Morale à Nicomaque/1
LIVRE I.
CHAPITRE PREMIER.
§ 1. Tous les arts, toutes les recherches méthodiques de l’esprit, aussi bien que tous nos actes et toutes nos déterminations morales, semblent toujours avoir en vue quelque bien que nous désirons atteindre ; et c’est là ce qui fait qu’on a parfaitement défini le bien quand on a dit qu’il est l’objet de tous les vœux. § 2. Ceci n’empêche pas, bien entendu, qu’il n’y ait de grandes différences entre les fins qu’on se propose. Parfois ces fins sont simplement les actes mêmes qu’on produit ; d’autres fois, outre les actes, ce sont les résultats qui en sortent. Dans toutes les choses qui ont certaines fins au—delà même des actes, les résultats définitifs sont naturellement plus importants que les actes qui les amènent. § 3. D’autre part, comme il existe une foule d’actions, d’arts et de sciences diverses, il y a tout autant de fins différentes : par exemple, la santé est le but de la médecine ; le vaisseau est le but de l’architecture navale ; la victoire est le but de la science militaire ; la richesse, celui de la science économique. § 4. Tous les résultats de cet ordre sont en général soumis à une science spéciale qui les domine ; ainsi c’est à la science de l’équitation que sont subordonnés l’art de la sellerie et tous les arts qui concernent l’emploi du cheval, de même que ces arts à leur tour et tous les autres actes militaires sont soumis à la science générale de la guerre. D’autres actes sont également soumis à d’autres sciences ; et pour toutes sans exception, les résultats que poursuit la science fondamentale sont supérieurs aux résultats des arts subordonnés ; car c’est uniquement pour les premiers que les seconds à leur tour sont recherchés.
§ 5. Peu importe du reste que les actes eux-mêmes soient le but dernier qu’on se propose en agissant, ou qu’il y ait encore au-delà de ces actes quelque autre résultat de poursuivi, comme dans les sciences que l’on vient de citer. § 6. S’il est à tous nos actes un but définitif que nous voulions atteindre pour lui -même et en vue duquel nous recherchions tout le reste ; si, d’un autre côté, nous ne pouvons pas dans nos déterminations remonter sans cesse à un nouveau motif, ce qui serait se perdre dans l’infini et rendrait tous nos désirs parfaitement stériles et vains, il est clair que le but commun de tous nos vœux sera le bien, et le bien suprême. § 7. Ne faut-il point penser aussi que, pour la règle de la vie humaine, la connaissance de cette fin dernière ne soit d’une haute importance ? et que, comme des archers qui visent à un but bien marqué, nous soyons alors mieux en état de remplir notre devoir ?
§ 8. Si cela est vrai, nous devons essayer, ne dussions-nous faire qu’une simple esquisse, de définir ce que c’est que le bien, et de faire voir de quelle science et de quel art il fait partie.
§ 9. Un premier point qui peut sembler évident, c’est que le bien relève de la science souveraine, de la science la plus fondamentale de toutes. Et celle-là c’est précisément la science politique. § 10. C’est elle en effet qui détermine quelles sont les sciences indispensables à l’existence des États, quelles sont celles que les citoyens doivent apprendre, et dans quelle mesure il faut qu’ils les possèdent. On peut remarquer en outre que les sciences qui sont le plus en honneur sont subordonnées à la politique, je veux dire la science militaire, la science administrative, la rhétorique. § Il. Comme c’est elle qui emploie toutes les autres sciences pratiques, et qui prescrit en outre au nom de la loi ce qu’il faut faire et ce dont il faut s’abstenir, on pourrait dire que son but embrasse les buts divers de toutes les autres sciences ; et par conséquent le but de la politique serait le vrai bien, le bien suprême de l’homme. § 12. Il est certain d’ailleurs que le bien est identique pour l’individu et pour l’État. Toutefois il semble que procurer et garantir le bien de l’État soit quelque chose de plus grand et de plus complet ; le bien est digne d’être aimé, même quand il ne s’agit que d’un seul être ; mais cependant il est plus beau et plus divin, quand il s’applique à toute une nation, quand il s’applique à des États entiers.
§ 13. Ainsi donc le présent traité étudiera toutes ces questions ; et il est presque un traité politique.
§ 14. Ce sera dire sur cette matière tout ce qu’il est possible, si on la traite avec toute la clarté qu’elle comporte. Mais il ne faut pas plus exiger une précision égale dans toutes les œuvres de l’esprit, qu’on ne l’exige pour les ouvrages de la main. Or, le bien et le juste, sujets qu’étudie la science politique, donnent lieu à des opinions tellement divergentes et tellement larges, qu’on est allé jusqu’à soutenir que le juste et le bien existent uniquement en vertu de la loi, et n’ont aucun fondement dans la nature. § 15. Si d’ailleurs les biens eux-mêmes peuvent soulever une aussi grande diversité d’opinions et tant d’erreurs, c’est qu’il arrive trop souvent que les hommes n’en retirent que du mal ; et l’on a vu fréquemment des gens périr par leurs richesses, comme d’autres périssaient par leur courage. § 16. Ainsi donc quand on traite un sujet de ce genre et qu’on part de tels principes, il faut savoir se contenter d’une esquisse un peu grossière de la vérité ; et en ne raisonnant que sur des faits généraux et ordinaires, on n’en doit tirer que des conclusions de même ordre et aussi générales. § 17. C’est avec cette indulgente réserve qu’il conviendra d’accueillir tout ce que nous dirons ici. Il est d’un esprit éclairé de ne demander la précision pour chaque genre de sujets, que dans la mesure où la comporte la nature même de la chose qu’on traite ; et il serait à peu près aussi déplacé d’attendre une simple probabilité du mathématicien que d’exiger de l’orateur des démonstrations en forme.
§ 18. On a toujours raison de juger ce qu’on connaît ; et l’on y est bon juge. Mais pour juger un objet spécial, il faut être spécialement instruit de cet objet ; et pour bien juger d’une manière générale, il faut être instruit sur l’ensemble des choses. Voilà pourquoi la jeunesse est peu propre à faire une sérieuse étude de la politique ; elle n’a pas l’expérience des choses de la vie, et c’est précisément de ces choses que la politique s’occupe et qu’elle tire ses théories. Il faut ajouter que la jeunesse qui n’écoute que ses passions, entendrait de telles leçons bien vainement et sans aucun profit, puisque le but que poursuit la science politique n’est pas la simple connaissance des choses, et que ce but est pratique avant tout. § 19. Quand je dis jeunesse, je veux dire tout aussi bien la jeunesse de l’esprit que la jeunesse de l’âge ; il n’y a point sous ce rapport de différence ; car le défaut que je signale ne tient pas au temps qu’on a vécu ; il tient uniquement à ce qu’on vit sous l’empire de la passion, et à ce qu’on ne se laisse jamais guider que par elle dans la poursuite de ses désirs. Pour les esprits de ce genre, la connaissance des choses est tout à fait inféconde, absolument comme elle l’est pour les gens qui, dans un excès, perdent la possession d’eux-mêmes. Au contraire ceux qui règlent leurs désirs et leurs actes par la seule raison, peuvent profiter beaucoup à l’étude de la politique.
g 20. Mais bornons-nous à ces idées préliminaires sur le caractère de ceux qui veulent cultiver cette science, sur la manière d’en recevoir les leçons, et sur l’objet que nous nous proposons ici.
CHAPITRE II.
Le but suprême de l’homme, de l’aveu de tout le monde, c’est le bonheur. — Diversité des opinions sur la nature même du bonheur ; on n’étudiera que les plus célèbres ou les plus spécieuses. — Différences des méthodes suivant qu’on part des principes ou qu’on remonte aux principes. — On juge en général du bonheur par la vie qu’on mène soi-même ; la recherche des plaisirs suffit au vulgaire ; l’amour de la gloire est le partage des natures supérieures, ainsi que l’amour de la vertu. — Insuffisance de la vertu réduite à elle seule pour faire le bonheur ; dédain de la richesse.
§ 1. Reprenons maintenant notre première assertion ; et puisque toute connaissance, toute résolution de notre esprit a nécessairement en vue un bien d’une certaine espèce, expliquons quel est le bien que suivant nous recherche la politique, et par conséquent le bien supérieur que nous pouvons poursuivre dans tous les actes de notre vie. § 2. Le mot qui le désigne est accepté à peu près par tout le monde ; le vulgaire, comme les gens éclairés, appelle ce bien suprême le bonheur ; et dans leur opinion commune, vivre bien, agir bien est synonyme d’être heureux. § 3. Mais c’est sur la nature et l’essence du bonheur que les opinions se partagent ; et sur ce point, le vulgaire est très-loin d’être d’accord avec les sages. § 4. Les uns le placent dans des choses apparentes et qui éclatent aux yeux, comme le plaisir, la richesse, les honneurs, tandis que d’autres le placent ailleurs. Ajoutez que l’opinion d’un même individu varie souvent sur ce sujet ; malade, on croit que le bonheur est la santé ; pauvre, que c’est la richesse ; ou bien quand on a la conscience de son ignorance, on se borne à admirer ceux qui parlent du bonheur en termes pompeux, et qui s’en font une image supérieure à celle qu’on s’en fait soi-même. § 5. Quelquefois on a cru qu’au-dessus de tous ces biens particuliers, il existe un autre bien en soi qui est la cause unique que toutes ces choses secondaires sont aussi des biens.
§ 6. Rechercher toutes les opinions sur cette matière serait peine assez inutile ; et nous nous bornerons à celles qui sont les plus répandues, c’est-à-dire à celles qui semblent avoir quelque vérité et quelque raison.
§ 7. Du reste ne perdons pas de vue qu’il y a grande différence entre les théories qui partent des principes et celles qui remontent aux principes. Platon avait bien raison de se demander et de rechercher si la vraie méthode consiste à partir des principes ou à remonter jusqu’à eux ; tout comme pour le stade on peut aller des juges à la borne ; ou à l’inverse, de la borne aux juges,. § 8. Mais il faut toujours débuter par des choses bien notoires et bien claires. Les choses peuvent être notoires de deux façons : elles peuvent l’être, ou relativement à nous, ou d’une manière absolue. Peut-être nous faut-il commencer par celles qui sont notoires pour nous ; et voilà pourquoi des mœurs et des sentiments honnêtes sont la préparation nécessaire de quiconque veut faire une étude féconde des principes de la vertu, de la justice, en un mot, des principes de la politique.
§ 9. Le vrai principe en toutes choses, c’est le fait ; et si le fait lui-même était toujours connu avec une suffisante clarté, il n’y aurait guère besoin de remonter jusqu’à sa cause. Une fois qu’on a la connaissance complète du fait, ou l’on en possède déjà les principes, ou du moins on peut très-aisément les acquérir. Mais quand on est hors d’état de connaître ni le fait ni la cause, on doit s’appliquer cette maxime d’Hésiode :
« Le mieux est de pouvoir se diriger soi-même,
En sachant ce qu’on fait pour le but qu’on poursuit.
C’est bien encor de suivre un sage avis d’autrui.
Mais ne pouvoir penser et n’écouter personne,
Est l’action d’un sot que chacun abandonne. »
§ 10. Mais revenons au point d’où nous nous sommes écartés.
Ce n’est pas, selon nous, une erreur complète que de se faire une idée du bien et du bonheur par la vie qu’on mène soi —même. Ainsi les natures vulgaires et grossières croient que le bonheur, c’est le plaisir ; et voilà pourquoi elles n’aiment que la vie des jouissances matérielles. C’est qu’en effet il n’y a que trois genres de vie qu’on puisse plus particulièrement distinguer : d’abord cette vie dont nous venons de parler, puis la vie politique ou publique, et enfin la vie contemplative et intellectuelle. § Il. La plupart des hommes, tels qu’ils se montrent, sont de véritables esclaves, choisissant par goût une vie de brutes ; et ce qui leur donne quelque raison et semble les justifier, c’est que le plus grand nombre de ceux qui sont au pouvoir n’en profitent d’ordinaire que pour se livrer à des excès dignes de Sardanapale. § 12. Au contraire, les esprits distingués et vraiment actifs placent le bonheur dans la gloire ; car c’est là le but le plus habituel de la vie politique. Mais le bonheur ainsi compris est quelque chose de plus superficiel et de moins solide que celui qu’on prétend chercher ici. La gloire et les honneurs semblent appartenir à ceux qui les dispensent bien plutôt qu’à celui qui les reçoit, tandis que le bien tel que nous le proclamons est quelque chose qui est tout personnel, et qu’on ne peut enlever que très-difficilement à l’homme qui le possède. J’ajoute que souvent l’on ne paraît poursuivre la gloire que pour se confirmer soi-même dans l’idée qu’on a de sa propre vertu ; on cherche à captiver l’estime des gens sages et du monde dont on est connu, parce qu’on la regarde comme un juste hommage au mérite qu’on se suppose. § 13. J’en conclus qu’aux yeux même des hommes qui se conduisent par ces motifs, la vertu a la prééminence sur la gloire qu’il recherchent. On pourrait donc croire aisément que la vertu est la véritable fin de l’homme plutôt que la vie politique. Mais la vertu elle-même est évidemment trop incomplète, quand elle est seule ; car il ne serait pas impossible que la vie d’un homme plein de vertu ne fût qu’un long sommeil et une perpétuelle inaction. Il se pourrait même encore qu’un tel homme souffrît les plus vives douleurs et les plus grandes infortunes ; or, jamais à moins qu’on n’ait une thèse toute personnelle à défendre, on ne pourrait soutenir que l’homme qui vivrait ainsi fût heureux.
Mais c’en est assez sur ce sujet dont nous avons amplement parlé dans nos ouvrages Encycliques.
§ 14. Le troisième genre de vie, après les deux que nous venons d’examiner, est la vie contemplative et intellectuelle ; nous l’étudierons dans ce qui doit suivre. § 15. Quant à la vie où l’on ne se propose que de s’enrichir, c’est une sorte de violence et de lutte continuelles ; mais évidemment la richesse n’est pas le bien dont nous sommes en quête ; la richesse n’est qu’une chose utile et recherchée en vue de choses autres qu’elle-même. Aussi les divers genres de vie dont nous avons antérieurement parlé, pourraient plutôt encore que la richesse être pris pour les véritables fins de la vie humaine, parce qu’on ne les aime que pour eux absolument ; et pourtant ces fins mêmes ne sont pas les vraies, malgré toutes les discussions dont elles ont été l’objet. Mais laissons de côté tout ceci.
CHAPITRE III.
De l’idée générale du bonheur. — Critique du système des Idées de Platon. Objections diverses : le bien n’est pas un, puisqu’il est dans toutes les Catégories, et qu’il y a plusieurs sciences du bien ; le bien en soi et le bien se confondent. — Les Pythagoriciens et Speusippe. — Distinction des biens qui sont des biens par eux-mêmes, et de ceux qui ne le sont qu’à cause d’autres biens ; difficultés de cette distinction. —Le moyen le plus sûr de connaître le bien, c’est de l’étudier dans les biens particuliers que l’homme possède et emploie.
§. 1. Peut-être sera-t-il plus convenable d’étudier le bien dans son acception universelle, et de nous rendre compte ainsi du sens exact qui s’attache à ce mot. Je ne me dissimule pas toutefois qu’une recherche de ce genre peut être pour nous assez délicate, puisque le système des Idées a été présenté par des personnes qui nous sont chères. Mais on trouverait bien sans doute, et l’on regarderait comme un vrai devoir de notre part, que dans l’intérêt de la vérité, nous fissions la critique même de nos propres opinions, surtout puisque nous nous piquons d’être philosophe ; ainsi entre l’amitié et la vérité qui nous sont chères toutes les deux, c’est une obligation sacrée de donner la préférence à la vérité.
§ 2. Ceux qui ont introduit cette opinion n’ont pas fait ni admis d’Idées pour les choses où ils distinguaient un ordre de priorité et de postériorité. C’est même là ce qui les empêchait, pour le dire en passant, de supposer des Idées pour les nombres. Or le bien se dit également et dans la catégorie de la substance, et dans la catégorie de la qualité, et dans celle de la relation. Mais ce qui est en soi, c’est-à-dire la substance, est par sa nature même antérieur à la relation, puisque la relation est comme une superfétation et un accident de l’être ; et il semble qu’on ne saurait établir entre tous ces biens d’Idée commune. § 3. Ajoutons que le bien peut se présenter sous autant d’acceptions diverses que l’être lui-même. Ainsi le bien dans la catégorie de la substance, c’est Dieu et l’intelligence ; dans la catégorie de la qualité, ce sont les vertus ; dans celle de la quantité, c’est la mesure ; dans celle de la relation, c’est l’utile ; dans celle du temps, c’est l’occasion ; et dans celle du lieu, c’est la position régulière. De même pour le reste des catégories. Ainsi évidemment le bien n’est pas une sorte d’universel commun à toutes ; il n’est pas un ; car s’il l’était, on ne le retrouverait pas dans toutes les catégories, et il serait dans une seule exclusivement. § 4. De plus encore, comme il n’y a qu’une seule science des choses qui sont comprises sous une seule Idée, il faudrait qu’il n’y eût également qu’une science unique de tous les biens quels qu’ils fussent. Mais loin de là, il y a plusieurs sciences même pour les biens d’une seule catégorie. Ainsi la science de l’occasion, c’est dans la guerre la science stratégique ; c’est dans la maladie, la science médicale, La science de la mesure est encore la science médicale en ce qui concerne les aliments ; c’est la science gymnastique, en ce qui concerne les exercices.
§ 5. On pourrait se demander également ce que c’est que la chose en soi et ce qu’on veut dire en appliquant cette expression « en soi » à chaque chose. Pour l’homme en soi, et pour l’homme, la définition est une seule et même définition, c’est celle de l’homme, simplement en tant qu’il est homme ; il n’y a de part ni d’autre aucune différence ; et si dans ce cas il en est ainsi, il ne peut pas non plus y avoir de différence entre le bien en soi et le bien, en tant qu’ils sont des biens l’un et l’autre.
§ 6. On ne pourrait pas même dire que le bien en soi est plus un bien que tout autre bien parce qu’il serait éternel, puisque, dans un autre genre, une blancheur qui dure de longues années n’est pas pour cela plus blanche que celle qui ne dure qu’un seul jour. § 7. Le système des Pythagoriciens sur la nature du bien me semble encore plus acceptable, quand ils placent l’unité dans la série coordonnée où ils mettent aussi les biens ; et c’est également une opinion où Speusippe semble les avoir suivis.
§ 8. Mais laissons la discussion de ces derniers points, qui trouvera sa place ailleurs.
À la réfutation que nous venons de présenter, il semble qu’on peut faire une objection, et dire que les Idées attaquées par nous ne s’appliquent pas aux biens de toute espèce, et qu’elles ne concernent qu’une seule espèce de biens, à savoir ceux qu’on poursuit et qu’on aime pour eux-mêmes uniquement, tandis que les choses qui produisent ces biens ou qui contribuent à les conserver de quelque façon que ce soit, ou qui préviennent ce qui leur est contraire et les détruit, ne sont appelées des biens qu’à cause de ceux-là, et sous un autre point de vue. § 9. Ainsi cette expression de biens peut évidemment se prendre en un double sens ; d’une part, les biens qui sont des biens par eux-mêmes, puis les autres biens qui ne le sont que grâce aux premiers. Dès lors, nous pouvons séparer et distinguer les biens en soi des biens qui servent simplement à procurer ceux-là, et rechercher si les biens en soi ainsi compris sont réellement exprimés et compris sous une seule Idée.
§ 10. Mais d’abord, quels sont précisément les biens qu’on doit reconnaître pour des biens en soi ? Sont-ce les biens qu’on poursuivrait encore quand même ils seraient isolés, par exemple, penser, voir, ou encore tels plaisirs, tels honneurs en particulier ? Ce sont là toutes choses qu’on peut poursuivre aussi en vue de quelqu’autre chose qu’elles, mais qui cependant peuvent très-justement passer pour des biens en soi. Ou bien ne doit-on reconnaître absolument pour un bien que l’Idée et l’Idée toute seule ? L’Idée alors deviendra tout à fait vaine et inutile. § 11. Mais si les choses que nous venons d’énumérer sont, elles aussi, des biens en soi, il faudra que la définition du bien soit manifestement la même dans tous ces cas divers, comme la définition de la blancheur est évidemment identique pour la neige et pour la céruse. Or pour les honneurs, pour la pensée, pour le plaisir, les définitions sont autres et fort différentes, en tant que toutes ces choses sont des biens. Concluons donc que le bien n’est pas quelque chose de commun qu’on puisse comprendre sous une seule et unique Idée.
§ 12. Mais comment toutes ces choses sont-elles appelées des biens ? Ce ne sont pas là certainement de ces homonymes, de ces équivoques que crée le hasard. Sont-elles comprises sous une appellation pareille, parce qu’elles viennent toutes d’une seule origine, ou parce qu’elles tendent toutes à un seul but ? Ou n’est-ce pas plutôt par simple analogie ? Ainsi par exemple la vue dans le corps a de l’analogie avec l’entendement dans l’âme ; et comme telle autre chose a de l’analogie avec telle autre. § 13. Mais peut-être faut-il pour le moment laisser de côté toutes ces questions ; il appartient plus spécialement à une autre partie de la philosophie de les traiter avec la précision désirable ; et l’on pourrait en dire à peu près autant de l’Idée ; car si le bien qu’on attribue à tant de choses et qu’on fait commun à toutes, est un comme on le prétend, ou s’il est quelque chose de séparé qui existe en soi, il est dès lors parfaitement clair qu’il ne saurait être possédé ni pratiqué par l’homme. Or c’est précisément un bien de cette dernière espèce accessible à l’homme que nous cherchons en ce moment.
§ l4. Mais on peut trouver que ce serait un grand avantage de connaître le bien, dans son rapport avec les biens que l’homme peut acquérir et pratiquer ; car le bien ainsi connu nous servant en quelque sorte de modèle, nous saurions mieux découvrir les biens spéciaux qui nous conviennent ; et une fois éclairés sur ce point, nous arriverions plus aisément à nous les procurer. § 15. Tout en reconnaissant que cette opinion a quelque chose de fort plausible, je dois dire pourtant qu’elle semble en désaccord avec les exemples que nous offrent les sciences de tout genre. Quoiqu’elles aient toutes en vue un bien qu’elles poursuivent, quoiqu’elles tendent à satisfaire nos besoins, elles n’en négligent pas moins l’étude du bien en lui-même. Or il n’est pas supposable que tous les praticiens, les artistes méconnaissent un si puissant secours et ne le recherchent point. § 16. Il n’est pas plus facile de voir à quoi servirait au tisserand, et au maçon, pour leur art spécial, de connaître le bien en soi ; ni comment l’on sera meilleur médecin, ou meilleur général d’armée, pour avoir contemplé l’Idée même du bien. Ce n’est pas sous ce point de vue que le médecin considère ordinairement la santé ; il ne considère que celle de l’homme, ou pour mieux dire encore, il considère spécialement la santé de tel individu ; car il n’exerce la médecine que sur des cas particuliers. Mais, je le répète, n’allons pas plus loin sur ce sujet.
CHAPITRE IV.
Le bien dans chaque genre de choses est la fin en vue de laquelle se fait tout le reste. — Le bonheur est la fin dernière de tous les actes de l’homme ; il est indépendant et parfait. — Le bonheur ne se comprend bien que par la connaissance de l’œuvre propre de l’homme. Cette œuvre est l’activité de l’âme dirigée par la vertu.
§ 1. Revenons encore une fois au bien que nous cherchons, et voyons ce qu’il peut être.
D’abord, le bien se montre très-différent selon les différents genres d’activité, et selon les différents arts. Ainsi il est autre dans la médecine, autre dans la stratégie ; et de même pour tous les arts sans distinction. Qu’est-ce donc que le bien dans chacun d’eux ? N’est-ce pas la chose en vue de laquelle se fait tout le reste ? Dans la médecine par exemple, c’est la santé ; dans la stratégie, c’est la victoire ; c’est la maison dans l’art de l’architecture ; c’est un autre but dans un autre art. Mais dans toute action, dans toute détermination morale, le bien est la fin même qu’on poursuit ; et c’est toujours en vue de cette fin que l’on fait constamment tout le reste. Par une conséquence évidente, s’il existe pour tout ce que l’homme peut faire en général une fin commune où tendent tous ses actes, cette fin unique est le bien tel que l’homme peut le pratiquer ; et s’il y a plusieurs fins de ce genre, ce sont elles alors qui sont le bien.
§ 2. Ainsi après ce long détour, notre discussion aboutit au point même d’où nous étions partis. Mais il faut nous efforcer d’éclaircir ceci encore davantage.
§ 3. Comme il y a plusieurs fins, à ce qu’il semble, et que nous en pouvons rechercher quelques-unes en vue des autres, la richesse par exemple, la musique, l’art de la flûte, et en général toutes ces fins qu’on peut appeler des instruments, il est bien évident que toutes ces fins indistinctement ne sont pas parfaites et définitives par elles-mêmes. Or le bien suprême doit être quelque chose de parfait et de définitif. Par conséquent, s’il existe une seule et unique chose qui soit définitive et parfaite, elle est précisément le bien que nous cherchons ; et s’il y a plusieurs choses de ce genre, c’est la plus définitive d’entre elles qui est le bien. § 4. Or, à notre sens, le bien qui doit être recherché pour lui seul est plus définitif que celui qu’on recherche en vue d’un autre bien ; et le bien qui n’est jamais à rechercher en vue d’un autre bien, est plus définitif que ces biens recherchés à la fois et pour eux et pour ce bien supérieur ; en un mot, le parfait, le définitif, le complet est ce qui est éternellement recherchable en soi, et ne l’est jamais en vue d’un objet autre que lui. § 5. Mais voilà précisément le caractère que semble avoir le bonheur ; c’est pour lui, et toujours pour lui seul, que nous le recherchons ; ce n’est jamais en vue d’une autre chose. Au contraire quand nous poursuivons les honneurs, le plaisir, la science, la vertu sous quelque forme que ce soit, nous désirons bien sans doute tous ces avantages pour eux-mêmes, puisque indépendamment de toute autre conséquence nous désirerions certainement chacun d’eux ; mais cependant nous les désirons aussi en vue du bonheur, parce que nous croyons que tous ces avantages divers nous le peuvent assurer, tandis que personne ne peut désirer le bonheur, ni en vue de ces avantages, ni d’une manière générale en vue de quoi que ce soit autre que lui.
§ 6. Du reste cette conclusion à laquelle nous venons d’arriver, semble sortir également de l’idée d’indépendance, que nous attribuons au bien parfait, au bien suprême. Évidemment nous le croyons indépendant de tout. Et quand nous parlons d’indépendance, nous n’entendons pas du tout la limiter à l’homme qui mène une vie solitaire ; elle peut appartenir non moins bien à celui qui vit pour ses parents, pour ses enfants, pour sa femme, et en général pour ses amis et ses concitoyens, puisque l’homme est naturellement un être sociable et politique. § 7. Sans doute il est en ceci une mesure qu’il faut savoir garder ; car, si l’on étendait ces relations aux parents d’abord, puis aux descendants de tous degrés, puis aux amis des amis, on pousserait les choses à l’infini. Mais nous examinerons une autre fois ces questions. Pour le moment, ce que nous entendons par indépendance, c’est ce qui pris dans son isolement suffit à rendre la vie désirable, et fait qu’elle n’a plus besoin de quoi que ce soit ; or c’est là justement selon nous ce qu’est le bonheur. § 8. Disons en outre que le bonheur pour être la plus désirable des choses n’a pas besoin de faire nombre avec quoi que ce soit. Si l’on devait y ajouter une chose quelconque, il est clair qu’il suffirait de l’addition du plus petit des biens pour le rendre encore plus désirable ; car alors ce qu’on y ajoute fait une somme de biens supérieure et incomparable, puisqu’un bien plus grand est toujours plus désirable qu’un moindre bien. Ainsi donc le bonheur est certainement quelque chose qui est définitif, parfait, et qui se suffit à soi-même, puisqu’il est la fin de tous les actes possibles à l’homme.
§ 9. Mais peut-être tout en convenant avec nous que le bonheur est sans contredit le plus grand des biens, le bien suprême, peut-on désirer encore d’en connaître plus clairement la nature.
§ 10. Le plus sûr moyen d’obtenir cette complète notion, c’est de savoir quelle est l’œuvre propre de l’homme. Ainsi de même que pour le musicien, pour le statuaire, pour tout artiste, et en général pour tous ceux qui produisent quelque œuvre et qui agissent d’une façon quelconque, le bien et la perfection, ce semble, sont dans l’œuvre spéciale qu’ils accomplissent ; de même, à ce qu’il paraît, l’homme doit trouver le bien dans son œuvre propre, si toutefois il est une œuvre spéciale que l’homme doive accomplir. § Il. Mais est-ce que par hasard quand le maçon, le tourneur, etc., ont une œuvre spéciale et des actes propres, l’homme seul n’en aurait pas ? Serait-il condamné par la nature à l’inaction ? Ou plutôt de même que l’œil, que la main, que le pied, et en général que chaque partie du corps remplit évidemment une fonction spéciale, de même n’est-il pas à croire que l’homme, indépendamment de toutes ces fonctions diverses, a encore la sienne propre ? Mais quelle peut être cette fonction caractéristique ? § 12. Vivre est une fonction commune que l’homme partage même avec les plantes ; et l’on ne cherche ici que ce qui lui est exclusivement spécial. Il faut donc mettre hors de ligne la vie de nutrition et de développement. À la suite, vient la vie de sensibilité ; mais cette vie à son tour se montre également commune à d’autres êtres, au cheval, au bœuf, et en général à tout animal aussi bien qu’à l’homme. § 13. Reste donc la vie active de l’être doué de raison. Mais l’on peut en outre distinguer dans cet être la partie qui ne fait qu’obéir à la raison, et la partie qui possède directement la raison, et s’en sert pour penser. De plus, comme cette faculté même de la raison peut se comprendre encore en un double sens, il faut bien déterminer qu’il s’agit surtout de la faculté en acte, parce que c’est elle qui paraît mériter plus particulièrement le nom qu’elles portent toutes deux. § 14. Ainsi, la fonction propre de l’homme serait l’acte de l’âme conforme à la raison, ou du moins l’acte de l’âme qui ne peut s’accomplir sans la raison. D’ailleurs quand nous disons que telle fonction est génériquement celle de tel être, nous entendons qu’elle est aussi la fonction de cet être bien développé, de même que l’œuvre du musicien se confond également avec l’œuvre du bon musicien. Et de même dans tous les cas sans exception, on ajoute toujours à l’idée simple de l’œuvre, l’idée de la perfection supérieure à laquelle cette œuvre peut être portée ; et par exemple, l’œuvre du musicien étant de faire de la musique, l’œuvre du bon musicien sera d’en faire de bonne. Si tout ceci est vrai, nous pouvons admettre que l’œuvre propre de l’homme en général est une vie d’un certain genre ; et que cette vie particulière est l’activité de l’âme, et une continuité d’actions que la raison accompagne ; nous pouvons admettre que dans l’homme bien développé toutes ces fonctions s’accomplissent bien et régulièrement. § 15. Mais le bien, la perfection pour chaque chose varie suivant la vertu spéciale de cette chose. Par suite, le bien propre de l’homme est l’activité de l’âme dirigée par la vertu ; et s’il y a plusieurs vertus, dirigée par la plus haute et la plus parfaite de toutes. § 16. Ajoutez encore que ces conditions doivent être remplies durant une vie entière et complète ; car une seule hirondelle ne fait pas le printemps, non plus qu’un seul beau jour ; et l’on ne peut pas dire davantage qu’un seul jour de bonheur, ni même que quelque temps de bonheur, suffise pour faire un homme heureux et fortuné.
CHAPITRE V.
Imperfection Inévitable de cette esquisse du bonheur. Le temps complétera ces théories ; il ne faut pas exiger en toutes choses une égale précision. — Importance des principes.
§ 1. Contentons-nous pour le moment de cette esquisse imparfaite du bien ; c’est une nécessité peut-être utile que de commencer par en tracer d’abord cet incomplet tableau, sauf à revenir ensuite sur ces premiers traits. Une fois que l’esquisse a été bien faite, il semble que tout le monde est capable de continuer l’œuvre et d’en préciser tous les détails ; c’est le temps qui trouve tous ces progrès, ou qui du moins est un puissant auxiliaire pour les faire découvrir. Il est la source de tous les perfectionnements des arts ; car une fois qu’un art est créé, il n’y a personne qui ne puisse contribuer à en combler successivement les lacunes. § 2. Il ne faut pas oublier non plus ce qui vient d’être dit. Répétons qu’il n’est pas juste d’exiger en toutes choses un même degré d’exactitude, et qu’on ne doit demander dans chaque cas qu’une précision relative à la matière qu’on traite. Il faut même se résigner à ne l’obtenir que dans la mesure compatible avec les procédés et la méthode qu’on applique. C’est ainsi en effet que le maçon et le géomètre recherchent très-différemment la ligne droite. L’un ne s’en inquiète qu’autant qu’elle peut servir à l’ouvrage qu’il fait ; l’autre l’étudie dans ce qu’elle est en elle-même et dans ses propriétés ; car il ne cherche et ne contemple que le vrai. C’est aussi ce qu’il faut savoir faire dans toutes les autres choses, de peur que les hors d’œuvres ne deviennent plus nombreux que les œuvres mêmes.
§ 3. Un motif semblable doit nous engager encore à ne pas vouloir en toutes choses remonter également à la cause. Dans bien des cas, il suffit de montrer clairement l’existence de la chose, comme on le fait pour les principes ; car l’existence de la chose est un principe et un point de départ. D’ailleurs parmi les principes les uns sont découverts et connus par l’induction ; les autres le sont par la sensibilité ; d’antres le sont encore par une sorte d’habitude ; d’autres enfin viennent d’une autre origine. Il faut apprendre à traiter chacun de ces principes par la méthode qui répond à sa nature, et l’on ne saurait apporter trop de soin à les bien déterminer. Ils ont une grande importance pour les déductions et les conséquences qu’on en tire ; car l’on a bien raison de dire que le principe, ou le commencement, est plus que la moitié en toute chose, et qu’il suffit à lui seul pour éclaircir bien des points dans les questions que l’on discute.
CHAPITRE VI.
Justification de la définition du bonheur proposée plus haut ; pour bien se rendre compte de cette définition, il faut la rapprocher des attributs divers qu’on donne vulgairement au bonheur. — Division des biens en trois espèces : biens du corps, biens de l’âme, et biens extérieurs. — Le bonheur implique nécessairement l’activité. — L’activité réglée par la vertu est la plus haute condition du bonheur de l’homme. Toutefois les biens extérieurs complètent encore le bonheur et semblent des accessoires indispensables.
§ 1. Pour bien comprendre le principe posé ici, il ne faut pas s’en tenir seulement à la conclusion à laquelle nous avons abouti, ni aux éléments qui composent la définition du bonheur donnée par nous ; il faut s’éclairer en 34 MORALE A NICOMAQUE.
outre en considérant les attributs qu'on accorde ordinai- rement au bonheur; caries réalités sont toujours d'accord avec une définition vraie, et la vérité est bien vite en désaccord avec l'erreur, g 2. Les biens ayant été divisés en trois classes : biens extérieurs, biens de l'âme et biens du corps, les biens de l'âme sont à nos yeux ceux que nous ap- pelons plus spécialement et plus excellemment des biens. C'est à l'âme que notre définition attribue les facultés et les actes que l'âme seule dirige, et nous pouvons dire que cette définition est bonne, puisqu'elle est conforme à cette opinion très-ancienne et admise unanimement par tous ceux qui s'occupent de philosophie. § 3. C'est encore avec raison que nous avons dit que certaines application de nos facultés et certains actes ^sont le véritable but de la vie ; car alors ce but est placé dans les biens de l'âme, et non pas dans les biens extérieurs. § 4. Ce qui confirme notre
��$ i. Eh considérant les attributs. % 2. Les biens ayant été divisés.
J'ai préféré ce sens, quoique ce ne Celle division n'est pas tout à fait
soit pas précisément celui qu'ont celle de Platon, qui divise les biens
en général adopté les comn^euta- divers en biens humains et en biens
leurs. L'expression du teste est tout divins; il ne semble pas non plus
à fait indéterminée ; et pouvanl cboi- qu'elle appartienne en propre à Aris-
sir une interprétation , je me suis tote. Dans la Morale à Eudème^ les
arrêté à celle qui me semble la plus biens sont partagés en deux classes
conforme aux habitudes d'Aristote, seulement : biens qui sont dans l'âme,
et qui peut dans une certaine mesure biens qui sont en dehors de l'âme,
répondre aux deux points de vue. Morale à Eudème, livre II, ch. 1.
On a compris le plus souvent qu'il s'a- au début. Celte dernière classifi-
gissait ici des opinions vulgairement cation répond davantage à celle de
exprimées sur le bonheur, par la plu- Platon.
part des hommes ou des philosophes ; g 3. Nous avons dit, plus haut,
et ce sens est en partie justifié par la ch. h, § lli. — Le but est placé
suite du chapitre. Ma traduction reste dans les biens de l'dmc. Voilà le vrai
indécise comme le texte. principe ; mais Aristote n'y est pas
�� � LIVRE l, CH. VI, ^ 7. 35
(iéfinition, c'est que l'on confond ordinairement l'homme hem-eux avec l'homme qui se conduit bien et réussit; et ce qu'on appelle alors le bonheur, est une sorte de succès et d'honnêteté. § 5. Ainsi, toutes les conditions requises habituellement pour composer le bonheur, semblent se réunir dans la définition que nous en avons donnée ; car pour ceux-ci le bonheur est de la vertu ; pour ceux-là, c'est de la prudence ; pour les uns, c'est la sagesse; pour les autres, c'est tout cela ensemble ou quelque chose de cela, à quoi l'on joint le plaisir, ou cpii du moins n'est pas privé de plaisir. Il en est même d'autres qui veulent comprendre dans ce cercle déjà si vaste l'abondance des biens extérieurs.
§ 6. De ces opinions, les unes ont été soutenues et dès longtemps par de nombreux partisans ; les autres ne l'ont été que par quelques hommes en petit nombre, mais illustres. Il est raisonnable de supposer que les uns pas plus que les autres ne sont tombés dans l'erreur sur tous les points, et qu'au moins ils ont bien vu sur quelques uns ou même sur presque tous.
§ 7. D'abord notre définition est acceptée par ceux qui prétendent que le bonheur est la vertu, ou du moins une
��toujours resté fidèle; et c'est parce qu'Aristote a toujours pratiqué. C'est qu'il confond le bonheur avec le but celui qui plus tard lui a profité à lui- même de la vie, qu'il a trop souvent même, quand Leibnitz a essayé de le incliné aux biens matériels. réhabiliter et de le réconcilier avec
§ 5. Il en est mt!mc d'autres, la science moderne. Ce principe fait
Aristote semble les blâmer, bien qu'il autant d'honneur à la sagacité qu'à
soit lui-même revenu plus d'une fois la modestie de ceux qui l'appliquent,
à cette opinion. C'est un insupportable orgueil de
^ fi. // est raisonnable de sup}w- croire qu'on est le seul à découvrir
ser. Principe (le critique excellent et et à comprendre la vérité.
�� � 36 MORAr.E A MCOMAQLE.
certaine vertu; car <( l'activité de l'âme conforme à la vertu » fait bien aussi partie de la vertu. § 8. Mais il n'est pas du tout indiflérent de placer le bien suprême dans la possession ou dans l'usage de certaines qualités, dans la simple aptitude ou dans l'acte lui-même. L'aptitude peut exister fort réellement sans produire aucun bien, comme par exemple dans un homme qui dort, ou dans un homme qui pour toute autre cause reste inactif. L'acte au contraire ne peut jamais être dans ce cas, puisqu'il agit nécessairement, et que de plus il agit bien. Il en est ici comme aux jeux Olympiques ; ce ne sont pas les hommes les plus beaux ni les plus forts qui reçoivent la couronne ; ce ne sont que les concurrents qui -ont pris part au combat ; car c'est seulement parmi eux que se trouvent les vain- queurs; de même, ce sont ceux qui agissent bien, qui seuls peuvent prétendre dans la vie à la gloire et au bonheur, g 9. Du reste, l'existence de ces hommes qui agissent bien, est par elle-même pleine de charmes. Être charmé est un phénomène qui se rapporte exclusivement h l'âme, et un objet a pour nous des charmes, quand on peut dire de cet objet que nous l'aimons : le cheval, par
��§7. L'activité de l'âme conforme 0/ympî<j(ucs. Très-belle comparaison,
li la vertu. C'est la définition qu'A- en même temps qu'idée très-juste,
ristote a donnée plus haut à la fin du Voir la Morale ù Eudème, livre II,
ch. 4, § 14. ch. 1, §11.
S 8. Dans la possession ou dans § 9. Est par elle-même pleine de
l'usage. Distinction profonde qui aj)- charines. C'est en partie la condam-
partient tout entière à Arislole. Elle nation de la théorie du bonheur tel
est un des éléments principaux de sa qu'Aristote l'entendra plus tard,
métaphysique. C'est lui qui le pre- Cette satisfaction de l'àme, pleine de
micr a séparé aussi nettement la charme pour celui qui l'éprouve, est
puissance et l'acte, c'est-à-dire le le bien suprême. Elle se suflit et n'a
possible et le réel, — Comute aus jeuj pas besoin d'un complénicnt étranger.
�� � LIVRE I, CH. VI, J^ 12. 37
exemple, charme celui qui aime les chevaux ; le spectacle charme celui qui aime les spectacles; tout comme les choses justes charment celui qui aime la justice ; et d'une manière plus générale, les actes vertueux charment celui qui aime la vertu, g 10. Si les plaisirs du vulgaire sont si différents et si opposés entr'eux, c'est que ce ne sont pas de leur nature de vrais plaisirs. Les âmes honnêtes qui aiment le beau, ne goûtent que les plaisirs qui par leur nature sont des plaisirs véritables; et ceux-là, ce sont toutes les actions conformes à la \'ertu ; elles plaisent à ces cœurs bien faits, et elles leurs plaisent uniquement par elles-mêmes. § 11. Aussi la vie de ces hommes généreux n'a pas besoin le moins du monde que le plaisir vienne se joindre à elle comme une sorte d'appendice et de complément; elle porte le plaisir en elle-même; car, indépendamment de tout ce que nous venons de dire, on peut ajouter que celui qui ne trouve pas son plaisir aux actions vertueuses, n'est pas vraiment vertueux; de même qu'on ne peut pas appeler juste celui qui ne se plaît pas à pratiquer la justice ; ni libéral, celui qui ne se plaît pas aux actes de libéralité ; et ainsi du reste.
g 12. Si tout ceci est vrai, ce sont les actions conformes à la vertu qui sont en elles-mêmes les vrais plaisirs de l'homme. Elles ne sont pas seulement agréables ; elles sont en outre bonnes et belles ; et elles le sont par-dessus toutes choses, chacune en leur genre, si toutefois l'homme
��% a. N'a pas besoin le moins du ineiil. Je suis très-loin de l'en bla-
monde. C'est en partie la théorie pla- mer ; et ceci répond aux critiques de
lonicienne; et c'est lu tout le Stoïcisme Brucker et de quelques autres,
en morale. Aristote se montre ici $i2. Les vrais plaisirs de l'homme.
plus austère qu'il ne l\st ordinaire- Il aurait pu ajouter; et sa véritable
�� � 38 MORALE A iNlCOMAQUE.
vertueux sait en juger à leur juste valeur ; et il en juge comme il faut, ainsi que nous l'avons dit. § 13. Ainsi doue le bonheur est tout à la fois ce qu'il y a de meilleur, de plus beau et de plus doux ; car il ne faut rien séparer de tout cela, comme le fait l'inscription de Délos :
« Le juste est le plus beau ; la santé, le meilleur ; « Obtenir ce qu'on aime, est le plus doux au cœur. »
Mais tous ces avantages se trouvent réunis dans les bonnes actions, dans les meilleures actions de l'homme-, et l'ensemble de ces actes, ou du moins l'acte unique qui est le meilleur et le plus parfait entre tous les autres, c'est ce que nous appelons le bonheur.
§ là. Néanmoins, le bonheur pour être complet, semble ne pouvoir se passer des biens extérieurs, ainsi que nous l'avons fait remarquer. 11 est impossible, ou du moins
��fonction, pour résumer la théorie trouve aussi parmi ceux de Théognis,
précédente sur la fonction propre de v. 226 ou 255, selon les éditions, l'homme. § 1/i. Ne pouvoir se passer des
§ 13. De meilleur. Il semble ré- biens extérieurs. Ceci est vrai pour
sulter de tout ce qui vient d'être dit, le bonheur au sens vulgaire de ce
que le meilleur dans l'homme, c'est mot; ce ne l'est pas pour la vertu,
l'activité vertueuse et non pas le L'exemple de Socrate n'était pas si
bonheur. — // ne faut rien séparer éloigné. Sans aucun des biens exté-
de tout cela. C'est peut-être un tort rieurs, il avait été certainement le
égal de confondre tout cela, parce plus heureux des hommes et le plus
que celte confusion mène presque vertueux tout ensemble. — Ainsi
nécessairement à l'erreur qui va que nous l'avons fait remarquer. Il
suivre, et qu'elle fait accorder trop semble tout au contraire qu'un peu
d'importance aux biens extérieurs, plus haut Aristote vient de soute-
— § 13. Le juste est le plus beau, nir une opinion tout opposée. — //
Ces vers sont cités encore au début est impossible. Expression exagérée,
de la Morale à Eudème, avec des qu' Aristote corrige lui-mêaie sur le
variantes insignifiantes. Ou les re- champ.
�� � LIVRE I, CH. VI, § IG. 30
il n'est pas facile de faire le bien quand on est dénué de tout ; pour une foule de choses, ce sont des instruments indispensables que les amis, la richesse, l'influence poli- tique, g 15. n est d'autres choses encore, dont la privation altère le bonheur des hommes à qui elles manquent : la noblesse, une heureuse famille, la beauté. On ne peut pas dire qu'un homme soit heureux quand il est d'une diffor- mité repoussante, s'il est d'une mauvaise naissance, s'il est isolé et sans enfants ; encore moins peut-être peut-on dire d'un homme qu'il soit heureux, s'il a des enfants ou des amis complètement pervers, ou si la mort lui a enlevé les amis et les enfants vertueux qu'il possédait.
§ 16. Ainsi donc, nous le répétons, il semble qu'il faille encore pour le bonheur ces utiles accessoires ; et voilà pourquoi l'on confond souvent la fortune avec le bonheur, comme d'autres le confondent avec la vertu.
��g 15. Il est d'autres choses encore, en faire !e but suprême de la vie, du
C'est dévier de plus en plus de la moment qu'on le comprend ainsi ,
vérité, que d'accumuler les condi- tout en le confondant partout avec la
tions du bonheur. Ce n'est plus le vertu.
gens où Aristote semblait d'abord le g 16. Ces utiles accessoires. Plus
comprendre ; c'est le sens où le vul- haut Aristote semblait les proscrire ;
gaire le comprend. L'idée n'est pas ou du moins, il supposait que le
fausse sans doute, et le bonheur est bonheur pouvait s'en passer. Lacon-
blen en effet au prix de toutes ces tradiclion est évidente, et l'on peut la
conditions ; seulement il ne faut pas trouver assez grave.
��
�
Le bonheur n'est pas l'effet du hasard ; il est à la fois un don des Dieux et le résultat de nos efforts : dignité du bonheur ainsi compris. Cette théorie s'accorde parfaitement avec le but que se propose la politique. — Parmi tous les êtres animés, l'homme seul peut être heureux, parce qu'il est seul capable de vertu. — On ne peut pas dire d'un homme qu'il est heureux tant qu'il vit et qu'il est exposé aux coups de la fortune. — Ressent-on encore des biens et des maux après la mort ?
§ 1. C'est là ce qui fait aussi qu'on s'est demandé s'il
est possible d'apprendre à être heureux, d'acquérir le
bonheur par certaines habitudes, et de l'atteindre par tout
autre procédé analogue ; ou s'il n'est pas plutôt l'effet
de quelque faveur divine, et peut-être même le résultat
du hasard. § 2. De fait, s'il est au monde un don quelconque que les Dieux aient accordé aux hommes, on pourrait croire à coup sûr que le bonheur est un bienfait
Ch. VII. La grande Morale n'a pas de partie correspondante ; Morale à Eudème, livre I, ch. 1 et 3.
§ 1. On s'est demandé. C'est Platon qu'Aristote a en vue. Dans le Ménon, dans le Protagoras, dans la République, Socrate se demande si la vertu peut être enseignée ; mais comme Aristote confond souvent la vertu et le bonheur, la question devient la même ; et si la vertu peut être enseignée, le bonheur peut l'être en même temps qu'elle. Je ne sais pas pourquoi Garve trouve cette recherche inutile. Il semble au contraire qu'elle est très-pratique ; car si le bonheur peut devenir matière d'instruction, il est alors à peu près aussi facile de l'assurer aux hommes que la science. On peut réduire cet art important en règles précises dont le genre humain pourrait beaucoup profiter. Malheureusement il n'en est rien. LIVRE I, c:h. vu, s 5. /ii
qui nous vient d'eux ; et l'on doit le croire d'autant plus volontiers, qu'il n'est rien pour l'homme au-dessus de lui. g 3. Du reste, je n'approfondis pas cette question, qui appartient peut-être plus spécialement à un autre ordre d'études. Mais je dis que si le bonheur ne nous est pas uniquement envoyé par les Dieux, et si nous l'obtenons par la pratique de la vertu, par un long apprentissage ou par une lutte constante, il n'en est pas moins l'une des choses les plus divines de notre monde, puisque le prix et le but de la vertu sont évidemment quelque chose d'excel- lent, de divin, et une vraie félicité. § li. J'ajoute que le bonheur nous est même en quelque sorte accessible à tous ; car, il est possible pour tout homme, à moins que la nature ne l'ait rendu complètement incapable de toute vertu, d'atteindre au bonheur par une certaine étude et par des soins convenables. § 5. Comme il vaut mieux conquérir le bonheur à ce prix plutôt que de le devoir au simple hasard, la raisonnons porte à supposer que c'est bien réellement ainsi que l'homme peut devenir heureux, puisque les choses qui suivent les lois de la nature sont
��§3.-4 un autre ordre d'études. Il ne puisse trouver quelque bonheur,
serait difficile d'indiquer l'ouvrage § 5. S'il l'uut mieux. Aristote
d'Aristote où cette question a été soutient que le bonheur dépend de
traitée, si même elle l'a jamais été l'homme , par cette unique raison
par lui. Eustrate se borne à dire qu'il qu'il vaut mieux qu'D en soit ainsi,
s'agit de la théologie et de la théorie C'est un hommage rendu et à la di-
sur la Providence. gnité de notre nature, et à la bonté de
$ h.. Le bonheur est... accessible Dieu qui a bien voulu nous la donner.
à tous. Idée tout à la fois consolante — Oui suivent les lois de la nature.
et juste. Le spectacle même de la vie Voilà le véritable optimisme; et c'est
le prouve suffisamment, et il n'est pas un principe dont Aristote a fait le plus
de condition oîi une àmc bien faite fréquent usage dans sa Physique. 11
�� � Û2 MORALE A NICOMAQUE.
toujours naturellement les plus belles qu'il est possible qu'elles soient. § 6. Or, la même règle s'applique à tous les arts, à toutes les causes, et surtout à la cause la plus parfaite ; car ce serait par trop absurde d'imaginer que ce qu'il y a de plus grand et de plus beau est livré au hasard. § 7. La solution du problême que nous posons ici, ressort avec pleine clarté de la définition même que nous avons donnée du bonheur. Le bonheur, avons-nous dit, est une certaine activité de l'âme confonne à la vertu ; et quant aux autres biens, ou ils se trouvent néces- sairement compris dans le bonheur, ou ils y contribuent comme des auxiliaires et comme de naturels et utiles instruments. § 8. Ceci du reste est parfaitement d'accord avec ce que nous disions en commençant ce traité ; le but de la politique, telle que nous la concevions, est le plus élevé de tous ; et son soin principal, c'est de former l'âme des citoyens et de leur apprendre en les améliorant, la pratique de toutes les vertus. § 9. Nous ne pourrons donc
��ne lui appartient pas tout entier, et "" objet aussi élevé; et l'obsenation
Platon avant lui l'avaitappliqué d'une ^^^s gouvernements qu'il connaissait
manière supérieure aux questions mo- et qu'il a si bien décrits, aurait pu lui
raies, en faisant de l'Idée du bien la prouver son erreur. Je ne dis pas que
plus haute et la plus étendue de la politique n'ait fait quelquefois des
toutes les Idées. essais de ce genre; mais ils ne lui
§7. Avons-nous dit. Plus haut, ont pas réussi ; et l'exemple même de
ch. à, § lli. — Compris dans le Sparte, tout grand qu'il est à quelques
bonheur. Qui se trouve ainsi con- égards, démontre combien ces efforts
fondu avec la vertu. de la politique sont impuissants. Ce
§ 8. En commençant ce traité, qui ne veut pas dire que la politique
ch. I, § 9. — Son soin principal, ne puisse, dirigée d'une certaine fa-
c'est de former l'dmc. Ce n'est pas là çon, élever et fortifier les unies; mais
évidemment le rôle de la politique, ce n'est pas elle qui les forme, c'est
Aristote s'est trompé en lui assignant la morale.
�� � LIVRE I, CH. VII, :; 11. 43
appeler heureux, ni un cheval, ni un bœuf, ni aucun autre animal quel qu'il soit ; car, aucun d'eux n'est ca- pable de la noble activité que nous assignons à l'homme. g 10. C'est encore par la même raison, qu'on ne peut pas dire d'un enfant qu'il est heureux ; son âge ne lui permet pas encore les actions qui constituent le bonheur ; et les enfants auxquels on applique parfois cette expression, ne peuvent être appelés heureiLx qu'à cause de l'espé- rance qu'ils donnent, puisque, pour le vrai bonheur, il faut, conune nous le disions plus haut, les deux conditions et d'une vertu complète et d'une vie complètement achevée. § 11. Il y a dans le cours de la vie beaucoup de vicissitudes et bien des fortunes diverses; il se peut qu'après une longue suite de prospérités, on voie sa vieillesse tomber dans de grands malheurs, comme la fable le raconte de Priam, dans les poëmes héroïques ; et
��§ 9. Ni un bœuf ni aucun autre bonheur; et l'on peut lui opposer ici
animal. Considération aussi simple l'objection qu'il \ient d'opposer lui-
qu'elle est vraie, et dont on ne tient même à Platon. Voir plus haut, ch. 3,
pas généralement assez de compte. § 6. La durée ne fait rien au
Combien de fois l'homme n'enne-t-il bonheur ; seulement, il a subsisté
pas, par un aveuglement de sa raison, plus longtemps. On peut voir d'ail-
le prétendu bonheur des animaux! leurs ces théories reproduites dans la
Voir plus loin, la même pensée, liv. X, Grande Morale, liv. I, ch. i, et dans
ch. 8, à la fin. la Morale à Eudème, liv. II, ch. 1.
§ 10. On ne peut pas dire d'un § 11. Dans les poëmes héroïques,
enfant qu'il est heureux. Assertion Quelques manuscrits disent : a dans
qui semble paradoxale, et qui est les poëmes troyens, dans les poëmes
parfaitement exacte au point de vue relatifs à Troie. » Pour le mot grec, il
où se place Aristote. — Et d'une vie n'y a de changé qu'une seule lettre.
complètement achevée. ^\r'istote n'a — Personne ne peut appeler heu-
point parlé plus haut de cette seconde reux. On ne voit pas pourquoi. Seu-
condition, et il a bien fait ; car elle lement, on dira que cet homme n'a
n'est pas du tout indispensable nu pas été heureux toute sa vie.
�� � hli
��MORALE V MCOAIAQIjE.
��personne ne peut appeler heureux l'homme qui a éprouvé tant de fortunes et qui a fini si misérablement. § 12. Est- ce donc à dire qu'il ne faille jamais aflirmer qu'un honmie est heureux tant qu'il vit encore ; et que suivant la maxime de Solon , on doive toujours attendre et voir la fin? § 13. Mais s'il faut accepter cette théorie, l'homme n'est-il donc heureux qu'après qu'il est mort? N'est-ce pas là une absurdité frappante, surtout quand on soutient, comme nous le faisons, que le bonheur est une certaine application de l'activité? § là. Si nous ne pouvons pas admettre que l'homme ne soit heureux qu'après sa mort, et Solon ne prétend pas cela non plus ; et si nous voulons dire seulement qu'on ne peut avec assurance appeler un honnne heureux, que quand il est hors des atteintes de tous les maux et de toutes les infortunes, cette opinion ainsi restreinte ne laisse pas que de présenter encore matière à controverse. Il semble en effet dans ce système, qu'il reste après la mort des biens et des maux, qu'on éprouverait alors comme on en éprouve aussi durant la vie, sans d'ailleurs les sentir personnellement ; et par exemple, les honneurs et les affronts, ou d'une manière plus générale, les succès et les revers de nos
��§ 12. Suivojit lamasimedc Solon. Elle est encore rappelée dans la Mo- rale à Eudî'me, liv. II, ch. \, § 10. Hérodote rapporte tout au lonp; !a conversation de Solon et de Crésus, Clio, ch. 30 et suiv., page 9 et suiv., de l'édition de Didot Aristote em- prunte évidemment beaucoup de traits à l'historien.
§ lo. Aprh qu'il cal )norl. Cou-
��séquence peu rigoureuse. Dans l'opi- nion de Solon, c'est seulement quand l'homme est mort qu'on peut dire s'il a été heureux, ou non, durant sa vie. Aristote d'ailleurs va limiter lui- même à ces termes la maxime du sage. § là. Il semble en effet. C'est la même conséquence présentée sous une autre forme; elle n'en est pas plus acceptable.
�� � LIVRE I, CH. VII, g 16. 45
enfants et de notre postérité. § 15. Ceci, comme on voit, est assez embarrassant, puisqu'on peut avoir été heureux durant toute sa vie, y compris sa vieillesse, on peut en outre être mort dans la même prospérité ; et l'on peut en même temps avoir éprouvé une foule de traverses dans la personne de ses descendants. Il peut se faire que parmi eux les uns aient été vertueux et qu'ils aient joui du sort qu'ils méritaient ; les autres peuvent avoir eu un destin tout .contraire ; car il est clair qu'à mille égards, les fds peuvent complètement différer de leurs pères. Or, il est insensé d'admettre qu'un homme, même après sa mort, puisse éprouver avec ses descendants toutes ces alterna- tives diverses, et qu'il soit en leur compagnie tantôt heureux, tantôt malheureux. § 16. Il est vrai que, d'un autre côté, il n'est pas moins absurde de supposer que rien de ce qui touche les fds ne puisse même un seul instant remonter jusqu'à leurs parents.
��§15. Ceci est assez embarrassant. Aristote laisse 'la question indécise ;
C'est Aristote qui prête cette idée à et il serait bien difficile en effet de
Salon, dont la maxime ne va pas la résoudre complètement. Voir plus
jusque là. loin, ch. 9, où cette discussion re-
§ 16. Il n'est pas moins absurde, vient en partie.
�� � liG MORALE A NICOJVIAQUE.
��CHAPITRE VIII.
��î 1 n'est pas besoin d'attendre la mort d'un homme pour dire qu'il est heureux ; c'est la vertu qui fait le vrai bonheur ; et il n'y a rien de plus assuré dans la vie humaine que la vertu. — Distinc- tion entre les événements de notre vie, selon qu'ils sont plus ou moins importants. — Les épreuves fortifient et rehaussent la vertu ; l'homme de bien n'est jamais misérable ; sérénité du sage et constance de son caractère. Nécessité des biens exté- rieurs en une certaine mesure.
��§ 1. Revenons à la première question que nous nous étions antérieurement posée; elle peut très -aisément contribuer à résoudre celle que nous nous proposons maintenant.
§ 2. S'il faut toujours attendre et voir la fin, et si c'est seulement alors qu'on peut déclarer les gens heu- reux, non pas parce qu'ils le sont à ce moment même, mais parce qu'ils l'ont été jadis ; comment ne serait-il pas absurde, quand un homme est actuellement heureux, de ne pas reconnaître en ce qui le concerne une vérité qui
��$ i. La première question. A sa- cer qu'il a été heureux ou malheu-
voir si le bonheur dépend de Thomme reux.
et de sa conduite, ou s'il est un simple § 2. Comment ne serait -il pas
effet du hasaid et un don de Dieu, absurde. Voilà le ^Tai ; et l'on conçoit
— Celle que nous proposons main- aisément qu'Aristote aurait pu s'é-
tenant, à savoir si, comme le voulait pargner toute cette discussion pour
Solon, il faut attendre la fin de la arriver à un résultat aussi facile et
carrière d'un homme pour pronon- aussi mince.
�� � LIVRE 1, CH. VlU, ^ 5. 47
est incontestable? C'est un vain prétexte de dire qu'on ne veut point proclamer les gens heureux tant qu'ils vivent, de crainte des revers qui pourront survenir, et d'allé- guer que l'idée qu'on se fait du bonheur nous le repré- sente comme quelque chose d'immuable et qui ne change pas aisément ; et enfin que la fortune a souvent les retours les plus divers pour un même individu. § 3. D'après ce raisonnement, il est clair que si nous voulions suivre toutes les fortunes d'un homme, il nous arriverait souvent d'appeler le même individu heureux et malheureux, faisant de l'homme heureux une sorte de caméléon, d'une nature passablement changeante et ruineuse. § li. Mais quoi ! est-il donc sage d'attacher tant d'importance aux fortunes successives des hommes? Ce n'est pas en elles que se trouvent le bonheur ou le malheur ; la vie humaine est exposée à ces vicissitudes inévitables, ainsi que nous l'avons dit ; mais ce sont les actes de vertu qui seuls décident souverainement du bonheur, comme ce sont les actes contraires qui décident de l'état contraire. § 5. La question même que nous agitons en ce moment, est un témoignage de plus en faveur de notre définition du bonheur. Non, il n'y a rien dans les choses humaines qui soit constant et assuré au
��§ 3. Une sorte de caméléon. Com- bonheur. — Qui seuls décident souve-
paraison ingénieuse, d'autant plus rainement du bonheur. Les Stoïcieïi3
remarquable, qu'Aristote use très- ne sont pas allés plus loin, rarement de ces formes de style. § 5. Il n'y a rien dans les choses
§ 4. Ce sont les actes de vertu, humaines. Bel hommage rendu à la
Théorie parfaitement juste, mais qui vertu. — Vraiment fortunés. En
ne s'accorde pas tout à fait avec d'autres termes, vraiment heureux
ce qu'Aristote a dit plus haut du et dignes de rftrc.
�� � AS MORALE A iMCOMAQUE.
point où le sont les actes et la pratique de la vertu ; ces actes nous apparaissent plus stables que la science elle- même. Bien plus, parmi toutes les habitudes de la vertu, celles qui font le plus d'honneur à l'homme sont aussi les plus durables, précisément parce que c'est surtout en elles que se plaisent à vivre avec le plus de constance les gens vraiment fortunés ; et voilà évidemment ce qui est cause qu'ils n'oublient jamais de les pratiquer.
g 6. Ainsi, cette persévérance que nous cherchons est celle de l'homme heureux, et il la conservera durant sa vie entière ; il ne pratiquera et ne considérera jamais que ce qui est conforme à la vertu ; ou du moins il s'y attachera plus qu'à tout le reste. Il supportera les traverses de la fortune avec un admirable sang-froid. Celui-là saura toujours se résigner avec dignité à toutes les épreuves, dont la sincère vertu est sans tache, et qui est, on peut dire, carré par sa base.
§ 7. Les accidents de la fortune étant très-nombreux, et ayant une importance très-diverse, tantôt grande, tantôt petite, les succès peu importants ainsi que les légers malheurs sont évidemment presque sans influence sur le cours de la vie. Mais les événements considérables et répétés, s'ils sont favorables, rendent la vie plus heu-
��S, 6. Les théories de ce § sont rap- tareras, page 74 de la traduction de
pelées dans la Politique, liv. VI, ch. 9, M. Cousin. Aristote la répète dans la
§ 2, page 329 de ma seconde édition. Rhétorique, liv. III, ch. II, page lliM,
— Carré par sa base. Cette meta- b, 27, édition de Berlin ; mais il ne
phore est de Simonide et non d'Aris- nomme pas Simonide. Du reste en
tote, qui d'ailleurs emploie ici les traduisant: «carré par sa base», j'a-
expressions même du poète. Platon joute à l'expression grecque qui si-
l'avait aussi déjà citée dans le Pro- gnifie simplement «cane.»
�� � LIVRE I, CH. Vlll, ^ i). 49
reuse ; car ils contribuent tout naturellement à l'embellir ; et l'usage qu'on en fait donne un nouveau lustre à la vertu. S'ils sont défavorables au contraire, ils brisent et ternissent le bonheur ; car ils nous apportent avec eux des chagrins, et sont dans bien des cas des obstacles à notre activité. Mais dans ces épreuves même, la vertu brille de tout son éclat, quand un homme supporte d'une âme sereine de grandes et nombreuses infortunes, non point par insen- sibilité, mais par générosité et par grandeur d'âme. § 8. Si les actes de vertu décident souverainement de la vie de l'homme, ainsi que nous venons de le dire, jamais l'homme honnête qui ne demande le bonheur qu'à la vertu, ne peut devenir misérable, puisqu'il ne commettra jamais d'actions blâmables et mauvaises. A notre avis, l'homme vraiment vertueux, l'homme vraiment sage, sait endurer toutes les fortunes sans rien perdre de sa dignité ; il sait toujours tirer des circonstances le meilleur parti possible, comme un bon général sait employer de la manière la plus utile au combat l'armée qu'il a sous ses ordres; comme le cordonnier sait faire la plus belle chaussure avec le cuir qu'on lui donne ; comme font chacun en leur genre tous les autres artistes. § 9. Si ceci est vrai, l'homme heureux parce qu'il est honnête, ne sera jamais malheu- reux, quoiqu'il ne soit plus fortuné, je l'avoue, s'il tombe par hasard en des malheurs pareils k ceux de Priam.
��§ 7. Non poini par ijisensibilité. § 9. Quoiqu'il ne soit plus fov-
La restriction est très-nécessaire; et tune. Les nuances des expressions
les Stoïciens n'ont pas toujours su la grecques sont ici très - difficiles à
faire comme Arislote. rendre; «fortuné» semble impliquer
§ 8. Ne peut devenir misérable, un plus haut degré de bonheur que
Principe Platonicien et Stoïcien. le mot seul d' « heureux. » — Il n'a
�� � 50 MORALE A NICOMAQUE.
Mais du moins il n'a pas mille couleurs, et il ne change pas d'un instant à l'autre. Il ne sera pas facilement ébranlé dans son bonheur; et il ne suffira pas pour le lui faire perdre d'infortunes ordinaires ; il y faudra les plus grands et les plus nombreux désastres. Réciproque- ment, quand il sortira de ces épreuves, il ne redeviendra pas heureux en peu de temps, et tout-à-coup, après les avoir souffertes; mais s'il le redevient jamais, ce ne sera qu'après un long et juste intervalle, durant lequel il aura pu retrouver successivement de grandes et brillantes prospérités.
g 10. Qui peut donc nous empêcher de déclarer que l'homme heureux est celui qui agit toujours selon la vertu parfaite, étant de plus suffisamment pour^^u des biens exté- rieurs, non pas durant un temps quelconque, mais pen- dant toute une vie? Ou bien faut-il encore ajouter cette condition expresse, qu'il devra vivre constamment dans cette prospérité, et qu'il mourra dans une situation non moins favorable, attendu que l'avenir nous est inconnu, et que le bonheur, tel que nous le comprenons, est une fin et quelque chose de parfaitement définitif à tous égards ? § 11. Si toutes ces considérations sont vraies, nous appel- lerons heureux panni les vivants ceux qui possèdent, ou posséderont, tous les biens que nous venons d'indiquer.
��pas mille couleurs, c'es{.\a mùme'n\(-'e vertu seule décidait souverainement
exprimée, pus haut ch. S, § ."î, par du bonheur. — Mais -pemiant toute
!a comparaison du caméléon. une vie. Autre contradiction non
§ 10. Etant de plus suffisamment moins forte; Aristote revient à peu
pourvu des biens extérieurs. Con- prés coniplîtement à "la pensée
tradiction avec ce que vient de dire de Solon qu'il combattait tout ii
Arisioto, quand il aflirmait que la l'Iirure.
�� � LIVRE I, Œ. IX, S "2- 51
Il est bien entendu d'ailleurs, que quand je dis heureux, c'est toujours dans la mesure où des hommes peuvent l'être. Mais je n'insiste pas davantage sur ce sujet.
��CHAPITRE IX.
Le destin de nos enfants et de nos amis inilue sur nous ; il est même probable qu'après notre mort nous nous intéressons encore à eux ; nature des impressions que Ton peut encore éprouver après qu'on est sorti de la vie ; ces impressions doivent être très-peu vives.
§ 1. Soutenir que le sort de nos enfants et de nos amis ne puisse influer en quoi que ce soit sur notre bonheur, c'est là une théorie évidemment par trop austère, et qui de plus a le tort d'être contraire aux opinions reçues. S 2. Mais comme les événements de la vie sont très-
��§ II. Dans la mesure où des sans solution. Maintenant il paraît la
hommes peuvent l'être. Restriction trancher plus nettement. Selon toute
pleine de sagesse ; souvent les apparence, il y a quelque désordre
hommes ne manquent le bonheur dans le texte puisque cette discussion
que par l'idée exagérée qu'ils s'en interrompue plus haut recommence,
font. Plus modérés dans leurs désirs, et que rien ne la rattache directe-
ils seraient beaucoup plus heureux, ment à ce qui précède. — Contraire
Ch. IX. La Grande Morale et la aux opinions reçues. Aristole tient
Morale à Eudème n'ont pas de partie en général le plus grand compte des
correspondante. opinions de ses devanciers et même
§ 1. Soutenir que le sort de nos des opinions du vulgaire ; il ne les
enfants. Aristote revient ici à une admet pas toujours, mais il ne les
question qu'il a touchée à la fin du laisse jamais sans explication, tout
chapitre 7, et qu'il y avait laissée étranges qu'elles peuvent paraître.
�� � 52 MORALE A NICOMVQUE.
nombreux, et qu'ils présentent les nuances les plus diverses, les uns nous touchant de très-près et les autres nous effleurant à peine,- ce serait un travail long et sans fin de distinguer chacun d'eux en particulier ; il nous suffira d'en parler ici d'une manière générale et d'en donner une simple esquisse.
§ 3. S'il est vrai que paraii les malheurs qui nous frappent personnellement, les uns pèsent d'un grand poids sur notre vie, et que les autres n'y touchent que très-légèrement, il en doit être absolument de même pour les événements qui concernent tous ceux que nous aimons. § h. Mais pour chacun de ces sentiments que nous éprouvons, il y a bien plus de différence à les éprouver durant la vie ou après la mort, qu'il n'y en a entre les forfaits ou les catastrophes imaginaires qui défrayent les tragédies, et la réalité de ces affreux évé- nements. § 5. Cette comparaison peut déjà servir à faire comprendre cette différence. Mais on peut aller plus loin encore, et même se demander si les morts peuvent con- server quelque sentunent de bonheur ou d'adversité. Ces diverses considérations font assez voir que, s'il est pos- sible que quelque impression soit en bien, soit en mal, s'étende jusqu'aux morts, cette impression doit certaine- ment être bien faible et bien obscure, ou en elle-même absolument, ou du moins relativement à eux. En tout cas, elle n'est ni assez forte ni d'une telle nature qu'elle
��§ i. Durant la lie ou après la coup moins décidé dans le Traité de
mort. Aristote admet ici de la ma- l'Ame, et dans la Métaphysique. Du
nière la plus formelle la persistance reste, il réduit à fort peu de chose la
de la personnalité après la mort, et sympathie que l'âme peut con-
l'immortalité de Tàmc. Il est beau- server après la mort.
�� � LIVRE 1, CH. X, S 1- 53
puisse les rendre Jieureux, s'ils ne le sont pas, ou, s'ils le sont, leur enlever leur félicité.
§ 6. Ainsi l'on peut bien croire que les morts éprouvent encore quelqu' impression des prospérités et des revers de leurs amis, sans que cependant cette influence puisse aller jusqu'à les rendre malheureux s'ils sont heureux, ni exercer sur leur destinée aucun changement de ce genre.
��CHAPITRE X.
Le bonheur ne mérite pas nos louanges : il mériterait plutôt nos respects. — Nature toujours relative et subordonnée des choses qu'on peut louer ; il n'y a pas de louanges possibles pour les choses parfaites ; on ne peut que les admirer. — Théorie ingé- nieuse d'Eudoxe sur le plaisir. — Le bonheur mérite d'autant plus notre respect, qu'il est le principe et la cause des biens que nous désirons en cherchant à l'atteindre.
g 1. Après les éclaircissements qui précèdent, exami- nons s'il convient de placer le bonheur parmi les choses qui méritent nos louanges, ou s'il ne faut pas plutôt le classer parmi celles qui méritent notre respect. Ce qu'il y
��§ 6. Ainsi l'on peut bien croire. Question déiicale et neuve; Aristote Ceci ne semble qu'une répétition de est peut-être le seul parmi les philo- ce qui précède. soplies qui s'en soit occupé. Sans
Cil. X. Gr. Morale, livre I, ch. 2 ; être essentielle, elle vaut la peine
Morale à Eudème, livre I, ch. 1, d'être traitée; et ici elle fait une
2 et 3. suite assez naturelle aux discussions
§ L Nos louanges., notre respect, précédentes.
�� � 54 MORALE A NICOMAQUE.
a de certain, c'est qu'il n'est pas une faculté dont l'homme puisse disposer à son gré. § 2, Toute chose simplement louable ne semble devoir être louée que parce qu'elle a une certaine nature, et soutient un certain rapport avec quelqu' autre chose. C'est ainsi qu'on loue l'homme juste, l'homme courageux et en général l'homme de bien et la vertu, à cause de leurs actes et des résultats qu'ils produisent; c'est ainsi qu'on loue l'homme vigoureux, l'homme léger à la course et chacun en son genre, parce qu'ils ont une certaine disposition naturelle, et sont dans un certain rapport à l'égard de quelque qualité et de quelque talent. § 3. Ce qui rend ceci de toute évidence, ce sont les louanges mêmes que l'on essaie d'adresser aux dieux; elles les rendent tout à fait ridicules quand on les assimile aux hommes ; et ceci tient à ce que les louanges impliquent toujours une certaine relation , ainsi que nous venons de le dire.
§ /j. Si telles sont les choses auxquelles s'applique la louange, il est clair qu'elle ne s'applique point aux plus parfaites; pour celles-là il faut quelque chose de plus grand et de meilleur que la louange. La preuve, c'est que
��§ 2. Une chose simplement rapporter le mot de ridicules, soit
louable... est toujours relative. On aux louanges, soit aux Dieux. J'ai
la loue en vue du bien qu'elle peut préféré ce d<'rnier sens avec la plu-
produire. — Un certain rapport part des commentateurs, parce qu'il
avec quelqu'autre chose, et en ce se rapporte à un passage analogue
sens, la chose qu'on loue est toujours du X« liv., ch. 8, § 7 ; voir plus loin
inférieure à la chose en vue de la- ce passage. quelle elle est louée. § 4. Aux plus parfaites. Préci-
§ 3. Elles les rendent tout à fait sèment parce qu'elles ne sont plus
ricliculrs. Il y a dans l'expression du relatives, la louange ne peut plus
tcxle une obscurilé qui permet de s'adresser à elles ; c'est le respect.
�� � LIVRE I, CH. X, S 7. 55
nous admirons le bonheur et la félicité des dieux, de même que nous admirons le bonheur de ces hommes qui, parmi nous, se rapprochent le plus de la divinité. Nous en faisons autant à l'égard des biens, et personne ne songe à louer le bonheur comme on loue la justice; on l'admire comme quelque chose de plus divin et de meilleur.
g 5. C'est là ce qu'Eudoxe a très-bien fait valoir pour justifier la préférence qu'il accordait au plaisir. D'après cette observation qu'on ne loue pas le plaisir, quoique le plaisir soit un bien, Eudoxe croyait pouvoir conclure que le plaisir est au-dessus de ces choses qu'on peut louer, comme y sont par exemple Dieu et la perfection, les deux fins supérieures auxquelles se rapporte tout le reste. ^ 6. Mais la louange peut s'appliquer à la vertu ; car c'est la vertu qui apprend aux hommes à faire le bien ; et nos éloges publics peuvent s'adresser également et aux actes de l'âme et aux actes du corps, g 7. Du reste, la discus- sion précise de ce sujet regarde peut-être plus spéciale-
��— 5e rapprochent le plus de la vrai qu'on ne loue pas le plaisir :
divinité. Expression assez singulière mais ce n'est pas parce qu'il est au-
dans la bouche d'un philosophe. — dessus de la louange, c'est au
On l'admire, sans doute quelque- contraire parce qu'il est au-dessous
fois; mais quelquefois aussi on le le plus ordinairement. Voir aussi
loue, s'il est le résultat d'une habi- Diogène Laërce, liv. VIII, ch. 8, p.
leté honnête, comme on le blâme si 225, édit. Didot.
le succès est dû à un crime. § 6. Les éloges publics. On ne
§ 5. Eudoxe. Voir plus loin liv. X, voit pas bien pourquoi Aristote dis-
ch. 2, § 1. L'opinion d'Eudoxe y est tingue entre les louanges et les
discutée assez longuement ; et Aris- éloges. Les louanges, tout indi-
tote y donne même quelques détails viduelles qu'elles sont , peuvent
sur ce philosophe. La théorie qu'il s'adresser aussi aux actes de l'ûme
lui prête ici est fort ingénieuse, et aux actes du corps, tout aussi bien
quoiqu'au fond elle soit fausse. Il est que les éloges.
�� � 56 MORALE A NICOMAQUE.
ment les écrivains qui ont travaillé sur cette matière des Éloges. Quant à nous, il résulte évidemment de ce que nous venons de dire, que le bonheur est une de ces choses qui méritent notre respect et qui sont parfaites. g 8. J'ajoute en finissant que ce qui lui donne encore ce caractère, c'est qu'il est un principe; car c'est en vue du bonheur uniquement que nous faisons tout ce que nous faisons ; et ce qui est pour nous le principe et la cause des biens que nous recherchons, doit être à nos yeux quelque chose de profondément respectable et de divin.
��§ 7. Les écrivains qui ont tra- spécial sur ce sujet. Ce traité à péri. vaille.... Il s'agit des rhéteurs en § 8. C'est en vue du bonheur
général. On peut voir dans le Mé- uniquement. Le texte est un peu
nexène de Platon un exemp'e de ces moins précis, et l'on pourrait com-
éloges. On en trouve aussi dans les prendre que c'est en me du prin-
œuvres d'Isocrate, Il parait qu'Aris- cipe et non du bonheur que nous
tote lui-même, si l'on en croit 1' /Vno- faisons tout le reste. J'ai suivi Eus-
uynie de Ménage, avait fait un traité trate dans mon interprétation.
�� � LIVRE I, CH. XI, § 3. 57
��CHAPITRE XL
Si l'on veut se rendre compte du bonheur, il faut étudier la vertu qui le donne. La vertu est l'objet principal des travaux de l'homme d'État Pour bien gouverner les hommes, il faut avoir fait une étude de l'âme humaine ; limites dans lesquelles cette étude doit être renfermée. — Citation des théories que l'auteur a exposées sur l'âme dans ses ouvrages Exotériques : deux parties principales dans l'âme, l'une irraisonnable, l'autre douée de raison. Distinction dans la partie irraisonnable d'une partie purement animale et végétative, et d'une partie qui sans avoir la raison peut du moins obéir à la raison. — Division des vertus, en vertus intellectuelles et vertus morales.
��§ 1. Puisque le bonheur est, d'après notre définition, une certaine activité de l'âme dirigée par la vertu parfaite, nous devons étudier la vertu. Ce sera un moyen rapide de mieux comprendre aussi le bonheur lui-même. § 2. C'est la vertu qui paraît être avant toute autre chose l'objet des travaux du vrai politique; ce qu'il veut, c'est de rendre les citoyens vertueux et dociles aiLx lois, g 3. Nous avons des exemples de cette sollicitude dans les législateurs des
��Ch. XL Gr. Morale, livre I, ch. h; politique. Voir plus haut, ch. 4, § 9,
Morale à Eudème, livre II, ch. i, le rôle qu'Aristote prête à la poli-
$ i. D'après notre définition. Voir tique. C'est une erreur évidente, plus haut ch. 4. §§ 5 et 15. Cette On a beau distinguer le vrai poli- discussion me semble pas se ratta- tique des hommes d'État vulgaires, cher directement à ce qui précède; il n'en est pas moins certain que mais elle n'est pas moins importante, l'élude de la vertu n'appartient qu'à
§ 2. C'est ta vertu..., du vrai la morale.
�� � 58 MORALE A NICOMAQUE.
(îrétois et des Lacédémoniens, et dans quelques autres qui se sont montrés presqu aussi sages. § li. Or, si cette étude appartient spécialement à la science politique, il est clair que la recherche que nous allons faire satisfera précisément au dessein que nous nous sommes proposé dès le début de ce traité.
g 5. Ainsi donc, étudions la vertu, mais la vertu pure- ment humaine ; car nous ne cherchons que le bien humain et un bonheur humain, g 6. Quand nous disons la vertu humaine, nous entendons la vertu de l'âme et non point celle du corps ; et pour nous, on le sait, le bonheur est une activité de l'âme. § 7. Une conséquence évidente de ceci, c'est que l'hoïnme d'État, le politique, doit connaître jusqu'à un certain point les choses de l'âme, tout comme le médecin, qui a, par exemple, à soigner les yeux, doit aussi connaître l'organisation du corps entier. L'homme d'État doit d'autant plus s'imposer cette étude, que la
��§ 3. Des Cretois et des Lacédé- et il s'entend tout aussi bien du
moniens. Voir le second livre de la corps. Du reste, ce qu'Aristote a
Politique, ch. 6 et 7, où sont ana- déjà dit plus haut, cli. h, § 10,
lysées les constitutions de Lacédé- éclaircit parfaitement ce qu'il dit
mone et de Crète. ici. L'homme a une fonction propre
§ à. Dès le début de ce traité, qui est celle de la raison ; celle-là Voir plus haut, ch. 1, § 0. Aris- lui appartient exclusivement; il par- lote y a dit que son traité de morale tage toutes les autres avec les ani- n' était au fond qu'un traité de maux. — On /c ««!«. Voir plus haut, politique, et la politique lui a paru ch. à, § 15.
la science supérieure à laquelle la § 7. Jusqu'à un certain point.
morale est subordonnée. Dans ces limites, l'assertion d'Aris-
§ 6. La vertu de Vdme et non lote est très-vraie, bien que les poli-
jjoint celle du corps. Le mot de tiques en général aient tenu bien
vertu dans notre langue ne s'ap- peu de compte de ces conseils de la
plique bien qu'à l'àme ; en grec, il philosophie. — Tout comme le mc-
n'en est pas tout à fait de même ; dccin. Comparaison fort juste.
�� � LIVRE I, CH. XL ^ 10. 59
politique est une science beaucoup plus relevée et beau- coup plus utile que la médecine, et que déjà les méde- cins distingués se donnent les plus grandes peines pour acquérir l'exacte connaissance de tout le corps humain. § 8. Il faut donc que l'homme d'État fasse ime étude de l'âme; mais l'étude que nous ferons maintenant n'aura en vue que la politique, et nous ne la pousserons que jusqu'où elle est nécessaire pour nous bien faire connaître l'objet actuel de nos recherches. Un examen plus appro- fondi et tout à fait exact nous donnerait peut-être plus de peine que n'en demande le sujet que nous discutons ici.
§ 9. Du reste la théorie de l'âme a été suffisamment éclaircie sur quelques points, même dans nos ouvrages Exotériques; nous leur ferons d'utiles emprunts, et par exemple, nous leur prendrons la distinction des deux parties de l'âme : l'une qui est douée de raison, et l'autre qui en est privée. § 10. Quant à savoir si ces parties sont séparables, comme le sont les diverses parties du corps, et comme l'est tout objet divisible ; ou bien si elles ne sont deux qu'à un point de vue purement rationnel, tout en étant inséparables de leur nature, conune le sont la partie concave et la partie convexe dans la circonférence, ce
��§ 8. Vn examen plus approfondi, tote croit en avoir asseï dit sur ce On peut croire qu' Aristote renvoie cet sujet, au point de vue de la poli- examen spécial au Traité de l'Ame, tique, dans des ouvrages qui n'a-
§ 9. Dans nos ouvrages Exoté- vaient pas pour but de le traiter à
riqucs. Il semblerait que c'est plutôt fond. Il est certain qu'une étude
« ésotériques ; » mais les manuscrits aussi complète que celle du Traité de
sont unanimes et ne donnent pas de l'Ame est fort inutile à un homme
variantes. D'un autre côté le mot d'État. Voir une expression analogue,
« même « semble indiquer qu'Aris- plus loin, livre VI, cli. 3, § 1.
�� � 60 MORALE A NICOMAQUE.
sont là des questions qui ne nous importent en rien pour le moment. § 11. Dans la partie non raisonnable de l'âme, nous avons reconnu une certaine faculté qui paraît être commune à tous les êtres vivants, et qui est la faculté végétative ; en d'autres termes, c'est la cause qui fait que l'être peut se nourrir et se développer. On doit recon- naître cette faculté de l'câme dans tous les êtres qui se nourrissent, et jusque dans les germes et les embryons, ainsi qu'on la doit retrouver identiquement la même dans les êtres complètement formés ; car la raison veut qu'on admette ici l'identité plutôt qu'une différence. § 1*2. Voilà donc une puissance de l'âme qui est générale et commune, et qui ne paraît pas appartenir spécialement à l'homme. J'ajoute que cette partie de l'âme et cette puissance paraissent agir surtout durant le sommeil. Mais l'homme de bien et le méchant n'ont rien dans le sommeil qui puisse les faire distinguer l'un de l'autre; et voilà ce quia fait dire que, pendant une moitié de leur vie, les gens heureux ne diffèrent en rien des misérables. § 13. Et il est bien vrai qu'il en est ainsi ; car le sommeil est pour l'âme une complète inertie des facultés qui la font appeler bonne et mauvaise ; à moins qu'on ne suppose que même en cet état, il n'y ait encore quelques légers mouvements qui aillent jusqu'à elle, et qu'ainsi les songes
��§ 10. Pour le moment. Ces ques- dans le Traité de TAine, Livre II,
lions se trouvent discutées dans le ch. 4.
Traité de l'Ame, spécialement Livre § 12. Durant le sommeil. Voir le
H, ch. 2, § 7, de ma traduction. petit Traité du Sommeil et de la
S 11. Nous avons reconnu. Voir Veille, ch. 1, dans les Opuscules,
plus iiaut, ch. h, % 12, et surtout page 152 de ma traduction.
�� � LIVRE 1, CH. XI, g 16. <)1
des hommes d'une nature distinguée doivent être meil- leurs que ceux du vulgaire.
§ ih. Mais je ne veux pas pousser plus loin l'examen de cette première partie de l'âme, et je laisse de côté la faculté nutritive, puisqu'elle ne peut entrer en partage de la vertu spécialement humaine que nous cherchons.
§ 15. A côté de cette première faculté, apparaît aussi dans l'âme une autre nature, qui est également irraison- nable, mais qui cependant peut participer en une certaine mesure à la raison. Nous reconnaissons en effet et nous louons dans l'homme sobre qui se maîtrise, et même dans l'homme intempérant qui ne sait pas se dominer, la partie de l'âme qui est douée de raison, et qui les invite sans cesse l'un et l'autre au bien, par les meilleurs conseils. Nous reconnaissons aussi en eux un autre prin- cipe qui, par sa nature, va contre la raison, la combat, et lui tient tête. C'est comme les membres du corps qui après un accident ont été mal remis, et qui se portent à gauche quand on veut les mouvoir à droite. Il en est de même absolument de l'âme; et les passions des gens intempérants se portent toujours en sens contraire de leur raison. § 16. La seule différence, c'est que pour le corps nous pouvons voir la partie dont les mouvements sont si peu réguliers, tandis que nous ne la voyons pas dans l'âme. Mais il n'en faut pas moins croire qu'il existe
��§ 15. Un? autre nature. C'est la particulièrement le 9= livre de la
distinction déjà faite plus haut, ch. République, page 225 de la traduc-
[{, § 12. D'ailleurs toutes ces divi- tion de M. Cousin. — En sens con-
sions sont Platoniciennes ; et ce n'est traire de leur raison. Voir plus loin
pas Aristote qui a la gloire de les la théorie de l'intempérance. Livre
aToir faites le premier. Il faut lire III, ch. 11, 12 et 13.
�� � 02 MORALE A NICOMAQUE.
dans l'âme quelque chose qui est contre la raison, qui s'oppose à elle, et qui marche contre sa direction, g 17. Comment cette partie de l'âme est-elle si différente, c'est une question qui n'importe point ici; mais cette portion même a bien certainement aussi sa part de raison, ainsi que nous venons de le dire. Dans l'homme qui sait être sobre et se dominer, elle obéit à la raison. Elle s'y soumet bien plus docilement encore dans l'homme sage et courageux, parce qu'en lui il n'est rien qui ne s'accorde avec la raison la plus éclairée.
§ 18. Ainsi, la partie irraisonnable de l'âme paraît aussi être double. En effet tandis que la faculté végétative ne participe en quoi que ce soit de la raison, la partie pas- sionnée, et plus généralement, la partie instinctive y par- ticipe dans une certaine mesure, en ce sens qu'elle peut entendre la raison et lui obéir, tout comme nous déférons à la raison d'un père, à celle de nos amis, sans d'ailleurs nous y soumettre comme on se soumet aux démons- trations des mathématiques. Ce qui prouve encore que cette partie irraisonnable peut se laisser conduire par la raison, c'est qu'on donne des conseils aux gens, et qu'en mainte occasion on leur adresse toujours ou des reproches ou des encouragements. § 19. Mais si l'on peut dire aussi
��§17. Sa part de raison. C'est-à- dont se sert Platon pour exprimer
dire qu'elle est raisonnable en tant cette idée. Au lieu de « passionnée, »
qu'elle se soumet à la raison, que on pourrait dire aussi, « concupis-
possède une autre partie de l'àme. cible. » — Aux dé7nonstrations des
§ 18. La partie irraisonnablc. — mathématiques. L'acquiescement h
Il faudrait plutôt : o la partie raison- ces démonstrations n'a rien de volon-
nable. n — La partie passionnée, taire; il est absolument nécessaire
Aristote emploie ici le mot même pour l'intelligence.
�� � LIVRE I, CH. XI, ^ 20. 63
que cette partie secondaire est douée de raison, il faudra reconnaître que la partie raisonnable de l'âme est égale- ment double; et l'on y distinguera la partie qui possède la raison en propre et par elle-même, et la partie qui entend la raison comme on entend la voix d'un père bienveillant. § 20. La vertu dans l'homme nous présente également des distinctions fondées sur cette différence ; et parmi les vertus, nous appelons les unes des vertus intellectuelles et les autres des vertus morales. La sagesse ou la science, l'esprit, la prudence, sont des vertus intellectuelles; la générosité et la tempérance sont des vertus morales. En parlant du moral et du caractère d'un homme, nous ne disons pas qu'il est savant ou spirituel, tandis que nous pouvons dire qu'il est doux, ou qu'il est tempérant. C'est encore à ce point de vue que nous louons le sage à cause des facultés qu'il possède; et parmi les facultés diverses, nous qualifions de vertus celles qui nous semblent dignes de notre louange.
��§ 20. La vertu... nous présente lies de son ouvrage. Mais il a traité
également. C'est une théorie très- des vertus intellectuelles dans le VI"
profonde d'avoir rattaché la division livre. — La sagesse ou la science.
des vertus à celle des facultés de J'ai dû mettre ces deux mots pour
l'âme. Mais il est peut-être peu exact rendre toute la force de l'expression
de rapporter les vertus morales à grecque. — Noire louange. On vient
cette partie de l'àme qui ne possède de voir quelle portée Aristote donne
pas la raison, et ne fait qu'y obéir, à ce mot. On loue la vertu parce
Du reste, Aristote ne paraît pas avoir qu'elle est volontaire, tiré toutes les conséquences de cette Pour toute cette discussion sur les
distinction, qu'il n'a guère fait qu'in- diverses parties de l'àme, il faut vo'r
diquer, et qui ne se reproduit pas la Grande Morale, livre 1, eh. L cl
pour ainsi dire dans les autres par- 5, et aussi ch. 32.
FIN DU I.ÎVr.E PREMIER.
�� �