Montesquieu (Albert Sorel)/CHAPITRE III

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 39-50).

CHAPITRE III

LE MONDE — LE TEMPLE DE GNIDE — L’ACADÉMIE
LES VOYAGES

Les Lettres persanes ne pouvaient paraître qu’anonymes, sous l’enseigne d’un éditeur étranger. La censure s’accommodait de ces subterfuges, dont personne n’était dupe. Imprimées à Rouen, comme leurs illustres devancières, les Provinciales, les Lettres persanes reçurent la rubrique d’un libraire d’Amsterdam. Montesquieu pratiquait et inspirait autour de lui la tolérance qu’il prêchait : il avait pour secrétaire un abbé Duval, qui ne manquait point de lumières, et pour ami un oratorien, le P. Desmolets, qui n’avait rien de l’inquisiteur. L’abbé Duval corrigea les épreuves du livre ; le P. Desmolets dissuada Montesquieu de le publier ; mais comme il était homme d’esprit et bon prophète, il ajouta : « Cela se vendra comme du pain. » Ce qui advint, en effet. Les Lettres persanes présentaient, sous une forme qui flattait tous les goûts du temps, les pensées qui répondaient aux dispositions de tous les contemporains. L’ouvrage parut en 1721 ; il en fut fait dans l'année quatre éditions et quatre contrefaçons.

Cet éclat n'alla point sans soulever du blâme et sans éveiller des jalousies. Le nom de l'auteur se répandit promptement. Le monde qui se divertissait du livre, en voulut à l’un des siens de l’avoir composé. C’était l’affaire d’un libelliste et non celle d’un président à mortier, de censurer de la sorte l’État, les mœurs et la religion. Les gens de lettres écrivent ces pamphlets, les gens du monde s’en amusent, les gens du roi les condamnent, l’auteur va en prison, et le lecteur s’en félicite. Ce sont, disait d’Argenson, « des traits d’un genre qu’un homme d’esprit peut aisément concevoir, mais qu’un homme sage ne doit jamais se permettre de faire imprimer ». « Il faut ménager là-dessus l’esprit de l’homme », écrivait Marivaux dans son Spectateur français. Les envieux renchérirent sur les critiques. « Lorsque j’eus obtenu quelque estime de la part du public, rapporte Montesquieu, celle des gens en place se refroidit ; j’essuyai mille dégoûts. » On trouva qu’il avait trop d’esprit ; on le lui fit sentir en le traitant non plus en frondeur, mais en impie et presque en séditieux. Il en souffrit au point de renoncer à avouer publiquement cet ouvrage, qui faisait sa gloire, « J’ai la maladie de faire des livres, écrivait-il, et d’en être honteux quand je les ai faits. »

C’étaient les déboires du succès ; il en goûta toutes les satisfactions, qui étaient faites pour le consoler. Il vint à Paris ; il avait trente-trois ans, et, comme il a pris soin de le dire, il aimait encore. Il se répandit dans cette société galante et lettrée qui était l’enchantement du siècle et qui en demeure la parure. Il connut Maurepas, le comte de Gaylus, le chevalier d’Aydies, qu’il estimait si fort et pour lequel il semble avoir écrit cette pensée : « Je suis amoureux de l’amitié. » Il fréquenta chez Mme de Tencin, chez Mme de Lambert, chez Mme du Deffand ; il fut admis à Chantilly chez le duc de Bourbon. Il y rencontra Mme de Prie, qui faisait les honneurs de ce prince, ceux de son château et ceux de son gouvernement. Montesquieu sut gagner les bonnes grâces de cette favorite. Il aurait souhaité, dit-on, de se faire distinguer davantage de la sœur du duc, Marie-Anne de Bourbon, Mlle de Clermont. Elle avait vingt-sept ans, de la beauté, de l’éclat, de l’enjouement surtout. Nattier l’a peinte en naïade très vive de couleur et très insinuante. La tradition veut que Montesquieu ait été ébloui de ses charmes et qu’il ait, pour lui faire sa cour, composé le Temple de Gnide.

C’est un petit poème en prose, qu’il suppose traduit du grec. « Il n’y a, dit-il, que des têtes bien frisées et bien poudrées qui connaissent tout le mérite du temple de Gnide. » Il en constate ainsi le caractère artificiel et l’anachronisme ; il le range parmi les brimborions que la futilité de son siècle a légués à la curiosité du nôtre. De ce bouquet aux parfums voluptueux, qui devait ravir Chantilly, il ne reste plus guère qu’un arôme, très subtil, de sachet desséché dans un cabinet de rococo. Léonard et Colardeau ont mis en vers ces madrigaux quintessenciés ; leur rhétorique galante est, en son genre, plus aimable que celle de Montesquieu. Ce n’est point faire l’éloge de l’ouvrage.

Cependant cette défaillance même marque la supériorité de Montesquieu. Il est trop serré, trop précis, trop riche de pensées pour ce badinage allégorique. Il ne se décèle que par instants, lorsqu’il oublie ses lectrices poudrées et frisées ; prenant alors son pastiche au sérieux, il traduit réellement, en sa belle prose, quelque fragment de poème antique dont il s’est inspiré et qui chante dans sa mémoire. Cette grande familiarité qu’il avait des anciens, cette merveilleuse pénétration qu’il s’était acquise de leur génie politique, lui en révèle, par échappées, la poésie et la fraîcheur. C’est une note unique en ce temps-là : ni Léonard ni Colardeau ne l’ont entendue ; leur clavecin grêle n’aurait pas su en rendre le son clair et plein. Il faudra près d’un siècle pour qu’elle trouve son écho dans la littérature, la renouvelle et la rajeunisse. « Quelquefois elle me dit en m’embrassant : Tu es triste. — Il est vrai, lui dis-je ; mais la tristesse des amants est délicieuse ; je sens couler mes larmes, et je ne sais pourquoi, car tu m’aimes ; je n’ai point de sujet de me plaindre, et je me plains. Ne me retire point de la langueur où je suis ; laisse-moi soupirer en même temps mes peines et mes plaisirs. Dans les transports de l’amour, mon âme est trop agitée ; elle est entraînée vers son bonheur sans en jouir : au lieu qu’à présent je goûte ma tristesse même. N’essuie point mes larmes : qu’importe que je pleure, puisque je suis heureux ? »

Ne dirait-on pas l’argument en prose d’une élégie d’André Chénier ? La bacchanale du chant VI fait penser aux projets d’églogues inachevées de l’auteur du Mendiant. Chénier s’était abreuvé aux mêmes sources, il avait beaucoup lu Montesquieu et l’on s’en aperçoit dans sa prose. Il me semble que le trait d’union se dessine ici entre le plus grand prosateur du siècle et son plus grand poète. Montesquieu n’était point capable de « soupirer un vers plein d’amour et de larmes » ; il semble, au moins, avoir été touché par le reflet d’un rayon venu de la Grèce. C’est un esprit précurseur ; ce caractère, le plus singulier chez lui, se marque jusque dans cet opuscule. Il ne fait que s’y jouer, et l’on y voit poindre une étincelle de son génie. On y voit aussi percer le jargon et s’étaler la friperie théâtrale que des imitateurs maladroits prendront pour le style et le costume de l’antiquité : « une joie et une innocence » qui viennent on ne sait d’où chez les nymphes de Vénus, « un cœur citoyen » qui y fait plus étrange figure et ce croquis, assez fripon, des « filles de la superbe Lacédémone », qui semble pris par quelque dessinateur satirique, au sortir d’une fête du Directoire.

Le Temple de Gnide parut à Paris, en 1725, avec privilège du roi. Montesquieu n’eut garde de le signer. Il avait toutes raisons de se féliciter de sa discrétion : l'abbé de Voisenon prétend, en effet, que son pastiche « lui valut beaucoup de bonnes fortunes, à condition qu’il les cacherait ». Il s’enhardit et se présenta à l’Académie française. Il avait naguère raillé cette illustre compagnie ; il était du monde où l’on en recrutait les membres : il fut élu ; mais il passait pour l’auteur des Lettres persanes, et le roi refusa son agrément au choix de l’Académie sous le prétexte que Montesquieu n’habitait point Paris. Montesquieu s’en retourna à Bordeaux et s’occupa de se mettre en règle. Il lut à l’Académie de cette ville, en 1725, des fragments d’un traité stoïcien des Devoirs, et des Réflexions sur la considération et la réputation. Il prononça un Discours sur les motifs qui doivent nous encourager aux sciences, plein de beaux traits d’humanité. Cela fait, il vendit sa charge de président et vint s’installer à Paris. C’est le temps où il commença d’esquisser dans sa pensée le dessein de l'Esprit des lois. La consécration lui vint avant le chef-d’œuvre.

Il se présenta de nouveau à l’Académie en 1727. Le cardinal Fleury eut encore quelques velléités de l’écarter ; Montesquieu et ses amis parvinrent à endormir les scrupules du ministre. Élu le 5 janvier 1728, il fut admis le 24 du même mois. Son discours n’est point de ceux dont on peut dire qu’il est un titre ; on n’en peut louer que la concision, avec une belle phrase sur la paix et sur le sang humain, « ce sang qui souille toujours la terre ». Montesquieu célébra, par bienséance et pour se conformer à l'usage, Richelieu, qu’il détestait, et Louis XIV, qu’il avait déchiré. Mallet, qui le reçut, l'invita à justifier son élection en rendant, au plus tôt, « ses ouvrages publics ». Il ajouta, non sans malice : « Vous serez prévenu par le public si vous ne le prévenez. Le génie qu’il remarque en vous le déterminera à vous attribuer les ouvrages anonymes où il trouvera de l’imagination, de la vivacité, des traits hardis ; et pour faire honneur à votre esprit, il vous les donnera, malgré les précautions que vous suggérera votre prudence. » Mallet n’avait lui-même composé qu’une ode quand il remplaça, en 1715, le chevalier de Tourreil. La postérité n’en saurait probablement rien, si le hasard n’avait fourni, à ce versificateur discret, l’occasion de gourmander Montesquieu sur l’insuffisance de ses titres.

Montesquieu eut la faiblesse de s’en offenser. Il parut rarement à l’Académie ; on prétend qu’il ne s’y trouvait point à l’aise : il ne s’y voyait point accueilli comme il l’aurait souhaité. Il désirait voyager afin d’étudier par lui-même les institutions et les coutumes des peuples. Il partit pour faire son tour d’Europe. Il le commença par l’Allemagne et l’Autriche, en compagnie d’un diplomate anglais, le comte de Waldegrave, neveu du maréchal de Berwick. Montesquieu avait connu ce maréchal à Bordeaux, et il l’admirait fort.

Il fut parfaitement accueilli à Vienne, où il vit le prince Eugène. L’agrément et la facilité des mœurs, le plaisir d’observer, l’éclat de la vie de cour et le prestige des grandes affaires, le séduisirent un moment. Il sollicita la faveur d’entrer dans les ambassades. Le ministère de Versailles ne l’en jugea point digne : c’était se montrer difficile, mais il ne faut point s’en plaindre. Montesquieu aurait dissipé son beau génie dans cet âpre jeu des politiques, où la partie se joue toujours avec un mort, qui est l’humanité. Le monde y aurait perdu l'Esprit des lois, et il n’est pas sûr que la France y aurait gagné un diplomate.

Montesquieu avait l’étoffe de l’observateur politique ; mais ce n’est que le canevas où brode l’homme d’État. Il lui manquait l’activité incessante, la pensée du dehors, l’orgueil du pouvoir, l’égoïsme national, sans lesquels il n’y a point de négociateurs, encore moins de ministres. Il avait trop de sympathie humaine pour ce dur métier de laboureur de peuples. « Quand j’ai voyagé dans les pays étrangers, disait-il, je m’y suis attaché comme au mien propre, j’ai pris part à leur fortune, et j’aurais souhaité qu’ils fussent dans un état florissant. » C’est l’esprit d’un législateur ; ce n’était point celui des politiques du temps, qui ne considéraient les étrangers que du haut de leur tour, pour les guetter au passage, les attirer dans leur piège et les rançonner à leur profit. « Si je savais, disait-il encore, quelque chose qui fût utile à ma famille et qui ne le fût pas à ma patrie, je chercherais à l'oublier. Si je savais quelque chose utile à ma patrie et qui fût préjudiciable à l’Europe et au genre humain, je le regarderais comme un crime. » Voilà bien l’antipode de Machiavel, mais c’est aussi l’antipode de la diplomatie comme on l’entendait alors et comme on l’a presque toujours entendue depuis. Celui qui pensait de la sorte n’était point propre à la traite des hommes que pratiquaient ses contemporains : il eût été un pauvre partenaire à un joueur comme Frédéric. Le fait est que, traversant l’Allemagne, il en considérait les faiblesses, songeait à les guérir, souhaitait à ce pays de réformer sa constitution, de rassembler ses forces et de se confédérer vigoureusement ; c’eût été la ruine du traité de Westphalie et celle de la politique française. Les commis des affaires étrangères auraient peu goûté ces rêveries, et ils auraient renvoyé Montesquieu au Temple de Gnide. Convenons que cette carrière n’était point faite pour lui : il aurait eu trop d’occasions d’y devenir dupe, aux dépens de son pays, et trop peu de chances d’y appliquer ses talents au service de la France.

Il visita la Hongrie, où il put étudier la vie féodale et le servage ; il considéra, de loin, par-dessus la frontière, la république de Pologne et s’enquit des causes de l’anarchie qui la ruinait ; puis il passa en Italie. Venise était l’auberge joyeuse de l’Europe et le refuge des puissances déchues. Montesquieu, qui ne laissa point de s’y divertir, y rencontra Law, qui enseignait l’économie politique à rebours, Bonneval, qui se préparait à mettre en pratique, au naturel, les Lettres persanes, et milord Chesterfield, qui se lia de grande amitié avec le voyageur français. Il observa l’aristocratie, le Conseil des Dix, les sbires et les inquisiteurs d’État. Il les regardait avec quelque persistance ; il sentit qu’on le regardait à son tour avec la même attention ; il en prit ombrage, quitta précipitamment Venise et jeta ses notes à la mer. L’Italie l’enchanta ; elle lui ouvrit les yeux sur les beaux-arts. Il se piquait d’être éclectique, en matière d’amitié : on le vit fréquenter, à la fois, dans le même commerce cordial, le cardinal de Polignac, ambassadeur de France, auteur de l'Anti-Lucrèce, le pasteur calviniste Jacob Vernet, et plusieurs Monsignors italiens : il en goûtait la compagnie, étant fort intime depuis longtemps avec un Piémontais, l’abbé comte de Guasco, qui ne se posait point précisément en « docteur grave », mais qui passait, à juste titre, pour le plus honnête et galant homme d’Église qui se pût rencontrer.

L’année 1728 se finit pour Montesquieu en Italie ; il employa les premiers mois de 1729 à parcourir la Suisse, les pays du Rhin et la Hollande, où il retrouva Chesterfield. Ce lord l’emmena en Angleterre. Montesquieu y resta du mois d’octobre 1729 au mois d’août 1731. Il fréquenta le Parlement et apprit à lire les écrits politiques de Locke. Il fit ainsi la découverte du gouvernement libre, et conçut le dessein de la révéler à l’Europe. Il n’y avait guère que quelques réfugiés français qui, jusque-là, eussent paru soupçonner ce nouveau monde politique. Rapin de Thoyras en avait publié, en 1717 et en 1724, une très ingénieuse description. Montesquieu la connaissait, et il en fit si bon usage qu’il la fit oublier à la postérité. Il vit tout et le vit bien, d’une vue de savant, pénétrante pour le détail du phénomène, étendue pour la recherche des causes et la poursuite des conséquences. Ses notes, prises sur le vif, sont des chefs-d’œuvre d’exactitude, de concision et de relief : de la Rochefoucauld politique.

On prête à Montesquieu cette phrase, qui résume ses pérégrinations : « L’Allemagne est faite pour y voyager, l’Italie pour y séjourner, l’Angleterre pour y penser, la France pour y vivre. » Il revint à La Brède après plus de trois ans d’absence, retrouva sa famille, s’occupa de ses affaires, cultiva ses vignes, fit dresser sa généalogie et transforma son parc en jardin anglais. Sa principale occupation fut désormais la composition du livre qu’il portait dans sa tête et qu’il avait promené en Europe. Il ne pouvait le mener à fin que dans le silence et les loisirs de la province. Il voulait écrire une histoire de l’humanité sociale : l’histoire de l’homme dans la politique et dans les lois. Il en avait esquissé maint fragment : un Essai sur les finances de l’Espagne, des Réflexions sur la monarchie universelle en Europe, une Histoire de Louis XI. D’après ce qui a subsisté de ce dernier ouvrage, on en peut dire ce que Montesquieu disait de Michel-Ange : « On trouve du grand dans ses ébauches mêmes, comme dans ces vers que Virgile n'a point finis. »

Il était tout plein de l’esprit de Rome. « Les ruines d’une si épouvantable machine » n’avaient point frappé son imagination, comme celle de Montaigne, par leur aspect pittoresque et leur caractère sépulcral. Sous ces débris dispersés, il avait entrevu la cité, et, de tous ces fragments de squelette, un grand être disparu se reconstruisait dans sa pensée. Plus historien que peintre et plus philosophe que narrateur, il cherchait le secret de la vie et de la mort de ce puissant organisme. Ce n’était probablement, dans ses plans, qu’une partie, et comme la preuve principale, le grand épisode de son ouvrage sur les lois. L’épisode menaçait d’envahir le livre. Il l’en détacha, puis le polit et le cisela par prédilection. Il aimait à écrire. Il tenait le plus beau sujet du monde, et il se donna la tâche d’embrasser, selon le mot de Florus, « comme dans un tableau raccourci, l’image entière du peuple romain ». C’est ainsi que parurent en 1734 les Considérations sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains, et quelques années plus tard, en 1745, le Dialogue de Sylla et d’Eucrate, Ce dialogue forme un admirable appendice aux Considérations, et l’on ne peut l’en détacher.