Michel Lévy frères (p. 124-136).



XI


Cette même nuit, à peu près à la même heure où les habitants de Mont-Revêche avaient devisé de la sorte, Dutertre causait avec Amédée à Puy-Verdon. Après le départ de Flavien et de Thierray, chacun s’était retiré dans son appartement, à l’exception du chef de la famille, qui avait suivi Amédée dans le pavillon carré, sous prétexte d’affaires. Quand ils furent seuls, Dutertre, fermant les registres que son neveu avait ouverts devant lui, lui parla ainsi :

— Mon enfant, tu es triste, j’en veux savoir la cause.

Amédée tressaillit douloureusement, n’essaya pas de nier, mais ne répondit pas.

— Voyons, dit Dutertre en lui prenant les deux mains, n’es-tu pas mon fils ? Ne dois-je pas connaître ton cœur, et ne dépend-il plus de moi de te rendre heureux ?

— Mon oncle, mon père ! s’écria le jeune homme en serrant les mains de M. Dutertre, je suis assez heureux si vous êtes content de moi, et je ne demande qu’à vous servir toute ma vie, de près, de loin, comme vous voudrez.

— Amédée, je veux que ce soit de près ; je veux que tu ne quittes pas ma famille, à moins que tu ne sois dégoûté d’en être.

Il attendait une effusion, un aveu. Amédée eut des larmes d’attendrissement et ne parla point.

— Voyons, voyons donc ! reprit Dutertre ; de la confiance, enfant ! Est-ce de toi-même ou de moi que tu doutes ?

— Ni de moi ni de vous, mon meilleur ami, dit Amédée. Mais j’ignore sur quoi vous m’interrogez.

— Sur ta mélancolie. Sais-tu que je te trouve changé ?

— Je me porte bien, je vous le jure ; et, si je suis mélancolique… — oui, je reconnais que je suis mélancolique, — il m’est impossible de vous en dire la cause.

— Impossible ! s’écria Dutertre étonné de la fermeté de cette réponse. Il y a entre ton cœur et le mien quelque chose d’impossible ! Amédée, j’ai donc quelque tort envers toi ? j’ai donc mérité de perdre ton affection ?

— Ah ! je m’attendais à cette épreuve ; mais elle est terrible ! s’écria le jeune homme avec une profonde émotion. Tenez, mon oncle, épargnez-la-moi ! Je vous aime plus que la vie ; je serais le dernier des ingrats ou des égoïstes, si je vous préférais quelque chose ou quelqu’un sur la terre. Vous êtes mon premier amour, ma première vénération, mon premier devoir ; vous êtes le seul cri de mon âme, le seul but de ma vie. Le mal que je ressens ne me vient pas de vous. S’il me venait de vous, je ne le sentirais pas, ou je le bénirais !

— Eh bien, quoi ? dit Dutertre. Il faut donc que je devine ? Éveline est coquette, et, pour le moment, tu es jaloux de M. Thierray.

— De M. Thierray ? Je n’y ai pas songé, mon oncle. J’ignore si Éveline est coquette. Il me semble qu’elle a le droit d’être tout ce qu’elle veut être. Je ne suis pas amoureux d’Éveline.

— Regarde-moi en face pour me dire cela, dit Dutertre en souriant. Tu n’es pas, tu n’as jamais été amoureux d’Éveline ?

— Pas plus que si elle était ma sœur, Regardez-moi bien, mon oncle : vous verrez que je ne vous trompe pas.

— Ah çà !… reprit Dutertre fort étonné, la délicatesse, la vertu, ont-elles sur toi assez d’empire pour étouffer l’amour dès son premier germe ? Dis-moi donc, Amédée, est-ce que tu t’es jamais persuadé qu’il fallait être riche pour devenir mon gendre ?

— Jamais ! Je vous connais trop bien pour cela. Je sais que, si nous nous aimions, Éveline et moi… Mais nous ne nous aimons pas, mon oncle, ou, du moins, nous n’avons que de l’amitié l’un pour l’autre.

— Quoi ! ces promenades ensemble, cette espèce de domination qu’elle s’arroge sur toi, cette infatigable complaisance de ta part, ce soin jaloux de la protéger…

— Je fais mon office de frère.

— À contre-cœur, peut-être ? C’est impossible.

— Oui, mon oncle, il est impossible que je me fasse à contre-cœur l’écuyer, le gardien, le serviteur et le protecteur de votre fille, puisque c’est mon devoir, et un devoir rempli envers vous ne me semblera jamais pénible ni désagréable.

— Enfin, tu me donnes ta parole d’honneur que l’assiduité de Thierray ne te chagrine pas ?

— Je vous en donne ma parole d’honneur.

— Allons, Olympe et moi, nous nous sommes trompés.

— Olympe !… ma tante croit que…  ?

Amédée, un instant troublé, se remit aussitôt.

— Oui, ma tante s’est trompée, dit-il.

— Alors, c’est donc Nathalie, ma muse sérieuse, qui s’est emparée de ton imagination ?

— Non, mon oncle, je n’ai jamais pensé à Nathalie plus qu’à Éveline.

— Eh bien, c’est donc ma Benjamine ? Je ne me serais pas attendu à cela ; car je ne la croyais pas en âge d’inspirer un sentiment.

— Mais non, mon oncle, Caroline n’est pas en âge d’inspirer…

— Alors, ce n’est donc personne d’ici ? Voilà qui m’étonne et m’affecte un peu, je te l’avouerai. Quoi ! j’ai élevé un être excellent, avec la secrète ambition d’en faire tout à fait mon fils ; il est ce qu’après tout examen et toute recherche je puis offrir de plus aimable, de meilleur et de plus sûr à mes filles, et il n’en est pas une qui lui plaise assez pour qu’il veuille se donner la peine de lui plaire à son tour ? Il faudra que ce trésor nous échappe et aille faire la joie et l’orgueil d’une famille étrangère ! Allons, mon amour-propre paternel est piqué, tu vois, et mon âme un peu affligée ; mais je ne t’en aime pas moins, car l’amour ne se commande pas, et je vois bien que ton cœur ne t’a pas demandé la permission de s’échapper de la maison.

— Non, mon oncle, mon cœur ne s’est pas échappé d’ici et ne s’en échappera jamais. Je ne me livre pas au sentiment de l’amour ; je défends ma jeunesse de cette tentation, que vous seul devez m’interdire ou me permettre un jour. Je n’ai pas encore pensé au mariage. Si vous voulez que j’y songe plus tard, j’y songerai ; si vous faites dépendre en partie votre bonheur de l’affection que pourrait me témoigner une de vos filles, je tâcherai d’en inspirer à votre Benjamine, quand elle sera en âge de ressentir un sentiment plus vif que l’amitié fraternelle. De mes trois sœurs, c’est celle dont les goûts et le caractère seraient le plus conformes aux miens. Mais elle n’a que seize ans, et montre encore les douces aptitudes et les développements incomplets de l’enfance. Laissons-la grandir, et, dans trois ou quatre ans, je serai, j’espère être digne d’elle et capable de la rendre heureuse.

Cette réponse fut faite avec franchise et fermeté. Dutertre sourit avec affection.

— À la bonne heure ! dit-il. Ce projet, car ce n’est encore qu’un projet, me charme sans me rassurer beaucoup. N’importe, tu me laisses de l’espoir, et je t’en remercie. Ma Benjamine !… Oui, celle-là… elle est bien bonne, n’est-ce pas, Amédée ? Elle m’aime comme tu m’aimes… et elle chérit sa jeune mère comme nous la chérissons !

Dutertre, absorbé par une foule d’idées tristes et douces, rêva un instant, caressant les unes et refoulant les autres. Il ne vit pas le malaise douloureux d’Amédée, et il allait lui dire bonsoir, lorsqu’un souvenir le frappa, mais sans l’inquiéter.

— À propos, dit-il, explique-moi donc ces plaisanteries de Nathalie, auxquelles Éveline a pris une sorte de part, l’autre jour. Tu te promènes donc la nuit sur la pelouse, ou dans les massifs ? Tu rêves donc à la lune comme un amoureux de roman ? Cela t’est bien permis ; mais pourquoi ces demoiselles avaient-elles un air piqué, presque menaçant, en t’interrogeant sur tes prétendus travaux de la nuit, et sur ta lampe, qui, disent-elles, brûle souvent dans le vide ?

— Ne me questionnez pas sur une chose si frivole, mon oncle, répondit Amédée plus triste que confus ; je ne pourrais pas vous répondre.

— Allons, je comprends ! cela ne me regarde pas, en effet, et j’ai tort de vouloir pénétrer les petits mystères de la conduite d’un jeune homme. Pourtant, mon ami, je dois te dire que, dans une maison comme la nôtre, où des regards d’une innocente mais violente curiosité enfantine épient toutes choses sans les comprendre, il faut que le mystère de ces petites faiblesses soit complet…

— Quoi ! mon oncle, s’écria Amédée surpris et même blessé, vous me croyez capable d’avoir une intrigue de ce genre dans votre maison ? Vous pensez que, si le démon de la jeunesse troublait mes nuits, je respecterais assez peu le sanctuaire de votre famille pour satisfaire mes passions sous le toit qui protège votre femme et vos filles, et pour les exposer à surprendre seulement un regard échangé avec quelque femme attachée à leur service ? Non, non ! cette maison m’est sacrée ! et je n’y voudrais pas même caresser une pensée qui pourrait souiller la pureté de l’air qu’on y respire.

— Noble cœur ! dit Dutertre en l’embrassant : ah ! je le vois, je ne t’estime pas encore ce que tu vaux ! Pardonne-moi, enfant ! Mais alors, quand tu te promènes seul, la nuit… es-tu poëte, ou es-tu triste ?

— Peut-être suis-je l’un et l’autre, mais c’est sans le savoir, je vous jure, répondit Amédée avec un sourire mélancolique et candide.

En ce moment, un cri aigu et déchirant retentit dans la nuit sonore. Dutertre tressaillit, et son regard terrifié rencontra celui d’Amédée.

— Qu’est-ce donc ? dit-il. Ce cri est parti de mon appartement. C’est la voix de ma femme !

Et il s’élança vers la porte. Amédée le retint.

— Non, mon oncle, dit-il, n’y allez pas.

— Comment, n’y allez pas ? s’écria Dutertre.

— Ce n’est pas… non, ce n’est pas ce que vous croyez… Il n’y a rien là qui doive vous effrayer…

Amédée parlait dans une sorte d’égarement. Dutertre était trop effrayé pour y faire attention. Il se dégagea et courut vers l’aile du château dans laquelle on pénétrait, de ce côté de la pelouse, par le perron de la tourelle. Il traversa le boudoir qui occupait le rez-de-chaussée, monta l’escalier en spirale et entra dans son appartement. Tout était calme et silencieux. Olympe parut s’éveiller dès qu’il entra.

— Olympe, vous dormiez ? lui dit-il. Alors vous rêviez ? Vous avez crié. C’est vous, n’est-ce pas, qui avez crié ? Je ne prendrais pas une autre voix pour la vôtre !

— J’ai crié ? dit Olympe, qui parut faire un grand effort pour s’éveiller ou pour se souvenir. Je n’en sais vraiment rien, mon ami ! Je n’ai pas conscience de cela. Mais qu’importe ?

— Ma chère femme, vous n’êtes pas malade ?

Elle porta doucement à ses lèvres la main de Dutertre, qui tenait les siennes, et, comme accablée du sommeil de la santé ou de la fatigue, elle retomba sur son oreiller et ses yeux se fermèrent. Dutertre interrogea son pouls, il était lent et faible ; il toucha son front de ses lèvres, il était frais et calme. Elle avait un sourire angélique, une pâleur transparente, une beauté idéale.

Dutertre éprouvait pour cette jeune femme tous les transports de la passion, mais ce n’était pas l’unique cause de son attachement pour elle. C’était, avant tout, une estime profonde, un respect sans bornes, une tendresse inépuisable. Il l’aimait comme sa femme, peut-être encore plus que comme sa maîtresse. C’était une affection aussi complète, aussi vaste, aussi élevée que l’âme qui lui servait de sanctuaire.

Il la regarda se rendormir, plongé dans une extase respectueuse ; car il y avait, dans sa passion, de ces moments d’idolâtrie où il se trouvait heureux de la contempler sans qu’elle y prît garde. Mais une douleur vague traversa tout à coup son rêve de bonheur :

— Si elle était malade ! pensa-t-il, si j’allais la perdre !

Et une sueur froide glaça son font.

— Pourquoi donc cette idée ? se dit-il encore. Est-ce un pressentiment ? Est-ce l’instinct de la misère humaine qui nous présente toujours le souvenir de la mort au sein des délices de la vie ?

Il s’éloigna sans bruit, se souvenant qu’il avait laissé la porte du boudoir ouverte et qu’Amédée l’avait suivi jusque-là. En redescendant l’escalier de la tourelle, il fut frappé d’un autre souvenir qui se dessinait plus net, à mesure que son inquiétude se dissipait. Amédée n’avait point paru surpris du cri qu’ils avaient entendu. Il s’était efforcé de retenir son oncle, au lieu de partager son empressement à porter secours à Olympe. Cela était inexplicable.

— Mon ami, dit Dutertre en retenant son neveu dans le boudoir et en lui parlant à voix basse, bien qu’ils ne pussent être entendus de personne, il y a quelque chose d’extraordinaire dans le sommeil de ta tante. On ne crie pas ainsi sans faire un rêve affreux, et on n’a pas de tels rêves sans en garder le souvenir au réveil. Tu as eu l’air de savoir ce que cela signifiait, tout à l’heure. La pensée ne t’est pas venue comme à moi qu’un voleur entrait chez ma femme ou que le feu prenait à ses rideaux. Tu étais triste, mais pas étonné le moins de monde. Il y a là quelque chose d’incompréhensible. Il faut me le dire.

— Oui, il faut vous le dire, je le sens, répondit Amédée avec effort ; mais, si je vous le dis, vous souffrirez beaucoup, et ma tante me fera des reproches qui me déchireront le cœur, la conscience, peut-être !

— Amédée, dit vivement Dutertre, il faut parler ! As-tu fait serment d’avoir un secret pour moi ? Je t’en dégage. Je suis tout ici, le père, l’ami, le maître des cœurs et des consciences, parce que je suis l’esclave dévoué au bonheur de chacun de vous. Parle vite, je le veux !

Dutertre exerçait, en effet, sur une partie de sa famille un ascendant illimité. Cet homme, la douceur, la tendresse, la débonnaireté mêmes, était né pour régner sur les âmes aimantes par la seule puissance de l’amour. Tout son secret pour l’inspirer était de le ressentir lui-même avec ardeur, et, dans les choses du cœur, il avait, avec les cœurs ardents comme le sien, une décision, une volonté, un magnétisme, si l’on peut dire ainsi, qui le rendaient aussi fort avec ceux-là qu’il était faible et même dupe vis-à-vis des cœurs glacés.

Amédée, formé du même sang, doué des mêmes instincts, reflet splendide et pur de cette âme d’élite, ne pouvait pas essayer de lui résister. Il parla, mais avec ménagement d’abord.

— Ma tante est malade, dit-il, je le crains. Ne l’avez-vous jamais craint vous-même ? Sa pâleur est-elle naturelle ?

— Oui, oui, je le crains, dit Dutertre ; mais sa pâleur… je l’ai toujours vue ainsi !

— Oui, reprit le jeune homme, vos yeux y sont habitués. Il semble que ce soit une condition de son organisation, parce que c’est, dit-on, un des prestiges de sa beauté ; mais c’est la preuve d’un refroidissement du sang qui n’est pas ordinaire à son âge, et qui, tôt ou tard, doit être le symptôme d’un dérangement dans l’équilibre physiologique. J’ai un peu étudié la médecine depuis un an, mon oncle. Je ne la sais pas, mais je la comprends, et je crois savoir mieux que les médecins de ce pays la situation de ma tante.

— Parle donc, tu me fais mourir ! Qu’a-t-elle ? Depuis quand est-elle malade ? Pourquoi me le cache-t-on ? Pourquoi m’en fait-elle mystère ? C’est donc grave ?

— Oui et non. Après mûr examen, les premiers médecins de Paris (car elle a consulté à votre insu à Paris, à son dernier voyage, il y a trois mois), les médecins de Paris lui ont déclaré, dans une consultation écrite que j’ai entre les mains…

— Montre-la moi ! s’écria Dutertre.

— Je vous la montrerai ; mais soyez certain que je ne vous trompe pas.

— Ils ont déclaré… ?

— Que ma tante n’avait aucune lésion organique ; qu’elle offrait l’apparence de la plus parfaite et de la plus saine, et même de la plus robuste constitution, mais qu’il existait chez elle une surexcitation nerveuse incompréhensible, et qu’il fallait y apporter promptement et fréquemment remède par l’emploi des calmants, des stupéfiants les plus énergiques.

— Quels sont donc ces symptômes nerveux ? Des cris ?

— Quelquefois un cri âpre et strident lui échappe au commencement de son sommeil. Ce cri, dont elle n’a pas conscience ou qu’elle ne veut pas avouer, m’a souvent fait tressaillir à l’heure où nous l’avons entendu ce soir. Et alors l’inquiétude me fait sortir de ce pavillon, qui est peut-être le seul endroit habité d’où on puisse l’entendre distinctement, et approcher de la tourelle. Toujours prêt à appeler, si quelque nouveau signe de souffrance me faisait craindre des accidents plus graves, je veille parfois des nuits entières, à portée de constater les progrès du mal dont seul j’ai arraché la confidence. Vous voyez, mon oncle, que ce n’est pas de la poésie que je fais au clair de la lune, mais une souffrance bien vive que j’éprouve et que je ne devais révéler qu’à vous.

— Pourquoi ce mystère, encore une fois ?

— Cela, je ne vous le dirai pas, mon oncle, répondit Amédée avec sa fermeté accoutumée. Il s’agit pour moi de vous faire connaître le mal et non d’en rechercher la cause. Je pourrais me tromper !

— Eh bien, ce mal ? dit Dutertre en proie à une vive anxiété.

— Il est quelquefois très-grave. Les cris échappés durant le sommeil ne sont qu’un résultat de la contrariété terrible que la malade s’impose durant le jour pour les retenir et cacher un indicible malaise, des tressaillements subits, des besoins poignants de pleurer et de sangloter. Ma tante est douée d’une volonté supérieure…

— Oui, je le sais. La volonté de tout souffrir sans se plaindre. Eh bien, elle voudrait crier, pleurer, n’est-ce pas ? Elle se contient ?

— Oui, mais elle se brise, et j’ai vu des crises qui m’ont brisé moi-même. Des étouffements soudains, des suffocations effrayantes, les lèvres bleues, les yeux sans regard, les mains glacées, roidies comme par la mort. J’ai cru dix fois qu’elle allait expirer sous mes yeux.

— Et le remède, le secours, le salut, quels sont-ils ? dit Dutertre s’armant d’une attention de sang-froid au-dessus de ses forces et ne sentant pas les larmes qui baignaient ses joues.

— Le remède est sûr mais terrible. Ce sont ces antispasmodiques dont je vous ai parlé, l’opium sous plusieurs formes. Ils font cesser les crises et même ils en retardent le retour. Mais ils n’en détruisent pas la cause, et même ils leur préparent la victoire, en affaiblissant d’autant plus l’individu. Vous avez remarqué des langueurs, des distractions que vous preniez pour des rêveries douces ou pour des préoccupations sans gravité : ce sont des accablements, des lacunes, pour ainsi dire, dans l’existence physique et morale. Ma tante se plaint et s’effraye de ces remèdes funestes. Elle s’en abstient le plus possible quand elle espèce cacher le mal qu’ils combattent ; mais, depuis que vous êtes de retour, malgré mes supplications, elle prend de l’opium tous les jours, tant elle craint de vous effrayer par un de ces accidents imprévus, et je vois qu’une de mes prévisions se réalise. Elle a crié cette nuit. L’opium arrive à perdre sa vertu. Vous savez que les remèdes les plus énergiques se neutralisent en s’assimilant à notre économie. Si elle continue, elle va être forcée d’augmenter les doses, et c’est la mort lente qu’elle fait passer ainsi dans ses veines, vous ne l’ignorez pas.

— Elle est donc perdue, mon Dieu ? s’écria Dutertre en se levant et en retombant comme foudroyé sur son siège.

— Non, mon cher oncle. Elle est jeune et forte ; elle a la volonté de vivre, car elle vous aime comme on aime Dieu. Elle ne mourra pas : Dieu ne le permettra pas !…

Et Amédée, à bout de ses propres forces, fondit en larmes à son tour.