Michel Lévy frères (p. 136-147).



XII


Thierray, après avoir bien rêvé à Éveline et à madame Hélyette, un peu à madame Dutertre et pas du tout à Nathalie ni à Caroline, s’éveilla assez tard dans la matinée. Gervais entra, alluma le feu que le temps pluvieux rendait agréable, sinon nécessaire, et remit en silence une lettre à Thierray. Elle était de Flavien de Saulges et ainsi conçue :

« Adieu, mon cher Thierray ; pardonne-moi de te quitter brusquement. Je reviendrai peut-être dans quelques jours. Je ne reviendrai peut-être pas du tout. Dispose du manoir de Mont-Revêche, où, Dieu merci, tu te plais, et où il m’est impossible de passer une nuit de plus. Suppose tout ce que tu voudras, que je suis fou, que je suis niais, que j’ai peur des revenants, que j’ai vu madame Hélyette. Quand je serai à Paris, quand j’aurai passé trois jours dans le monde de la réalité, les chimères qui m’assiègent seront dissipées, je n’en doute pas, et je t’écrirai, sans mauvaise honte, le secret de ma fuite. Je viens d’écrire à Puy-Verdon pour expliquer ce départ précipité : je donne pour prétexte une lettre d’affaires que j’ai trouvée ici hier au soir en rentrant. Dis comme moi, cela suffit. Présente mes regrets, mes excuses, mes amitiés, mes respects, et n’oublie pas ce que je t’ai dit en dernier lieu : épouse Éveline.

» Ton ami, Flavien. »


Thierray relut deux fois cette lettre, se leva, s’informa. Flavien était parti avant le jour avec le nouveau domestique qu’il avait retenu la veille, et qui était arrivé de grand matin avec un beau cheval et un tilbury achetés de la veille aussi. Le domestique rentra avec l’équipage au moment où Thierray prenait ces renseignements, et lui remit un second billet de Flavien :

« Je monte en diligence. Je renvoie à Mont-Revêche l’homme, la bête et la voiture dont j’ai fait acquisition hier. Je suis content de ces trois choses ; je te prie de les héberger chez nous, en mon absence, et de t’en servir le plus possible, pour que tout cela ne soit pas rouillé quand je retournerai près de toi. Les arrangements sont faits, tu n’as rien à débourser, car tout cela m’appartient avec ta permission. Tu sais que le cheval est bon à monter. À toi de cœur ! »

— C’est une manière honnête de me fournir un équipage sans qu’il m’en coûte rien, pensa Thierray, car il ne reviendra pas ! On ne part pas ainsi sans une cause grave ! Si nous n’étions en plein midi, heure à laquelle je ne crois pas du tout aux revenants, je me persuaderais qu’en effet madame Hélyette lui a montré son plus affreux visage. J’y penserai la nuit prochaine, et peut-être réussirai-je à la voir aussi. En attendant, je crois que Flavien a lancé à l’austère Nathalie une déclaration qui a été prise en mauvaise part ; ou qu’il pense encore à Léonice plus qu’il ne voulait l’avouer ; enfin que la vie d’ermite ne saurait lui convenir plus de huit jours… Ah çà ! je vais m’ennuyer ici, moi ! se dit encore Thierray en faisant d’un œil inquiet le tour de sa résidence. Je commençais à aimer Flavien… oui, je l’aimais réellement depuis hier au soir. L’excellent cœur, le généreux caractère ! J’aurais parlé avec lui de ma nouvelle passion… Mais cette passion est elle assez forte pour que je m’en entretienne tout seul, le soir, en rentrant dans mon château ? Allons, c’est ce qu’il faut voir !

Et Thierray, ayant déjeuné à la hâte, monta le beau et bon cheval que Flavien lui laissait, et reprit le chemin de Puy-Verdon, où l’on devait, ce jour-là, voir une surprise annoncée la veille par Dutertre.

Sur une des collines qui protégeaient à l’est et au nord le parc et les magnifiques jardins de Puy-Verdon, bouillonnait une source abondante, laquelle prenait son cours sur le versant opposé et allait rejoindre une petite rivière à une demi-lieue de distance, sans sortir des propriétés de Dutertre. Du côté du jardin, la colline était assez escarpée, et avait pour base des rochers d’un bel effet qui formaient en cet endroit la limite naturelle de l’enclos privilégié. Du côté par où s’épanchait la source, la pente l’entraînait en un sens contraire à cet enclos, qui ne manquait pas d’eaux vives ; mais Olympe avait souvent exprimé le regret qu’une de ces belles chutes d’eau qu’elle rencontrait dans les bois d’alentour ne réjouît pas la vue et l’ouïe plus près de sa demeure ; elle avait dit cela sans songer que ce regret serait tôt ou tard un ordre pour son mari. Dutertre avait donc résolu de mettre une cascade sous les yeux de son idole, et il avait communiqué son projet à Amédée, qui s’était fait fort de l’exécuter durant son absence.

En conséquence, un nouveau lit avait été creusé à la source, sur le versant opposé à celui qu’elle s’était naturellement choisi ; les dames de Puy-Verdon avaient vu ces travaux préparatoires sans en savoir le but : on avait parlé d’un chemin creux, puis d’une saignée pour arroser des prairies altérées sur un autre point ; enfin, un bassin, avec ses issues nécessaires, avait été établi au bas des rochers sous prétexte de citerne pour l’arrosage, et, depuis huit jours qu’on était en promenades lointaines ou en chasse, Amédée avait pu faire déblayer les derniers obstacles et laisser les eaux de la source s’amasser en réservoir provisoire, sans éveiller l’attention de sa tante et de ses cousines.

L’espèce de torpeur où madame Dutertre paraissait souvent plongée, les distractions que Thierray et Flavien causaient à Nathalie et à Éveline avaient favorisé le secret des derniers travaux, masqués, d’ailleurs, par la végétation de la colline. Benjamine seule, attentive et pénétrante dans les choses de fait, avait tout observé, tout découvert : mais elle se gardait bien de vouloir ôter à sa petite mère le plaisir d’être surprise, et à son père le plaisir de la surprendre. Elle fut donc muette comme une tombe, et ne songea même pas, plus tard, à s’en vanter, tant ce caractère d’enfant avait de solidité et de sûreté relative sous ses dehors irréfléchis et enjoués.

On partait pour le point de vue choisi par Dutertre pour son effet, lorsque Thierray arriva. Le point de vue était une éminence sur la pelouse, et, par une malice toute paternelle, Dutertre fit asseoir sa famille et ses hôtes le dos tourné à la colline. Il leur montrait l’horizon opposé et les exhortait à attendre de côté le phénomène extraordinaire qu’il leur avait promis.

Si cette surprise eût abouti vingt-quatre heures plus tôt, le brave Dutertre, dont le naturel, à la fois sérieux et enjoué, avait beaucoup de rapport avec celui de Benjamine, eût pris un triple plaisir, un plaisir d’enfant, un plaisir d’amant et un plaisir de père, à cette petite fête. Mais son âme était brisée, et il faisait des efforts puissants pour cacher à sa femme et à ses filles l’inquiétude qui le rongeait. Il avait promis à son neveu qu’il ne paraîtrait pas s’apercevoir de l’état d’Olympe ; il avait vite compris qu’il l’aggraverait en lui ôtant la consolation qu’elle goûtait à le lui cacher. Il était résolu à la soigner à son insu, à feindre de découvrir peu à peu qu’elle était souffrante, et à ne jamais lui montrer qu’il s’en effrayait sérieusement. Mais il était pâle, et sa voix, toujours si pleine et si fraîche, était sensiblement altérée. Thierray s’en aperçut. Dutertre parla légèrement d’un rhume et d’une migraine. Il affectait un gaieté expansive ; mais ses yeux ne pouvaient se détacher d’Olympe, et, à chaque mouvement qu’elle faisait, il tressaillait malgré lui, comme s’il se fût attendu à la voir tomber morte dans tout l’éclat de sa beauté, dans tout le calme de sa force.

Le temps s’était élevé, et un rayon de soleil se montra enfin, comme pour récompenser Dutertre de ses efforts. On entendait bien la pioche et la bêche résonner sur la colline ; mais on y était habitué et on n’y faisait plus attention. Tout à coup Amédée, qui avait disparu et qui se tenait auprès des ouvriers, fit entendre le signal convenu : un coup de sifflet. Dutertre répondit par un signal semblable, qui signifiait que tout le monde était à son poste, et il permit que l’on se retournât, mais en prenant le bras de sa femme, qu’il pressa contre sa poitrine, prêt à la rassurer, si l’inattendu de la scène lui causait quelque légère angoisse de surprise ou d’inquiétude. On entendait alors un mugissement sourd comme celui du vent qui s’élève, puis ce fut comme un tonnerre lointain, et enfin la masse d’eau contenue dans le réservoir, dont on venait d’enlever précipitamment la dernière digne, s’élança à travers les arbres et fit sa première chute, bruyante, fangeuse et quelque peu terrible, dans la cannelure naturelle du rocher, où l’on avait dirigé sa course. Au premier moment, cette cataracte eut assez d’impétuosité pour entraîner quelques roches et quelques jeunes arbres qui se trouvaient trop près de ses rives subitement élargies, et l’espèce de hourra triomphant et joyeux que poussèrent les cinquante ouvriers ajouta au fracas de l’irruption. Mais bientôt les eaux s’éclaircirent, se rangèrent dans leur nouveau lit et tombèrent en nappe d’argent sur les flancs lavés du rocher, pour s’enfuir en ruisseau joyeux et rapide à travers les arbres du parc et aller rejoindre leur ancien cours.

Tous les habitants du voisinage étaient accourus à l’entrée du parc pour voir cette chose merveilleuse ; tous les bergers épars dans la campagne s’étaient massés sur les hauteurs environnantes, et cette scène pittoresque eut ses spectateurs et ses applaudissements.

Dutertre avait observé attentivement sa femme ; il tenait sa main, il interrogeait son pouls sans paraître y songer.

— Si la surprise, la peur ou le plaisir lui font du mal, pensait-il, c’est une maladie toute physique.

— Et il s’effrayait moins de cette pensée que de la crainte d’une cause morale : Olympe ne tressaillit ni ne trembla. Elle n’était pas plus poltronne, pas plus petite-maîtresse que par le passé. Loin de là : elle aimait le bruit et l’émotion d’un mouvement imprévu. Ses joues s’animèrent un peu, ses yeux brillèrent, et elle se sentit agile pour courir admirer de près la cascade, dès qu’il fut possible de le faire sans danger d’être atteint par la chute de quelque pierre ou de quelque branche.

— Que cela est charmant ! quelle heureuse idée disait-elle à son mari, qui ne la quittait point.

— C’est une idée à toi, répondit-il : ne disais-tu pas, l’année dernière, qu’il ne manquait que cela ici ?

— Comment ! c’est parce que j’ai dit cela ? c’est pour moi ?

— Et pour qui donc, je te prie ?

— Ah ! tais-toi, ami, dit vivement Olympe, ou dis-moi cela plus bas !

L’émotion d’Olympe, le mouvement brusque avec lequel elle se retourna pour voir si les paroles de son mari n’avaient été entendues que d’elle seule, et l’espèce d’étouffement dissimulé par une toux affectée, furent si sensibles pour Dutertre, qu’une partie de la vérité lui fut révélée.

Cent fois, sa femme lui avait dit en souriant :

— Prends garde de me trop aimer devant tes filles ; tout le monde t’adore ici, et c’est trop juste, l’affection est jalouse. Il ne faut pas que nos chers enfants croient que tu préfères l’une de nous à aucune des autres.

Dutertre s’était habitué à l’idée de cette innocente et tendre jalousie ; il s’était habitué aussi à la respecter, à la ménager ; il croyait y être parvenu. Il s’imaginait adorer sa femme en cachette, et ce chaste mystère avait été jusqu’alors un charme de plus dans son amour. Confiant de sa nature, incapable de supposer le mal, optimiste par instinct, parce qu’il portait constamment en lui le désir et la volonté du bonheur des autres, il ne s’était jamais alarmé sérieusement des conséquences domestiques de son second mariage. Il avait cru longtemps à la bonté de ses trois filles. Peu à peu il avait vu se développer le caractère hautain et dur de l’aînée, l’indépendance fougueuse de la seconde ; il avait deviné que son bonheur, à lui, deviendrait facilement un motif d’aigreur ou un prétexte de révolte. Depuis huit jours surtout, il croyait voir et toucher du doigt ces plaies secrètes dont il n’appréciait pourtant pas encore la profondeur. Mais Olympe l’avait toujours rassuré. Niant toutes ses souffrances, toutes ses humiliations, tous ses déboires, palliant les torts d’autrui, réparant ou cachant le mal avec une persévérance et une délicatesse inouïes, elle avait réussi à rendormir son mari dans la douce quiétude dont il éprouvait le besoin. Elle espérait lui cacher toujours les sourdes angoisses de cet intérieur troublé. Depuis deux ans qu’il avait accepté la députation, il faisait d’assez longues absences pour que cette difficile entreprise n’eût pas encore échoué, et, quoique Olympe n’aimât pas le monde, elle accueillait volontiers l’entourage nombreux qui, au retour de son mari, empêchait celui-ci de voir l’abîme creusé sous la pierre même de son foyer.

Cette fois, enfin, il le pressentit, et, se retournant par le même mouvement instinctif que sa femme, il vit les yeux noirs et profonds de Nathalie attachés sur elle avec une singulière expression d’ironie et de dédain. Nathalie haïssait Olympe désormais de toute la force de l’orgueil blessé. Elle avait essayé de plaire à Flavien à sa manière, Flavien ne s’en était pas aperçu ; il n’avait vu qu’Olympe, et Nathalie avait juré de se venger, fallût-il traverser le cœur de son père pour arriver à celui de sa rivale.

Quelques instants après, pendant que la famille se mêlait aux ouvriers, et qu’on arrosait de vin et d’argent la pioche et la bêche enrubannées présentées par eux aux dames du château, Dutertre prit le bras d’Amédée et l’emmena à quelque distance, comme pour voir le nouveau cours du ruisseau.

— La cause ! la cause ! s’écria cet homme généreux et passionné, qui ne pouvait étouffer sa douleur. Tu ne m’as pas dit la cause ! Il me la faut, tu la sais ! Et moi aussi, je la sais, je crois la savoir ; mais il serait affreux, il serait terrible de se tromper ! Parle, enfant, parle, toi dont la bouche n’a jamais menti. C’est une cause morale. Le chagrin seul peut produire ce mal étrange, ce combat entre le corps et l’âme, entre la mort et la vie. Ma femme est malheureuse, ma femme est rongée par un affreux chagrin ! Son âme, droite et ardente comme la mienne, comme la nôtre, Amédée, ne peut soutenir une lutte incessante contre l’amertume et l’injustice. Ma femme a besoin d’aimer et d’être aimée. Ma femme est méconnue et haïe !

Malgré le trouble d’Amédée, malgré son propre besoin d’épanchement, malgré l’ascendant que son oncle exerçait sur lui, il refusa de répondre, et, se sentant incapable de mentir, il se renferma dans un silence impénétrable. Dutertre fut forcé d’admirer cette réserve et de la respecter.

— Oui, tu as raison, dit-il, je ne suis pas un homme, je ne suis pas un père de famille : je suis un malheureux sans courage et sans patience. Je tente la vertu, j’essaye de te faire manquer à tes devoirs. Oui, tais-toi ! je verrai par mes propres yeux, je sonderai la plaie, je la guérirai… ou je briserai les mains impies qui l’ont faite !

— Mon oncle ! mon oncle ! s’écria Amédée effrayé de la passion qui se révélait chez Dutertre, si vous soupçonnez vos filles… souvenez-vous que vous leur devez plus qu’à vous-même !

— Oui, plus qu’à moi-même, dit Dutertre, mais non pas plus qu’à cet ange de douceur et de bonté.

— Pardonnez-moi, mon oncle, reprit Amédée avec énergie, vous leur devez davantage. C’est l’âme plus que le corps qu’il faut sauver en ce monde. Olympe est en paix avec Dieu. Sa conscience ne faillira pas à ses devoirs. Si elle meurt, c’est nous qui serons à plaindre, et non pas cette intelligence divine qui retournera vers les cieux ; mais il nous restera des devoirs à remplir sur la terre, et, si votre tendresse se retire de vos filles, elles seront perdues pour le monde d’ici-bas comme pour le monde de là-haut.

Dutertre serra convulsivement la main de son neveu.

— Oui, dit-il, tu as raison, je suis un homme faible, et je reçois d’un enfant une leçon profonde et terrible. Eh bien, je l’accepte. Dieu est dans l’âme des enfants purs et parle par leur bouche. Oui, je me sacrifierai, et le devoir gouvernera la passion, même la plus sainte et la plus sacrée qu’il y ait au monde. Si on tue dans mes bras l’objet de mon culte, je l’ensevelirai dans mon cœur sous mes propres ruines, mais je cacherai le crime et ne le punirai pas.

En proie à une violente exaltation, Dutertre s’éloigna, erra seul quelques instants au fond du parc et revint calme et maître de lui-même.

Cependant Thierray poursuivait son expérience fiévreuse auprès d’Éveline. On sait qu’il s’agissait pour lui, ce jour-là, de savoir si elle le charmait assez pour qu’il pût vivre le soir avec sa pensée dans la solitude de Mont-Revêche. Thierray vivait encore par l’imagination au jour le jour. Certes, il n’avait pu braver impunément, depuis une semaine, le feu des coquetteries d’une fille charmante, bizarre, audacieuse, spirituelle et chaste, en dépit de la liberté parfois choquante de ses allures d’esprit et de conduite. Mais Thierray avait toujours eu l’ambition d’aimer, et la fantasque Éveline n’éprouvant pas encore ce besoin, ne cherchait qu’à l’éblouir. Il lui savait gré, à coup sûr, de toute la peine qu’elle se donnait pour cela, car il était trop expérimenté pour se piquer ou s’alarmer de ces brusqueries affectées et des transitions impertinentes au moyen desquelles elle soufflait le froid et le chaud sur ses espérances. La pauvre enfant était une coquette bien naïve auprès de celles que Thierray avait connues dans un certain monde, et l’impuissance de ses efforts pour ressembler à une âme dépravée était, à son insu, le plus grand, le seul véritable attrait qu’elle eût aux yeux de sa prétendue victime.

Mais tout cela, après avoir été charmant pendant une heure ou deux, devenait une fatigue pour un homme très-fin, blasé sur bien des choses, et avide seulement d’amour vrai et rassurant. Thierray avait probablement rencontré cet amour vrai, et peut-être plus d’une fois dans sa vie ; mais il n’avait pas su l’apprécier, ou plutôt il ne s’était pas soucié alors d’un bonheur sérieux et tranquille. Son imagination, son ambition, l’inquiétude et la curiosité de sa jeunesse, avaient eu d’autres besoins, de faux besoins à satisfaire ; mais il se faisait tard dans cette existence isolée et difficile. Thierray sentait son cœur s’impatienter d’être négligé trop longtemps par son propre esprit. L’esprit, c’était toujours la même chose. Le cœur promettait et demandait à la fois quelque chose d’inconnu et de réconfortant.

Si bien qu’Éveline l’ennuya tout à coup, et que, pour se soustraire à ces incessantes taquineries, il lui fit deux ou trois réponses assez mordantes, quasi brutales.

Dutertre les entendit ; lui qui, peut-être trop préoccupé par son amour pour Olympe, ou trop porté à l’extrême indulgence dans ses relations domestiques, n’avait pas coutume de surveiller l’attitude de ses filles avec rigidité, il se sentit disposé, ce jour-là, à tout voir, à tout peser, à tout juger, non plus à travers le prisme de ses douces illusions paternelles, mais à travers la notion plus lucide et moins riante de ses devoirs.

Il écouta sans paraître écouter ; il regarda sans paraître regarder. Il entendit Éveline redoubler de hardiesse dans ses attaques insensées ; il la vit suivre et guetter Thierray comme une proie qui lui résistait du bec et de l’ongle. Il en fut affligé et humilié, et, au moment où Éveline montait à sa chambre pour faire l’éblouissante toilette quotidienne du dîner, il lui prit le bras et la suivit, résolu d’avoir avec elle une sérieuse explication pour la première fois de sa vie.