Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 53

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 450-455).
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XXI.

EST-CE BIEN ELLE ?


Pendant ce temps, Lionel causait avec Laurence, et il s’attristait de la trouver ainsi différente de ce qu’elle était.

— Vous me trouvez bien changée ? dit-elle.

— Oui, à mon désavantage, répondit-il en souriant. Est-ce que vous êtes seule à Paris, madame ?

— Moi ! certainement.

— Et madame votre tante ?

— Ma tante, elle est restée à Pontanges.

— Sans vous ? Elle doit bien s’ennuyer ?

— Horriblement ; j’ai reçu d’elle, ce matin, trois pages d’élégie.

— Et Clorinde ?

— Quoi ! vous vous souvenez de Clorinde ? dit madame de Pontanges en riant. Vous la trouviez si affreuse !

— Oui, alors ; mais maintenant, j’aime tout ce qui me rappelle le seul temps heureux de ma vie.

— Clorinde, continua Laurence sans paraître faire attention à cette dernière phrase, Clorinde est là-bas avec ma tante. Vous le voyez, j’ai suivi vos conseils, je me suis débarrassée de tous mes inconvénients. J’ai bien fait, n’est-ce pas ?

— Vous valiez mieux alors.

— Sans doute, mais on ne m’aimait pas ; au lieu que maintenant il ne tient qu’à moi de me croire adorée.

— Comme vous voilà légère ! Oh ! vous n’êtes plus la même. Cela est triste. Qui donc vous a gâtée ainsi ?

— Vous…

Laurence se repentit d’avoir dit cela ; il y avait un reproche dans ce mot : elle voulait rester indifférente. Elle continua :

— Vous, Paris, l’exemple, l’ennui d’une duperie continuelle, les avis de M. Dulac aussi, et puis le temps, qui nous ôte nos illusions ; que sais-je ? il s’est fait en moi une révolution : je vaux moins, mais je suis plus heureuse.

— Parce que vous avez oublié de plus doux moments.

— Oh ! ces souvenirs-là, je les reçois si mal qu’ils n’osent plus revenir.

— Je m’en aperçois, et…

— Ne vous fâchez pas, Lionel, dit Laurence en lui tendant la main, il ne doit jamais y avoir d’amertume entre nous.

Lionel fut blessé de ce ton affectueux.

— Je ne suis pas si généreux, dit-il, je ne puis me consoler de vous revoir ainsi. Adieu, madame.

— Pourquoi me dire adieu ?

— Je ne reviendrai pas.

— Quelle idée !

— J’aime mieux mes souvenirs que vous. Oh ! vous n’êtes pas cette Laurence si noble, si bonne, en qui j’avais tant de confiance.

— Tant… que vous l’avez trompée !

— Non, je ne veux pas apprendre qu’on peut haïr ce qu’on a tant aimé. Ne me désenchantez pas ainsi, je vous en conjure, madame ; dites que c’est un rôle que vous prenez. Redevenez ma douce Laurence d’autrefois.

— C’est impossible ; mon cœur s’est desséché, dit-elle d’une voix qui commençait à s’émouvoir. J’ai souffert, j’ai été bien malheureuse depuis un an !

À la place de Lionel, un autre eût répondu en levant les yeux au ciel : Et moi ! mais Lionel ne savait pas mentir, et comme il s’était fort amusé depuis ce temps, il ne dit rien.

Laurence apprécia cette franchise.

— Savez-vous ce qui m’a guérie, dit-elle, c’est de vous revoir. Le jour où je vous ai rencontré au Diorama avec votre femme, je vous ai trouvé si joyeux, si frais, si naïvement infidèle, que cela m’a complètement désillusionnée. J’ai cessé de vous aimer ce jour-là. Nous sommes parties pour Londres le lendemain.

— Avec qui êtes-vous allée à Londres ?

— Avec ma cousine, madame de Champigny.

— Son frère était sans doute du voyage ?

— Non, il n’est venu nous rejoindre que plus tard.

Lionel devint pâle à cette réponse. Madame de Pontanges, toujours bonne, sentit le besoin de le rassurer.

— Madame de Champigny veut absolument que j’épouse son frère, mais je suis bien décidée à ne point me remarier ; la liberté est une si belle chose, et puis elle est si nouvelle pour moi ! Je suis lasse de vivre pour les autres : cela ne m’a pas réussi jusqu’à présent ; je veux essayer de l’égoïsme à mon tour.

— Tout ce que vous dites me fait mal ; je suis fâché de vous avoir revue…

— Oui, dans les premiers temps, ma métamorphose vous déplaira : mon ancien caractère était plus commode, j’en conviens ; vous devez le regretter : une femme si crédule, sur qui vous aviez tant d’empire, qui vivait pour vous, pour vous attendre, qui vous aimait si naïvement ! Cette femme-là, vous ne la retrouverez pas ; mais vous aurez en moi une amie qui vous consolera de ma perte, qui tâchera de vous faire oublier l’autre.

— Vous faites de l’esprit maintenant !

— Il le faut bien, il ne me reste que cela.

— Ah ! je ne vous aime plus ! dit-il.

Laurence sourit.

— Que c’est affreux ! pensa-t-elle ; comme il m’aime à présent que je ne vaux plus rien, maintenant que mon cœur est éteint, que mes larmes sont taries, maintenant que je suis indépendante de lui ! Comme je le domine ! Ô misère ! que je le méprise de m’aimer ainsi !

Lionel avait le cœur brisé.

— Je ne trouve rien d’elle, se disait-il. Hélas ! comme ils me l’ont gâtée !

Il accusait les autres d’avoir arraché de l’âme de cette femme sa naïveté, sa douceur, sa noblesse ; il ne comprenait pas que lui seul avait fait tout le mal. Il ressemblait à un assassin qui, après avoir tué une femme, reprocherait au fossoyeur de l’enterrer.

Madame de Pontanges, toujours faible, était, malgré elle, attendrie de l’émotion qu’il ne pouvait cacher.

— Je voudrais redevenir ce que j’étais ! dit-elle.

— Ô Laurence ! s’écria-t-il avec joie. Et il leva sur elle des regards si remplis d’amour, qu’elle eut peur…

— Votre femme est jolie, dit-elle tout à coup, s’armant d’un souvenir contre sa pensée ; elle aime le monde : voulez-vous qu’elle vienne samedi au bal chez moi ?

Lionel fut révolté de cette proposition ; tant d’indifférence le blessait ; s’il avait lu dans le cœur de Laurence, il lui eût pardonné.

— Ma femme est malade, elle ne sort pas, dit-il sèchement.

— Ah ! c’est vrai, elle est grosse ; mais vous viendrez, vous, n’est-ce pas ?

— Oui, madame.

— Eh bien donc, à samedi.

M. de Marny s’éloigna. À peine fut-il sorti qu’il voulut retourner sur ses pas, revenir vers Laurence et lui parler encore de son amour ; mais le grand valet de chambre l’avait vu sortir, et déjà il ouvrait toutes les portes devant lui ; il n’y avait plus moyen de rester.

Lionel traversa donc tristement ces beaux et vastes salons qui lui rappelaient la différence de sa position près de Laurence. Oh ! comme il regrettait alors les inconvénients du séjour de Pontanges, comme il les préférait à cette richesse, à cette élégance qui ne portait en elle aucun souvenir. La grande salle à manger si humide, le vieux salon, sa froide chambre de Pontanges où il se sentait aimé, valaient bien mieux alors à ses yeux que cette demeure de princesse où il venait en étranger, où on le recevait comme une visite, d’où on le voyait s’éloigner sans lui dire tendrement : — À demain !

Lionel, si fier autrefois, comme il était humble aujourd’hui ! Ce n’était plus un élégant qui daignait quitter Paris pour aller séduire en province une jeune femme ennuyée et trop heureuse de l’attendre : c’était un jeune homme admis, par la faveur d’un souvenir, chez la femme la plus à la mode de Paris, inconnu presque de ses amies, étranger à sa société ; et Lionel se sentait mal à l’aise aujourd’hui auprès de cette Laurence chez qui il régnait en maître autrefois. Maintenant ils avaient bien changé de rôle. Le pis, c’est qu’il l’aimait et qu’elle ne l’aimait plus.

Cependant Laurence était inquiète, elle n’était pas contente d’elle :

— J’ai été bien coquette, se disait-elle, c’est mal, puisqu’il est marié. Comme il est changé depuis huit jours ! Je le trouvais d’abord si engraissé… il est bien maigri. Il était troublé en me parlant ; il m’aime parce que je ne l’aime plus. Oh ! les hommes !… Que le monde est laid !

Madame de Pontanges se rappela qu’elle devait aller au spectacle avec madame de Champigny ce soir-là. Alors elle pensa à son cousin.

— Il va être fâché, se dit-elle, il me reprochera d’avoir reçu M. de Marny.

Puis elle se mit à rire : l’amour de son cousin l’amusait, il la flattait. La passion de Lionel l’intéressait aussi ; elle s’abandonna à son destin.

— Tant mieux, dit-elle, j’allais peut-être consentir à épouser Gaston ; eh bien, Lionel m’en empêchera. Je resterai libre. Qu’ils s’arrangent tous deux. Bah ! ils n’en mourront pas. Je ne vois pas pourquoi je me tourmenterais. Le grand malheur, d’être aimée de deux jeunes gens charmants… et puis rien de tout cela n’est sérieux.

Elle était devenue coquette, cette triste femme ; elle s’amusait à taquiner ceux qui l’aimaient et elle se plaisait à les comparer. Malheureusement, dans ces parallèles, M. de Marny avait toujours l’avantage. Pourtant le prince valait mieux : il avait l’âme plus pure, le caractère plus noble, moins d’égoïsme aussi, mais aussi moins de passion.

Son amour était généreux, contraint, plein de délicatesse et de fierté ; mais cette fierté même lui ôtait de sa puissance ; il fallait l’aimer déjà pour pénétrer ce qu’il y avait de profond, de senti dans sa tendresse. Il savait plaire, attacher par de nobles et douces qualités, mais il ne savait pas étourdir, troubler, entraîner.

Lionel, au contraire, avec ses paroles enflammées, ses colères et ses tendresses, ses dépits extravagants, ses pâleurs subites, ses rougeurs, ses larmes, ses folies de jaloux, ses désespoirs menaçants et ses joies si pleines de grâce, Lionel savait entraîner. Il était impossible de ne pas s’intéresser à un amour si agité, à l’homme dont on bouleversait ainsi toute la vie. — Un amour qui n’était que sincère paraissait faible auprès de celui-là…

Et puis Laurence l’avait aimé le premier… Elle tenait à lui par ses premiers rêves, par ses premières émotions. Elle ne pouvait en aimer un autre sans perdre toutes ses croyances. Elle le préférait pour croire en elle aussi, elle l’aimait d’orgueil et puis de souvenir.

Si elle avait vu le prince de Loïsberg avant lui… c’est peut-être Gaston qu’elle aurait préféré. Si ce jour mémorable où tous les deux se rencontrèrent au château de Pontanges, si ce jour-là le prince était arrivé avant Lionel, peut-être tout aurait été différent… alors plus de larmes ; Laurence aurait épousé son cousin, qui comme relation, comme alliance de famille, lui convenait mieux que M. de Marny ; Lionel aurait épousé Clémentine sans dépit, sans regret, et tous les quatre eussent été heureux.

À quoi donc tiennent les plus grands événements de notre vie ? à une circonstance inaperçue, insignifiante : une heure plus tôt, une heure trop tard… et ceux qui s’aiment sont à jamais séparés… et ceux qui voudraient se fuir à jamais… s’unissent.