Montesquieu (Albert Sorel)/CHAPITRE II

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 24-38).

CHAPITRE II

LES LETTRES PERSANES

Louis XIV vient de disparaître ; il a fini dans une sorte de sombre et majestueux coucher de soleil. Les contemporains ne s’arrêtent point à admirer le crépuscule d’un grand règne. Ils sont tout à la joie de l’affranchissement. Personne ne regrette le roi ; il a trop durement imposé à tous les Français « cette dépendance qui a tout assujetti ». « Les provinces, au désespoir de leur ruine et de leur anéantissement, respirèrent et tressaillirent de joie, dit Saint-Simon ; les parlements et toute espèce de judicature, anéantie par les édits et par les évocations, se flatta, les premiers de figurer, les autres de se trouver affranchis. Le peuple, ruiné, accablé, désespéré, rendit grâces à Dieu, avec un éclat scandaleux, d’une délivrance dont ses plus ardents désirs ne doutaient plus. » Dans le monde où vivait Montesquieu, parmi les beaux-esprits et les esprits forts, on ne songea point, comme dans le petit peuple, à rendre grâces à Dieu ; tout au contraire, l'espèce de liberté qui s’établit, déchaîna le libertinage, qui renversa toutes les digues.

Il n’avait jamais disparu. La tradition, dit Sainte-Beuve, en venait « directe et ininterrompue » de la Renaissance à la Fronde et de la Fronde a la Régence, par Retz, Saint-Évremond, Vendôme, Bayle : les épicuriens et les pyrrhoniens. « Le règne de Louis XIV en est comme miné. » Ce prince et ses conseillers d’État en matière ecclésiastique crurent faire merveille en supprimant les dissidents. Huguenots et jansénistes, tout ce qui prétendait croire selon sa propre conscience et la grâce qu’il recevait du ciel, se vit persécuté, proscrit, anéanti. Mais l’impiété resta : elle couvait dans le fond des âmes, ennemie la plus redoutable que l'Église eût affrontée depuis le temps de Léon X ; car elle était apaisée, consciente, imperturbable comme la pensée du temps. Les incrédules portaient en leur négation la plénitude et la certitude magistrale d’un Bossuet dans sa foi. « La grande hérésie du monde, écrivait Nicole, n’est plus le calvinisme ou le luthéranisme ; c’est l’athéisme. »

On avait écrasé la Réforme et le Jansénisme, qui procédaient l'une et l’autre de l’esprit chrétien. On avait ainsi ouvert la voie plus large à l’esprit de la Renaissance, qui était celui de l’antiquité païenne. Le roi avait renouvelé les mœurs de l’Olympe : exemple plus efficace que tous les édits du monde. La politique tirée par Bossuet de l’Écriture sainte ne pouvait prévaloir sur cette morale tirée par Louis XIV de la mythologie. Le roi vieilli, converti et dévot n'y trouva de remède que dans la pénitence ; s'il l’observa lui-même, il ne parvint à imposer à ses sujets que l'hypocrisie. Le dérèglement prit le masque ou garda le huis clos.

La Régence l'affranchit de tout frein. On vit la forfanterie du vice succéder à l’étalage de la dévotion, les émules de don Juan occuper, sur le devant de la scène, la place qu’y occupait récemment ceux de Tartuffe. Tout est mis en question, discuté, ébranlé. La constitution Unigenitus passionne tous les croyants ; les querelles intestines de l’Église livrent la brèche aux esprits forts. Dubois introduit la débauche dans la politique ; Law l’introduit dans l’économie sociale. Il n’y avait de tripots que pour les gens de qualité ; il y en eut un désormais pour tout le peuple. Et cependant nul ne se doutait que ce débordement des idées et des passions bouleversait le vieux sol de la France. Le nouveau règne inspirait des espérances sans limites ; toutes les témérités devenaient possibles par la raison qu’aucun ne semblait redoutable.

Ainsi pensait Montesquieu, emporté par ces mouvements du siècle. Gentilhomme et parlementaire, narquois, frondeur, avec cela généreux, ardent aux réformes et confiant aux illusions, avide de gloire, désireux de plaire, rêvant d’éclairer son pays et de briller dans le beau monde, pris, en un mot, « de cette maladie de faire des livres », qui est sa vocation, mais, en même temps, prudent de sa personne, scrupuleux sur les bienséances de son rang, sans goût au scandale, encore moins aux épreuves, il cherche à ses idées un voile assez souple et assez discret pour que son ouvrage pique les sens des curieux sans offenser la pudeur officielle des censeurs. Il suppose que deux Persans, l'un plus enjoué et plus railleur, Rica, l’autre plus méditatif et plus réfléchi, Usbek, viennent visiter l’Europe, échangent leurs impressions, renseignent leurs amis de Perse sur les choses de l’Europe et se font renseigner par eux sur celles de la Perse. La fiction n’était pas entièrement nouvelle ; il importe assez peu de savoir si Montesquieu l’emprunta à Dufresny : il était homme à l’inventer, et, dans tous les cas, il se l’appropria. L’idée de la Perse lui vint de Chardin. Les récits, fort aimables, de ce voyageur, étaient une de ses lectures favorites ; il en tira sa théorie du despotisme et sa théorie des climats ; il s’en inspira dans l’espèce de roman qu’il mêla aux Lettres persanes et dans la composition du décor où il plaça ses personnages : c’est la partie la plus contestable du livre. Elle était toute de mode, elle a entièrement vieilli.

Montesquieu goûtait fort les Mille et une Nuits ; il y aurait trouvé tous les éléments d’un aimable pastiche de conte oriental. Il n’y a point songé. Son roman rappelle, avec moins de grâce lascive, les écrits de Crébillon fils ; avec moins de facilité et d’aimables invraisemblances, les contes d’Hamilton. Il y a un effort de précision, parfaitement déplacé, dans ces récits scabreux, et, par suite, assez désobligeant. Si Montesquieu s’était borné à reproduire les détails de mœurs recueillis par Chardin, ces détails passeraient, à la rigueur, pour de la couleur locale. Mais il n'en est rien. Montesquieu brode sur le canevas du voyageur, et y brode à sa façon de parlementaire libertin. « La pudeur, dit quelque part Chardin, ne permet pas qu’on se souvienne seulement de ce qu’on a entendu sur un tel sujet. » Montesquieu n’a point entendu ce qu’il a imaginé, et il l’a décrit avec indiscrétion. Il y a tout un attirail de harem, plus gascon que persan, toute une polygamie, plus européenne qu’orientale, dont l’étalage a je ne sais quoi de travesti, de fané, de vieillot et qui nous impatiente et nous glace.

Montesquieu ne pousse pas seulement Chardin au licencieux ; il le pousse au tragique. Ses Persans ont une jalousie sombre et inquiète. « Malheureux que je suis ! s’écrie Usbek. Je souhaite de revoir ma patrie, peut-être pour devenir plus malheureux encore ! Eh ! qu’y ferais-je ?… j’entrerai dans le sérail : il faut que je demande compte du temps funeste de mon absence… que sera-ce, s’il faut que des châtiments que je prononcerai moi-même, soient des marques éternelles de ma confusion et de mon désespoir ? » Il parle d’un ton sinistre de « ces portes fatales qui ne s’ouvrent que pour lui ». Ceux qui les gardent ne sont pas ces « vieux esclaves difformes et fantasques » qu’a observés Chardin ; ce sont les victimes emphatiques d’une destinée fatale. Il y a en eux de l’Abélard posthume et du Triboulet anticipé. Ces eunuques, paraît-il, étaient fort savants et tenaient lieu de précepteurs aux Persans de qualité : quelqu’un d’eux certainement est venu jusque dans le Valais et y a fait l’éducation de Saint-Preux.

Ce sont les faiblesses de l’ouvrage ; c’est en partie ce qui en fit le succès. Cette mode a passé ; les nôtres passeront de même. Arrêtons-nous à ce qui dure. Le style d’abord : il est merveilleusement nerveux, bref, « signifiant », précis surtout, sobre et d’une propriété admirable de tours et d’expressions ; plus vif, plus aisé, plus brusque d’allures que celui de Saint-Évremond ; moins tendu et moins concerté que celui de La Bruyère. Montesquieu ne cherche pas autant l’ornement et la figure qu’il le fera plus tard, quand il traitera des sujets plus arides ; il lui paraît, et c’est juste, que la variété de la pensée suffit ici au divertissement du lecteur. C’est le courant pur de l’esprit français : il coule sur un lit un peu pierreux ; mais que de limpidité dans les eaux, que de joie, de grâce et de lumière dans les remous et dans les cascatelles ! C’est le courant qui s’en va vers Voltaire et Beaumarchais ; Stendhal et Mérimée, en notre siècle, le recueilleront et le détourneront vers nous, mais dans un flux moins franc, sur un lit plus sinueux et plus desséché.

Ces caractères et les traits de mœurs abondent dans les Lettres persanes. Montesquieu, qui se montra par la suite un connaisseur si sagace de l’homme social, se montre dans ces lettres l’observateur pénétrant et ironique de l’homme du monde. La tradition veut qu’il se soit peint dans Usbek : Usbek est grand raisonneur d’affaires et grand chercheur de causes, il prône le divorce, vante le suicide, loue les stoïciens ; mais il est bien agité dans ses amours, bien mélancolique en ses jalousies et d’un atrabilaire féroce, dans la satiété des plaisirs. Ce ne fut jamais le fait d’un Gascon très dégagé du côté du cœur, qui s’attachait avec enjouement, se détachait sans amertume et se distrayait de toutes ses peines avec quelques pages de Plutarque ou de Montaigne. Rica ressemble au moins autant à Montesquieu ; mais il n’est, en, réalité, qu’une autre figure du même personnage. Ces deux Persans sont frères jumeaux. Usbek tient la plume quand Montesquieu fait la morale à ses contemporains ; Rica la prend, lorsque Montesquieu les raille. Et qu’il les raille finement !


Sa galerie de ridicules vaut les plus célèbres collections du genre : le grand seigneur, « un des hommes du royaume qui se représente le mieux », qui « prend sa prise de tabac avec tant de hauteur, se mouche si impitoyablement, crache avec tant de flegme, caresse son chien d’une manière si offensante pour les hommes », qu’on ne peut se lasser de l’admirer ; le directeur de conscience ; le faquin de lettres, qui souffre plus volontiers le bâton sur ses épaules que la critique sur ses ouvrages ; le « décisionnaire », qui fournit le motif d’un des plus vivants croquis de l’ouvrage :

« Je me trouvai l’autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d’heure, il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n’ai jamais vu un décisionnaire si universel ; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences ; on parla des nouvelles du temps : il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l’attraper, et je dis en moi-même : Il faut que je me mette dans mon fort ; je vais me réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse ; mais à peine lui eus-je dit quatre mots, qu’il me donna deux démentis, fondés sur l’autorité de Messieurs Tavernier et Chardin. Ah ! bon Dieu, dis-je en moi-même, quel homme est-ce là ? Il connaîtra tout à l’heure les rues d’Ispahan mieux que moi ! Mon parti fut bientôt pris : je me tus, je le laissai parler, et il décide encore. »

Les Persans de Montesquieu sont sévères aux femmes ; j’entends à celles que Montesquieu a fréquentées dans le monde où il se divertissait, et dont il avait peut-être par lui-même observé les faiblesses. Il les accuse de s’adonner au jeu, afin de « favoriser une passion plus chère », lorsqu’elles sont encore jeunes, et pour remplir le vide de cette passion, lorsqu’elles se sentent vieillir. Il dira plus tard, et plus crûment : « Chacun se sert de leurs agréments et de leurs passions pour avancer sa fortune ». Il est implacable pour les hommes qui parviennent par ce chemin. Il flétrit ces spadassins d’alcôve, prototypes de Lovelace et de Valmont, qui font carrière publique de dépravation et tirent insolemment vanité de leur scélératesse : « Que dis-tu d’un pays où l’on tolère de pareilles gens, et où l'on laisse vivre un homme qui fait un tel métier ? où l’infidélité, la trahison, le rapt, la perfidie et l’injustice conduisent à la considération ? » Ce n’est plus le frivole ou le mondain qui parle ici, c’est le gentilhomme parlementaire ; on se rappelle la harangue de don Louis à don Juan et la majestueuse remontrance du père du Menteur.

C’est le même esprit, bien plus proche de Saint-Simon que de Voltaire, qui perce dans la continuelle satire du roi, de la cour et des grands. Montesquieu exècre Louis XIV, qu’il a vu dans sa décrépitude, infatué de son règne, adulé par les subalternes, enviant au sultan des Turcs la simplicité de son gouvernement. Il n’accorde à Louis que les formes de la justice, de la politique et de la dévotion : rien que l’air d’un grand roi. Injuste pour le maître, il ne l’est point pour les valets. Je ne trouve pas dans La Bruyère de touche plus dure que celle-ci : « Le corps des laquais est plus respectable en France qu’ailleurs ; c’est un séminaire de grands seigneurs ; il remplit le vide des autres états. Ceux qui le composent prennent la place des grands malheureux, des magistrats ruinés, des gentilshommes tués dans les fureurs de la guerre ; et, quand ils ne peuvent pas suppléer par eux-mêmes, ils relèvent toutes les grandes maisons par le moyen de leurs filles, qui sont comme une espèce de fumier qui engraisse les terres montagneuses et arides. »

Montesquieu nous montre le monarque despote, les ministres sans système, le gouvernement précaire, les parlements déchus, les liens de famille relâchés, la ruine des ordres, la jalousie des classes privilégiées, tous les signes, en un mot, de l’effondrement prochain du régime. Quel contraste entre Versailles, « où tout le monde est petit », et Paris, « où tout le monde est grand » ; où règnent « la liberté et l’égalité », « l’ardeur pour le travail », l’économie ; où la a passion de s’enrichir passe de condition en condition depuis les artisans jusqu’aux grands » ! Cette émulation ne va point sans un fond d’envie ; elle n’en est pas moins un des ferments de l’activité nationale. « Il n’y a point jusqu’aux plus vils artisans qui ne disputent sur l’excellence de l'art qu’ils ont choisi ; chacun s’élève au-dessus de celui qui est d’une profession différente, à proportion de l’idée qu’il s’est faite de la supériorité de la sienne. » Et ce Paris n’est que l’image de la nation. On ne voit en France que « travail et qu’industrie ». « Où est donc, écrit Usbek à son ami, ce peuple efféminé dont tu parles tant ? »

Ce sont des Français ; ils sont à la fois ardents à la fortune et passionnés d’égalité. Montesquieu n’aperçoit point en eux les éléments d’une démocratie qui s’est formée à l’ombre de la couronne, et qui développera un caractère entièrement différent de celui des démocraties antiques. Il en est, et il en restera toujours à la liberté romaine et à la vertu politique de Lycurgue. Il oppose, par effet de contraste et par jeu satirique de figures, la république à la monarchie ; mais c’est la république des anciens. Il n’en imagine pas d’autre. Dès qu’il touche à ce grand problème, il se perd dans le rêve ; et l’on voit se nouer, à travers la fantaisie des Lettres persanes, les liens singuliers qui rattacheront ce réformateur de l’ancien régime aux apôtres de la Révolution. La monarchie, dit Usbek, « est un état violent qui dégénère toujours en despotisme » « Le sanctuaire de l’honneur, de la réputation et de la vertu, semble être établi dans les républiques et dans les pays où l’on peut prononcer le mot de patrie. »

« Je t’ai souvent oui dire, écrivait un des amis d’Usbek, que les hommes étaient nés pour être vertueux, et que la justice est une qualité qui leur est aussi propre que l’existence. Explique-moi, je te prie, ce que tu veux dire. » Montesquieu ne l’expliqua jamais très clairement. Cette question des origines et du fondement du droit le trouva toujours embarrassé, fugitif et vague. Faute de mieux, il s’en tire par un apologue, l’histoire des Troglodytes, qui prouve « qu’on ne peut être heureux que par la pratique de la vertu ». Il construit une Salente, mais fort différente de la Salente de Fénelon. Celle-ci était l’idéal du futur gouvernement du duc de Bourgogne sous le ministère de Beauvilliers. Les Troglodytes de Montesquieu sont les précurseurs de la cité de Mably et de la république de Rousseau.

Frondeur et paradoxal en politique, Montesquieu, dans ses Lettres persanes, est tout esprit fort en religion. Il est jeune, il est confiant en sa raison, confiant en sa santé, confiant dans la vie. Il est tranchant, il est acéré, il est impitoyable aux compromis du monde et aux conversions de la dernière heure. Il l'est d’une main légère, qui semble effleurer la peau et qui coupe sans merci. Toute la polémique voltairienne paraît en germe dans les lettres sur les changements de l’univers et sur les preuves de l’islamisme ; mais c’est du Voltaire plus puissant et plus serré. Montesquieu parle de l’Église avec ironie, des théologiens avec dédain, des moines avec mépris. Les missionnaires mêmes ne trouvent point grâce à ses yeux : « C’est un beau projet de faire respirer l’air de Casbin à deux capucins ! »

Montesquieu ne juge bon ni à l’État ni à la société que l’on propage des religions nouvelles ; mais il pense que, partout où il en existe de différentes, on doit les obliger à vivre en paix. Cette tolérance oblique et imparfaite est fort éloignée de la liberté de conscience ; cependant les contemporains s’en seraient fort bien, accommodés. Il y avait grand mérite à la proposer et grande hardiesse à la soutenir publiquement. Montesquieu la revendique avec éloquence. Ses lettres sur les autodafés, ses vues sur la persécution des juifs, ses allusions à la révocation de l'Édit de Nantes, comptent parmi les pages qui honorent le plus ses écrits. Elles annoncent l’auteur de l'Esprit des lois.

Cet auteur se révèle à des signes de plus en plus marqués à mesure que la correspondance s’allonge entre les deux Persans. Le roman, la convention, le colifichet oriental, le clinquant du début disparaissent peu à peu de l’ouvrage. Les aperçus de l’historien, les vues du moraliste remplacent les observations décousues et les pointes dénigrantes du satirique. On prend ici Montesquieu sur le fait, et tel qu’il pensait, au vol de ses lectures. Il me semble que les dernières Lettres persanes nous donnent l’idée la meilleure et la plus complète des notes qu’il prenait, et qui sont en partie, dit-on, conservées à La Brède. Montesquieu a développé, dans ces lettres, ce qui lui venait à l’esprit, comme il le concevait, et à mesure qu’il le concevait. Il aborde, par le côté et en passant, la plupart des problèmes qu’il voudra bientôt approfondir, et qu’il s’efforcera de coordonner. Ses idées sur le droit des gens et sur la conquête, sur l’avancement des sciences, sur la classification des gouvernements, sur les origines féodales et germaniques de la liberté, percent çà et là, et parfois se découvrent avec une véritable ampleur à travers la trame légère de ces lettres. Ses jugements sur la dissolution de l’empire turc et sur la décadence de l’Espagne, qu’il discerna d’un coup d’œil si perspicace, ont été ouvent cités. Je ne puis me défendre d’extraire quelques lignes de la lettre sur les Espagnols. On y voit bien les raisons de l’admiration de Stendhal pour les Lettres persanes. Les émules de Montesquieu dans notre siècle ne l’ont certainement point surpassé dans cette façon large et incisive de manier le burin.

« Il n’y a jamais eu, dans le sérail du Grand Seigneur, de sultane si orgueilleuse de sa beauté, que le plus vieux et le plus vilain mâtin ne l’est de la blancheur olivâtre de son teint, lorsqu’il est dans une ville du Mexique, assis sur sa porte, les bras croisés. Un homme de cette conséquence, une créature si parfaite, ne travaillerait pas pour tous les trésors du monde, et ne se résoudrait jamais, par une vile et mécanique industrie, de compromettre l’honneur et la dignité de sa peau… Mais quoique ces invincibles ennemis du travail fassent parade d’une tranquillité philosophique, ils ne l’ont pourtant pas dans le cœur ; car ils sont toujours amoureux. Ils sont les premiers hommes du monde pour mourir de langueur sous la fenêtre de leurs maîtresses ; et tout Espagnol qui n’est pas enrhumé ne saurait passer pour galant. Ils sont premièrement dévots et secondement jaloux… Ils disent que le soleil se lève et se couche dans leur pays : mais il faut dire aussi qu’en faisant sa course, il ne rencontre que des campagnes ruinées et des contrées désertes. »

J’ajoute un trait, qui est le trait final du livre et qui est tout l’homme : la modération parfaite du jugement et la sagesse des vœux. La réserve du législateur tempère constamment chez Montesquieu la sévérité des opinions et la verve des utopies. C’est cet esprit qui dicte à Usbek ce précepte fameux : « Il est quelquefois nécessaire de changer certaines lois. Mais le cas est rare ; et lorsqu’il arrive, il n’y faut toucher que d’une main tremblante. » C’est cet esprit encore qui inspire ces maximes qui annoncent et résument l’œuvre à venir : « J’ai souvent recherché quel était le gouvernement le plus conforme à la raison. Il m’a semblé que le plus parfait est celui qui va à son but à moins de frais ; de sorte que celui qui conduit les hommes de la manière qui convient le plus à leur penchant et à leur inclination, est le plus parfait. » Voilà, dans les Lettres persanes, toute la politique de l'Esprit des lois ; en voici toute la philosophie : « La nature agit toujours avec lenteur, et, pour ainsi dire, avec épargne ; ses opérations ne sont jamais violentes ; jusque dans ses productions elle veut de la tempérance ; elle ne va jamais qu’avec règle et mesure ; si on la précipite, elle tombe bientôt dans la langueur. »