Monsieur des Lourdines/Chapitre XV

Bernard Grasset (p. 277-286).
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La neige ne cessa de tomber que le lendemain soir, à la nuit. Presque aussitôt, les étoiles brillèrent, mais les fonds du ciel restaient noirs, d’un noir de poix, contrastant avec cette grande blancheur qui se cristallisait sous la glissante lueur nocturne. La couche, indemne de toute trace de pas, s’élevait jusqu’à la moulure du rez-de-chaussée. Çà et là s’éboulaient des ouates silencieuses. Des spectres, moitié nuit, moitié neige, de confuses saillies, de vagues ondulations, c’était là tout le Petit-Fougeray ; il se cachait, on le devinait seulement, comme sous un linceul le renflement de la poitrine et la pointe des pieds joints.

… La maison dormait, le toit ne fumait plus ; depuis longtemps déjà, la lampe s’était éteinte aux carreaux de la cuisine.

La lune monta derrière les futaies. Bientôt, dans la chapelle où, ce soir encore, M. des Lourdines se trouvait à jouer du violon, elle réapparut, au milieu du pan de ciel que découvrait la brèche. Resplendissante, elle s’arrondissait au-dessus de la tribune, comme si elle eût plané dans la chapelle même.

Anthime craignait que cette clarté ne trahît sa présence. Heureusement, il se trouvait blotti au bas de l’escalier, dans la partie la plus obscure. De bonne heure il était venu se cacher là, dans un renfoncement, entre des madriers et la muraille, et il avait attendu, dans l’espoir que son père viendrait peut-être, qu’il l’entendrait encore une fois. Il avait apporté ses armes, pour se tuer dès que son père serait parti.

Sa journée s’était traînée lamentablement. En lui rappelant au vif la chanteuse, cette musique avait réveillé toutes ses affres, un instant assoupies dans la pensée d’un prompt suicide. Mais sa douleur n’était plus tout à fait la même, celleci avait pris, pour ainsi dire, plus d’âme ; plus d’âme souffrait en lui et, peut-être, était-ce pour cette raison que lui était né le besoin d’éprouver encore, avant d’en finir, le même grand frisson qu’hier.

Sous ses madriers, il se trouvait tout près de son père ; il distinguait très nettement son visage, maintenant surtout que la lune renforçait de ses rayons la lumière brumeuse de la chandelle. Et il tremblait d’émotion, car le chant avait fini par prendre une ampleur extraordinaire. L’archet ne s’arrêtait plus, il volait, mordait les cordes, ou s’étirait doucement, conduit avec une sûreté surprenante. La sonorité aussi était très étrange, presque funèbre, sous cette voûte basse et entre ces vieilles maçonneries imprégnées d’odeurs de salpêtre. Des sons, très beaux, vibraient, si fins qu’on les eût dits échappés d’un cristal ; d’autres, avec force, se poursuivaient, tourbillonnaient, pour filer dans le calme d’alentour, éthérés et purs, comme le chant du rossignol par les belles nuits de printemps.

Anthime sentait son cœur se desserrer, s’alléger de son amertume. Mais son émotion de la veille il ne la retrouvait pas !… C’était quelque chose de moins violent, qui ne lui mettait plus les nerfs à la torture… Il ne pensait plus du tout à Nelly, il baignait dans une tiède et suave clarté, des ondes de chaleur dilataient son être, des vagues toutes-puissantes le soulevaient. « Dans un instant cela va finir, lui chuchotait une voix intérieure… Tu vas retomber dans l’infernal silence de ton cœur inconsistant et lâche… De nouveau tu ne pourras supporter de vivre ! » Avec ferveur, il écoutait un air qui venait de lui rappeler des souvenirs… Qu’était-ce donc ?… comme cela était vieux en lui !… comme il y avait longtemps…


Je me suis endormi,
leri,
à l’ombre sous un thym,
Mais à mon éveillée,
lerée,
le thym était fleuri.


La Charvinière !… la chanson de sa nourrice !… Il l’avait oubliée depuis plus de vingt ans !… cela lui revenait tout d’un coup ! tout d’un coup, dans les tréfonds de sa mémoire, cela se dessinait : la vallée et le vieux logis, les hauts paillets dorés du soleil, de grands champs de colzas fleuris, jaunes, jaunes !… et le violon reprenait :


Je m’en fus en flûtant,
leran,
le long du grand chemin.


Dieu ! comme toutes ces souvenances le remuaient !

… Et à cet air, sur le violon, s’ajoutaient, s’enlaçaient d’autres airs, des airs qui ne lui rappelaient en rien la musique qu’il avait entendue jusqu’à ce jour !


Le vieillard ne s’interrompait pas de jouer. On eût dit que son violon l’entraînait, qu’il n’en était plus le maître. Avec stupeur, Anthime le considérait : était-ce bien là ce petit homme toujours si timide ? Était-ce lui, avec ce visage enflammé, ce front que la passion mouillait de sueur, ces effluves de vie ardente et d’âpre enthousiasme ? Personne, assurément, ne l’avait jamais vu dans cet état ; il fallait qu’il se crût bien seul : toute sa personne épousait le train de l’archet ; avec amour, il couchait sa joue sur l’instrument, se voûtait comme pour le couvrir de son corps, puis se redressait avec lenteur, l’expression transfigurée, les yeux rayonnants. Parfois, il abaissait son regard sur son violon, pieusement, comme sur un objet sacré, et élevait vers la voûte des yeux remplis de larmes… Que voyaient-ils donc, ces yeux ? Anthime ne pouvait s’en détacher ! C’étaient là des yeux transportés hors du monde, et comme, seuls, peuvent en avoir les saints.

Et, tout à coup, ce fut un trait de lumière : comment, par quelle aberration, ne s’en était-il pas douté ? Mais cela, maintenant, lui sautait aux yeux !… Tout révélait à quelle source il puisait cette musique : la douleur, l’amour, la prière si intensément peints sur son visage, l’inexprimable accord de chacune de ces expressions avec le chant qui l’accompagnait, cette vieille chanson enchâssée dans la trame, tout, jusqu’à ses moindres attitudes, prouvait qu’il jouait ainsi d’inspiration, qu’il développait sur son violon les thèmes contenus dans son cœur !… Son violon, c’était en quelque sorte lui-même, c’était son cœur qui battait, sa bouche qui parlait !

Et cependant, non !… Il s’effarait de sa découverte ; elle le révolutionnait, elle lui révélait, à la place de son père, un homme qui subitement lui devenait étranger, que personne ne connaissait, n’avait jamais connu !

Mais le violon continuait de gémir, et c’était bien l’accent de la grande souffrance, telle qu’il venait de l’éprouver lui-même en ces derniers jours… Il était désorienté, troublé jusqu’au fond de l’âme. « Pauvre bonhomme ! pauvre bonhomme ! » murmura-t-il, et il s’affaissa, le front dans les mains.


La lune avait disparu, poursuivant son ascension. Du haut de la nuit, ses rayons devaient ruisseler sur le toit couvert de neige de la chapelle. Dans la brèche, d’épaisses ténèbres lui avaient succédé, et la chandelle de M. des Lourdines, aux trois quarts consumée, éclairait d’une lueur fumeuse et plus rougeâtre.

Lent et triste se poursuivait le chant du violon.

Anthime, la tête enfoncée dans les bras, écoutait, tandis que les souvenirs lui arrivaient en foule.

Pour la première fois se posait devant lui le problème de toute une vie souffrante et jalousement cachée. Pour la première fois, il remontait dans le passé de son père… il commençait à comprendre, à pressentir la vérité sur bien des choses… il se rappelait certains regards… il avait l’impression d’une grande injustice commise… Plusieurs fois lui-même s’était moqué… son cœur s’angoissait de pitié ; le remords l’attaquait au creux de la poitrine. Il aurait voulu réparer ici, sur-le-champ, tout le mal qu’il avait fait ! On ne s’était jamais compris, jamais, et de tout cela il sentait l’infinie misère ! Et aussi, du même coup, sa vie, à lui, lui apparaissait inutile, stérile, méchante… il aurait dû l’employer à autre chose, du moins, qu’à faire pleurer ! Ses mains étaient vides, son cœur était vide. Oui ! il comprenait maintenant pourquoi son père l’avait emmené sur les collines. Il se représentait sa pauvre figure désolée quand il lui avait dit : « Je ne peux pas m’exprimer, mais tu sens bien, n’est-ce pas ?… tu sens bien ? »

Ah ! ce violon le lui faisait sentir ! Tout s’animait maintenant, comme sous les grands soleils, après l’hiver.

Et tout à coup il tressaillit, releva la tête : son père s’était mis à chanter…

Il chantait en accompagnant son violon : « Ah… ah… ah… » sans paroles, d’une pauvre vieille voix brisée.

À cette voix usée, chevrotante, le cœur d’Anthime se fondit. Elle le reportait à la Croix Verte, il revoyait son père lui montrant le pays et les grandes collines. Il entendait le violon, la voix, et tout cela, lui semblait-il, disait : « Anthime, tu ne sais pas ce que c’est que vieillir, tu ne sais pas ce que c’est qu’aimer ! » Éperdu, il tendait les bras, il aurait voulu crier : « Si, si, père, je sais, je sais ! » ; mais il ne pouvait pas, car cette fois il pleurait à chaudes larmes…