Monsieur Teste (1895)/Lettre à Paul Souday

Éditions du Sagitaire (Vol 2p. 113-115).


LETTRE
A PAUL SOUDAY



Mon cher ami,

Me voici enfin un peu loin de Paris, d’où le médecin m’a expulsé. J’ai achevé par une ligne de points… un absurde pensum que je m’étais donné par complaisance ; j’ai emporté de quoi ne rien faire ; et laissant la N.R.F. se débrouiller avec Variétés II qu’elle imprime (du moins, je l’espère) et avec mes Poésies, je suis venu ici boire un assez vif mistral qui y règne et regarder sur la vitre Les écumes éparses, et Les chers focs, les fameux, les ridicules, Les vrais, Les authentiques focs, les focs, les clin-focs, petits et grands focs, picorer, picoter… comme si le poète absurde et obscur avait raison… (et vous aussi).

Je ne vous ai jamais remercié d’une foule de choses, — même pas de m’avoir fait obtenir le service du Temps, vous qui vous inquiétiez aussi de mon éternité. Mais je ne sais à Paris où donner la tête. Tous les matins l’arrivée du courrier m’assomme en plein travail. À huit heures vingt, j’en ai mal aux entrailles, et je pressens la concierge aux vieilles mains pleines de plis qui se visse dans l’escalier des cuisines. Adieu, le dieu !

Figurez-Vous que j’ai mis un Horace dans ma valise, hommage étrange et secret à Hugo. Je n’avais jamais fréquenté ce Latin. Mes Latins ordinaires sont Virgile, Salluste et… Apulée pour lequel j’ai un faible : Avez-vous lu son Apologie pour la Magie ? Rien ne fait mieux sentir la vie même de la basse époque. On y voit les chrétiens sous une couleur singulière. Quant à l’Ane d’or on y trouve le style Goncourt Huysmans et des effets 1886 très heureux… déjà ! — Je reviens à Horace. Il me semble être sur le point de comprendre Le goût de Hugo pour lui. Hugo se nuit à soi-même par la quantité de ces dons. Le grand vers masque le petit, l’orchestre déchaîné néglige le lied.

De plus, il y a en lui (malgré qu’il en ait) un poète gréco-latin tout à fait délicat, pur, et d’une netteté de dessin divine, qui ne le cède pas au Hugo biblique et germanique. Je me demande si l’avenir (l’avenir étant supposé homme de goût) ne choisira pas celui-là ?

Permettez-moi de recourir à ma faible expérience, en invoquant le parva licet…

Et bien, j’ai observé que le grand bénéfice des poèmes soutenus très organisés et bâtis en force, construits par long labeur, était de faire produire après eux l’œuvre libre et légère, fleur sans effort, — mais qui ne fût pas née sans le dur entraînement de la veille ; on s’ébroue ; on a ôté des bottes plombées, et l’on danse… La fatigue a précédé le travail !

Je m’interromps… Voici sur la mer un, deux, trois, quatre de nos nouveaux petits croiseurs qui s’en vont de Toulon aux Salins fort lestement. Le mistral les fait précéder de leurs fumées. Tout à l’heure on n’entendra plus que le canon, car ce point où je suis est au centre des jeux de la marine.

10 heures. Voici bientôt le facteur qui doit emporter les lettres. Il faut vous serrer affectueusement la main.

P. V.
(1929)