recomuiande de clioisir, parmi les cbâtiinents qu'on impose, ceux qui sont le plus opposés aux plaisirs que le coupa])le aime avec tant d'aveuglement.

§ 11. Si donc il faut, ainsi que je l'ai dit tout à l'heure, que l'homme, pour devenir un jour vertueux, ait d'abord été bien élevé, et qu'il ait contracté de bonnes habitudes; s'il faut qu'ensuite il continue de vivre dans de louables occupations, sans jamais faire le mal ni de gré ni de force ; ces résultats admirables ne peuvent toujours êtie obtenus que si les hommes y sont contraints par une cer- taine direction d'intelligence, ou par un certain ordre régulier qui a la puissance de se faire obéir. § 12. Le commandement d'un père n'a pas ce caractère de force ni de nécessité, non plus en général que le commandement d'un homme seul, à moins que cet homme ne soit roi, ou qu'il n'ait quelque dignité pareille. Il n'y a que la loi qui possède une force coërcitive égale à celle de la nécessité, parce qu'elle est l'expression, dans une certaine mesure, de la sagesse et de l'intelligence. Quand ce sont des hommes qui s'opposent h nos passions, on les déteste, eùssent-ils mille fois raison de le faire ; mais la loi ne se rend pas odieuse en ordonnant ce qui est juste et honnête. § 13. Lacédémone est le seul Etat, on peut dire, où le législateur, peu imité en cela, paraît avoir pris un grand soin de l'éducation des citoyens et de leurs travaux.

��§ 11. Qui a la imissance de se Voir un élo;^e semblable de la loi

faire obéir. On n'a jamais mieux dans la Politique, livre III, ch. 10,

expliqué la cause et le but de l'auto- p. liO de ma traduction, 2« édition,

rite publique, ainsi que la puissance §13. Lacédémone est le seul État.

et la grandeur de la loi. Voir la Politiqua, livre II, ch. G,

§ 12. L'expression de la sofjessc. p. Di, id. ibid., et surtout livre V,

�� � 472 MORALE A NICOMAQUE.

Dans la plupart des autres États, on a négligé ce point essentiel ; et chacun y vit comme il l'entend, <( Gouver- nant sa femme et ses enfants », à la façon des Cyclopes. § là. Le mieux serait que le système de l'éducation fût public, en même temps que sagement conçu et qu'on se trouvât soi-même en mesure de l'appliquer. Partout où ce soin commun est négligé, chaque citoyen doit se faire un devoir personnel de pousser à la vertu ses enfants et ses amis; ou du moins, il doit en avoir la ferme intention. Le vrai moyen de se mettre en état de remplir ce devoir, c'est, d'après ce que je viens de dire, de se faire législa- teur soi-même. Quand le soin de l'éducation est public et commun, ce sont évidemment les lois seules qui peuvent y pourvoir ; et l'éducation est ce qu'elle doit être, lors- qu'elle est réglée par de bonnes lois, que ces lois d'ailleurs soient écrites ou ne le soient pas. Il importe également fort peu qu'elles statuent sur l'éducation d'un seul indi- vidu ou celle de plusieurs, pas plus qu'on ne fait cette distinction pour la musique, pour la gymnastique, ou pour toutes les autres études auxquelles on applique les enfants. Mais si, dans les Etats, ce sont les institutions légales et les moeurs qui ont ce pouvoir, ce sont dans le sein des familles les paroles et les mœurs des pères qui doivent l'exercer. Et même leur autorité doit y être plus

��ch. 1, p. 264. — Gouvernant sa voirs à remplir envers eux. Ils ne

femme. Aristole doune celle même peuvent jamais rejeter sur l'État

citalion plus complète dans la Poli- qu'une trî's-faib'e part de la res-

tique, livre I, ch. 1, p. 9, id, ibid. ponsabililé que la nature leur

§ ilx. Où ce soin commun est ne- impose. — Les lois seules. C'est

^/i(7e. Même dans les États où l'édu- trop dire; ce qui est vrai, c'est

cation des enfants est publiqiie, les qu'alors les lois prennent une part

parents ont toujours de g;r4nds de- considérable à l'éducation des ci-

�� � LIVRE X, CH. X, g IG. Zi73

grande encore, puisqu'elle ne leur vient que des liens du sang et des bienfaits ; car le premier sentiment que la nature inspire aux enfants, c'est l'amour et l'obéissance. g 15. Il est encore un point sur lequel les éducations particulières l'emportent sur l'éducation commune ; et l'exemple de la médecine nous fera bien comprendre ceci. En général, quand on a la fièvre, la diète et le repos sont un excellent remède ; mais il peut y avoir tel tempéram- , ment auquel ce remède ne convient pas, de même qu'un lutteur n'oppose pas les mêmes coups et le même jeu à tous ses adversaires. De même aussi, quand l'éducation est particulière, le soin qui s'applique alors spécialement à chaque individu, semble avoir quelque chose de plus achevé, puisque chaque enfant reçoit pysonnellement le genre de soins qui lui convient davantage. Mais les soins les meilleurs, même dans un cas individuel, seront tou- jours ceux que donnent ou le médecin, ou le gymnaste, ou tel autre maître, quand ce maître connaît les régies gé- nérales, et qu'il sait que telle chose convient à tout le monde ou du moins à tous ceux qui sont dans telles ou telles conditions ; car les sciences ne tirent leurs noms que du général, de l'universel, et ne s'occupent en effet jamais que de lui. § 16. Je ne nie pas d'ailleurs que, même en étant fort'ignorant, on ne puisse aussi traiter avec succès tel cas particulier, et qu'à l'aide de l'expérience toute seule on ne réussisse parfaitement. Il suffit d'avoir observé

��tnyens. — Le premier senlimenl. sition, ou bien il y a quelque désordre

Voir plus haut, livre VIII, cli. il, dans le texte.

§ 2. î^ 16. Je ne vie fins d'ailleurs,

$ 15. // est encore un point. Il ^léme remarque. Toutes ces idées se

semble qu'il manque ici une Iran- lient mal à celles qui les précèdent ;

�� � hlti MORALE A NICOMAQLE.

avec exactitude les phéiiouiènes que clia(j[ne cas présente; et c'est ainsi qu'on voit des gens qui sont poiu' eux-mêmes d'excellents médecins, et qui ne pourraient absolument rien contre les soufïrances d'un autre. Néanmoins, quand on veut devenir sérieusement habile en pratique et en théorie, il faut aller jusqu'au général, jusqu'à l'universel, et le connaître aussi profondément que possible. Car, ainsi qu'on l'a dit, c'est à l'universel que se rapportent toutes les sciences.

§ 17. Quand on veut améliorer les hommes par les soins qu'on leur donne, que ce soit d'ailleurs une multi- tude ou un petit nombre, il faut d'abord viser à se faire législateur, puisque c'est par les lois que l'humanité de- vient meilleure, êîais ce n'est pas une œuvre vulgaire que de bien conduire l'être, de quelque genre que ce soit, qui est confié à vos soins ; et si quelqu'un peut accomplir cette tâche difficile, c'est surtout celui qui possède la science, comme dans la médecine, par exemple, et dans tous les autres arts, où il faudrait à la fois des soins et de la réflexion.

§; 18. Comme conséquence de ceci, faut-il que nous recherchions comment et à quelle source on pourrait acquérir le talent de législateur? Dois-je répondre: c'est

��et elles peuvent sembler une di- que, même pour bien foire Tétluca-

gressioi». — Ainsi qu'on l'a dit. Ceci tiou d'un seul individu ou de ses

me semble se rapporter à Platon qui enfanis, il faut posséder la science

a en effet établi ce principe, ou même des lois. Cette idée ne serait pas trf's-

ù Arislote, qui Ta souvent répété dans jusie; mais c'est une conséquence de

la Lot^ique et dans la Métaphysique, la théorie erronée qui donne à la po-

§ 17. Viser à se faire législateur, jitiqne une si grande supériorité sur

11 semble qu'Aristote veuille dire ici la morale.

�� � LIVRE X, CH. X, S 1^- à7ïi

en faisant ici comme pour toute autre science, c'est-à-dire en s' adressant aux hommes politiques, puisque ce talent législatif, à ce qu'il semble, est aussi une partie de la politique? Ou bien, ne devons-nous pas dire qu'il n'en est pas de la politique comme des autres sciences et des au- tres espèces d'études? Dans les autres sciences, ce sont les mêmes personnes qui enseignent les règles pour bien faire et qui les appliquent, témoins les médecins et les peintres. Quant à la politique, ce sont les Sophistes qui se vantent de la bien enseigner. Mais pas un d'eux n'en fait; et elle est réservée aux hommes d'État, qui semblent s'y livrer par une sorte de puissance naturelle, et la traiter par l'expérience bien plutôt que par la réflexion, C-e qui le prouve, c'est qu'on ne voit jamais les houmier, d'État ni écrire ni parler de ces sujets, bien que peut-être ils y trouvassent plus d'honneur que n'en donnent les harangues devant les tribunaux ou devant le peuple. On ne voit pas non plus que ces personnages fassent des hommes politiques de leurs propres enfants, ou de quel- ques-uns de leurs amis. § 19. 11 est bien probable pour- tant qu'ils n'eussent pas manqué de le faire, s'ils le pouvaient ; car ils ne sauraient laisser un héritage plus utile aux États qu'ils gouvernent ; et ils ne pourraient trouver, ni pour eux-mêmes, ni pour ceux qui leur sont les plus chers, rien de supérieur à ce talent. Je reconnais d'ailleurs t,que l'expérience est ici d'une grande utilité; car autrement,

��§ 18. En s'adressant aux hommes enfants, il faut lire Platon dans le

politiques. Sur rimpaissance des Prolagoras, le Ménon, la République,

hommes politiques à trausaieltreleur !c Gorgias. — Ce soin les Sop/iistcs,

science aux autres, et même à leurs Voir sui tout le Prolagoias de Platon.

�� �� � 476 MORALE A NICOMAQUE.

ils ne deviendraient pas des homuies d'État plus ha- biles à bien gouverner par la longue habitude du gou- vernement. Ainsi donc, quand on veut s'instruire dans la science politique , on a besoin , ce semble , d'y joindre la pratique à la théorie. § 20. Mais les So- phistes, qui font tant de bruit de leur prétendue science, sont fort loin d'enseigner la politique ; ils ne savent pré- cisément, ni ce qu'elle est, ni ce dont elle s'occupe. S'ils s'en rendaient bien compte, ils ne l'auraient pas con- fondue avec la rhétorique, ni surtout ravalée même au- dessous. Ils ne pourraient pas croire davantage qu'il fût aisé de faire un bon code de lois en rassemblant toutes celles qui ont le plus de renommée, et en faisant un choix des meilleures. On dirait, à les entendre, que le choix n'est pas lui-même un acte de haute intelligence ; et que, bien juger n'est pas ici le point capital, tout comme dans la musique. En chaque genre, les gens d'expérience spéciale sont les seuls qui jugent parfaite- ment les choses, et qui comprennent par quels moyens et comment on arrive à les produire, comme ils en savent aussi les combinaisons et les harmonies secrètes. Quant aux gens qui n'ont pas cette expérience personnelle, ils doivent se contenter de ne pas ignorer si l'ouvrage est en gros bon ou mauvais, comme pour la peinture.

��§ 19. La pratique a La tlicoric. Il mécanisme politique de quelques- est bien peu d'hommes d'Élat, mèuie uns des gouvernements de son temps, de nos jours, qui aient su réunir ces — Un bon code de lois. Je ne sais à deux conilitions. qui s'adresse cette critique. — Les

§ 20. S'ils s'en voulaient bien seuls qui jugent parfaitement. C'est

comp/e. Il faut se rappeler que par ses le proverbe latin : « Crcdcndum est

relations avec Philippe et Alexandre, cuique in suâarlcpcrito.» C'estlebon

Aristole avait vu d'assez près le sens qui le dicte.

�� � LIVRE \, CH. X. ^ -22. /|77

,^21. Mais les lois sont les œuvres ei les résultats de la politique. Comment donc avec leur aide pourrait-on de- \enir législateur, ou du moins juger quelles sont les meilleures d'entr'elles? Ce n'est pas par l'étude des livres qu'on voit les médecins se former, bien que ces li\Tes ne se bornent pas à indiquer seulement les remèdes, mais qu'ils aillent jusqu'à détailler, et les moyens de guérir, et la nature des soins divers qu'il faut donner à chaque ma- lade en particulier, d'après les tempéraments dont on analyse toutes les différences. Les livres, d'ailleurs, utiles peut-être quand on a déjà l'expérience, sont d'une inutilité complète pour les ignorants. Les recueils de lois et de constitutions pourraient bien être dans le même cas ; ils me semblent fort utiles quand on est déjà capable de spéculer sur ces matières, déjuger ce qui est bien et ce qui est mal, et de discerner les institutions qui pourraient convenir suivant les divers cas. ]\Iais si, sans avoir cette faculté de les bien comprendre, on se met à étudier ces recueils, on sera tout à fait hors d'état de juger saine- ment des choses, si ce n'est par un hasard exceptionnel, quoique je ne nie pas que cette lecture ne puisse donner assez vite une intelligence plus grande de ces matières.

§ 22. Ainsi donc, nos devanciers ayant laissé inexploré le champ de la législation, il y aura peut-être quel- qu'avantage à l'étudier nous-même et à traiter à fond de la pohtique, afin de compléter par là, dans la mesure de

��§ 21. Par l'étude des livres. Il est serait difficile de dire h qui l'on doit

probable que quelques Sophistes du attribuer précisément celte opinion, temps d'Aristole avaient recommandé § 22. Inexploré le champ de la

Tétudc des lois, comme !a seule mé- législation. Il semble que cette as-

tbodc de se former à la politique. Il sertion n'est pas très-exacte et que

�� � notre pouvoir, la philosophie des choses humaines. g 23. Et d’abord, quand nous trouverons dans nos prédécesseurs quelque détail de ce vaste sujet heureusement traité, nous ne manquerons pas de l’adopter en le citant ; et ensuite, nous verrons d’après les constitutions que nous avons recueillies, quels sont les principes qui sauvent ou qui perdent les États en général, et en particulier chaque l’état divers. Nous rechercherons les causes qui font que quelques-uns sont bien gouvernés et que les autres le sont mal ; car, lorsque nous aurons achevé ces études, nous verrons d’un coup d’œil plus complet et plus sûr quel est l’État par excellence, et quelles sont pour chaque espèce de gouvernement la constitution, les lois et les mœurs spéciales qu’il doit avoir pour être en son genre le meilleur possible.

Entrons donc en matière.


le souvenir seul des Lois de Platon suffisait pour lu réfuter. — La philosophie des choses humaines. Expression admirable.


§ 23. De l’adopter en le citant. Tout le second livre de la Politique est consacré par Aristote à l’examen des théories antérieures aux siennes, C’est sa méthode constante dans le Traité de l’Ame, dans, la Métaphysique, etc. — Les constitutions que nous avons recueillies. C’est le fameux Recueil des Constitutions, qui a péri si malheureusement. Voir les fragments qui en restent, dans le second volume des Fragmenta historicorum de M. Firmin Didot, p. 102 et suiv. Voir aussi ma préface à la Politique, p. XXI, 1" édition. — Quel est l’Etat par excellence. Voir sur tout ce passage l'appendice à ma seconde édition de la Politique, p. CLXXXIV. — Entrons donc en matière. Ceci peut préparer assez bien la Politique. Mais on attendait plutôt ici quelques généralités définitives sur la morale. C’est un résumé qui manque.


FIN DU LIVRE DIXIÈME
ET DU DEUXIÈME VOLUME.