Monsieur le Marquis de Pontanges/Ch. 48

Monsieur le Marquis de Pontanges
Œuvres complètes de Delphine de GirardinHenri PlonTome 2 (p. 432-434).


XVI.

UNE EXISTENCE AGRÉABLE.


M. Bonnasseau se donna beaucoup de peine pour arranger ce duel, qu’aucun des deux adversaires ne voulait.

Lionel était trop brave et trop loyal pour feindre un ressentiment qu’il n’avait plus… Quand il revit Ferdinand, il lui tendit la main avec franchise et amitié.

— Vous m’avez empêché d’être bien coupable ! je vous en remercie.

En disant cela il regardait Clémentine.

— Je le savais bien, que vous ne m’en voudriez pas longtemps.

— Comment va-t-elle ? vous l’avez vue depuis moi… demanda Lionel à voix basse.

— Elle est très-courageuse… Elle part dans peu de jours pour l’Angleterre.

— Avec qui ?

— Avec une de ses amies qui est venue la chercher.

— Ah !…

Clémentine s’approcha d’eux.

— Vous viendrez avec nous ce soir aux Bouffons ? dit-elle.

— Oui.

— Et demain nous allons à deux heures au bois de Boulogne ; il y a une course.

— Oui… je suis toujours à vos ordres, répondit Lionel.

— Elle fait de lui tout ce qu’elle veut ! remarqua M. Bélin.

— Cela n’est pas étonnant, je ne veux que ce qui l’amuse.

M. Dulac s’approcha de madame de Marny :

— Je vous le disais bien, qu’il finirait par vous aimer… Me croirez-vous une autre fois ?…

— Toujours ! répondit Clémentine avec émotion. Je vous dois mon bonheur… Puis elle ajouta en riant : — Vous êtes le meilleur méchant que je connaisse.

Et ils vivaient tous en bonne intelligence ; et Lionel passait la plus douce vie, — avec la femme qu’il avait épousée par vengeance, — avec l’ami qu’il avait voulu tuer.

Il faut dire à sa justification que Clémentine ne négligeait rien pour le séduire et l’enchaîner… Elle sacrifiait à cette idée jusqu’à ses plus chers sentiments.

Elle avait remarqué que les manières un peu communes de son père embarrassaient quelquefois son mari ; qu’il était honteux de sa famille roturière, vis-à-vis de ses amis d’outre-pont. Eh bien ! quand ces grands et élégants personnages venaient chez elle, elle supprimait son père ces jours-là ; et le bonhomme, qu’elle avait dressé à cela, ne se fâchait pas. D’ailleurs elle allait le voir tous les jours, et lui donnait une place au spectacle quand son mari ne voulait pas y aller.

Si les gens qu’elle avait chez elle étaient de gais convives, dont sa sœur eût gêné la conversation, et que son père au contraire faisait valoir, elle invitait son père, et laissait Valérie dîner seule, chez elle, comme une pauvre Cendrillon.

Elle ne l’emmenait pas non plus à l’Opéra quand Lionel y venait, parce que Lionel aimait ses aises, et qu’avec deux femmes il ne pouvait se placer sur le devant de la loge.

En cela, elle était bien différente de madame de Pontanges, qui gardait constamment sa tante, son ennuyeuse tante, à ses côtés, et le bon curé qui l’avait élevée, et la hideuse Clorinde qu’elle avait recueillie par charité… S’entourer d’ennuyeux quand on veut être aimée, quelle faute ! quelle faute !…

Clémentine avait su l’éviter ; elle sacrifiait ses affections à l’aisance de ses plaisirs.

C’est ce qu’on appelle maintenant, savoir vivre…

Autrefois, le savoir-vivre était dans les déférences éclairées. Aujourd’hui, savoir vivre, c’est s’amuser et ne se gêner pour personne et pour rien.

Les considérations perdent les affaires, les plaisirs et les sentiments… Oh ! les sentiments surtout !… ils n’y résistent pas !…

Si madame de Pontanges avait sacrifié sa tante et son maussade entourage, Lionel ne l’eût jamais abandonnée…

À Paris, au sein d’une vie brillante, les rigueurs d’une femme peuvent se supporter… D’abord, les plaisirs eux-mêmes servent d’obstacle… mais aussi, comme ils assaisonnent l’amour !… Une femme vous reçoit mal le matin… vous la trouvez froide et dédaigneuse :

Vous voulez la fuir ;

Mais le soir vous la retrouvez au bal, si entourée, si belle… si coquette…

Vous voilà repris.

Une autre fois, elle vous décourage encore… mais elle a du monde le soir chez elle. Le lion à la mode doit y venir, on le verra là !…

Vous allez chez elle pour y voir l’homme, la femme, l’Italien ou l’Anglaise dont on parle en ce moment à Paris… vous y allez par curiosité… Tout le monde élégant est là !… C’est un salon dont vous voulez être.

Vous y allez, vous revoyez cette femme que vous voulez haïr… et puis vous êtes si fier de la connaître, si reconnaissant qu’elle pense à vous au milieu de toutes ces grandeurs, que vous lui pardonnez de n’être pas plus faible…

Et vous voilà encore repris !

À Paris, l’amour sans bonheur, ou plutôt le quasi-bonheur, est possible… Une femme peut longtemps y soutenir l’amour qu’elle ne récompense pas ; mais à la campagne, dans la solitude, avec de l’ennui, oh ! il faut du bonheur, du vrai bonheur. L’amour malheureux n’est probable qu’au sein du monde et des plaisirs.