Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 52

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 446-449).


XX.

POLITESSE.


Lionel passa la nuit dans la plus grande agitation. L’image de Laurence le poursuivit. Laurence était alors telle qu’il l’avait rêvée. C’était la femme belle, la femme d’un haut rang, la femme élégante, non plus la femme de province avec ses manières un peu saccadées, ses phrases arrondies, son originalité qui menace toujours d’une inconvenance, son ignorance dont on se défie, ses parures bizarres, ses manières prudes ou agitées ; c’était la Parisienne, la Parisienne un peu Anglaise, c’était la femme distinguée, enfin la grande dame spirituelle et jolie.

D’abord, à son aspect, Lionel éprouva un saisissement de cœur si violent, qu’il se promit de la fuir, d’éviter toute rencontre avec elle ; mais quand il vit l’effet que sa beauté produisait sur tous les habitués de l’Opéra, quand il entendit chacun se demander : « Quelle est cette femme si belle ? » il se trouva flatté de la connaître, et il ne put résister à la vanité de se montrer un instant aux yeux de ses amis dans cette loge brillante qui faisait une si profonde sensation à l’Opéra. Cela arrive souvent, que la vanité aide notre cœur à s’entraîner : le cœur nous donne, la vanité nous livre.

Lionel, une fois entraîné, céda à son amour renaissant. Il se réjouit d’aller voir Laurence. Il était avide d’émotions ; depuis deux ans le bonheur l’avait engourdi.

Il jugea convenable d’attendre huit jours avant de se présenter chez madame de Pontanges. D’ailleurs, il ne savait pas où elle demeurait ; il lui fallut demander son adresse à M. Dulac, ce dont il fut assez humilié.

Un jour donc, M. de Marny arrêta son tilbury devant l’hôtel de Pontanges.

Il fut d’abord frappé de la magnificence, de la grandeur de ce palais. En Italie, on l’aurait admiré. L’entrée était grandiose ; la façade, noble et correcte, avait cette simplicité qui convient aux monuments de l’architecture française. Dans un climat de pluie et de poussière comme le nôtre, ce qui produit si naturellement de la houe, les ornements sont des inconvénients ; une chose toujours sale ne peut embellir. Connaissez-vous rien de plus hideux que ces statues qui ont les épaules toutes noires, le nez tout noir, qui traînent de longues raies de poussière dans leurs manteaux, sur leurs cheveux, qui ont des toiles d’araignée d’un bras à l’autre ? Aimez-vous aussi ces gros vilains masques à la bouche béante, où les oiseaux font leurs nids ? et ces colonnades mesquines qui privent de jour la maison ?

L’architecture du palais de madame de Pontanges n’était ni grecque, ni gothique, ni romaine, elle était française ; tous les inconvénients de notre climat y étaient prévus et prévenus : les fenêtres avaient double vitrage ; car il pleut, il fait froid chez nous. Elles étaient hautes et larges, car nous manquons de jour à Paris. Le palais avait deux entrées, une porte d’honneur pour les visites, une entrée intime pour les marchands et les gens de service ; la cour était un beau jardin parfaitement bien tenu. Les voitures s’arrêtaient à couvert sous un vaste péristyle que couronnait une terrasse émaillée de fleurs. Un bel escalier de marbre blanc, rayé de tapis, régnait tout le long du péristyle. Un perron orné d’une balustrade élégante le terminait, et onze larges portes-fenêtres s’ouvraient sur les riches appartements.

M. de Marny fut ébloui de la beauté de cette demeure ; il se rappela sa jolie bonbonnière de la rue de la Bruyère et il se trouva très-mal logé.

Quels salons splendides ! quelle belle galerie ! quel luxe admirable et de bon goût ! Cela était si vaste, si somptueux, que l’on se croyait dans une église et que l’on parlait tout bas par respect.

Dans l’antichambre, Lionel avait trouvé six grands laquais, poudrés et dorés sur tranche ; maintenant, un solennel valet de chambre, qui ressemblait à un huissier de ministre, lui demanda son nom pour l’annoncer. Lionel suivit ce grave personnage ; il traversa un salon, puis deux, puis trois ; il ne voyait encore personne, enfin la porte d’un quatrième salon s’ouvrit. On souleva un épais rideau, et M. de Marny entra dans un charmant cabinet d’étude ou parloir, le salon du matin de madame de Pontanges.

On causait, on riait, et le nom de M. de Marny se perdit dans les voix bruyantes. Lionel s’avança avec embarras, il était ému. Madame de Pontanges, qui ne l’avait pas entendu annoncer, pâlit d’abord en le voyant, puis elle se rassura.

— Je ne voulais pas croire que ce fût vous, dit-elle, parce que je trouve que vous n’avez pas mis assez d’empressement à venir.

— Je n’ai pas osé, dit M. de Marny.

— Vous étiez moins humble autrefois, dit Laurence hardiment ; mais elle rougit en disant cela.

M. Dulac, devinant qu’elle allait se troubler, vint à son secours : il s’approcha de Lionel et s’empara de lui, pendant que madame de Pontanges reconduisait une des femmes qui étaient chez elle.

— À samedi, n’est-ce pas, Sidonie ? dit Laurence à cette jeune femme.

Puis elle rentra dans le salon.

— Que fait-on chez vous samedi, ma chère ? demanda madame d’Auray, que Lionel n’avait pas reconnue, tant il était troublé.

— Rien, répondit Laurence. C’est un simple rout… Nous ne danserons que dans quinze jours.

— Ma cousine, dit M. de Loïsberg, — car il était là aussi, — vous n’oublierez pas mon Anglais, que vous m’avez promis d’inviter.

— Non sans doute ; mais je ne sais pourquoi, il me semble que vous connaissez beaucoup d’Anglais…

Laurence dit ces mots avec une douce malice, faisant allusion à lady Suzanne, au sujet de qui on plaisantait souvent son cousin.

Lionel remarqua cette taquinerie, il en fut jaloux. Cette fois, c’était le prince qui avait pris sa place, qui faisait les honneurs du salon. Laurence n’aimait pas encore son cousin, mais elle s’en laissait aimer de très-bonne grâce.

— Je vous quitte, dit madame d’Auray, je dîne aujourd’hui chez une grand-tante qui se met à table à cinq heures précises.

— Et moi, s’écria Ferdinand, moi qui oubliais que j’ai affaire !

— Affaire ! dit le prince ; vous m’avez dit que nous dînerions ensemble.

— Oui, je le croyais, mais il est survenu… aussi bien cela vous intéresse. Venez, nous en causerons.

Et M. Dulac emmena le prince, qui ne comprenait rien au mystérieux projet de son ami.

— C’est pour les laisser seuls que vous m’emmenez, dit le prince avec humeur.

— Oui ; il faut tôt ou tard qu’ils se parlent ; le plus tôt, c’est le mieux. Je cours chez la petite femme, moi ; il faut qu’elle soit vite jalouse, et que notre héros essuie une bonne scène en rentrant. Je connais madame de Pontanges ; laissez-moi faire…

— Vous êtes trop profond pour moi, dit le prince, et j’avoue que ce qui donne tant de mal ne me séduit plus.

Et M. de Loïsberg s’éloigna humilié et mécontent.