Monsieur Teste (1895)/Six lettres à Pierre Louys

Éditions du Sagitaire (Vol 2p. 117-143).


SIX LETTRES
À PIERRE LOUYS


A


Samedi XIII 9bre 15

Mon cher Pierre, je suis ce matin (et jours précédents) dans un état nerveux ultra vibratoire, très peu propre à des actes psychiques ordonnés et suivis. Rien ne coûte plus de temps qu'un système qui galope.

Je ne puis pas lire ta lettre en face. Elle m'éveille des idées au hasard, de toutes parts. Elle est une ville de nuit, pour moi de ce matin, sans lignes, toutes fenêtres allumées à tous les plans, étages et distances inconnus.

Et j’y réponds comme je pense : au hasard.

Deux mots de cette lettre grossissent et semblent des monstres inexpugnables de rêve.

Ils sont comme chargés de garder le sens. Et je ne passe pas. C’est fini. Impossible d’entrer.

Quels sont ces monstres-mots ?

Un grand et un petit.

Le grand s’intitule Simultané. Je Le perçois sous forme d’un clavier.

Le petit s’appelle Je ou Moi. Beaucoup plus redoutable encore.

Je et Simultané me sont épouvantables, et pourtant familiers. Je n’entrerai pas dans ta lettre car ils m’auront dévoré d’abord. Et cela est entendu. Nous avons l’habitude. Eux de me dévorer, moi d’être dévoré par eux.

Je puis même te donner cette représentation — du moins celle d’aujourd’hui.

Figure-toi un cerveau. Ou plutôt un système genre système nerveux (Je n’aime pas le cerveau tout seul : je n’y crois pas.)

Comme nous ne savons rien sur ce système, il est permis de le regarder comme une myriade de milliards de… petits industriels distincts.

Chacun d’eux ne fait et ne sait faire que ce qu’il fait toujours. Quoi qu’il arrive, il se borne à faire ou à ne pas faire son unique métier. Et il commence ou cesse de le faire sans savoir pourquoi. D’ailleurs il ne sait rien. S’il savait quelque chose cela reviendrait à supposer qu’il contient lui-même mille milliards d’autres ouvriers. Et ainsi de suite.

Donc, cette foule qui s’ignore, travaille ou se repose, mais son travail ne lut appartient pas, ne lui revient jamais. Il se perd quelque part, dans un autre « monde » dont l’étrange condition est réciproque de celle des fabricants. Je veux dire que rien n’y révèle l’industrie infinitésimale dont il est issu et tissu.

Laissons cet autre monde. Revenons au premier. Je vois comme une Voie Lactée. Sur chaque astre une activité. Ici je suis obligé de faire un coup d’état, pour pouvoir continuer. — Je suis obligé de choisir un astre pour pouvoir considérer Les autres, à partir de lui. Je suis obligé de me placer quelque part — et pourtant je n’en ai pas le droit. La rigueur m’obligerait, elle, à me supprimer pour laisser place à ma multiplicité. C’est bien difficile.

Me voici sur un de ces points. Qu’est-ce que je vois ? Dans quel état vois-je les autres ? — Certainement pas dans l’état où ils sont, mais dans l’état où ils étaient.

Je vois ce Sirius tel qu’il fut en l’an X…

Et alors que signifie Simultané ?

Que signifie le mot Présent pour un élément de cerveau ou de moelle dont les modifications propres se transmettent à tel autre moyennant le temps Θ ?

Si je pouvais penser à ta lettre, je crois bien que je dirais ceci : Ton Simultané — et ton Je s’impliquent réciproquement. À mon avis il n’y a pas de Je simple — (simplex) — « Je », signifie au moins dédoublement. Et si ma sensibilité était plus exercée, si Je 7e percevais ou si je se percevais sans confusion ni amortissements, Ce n’est pas un triplex que nous aurions mais un milliardiplex, d’ailleurs gênant.

J’ajoute un mot — ou plutôt une image grossière à ces divagations : Tu te regardes dans la glace, tu gesticules, tu te tires la langue… Bien.

Suppose maintenant qu’un dieu malin se joue à diminuer follement la vitesse de la lumière.

Tu es à 0 m. 40 de ton miroir. Tu recevais d’abord ton image au bout de 2,666… dix milliardièmes de seconde. Mais le dieu s’est amusé à épaissir l’éther. Et maintenant tu te vois au bout de 1 m., 1 jour, 1 siècle, ad libitum.

Tu te vois t’obéir avec un retard.

Compare avec ce qui se passe quand tu cherches un mot, un nom « oublié »…

Ce retard c’est toute la psychologie, que l’on pourrait qualifier paradoxalement : Ce qui se passe entre quelque chose… et elle-même !

Nous étions cette chose et nous ne le savions pas. Nous le savons maintenant ais nous ne la sommes plus.

Or, précisément, le…

Zut, il y en a assez, pas ? — Je fuis à Poccardi !

Ton
P. F.


C


(14 janvier 1916) (?)
Vendredi

Mon cher P., tu m’as dit, l’autre soir, sur le boulevard : « Pourquoi une bonne idée ? pourquoi pas une idée, tout court ? »

Là, s’est placé, je crois, un bureau de tabac. Entr’acte. Aujourd’hui, à 13 h. 40, j’entends ta phrase, que j’étais resté sans entendre-comprendre, mardi.

Je réponds que j’ai mis « bonne idée » parce que idée tout court a un tas de sens.

Bonne idée — ce qui vient, solution, projet, perspective, coupure. L’idée fût-elle mauvaise.

Idée tout court peut vouloir dire simple représentation, image quelconque, etc…, sans compter Platon.

Mais l’homme qui s’écrie : J’ai une bonne idée ! fait allusion (et moi aussi) à quelque chose de plus qu’une image ou notion, — mais à sa valeur d’escompte, — à sa vertu excitante, à son entrée sensationnelle…

J’ai donc voulu dire Idée dans le sens où l’entend l’homme précité.

… Le langage des choses de l’esprit est, par nature, désespérant.

Des mots comme volonté, mémoire, idée, intelligence, temps, etc., etc !

Cela suffit pour l’usage. Mais il faut chercher pour trouver des instruments plus déliés.

Songe qu’aujourd’hui encore, dans le parler usuel, le mot force désigne à la fois et confusément dix notions très différentes, desquelles une seule garde ce sens dynamique.

Ainsi nous appelons force ce qui est suivant les cas : effort, intensité, énergie, force Vive (qui n’est pas une force), accélération, impulsion, vitesse, force, quantité de mouvement, travail, puissance, durée même, etc. J’en oublie.

J’ai essayé de faire pour la notion de temps une analyse qui le sépare ainsi en notions « pures » qu’on ne puisse plus confondre. Je ne dis pas que j’y aie réussi.

Je ne comprends pas que l’on spécule sur ces matières avant ce travail, c’est pourtant l’usage.

A toi,
P. V.



(27 juin 1916)
Mardi

Comment se peut-il, Pierre, qu’une chose soit à la fois si énormément probable que la moindre réflexion la donne comme solution unique, et qu’elle fasse pourtant l’impression d’une coïncidence fabuleuse, « inadmissible » ?

— Ainsi tout ce que tu me dis (sauf les louanges) est ce que je savais trop bien, — à des décimales près ; un observateur extérieur à nous eût parié que nos avis sur or, pourpre, et Cie seraient identiques.

Et j’en suis cependant encore émerveillé ! Tu as mis le doigt, sans le moindre 8 dans l’espace, sur les petits cadavres dorés qui puent parmi les hémistiches.

I ! y a là une espèce de « voix du sang » (en amitié de l’esprit) qui m’est chère plus que tout.

Et quelle drôle de joie, chatouille étrange, de voir ces Vers écrits par toi !

Je repasse au détail. — Les 4 vers : que boive le soleil, etc., m’excèdent depuis leur naissance. Le brouillon immédiatement antérieur à la copie que je t'ai envoyée, ne les contenait plus ; et tu le confirmes.

— Transparente mort — Ici j'avoue insister. Cette épithète se lie au passage précédent et à l'esprit général (trouvé après coup) du poème.

Pourpre (la forme vide, etc.) est une coquille pour « sombre ».

L’onde « ineffable » — J'ai cherché et désespéré de trouver. — Mais évidemment ce n’est pas mon idée. De plus j'ai horreur de ce genre de mots omnibus. Tu me comprends.

— Ah! — Les espèces d’or. Ca, c'est la Banque de France. Maïs ici je me défend.

Impossibilité de laisser espèces sans or.

L'or — soleil se rattache au passage Harmonieuse Moi; le rappelle ou réfracte dans le second aspect.

J'ajoute (pour Poétique) que ces 3 vers : Je te chéris, éclat... reconnaissants, me sont venus il y a 15 jours, tout rôtis, de la Muse, sans attente ni provocation et dans la rue. Je leur ai fait une place.

Et : il m’apparut de suite après, que leur admission immédiate presque irréfléchie dans mon texte était le résultat de cette récente proclamation des Droits de la Muse. Une espèce de suggestion m'a imposé de ne pas avoir même l’idée de discuter.

… Je veux bien changer or contre billets. Mais… quels billets ?

— L’ongle de l’orteil, on ne laissera que l’orteil.

Perplexity : je ne saisis pas nettement ce que tu

entends par : obscurcir par contraste ? — Je sens qu’il me serait très utile de comprendre. J’aimerais que tu précises ce point — que je flaire très important.

Et bien plus important, je le crains, dans les parties honteuses du poème qui ne t’ont pas été révélées.

« Posséder par la rhétorique le DROIT d’asservir le langage. »

Voilà. — Tu as mis le garde-fou. Je pense que cette fois nous nous entendons.

Du moins le sens du précepte, tel que je le comprends est le suivant :

« Fais ce que tu voudras du langage et de ses actuelles consignes, — à condition, ami, que tu aies précisément la même force en toi ramassée et le même genre de force individuée que celle dont l’action statique fait chaque siècle le langage, — ou chaque jour.

« Ta puissance ne doit s’exercer que contre l’impuissance du langage et non contre ton impuissance à toi. N’invente pas quand il suffit de savoir. Ne déborde pas quand tu n’as pas trop d’eau. N’écris pas comme Gourmont physiologie au lieu de corps, où comme feu Jean Lombard, ostéologie pour squelette, sans quoi tu finiras par bouffer de la botanique.

Mais écris si tu Veux avec Desbordes-Valmore :

_____________ … allez, navire,
La danse vous salue au fond de vos couleurs.

Vers qui n’a aucun sens, mais qui l’emporte sur tous Les pers. »

Maintenant, ô Pierre, je viens au plus haut de ta lettre.

Le titre de Psyché[2] serait le titre… si ni Jean de la Fontaine ni Pierre Louÿs n’avaient quelquefois songé à lui.

La Fontaine, je m’en fiche, — quoiqu’il ait fait ceci :

Je les reprends : sortons de ces riches palais
Comme l’on sortirait d’un songe.

(Est-ce beau !)

Pierre Louÿs, c’est une autre affaire.

Quoiqu"il ne Veuille jamais, jamais m’écouter — ni se coucher à 22 h. (nouvelle), ni insérer tranquillement dans la véritable Psyché un certain poème qui est Apogée, — ni… — toutefois la charmante amie de l’Éros ne saurait lui être ravie.

Non, mon vieux, les quatre lignes que tu as mises en fin de lettre pour m’offrir ce mot, me sont vraiment, profondément plus — je ne sais quoi — que tout.

Je ne vais pas gâter ce don et ce moment en acceptant. C’est un sacrifice que tu fais. Tu as travaillé dix ans sur un livre, tu l’appelles de ce nom. C’est dans les chambres de ton esprit un animal familier, un enfant, une maîtresse, et bien plus encore. Tu es rentré pour travailler à Psyché. Tu t’es levé pour aller voir Psyché. Tu as maudit Psyché, tu l’as attendue, tu l’as eue, tu l’as apprivoisée, tuée, ressuscitée… Non pas sous un autre nom, mais sous ce nom : Psyché, Psyché, Psyché.

Je serais un bien grand cochon de te prendre ce signal de ton cerveau… Tu y penserais d’abord comme à ta chose. Et puis un écho de l’esprit te répondrait : — Madame est avec M. Valéry, auquel Monsieur l’a cédée.

Non, mais.. !

Merci, mon cher Pierre, je ne puis te dire combien j’ai aimé ces quatre lignes.

P. V.

Si tu es bien sage, et si tu n’as pas soupé de mes funiculaires vers, je t’enverrai quelques autres fragments, dès le temps obtenu de les copier.

Ta façon de les prendre, ça vous met en appétit, sais-tu, Monsieur !


J


21 Mai 1917
Mon cher Pierre,

Ton absence me semble infinie.

Je ne te l’écris qu’aujourd’hui, maïs cet infini est déjà vieux de semaines. De « l’énervement » et quelques angoisses en ont retardé l’expression.

Que fais-tu ? Où es-tu ? À quel degré de l’échelle, où la grenouille neuro-psychique se tient ? M’écrit-elle pour ses tiroirs ?

La mienne est au fond du bocal. Sa Jeune Chose[3], ne lui a valu, deux ou trois lettres à part, qu’ennuis, fatigue, et diminution d’elle-même. Nous regrettons amèrement cette ombre qui Vaut mieux que la proie. Nous ne savons plus où nous en étions. Et puis c’est le péché contre le Principe de l’Éternelle Jeunesse : Tout ce que tu fais en tant qu’acte irrémédiable, irrattrapable — est vieillissement.

Oh ! rester dans Le réversible !..

L’enfant a cassé son joujou.

— Et c’est là peut-être le sens profond du prix que l’on attachait à la chasteté ou virginité ? — Ne pas se réveiller défrisé, en sueur, auprès d’une « outre gonflée de pus ».

Que faire ? La sottise faite vous vomir comme la mer ; et l’épave se tâte, bête.

J’ai essayé de tout, géométrie, rhétorique, mais tout est sans aiguillon.

I] y a cependant une lueur, et un matin d’esquisse « fraîche et joyeuse ».

Je me suis mis à t’écrire quelque chose. Cela est maintenant arrêté. Mais l’idée est là (sur un papier). J’entrevois une tâche pour un jour indéterminé.

Qu’est-ce que c’est ? — Si la J. P. s’épuise, alors, suivant mes promesses je publierai le Carmen Mysticum (sous un autre titre).

En tête du Carmen Mysticum, je placerai (si les dieux y mettent du leur) une belle dédicace au… dédicataire.

Et ce sera (du moins vue d’ici) une lettre de plusieurs pages.

On ne jure pas que le dédicataire en sera content. Mais ceci n’a pas d’importance.

— Ce beau projet m’avait enflammé pendant vingt-cinq minutes. J’ai noté dans le frais les éléments excitants qui ont brillé pendant cette courte durée. Puis dodo.

Mais il me restait un peu de feu, avec quoi j'ai préparé la marmite norvégienne.

J'ai indiqué à mon cerveau futur les principes directeurs d’un éreintement sauvage des Pensées de Pascal (au bénéfice du traité de l'équilibre des liqueurs).

Ensuite, je me suis cru remonté sur la bête et naïf, bravement, j'ai exhumé d'un tas les très vieux projets d’une chose...

Oh ! cette chose !.. Cette chose en prose !.. Je ne sais pas te la décrire.

C’est le chef-d'œuvre de l’impraticable. C'est un écrit que j'avais imaginé fait entièrement par système et par opérations régulières. Vade retro, Musa. Le comble de l'artificiel.

Conformément à ma nature, je ne sais pas de quoi on y parlera, je me consacre à savoir seulement comment…

Le travail dit de l'écriture transformé en exécutions quasi matérielles... ? ?

Puis, et bientôt, je retombai dans la mare...

A quand ?
Ton
P. V.


L


(6 juin 1917)
Mercredi

Voici le problème qui se retourne dans son lit d’ombres et de méninges :

Comment mettre en œuvre toutes ces notes écrites à la suite sur mes livres de loch et mes journaux de bord ?

C’est le problème même… de la prose, tel que je le conçois.

Amener une idée-phrase à une place. Ne pas faire semblant de la penser après telle préparation insipide.

N’avoir plus qu’à « dépouiller » mes cahiers et assigner sur-le-champ un lieu à chaque morceau…

Vingt fois depuis deux mois, j’ai Cru saisir un des secrets de l’art. Secret nouveau puisque suggéré pour mon usage par mon besoin.

Vingt fois je me suis tû sur Le point de m’entendre. J’ai mes idées sur cette prose. Ce sont des désirs vagues, d’une part — vagues avec des points précis et durs comme des arêtes dans du saumon. De l’autre une vision de pages. Ces pages ne sont pas indifféremment d’un format ou d’un autre.

Il ne s’agit pas des pages d’un livre fait, mais des pages de livres en construction. Une fois fait, on peut le « composer » ad libitum.

Il me faut cette formule. I] s’agit de trouver une fois pour toutes, la règle, le tableau d’opérations ; pouvoir dire à l’inspection d’un fragment de moi collé dans mon herbier, toi tu es solanée, toi composée, toi caryophyllée, etc. Va là, dans ce jardin.

Il s’agit aussi de bien autre chose. Ne pas écrire A LA SUITE.

…Si je savais mieux définir ce besoin, l’affaire serait faite et je ne t’écrirais pas ceci.

La littérature est à l’état sauvage. Elle en sortira, et périra. Même Les plus forts écrivains ne l’ont pas encore abordée avec les puissances et les précautions et les connaissances possibles.

Elle doit arriver à un point de science encore inimaginable et disparaître ensuite.

Ou disparaître avant, ce qui est au moins aussi probable… Non, beaucoup plus probable.

— C’est ce qui me rassure sur notre œuvre « présente ou future », au sujet de laquelle et de laquelle tu exprimes des doutes, des scrupules, et même des espoirs qui me paraissent ne devoir intéresser que Le bon Dieu…

… Et aussi un peu l’Académie des Lettres Mortes du Comité des délégués ouvriers et soldats Sénégalais, vers L’an Y… (A. L. M. C. D. O. S. S.)

— J’ai dà entendre hier des propos qui me faisaient bouillir sous un sourire précis. J’ai écouté « cordialement » quelqu’un que je fusillais dans mon cœur

C’est un supplice. Et mérité.

Car qu’ai-je fait pour avoir le droit de me lever brusquement ? Qu’ai-je fait pour ce qui me tient, après tout, le plus à cœur ?

Tu as peut-être bien fait dans la P.[4] de ne pas parler de la première loi.

Il n’est pas certain qu’il soit nécessaire ou recommandable de dire exactement ce qu’on voulait dire.

Mais la seconde. Simple contre neuf, voilà un point très important.

Mais encore, — qu’est-ce que simple, qu’est-ce neuf ?..

J’en suis à ce cynisme qui considère simple — complexe ; vieux — neuf ; comme des couleurs sur une palette.

D’ailleurs, ces deux oppositions ont ceci de commun que dans chacune la qualification dépend seulement du point où l’on s’arrête. Un peu plus de tension et l’on a passé de l’une à l’autre valeur. Si tu pars de « le ciel est bleu » tu vas loin. Si tu y arrives, tu es gros de bien d’autres choses.

Il me semble que tes exemples Tristan et Tannhauser sont aussi « complexes » l’un que l’autre. Mais le second d’une complexité étrangère, plaquée, diminuable. Le 1er sorti du désir et inséparable de lui. La loi est : Il faut ce qu’il faut. Quantum potes, tantum aude[5].

Notre G. dédie à P. B. une préface à B° que je n’ai pas lue…

____________Ces choses là sont chères.
Il faut, pour les avoir, porter rude aux enchères.

Mais S. nous en parle hier dans le T.

— Que cache cette dédicace ? que contient le texte incriminé ?

J’avoue que je n’aurais pas détesté de faire une préface à B°.

Ni toi non plus.

Mais rien que de songer au travail, à la refonte d'esprit nécessaire, pourtant, j'en baille.

B° est un cas bien curieux. Grand art et niaiseries mêlés. Trouvailles et misères intimement broyées ensemble.

Surtout, (ce que V. H. peut lui envier et n’a pas,) son secret : un charme « indéfinissable » quelque chose comme la transfiguration par moments d'un visage laid.

Voilà ma préface finie.

Pierre, tu me fais faire un péché mortel. Et ce n'est pas la première fois.

Tu me fais écrire une lettre à 8 h. du matin. A cette heure-là il est défendu absolument défendu de faire sa correspondance ou de lire.

Mais est-ce ici faire sa correspondance ?

Midi. — Pétrarque a inventé tous les tours qui ont paru bien plus tard dans le vers français. Je ne lui vois point de modèle. Mais ma vision est en cause.

. . . . . . . . . .

J'allais signer quand Agathe me frappe sur l'épaule et laisse couler par là ta lettre suivante.

Je n'ai pas le temps de reprendre le sujet, et cette épître est déjà moult incohérente.

(Mais deux augures comme nous, Messieurs, se comprennent tellement mieux dans l’incohérence !)

Le déjeuner m’attend…

Je te relirai après, ou ce soir.

Ton
P. V.


Un seul mot : attention ! — Gare aux analogies musicales…

Il est vrai que cet écriteau est pour moi qui n’y entends pas grand’chose.….

Ne pas oublier non plus que nous sommes contre la musique. Apollon contre Dionysos.

Et le devoir apollinien est non-seulement de lutter, mais de dire contre quoi, pour quoi, comment.

Maïs Paul ! ton déjeuner va être froid.


O


(13 juin 17)

A. Je sentais bien en écrivant que les parties de violon ne devaient pas avoir de clef, mais sur Le point d’effacer, j’ai trouvé (secundum Petrum) qu’une bourde vaut mieux qu’une rature. Je change d’avis.

B[6]. Où trouve-t-on ces définitions de figures de rhétorique, et quel est le livre à consulter sur l’ancienne théorie de la rhétorique ?

J’ai souvent eu l’envie de reprendre cette analyse antique, mais d’abord faudrait-il la connaître et je ne sais où la trouver. J’ai la rhét. d’Aristote où il n’y a rien.

C. J’aime la musique plus que je ne l’estime. Je l’estime un peu plus que je ne la connais.

Pour moi, elle suggère toujours, (quand je la goûte) non pas chose faite, mais chose à faire. Comme Le Bavarois, selon Bismarck, est une créature intermédiaire entre l’Autrichien et l’homme, la Musique, selon Paul, est un procédé enregistreur (très précieux) qui s’intercale entre l’Impression et l’Intellect.

C’est pourquoi la meilleure musique est la plus rigoureuse.

Elle requiert une attention de forme tout à fait caractéristique : on ferme les yeux, on attend toujours.

Alors, on est possédé (au sens des cochons de Génézareth) et on a le frisson, le mal au ventre, la sueur froide, la nausée à l’âme, l’horripilation, tous les symptômes du grand art et du haut mal.

Et ce qu’il y a de merveilleux, c’est que : ce ne sont que symptômes !

Symptômes de quoi ?

Symptômes de la profondeur, de la divine intellexion, de la grâce, des danses impossibles, des bontés même à en vomir, de câlineries d’enfances malades, de désespoirs de femmes ; symptômes de forces et de mouvements fabuleux, de tristesses inimitables ; grognements sans monstres, amours où le spasme dure 50 minutes, forêts hystériques, marches de bataillons d’empereur… sacres bleus !

Tour le toc de l’homme à l’extrême, tout le délire des grandeurs, des persécutions, tout ce qu’il y a d’impossible, d’irrationnel, mais tout cela réalisé en partie ! Tour cela sûr, plus que vrai, et commandé par un jeu de boutons.

Il y a un sens qui permet à l’homme de manœuvrer l’homme sans merci.

Ce sens est un peu plus exceptionnel que la vue. Je veux dire qu’il n’est pas normalement excité de façon continue. Si la vue était aussi sensible ou le mouvement luminifère aussi relativement rare que celui de l’ouïe, nous ne pourrions pas vivre.

Suppose-toi dans un univers peint de couleurs pures.

Ces couleurs se succédant en mesure sur les corps, le ciel, etc… avec des entrées brusques de soleils incandescents, des nuits noires survenant comme des éclairs, etc…, chavirements de formes qui se comporteraient comme des fleuves. Et les changements dont je parle affectés de vitesse de l’ordre de grandeur des vitesses musicales. Tout le sol, tout le ciel pouvant subir dans un rangement quelconque la succession des valeurs du prisme.

Et l’espace visuel s’agrandissant, se rétrécissant comme d’une cellule jusqu’à l’horizon de 100 kilomètres et dans cette sphère un rayon brusquement variable, la figure des corps changeant, passant d’une forme à une autre par des modifications sensibles, comme la graine deviendrait arbre sous l’œil en 30 sec.

Et ce théâtre occupant TOUT l’espace comme la symphonie occupe tout l’ouie… On voit par là qu’il ne faut pas comparer la Musique à la Peinture, l’œuvre musicale à la picturale. Sous prétexte que l’une et l’autre sont œuvres d’ingénieurs, on ne peut pas comparer une installation électrique avec l’étude d’un organe mécanique ; il n’y a pas de classement. Si l’on classe les arts, on est fatalement conduit à cette conséquence que la moindre fabrication du pire musicien l’emporte sur le plus beau travail de Rembrandt. L’absurdité ramène alors à vouloir comparer ce qu’il y a de mieux à ce qu’il y a de mieux, et éclate !

Mais je te renvoie au chapitre sur la Musique dans mon in-octavo sous presse : Kritik der reine Poesie. N. R. F. Leipzig. (France), — page 870 & suiv.

— D’ailleurs tu oublies dans ta classification de mettre en tête la Cuisine, qui n’imite pas plus les choses que la Musique (et même moins).

— Il y a des parfums qui s’appellent le Jardin de mon Curé ! !. Nuit d’Orient… Valses !  !

O Guerlin, — O Schumann !

Nota. C’est en tant qu’Occidentaux que nous n’osons pas mettre Cuisine et Parfums à côté de Musique.

C’est à cause d’une physique bizarre, fausse et entachée de métaphysique, suivant laquelle le son est moins matériel que le goût. La grosse caisse et l’horrible cri de la chanterelle plus dignes et spirituels que l'âme d'un ragoût. La vérité pure est qu’ils sont plus obsédants... (Qu'est-ce que je vais prendre !!!)

Ton
P. V.
  1. Cette lettre se rapporte à la Jeune Parque.
  2. Pierre Louÿs voulait que la Jeune Parque, qui n’avait pas encore reçu de titre, fut intitulée Psyché.
  3. Il s’agit de la Jeune Parque qui venait de paraître.
  4. Poétique de Pierre Louÿs.
  5. erreur. — Je n’avais pas vu que tu parles de la première page de l’ouverture de Tannhauser. Je pensais au grand chambard qui suit.
  6. A ne pas laisser sans réponse