Michel Lévy frères (p. 182-196).



XXVII

DE PIERRE À PHILIPPE


La Tilleraie, 21 juin.

Cette fois encore, je me suis trouvé à table auprès de la belle Jeanne, et je me suis permis de lui parler de sa promenade matinale de la semaine dernière à l’ermitage.

— Ah ! vraiment, vous m’avez vue sortir de l’ermitage ? Est-ce que vous saviez que je connaissais un peu l’ermite des Grez ?

— Est-ce que vous ne savez pas, vous, mademoiselle, que j’étais le garde-malade de M. Sylvestre quand vous êtes venue le voir une autre fois, le mois dernier ?

— Ah ! c’était vous ? Oui, il me semblait bien…

Et, comme si elle se fût décidée tout d’un coup à la franchise, elle ajouta :

— D’ailleurs, je le savais ! mademoiselle Vallier me l’avait dit. Vous êtes l’ami de ce brave ermite… ; peut-être n’a-t-il pas beaucoup de secrets pour vous.

Pourquoi aurais-je dissimulé ? Aller droit au fait était le moyen d’abréger de vains préliminaires, je répondis sans hésiter :

— Mademoiselle Vallier a dû vous dire cela aussi.

— Oui, reprit Jeanne en rougissant, et même elle, a ajouté que vous étiez d’une discrétion à toute épreuve.

— Je me flatte qu’elle ne s’est pas trompée.

— C’est que, vous savez, il tient tant à cacher son nom !… Si on le découvrait ici, il partirait tout de suite. C’est bien étonnant, bien bizarre ; mais c’est comme cela, et j’ai si grand’peur qu’il ne se sauve encore…

— Ne parlons donc pas davantage de lui à cette table, car je crains les oreilles adroites à saisir ce qui n’est pas dit pour être entendu. Il me semble que votre voisine de gauche, malgré l’énorme monsieur qui vous sépare…

— Madame Duport est curieuse, je le sais. Elle est bien bonne pour moi, et pourtant je ne voudrais lui rien confier.

— Vous plaît-il de remplacer le nom de Sylvestre par celui de Mozart ? On croira que nous parlons musique, et nous ne serons plus forcés de tant baisser la voix, ce qui pourrait être remarqué.

— Oh ! oui, voilà une bonne idée ! Eh bien, vous aimez Mozart, et, moi, je l’adore !

— Ce serait à vous de l’aimer et à moi de l’adorer, car je le connais beaucoup, et vous le connaissez à peine.

— C’est vrai, mais il a pour moi un prestige… Je ne peux pas expliquer ça ! c’est mon rêve de tous les instants. N’est-ce pas qu’il a du génie ?

— Le plus beau génie, celui qui vient du cœur.

— Il a bien aussi ses obscurités, on ne le comprend pas toujours.

— Parlez pour vous, mademoiselle Jeanne ; moi, je le comprends toujours.

— Ah ! dame ! c’est tout simple, vous êtes un homme instruit, à ce qu’on dit : moi, je ne suis qu’une enfant.

— Eh bien, c’est très-beau d’être une enfant ! Il faut l’être tout à fait et avoir confiance.

— C’est-à-dire qu’il faut étudier Mozart avec foi ?

— Oui, mademoiselle.

— Comme vous dites cela sévèrement !

— Je le dis sérieusement, voilà tout.

Après le dîner, comme j’errais seul sous les grands arbres du jardin, je vis arriver mademoiselle Jeanne, qui paraissait entraîner mademoiselle Vallier malgré elle.

— Eh bien, mademoiselle Jeanne, lui dis-je en riant, vous voulez encore parler de Mozart ?

— Oui, répondit-elle ; mais je voulais d’abord vous parler de vous, et je n’ose pas.

— Osez, mademoiselle, je suis votre arrière-grand-père ; car l’ermite me fait l’honneur, pour se moquer de moi, il est vrai, mais avec affection quand même, de m’appeler son papa.

— Oh ! je sais cela, reprit-elle, je sais tout !… et même je sais des choses que je ne devrais pas savoir… Que voulez-vous ! Rébecca est bavarde. Je sais pourquoi vous êtes brouillé avec votre oncle.

— Non, mademoiselle, m’écriai-je, surpris et mécontent d’une ouverture si hardie, vous ne le savez pas !

— Je vous demande pardon, reprit Jeanne avec une décision extraordinaire. Oh ! ma bonne Aldine, vous avez beau me serrer le bras à me le rendre bleu pour m’empêcher de parler d’une chose qui vous parait si délicate, il faut que je la dise ; elle ne me trouble pas, et j’ai besoin de la dire. J’ai besoin, au milieu de toutes ces énigmes qui m’entourent, de sauvegarder ma franchise et ma fierté à moi ! Eh bien, voilà… Je sais que votre oncle voulait vous marier, monsieur Pierre, et je sais avec qui ; mais je vous assure que, ce matin encore, je ne le savais pas, et qu’en l’apprenant de Rébecca, j’en ai eu un chagrin affreux ! Comment ! c’est moi qui suis la cause de votre ruine, de votre malheur, de l’obligation où vous voilà de travailler pour vivre ! Oui, en apprenant cela, j’ai été presque fâchée contre ma pauvre mère, qui aurait dû, à tout prix, vous réconcilier avec M. Piermont. Voyez donc quelle situation ridicule et vilaine on me fait dans tout cela ! Il passe par la tête de votre oncle de vous marier, vous qui préférez peut-être rester garçon, qui, dans tous les cas, ne voulez pas d’une inconnue parce qu’elle est riche. Cela vous fait honneur certainement. De son coté, maman, qui croit apparemment que j’accepterai l’homme de son choix sans le connaître, encourage le beau projet de votre oncle sans me consulter ! Et voilà un malheur de famille qui vous écrase ! Ah ! vous avez dû me haïr ! Mais je vous jure qu’il n’y a pas de ma faute, et que je gronderai maman de la belle manière !

Que dis-tu, mon cher Philippe, de cette tirade de petite fille bon cœur et mauvaise tête, enfant gâtée s’il en fut, mal élevée à coup sûr, mais peut-être excellente quand même ? J’en ai été très-abasourdi, et pourtant, au fond de cette grosse inconvenance, il y avait un tel accent de sincérité, que j’ai dû m’y rendre et m’en tirer avec un remercîment cordial au bout d’un petit sermon. Je ne sais pas si j’ai été bien convenable moi-même et si je n’ai pas dû lui sembler pédant de fierté, car je ne pouvais souffrir qu’elle me plaignit d’être pauvre et de travailler pour vivre, surtout en présence de mademoiselle Vallier, qui travaille bien plus péniblement que moi et qui est bien plus digne d’intérêt. J’étais troublé aussi de l’attitude étrangement impassible et du silence systématique de mon ancienne amie, placée là entre nous deux comme une confidente ou comme un chaperon. Cela me portait sur les nerfs, je ne sais pourquoi, et, ne pouvant plus y tenir, je lui ai demandé ce qu’elle pensait de l’explication provoquée par mademoiselle Jeanne. Elle ne se décida pas sans peine à répondre ; enfin elle avoua qu’en venant là, elle croyait qu’il ne serait question que de M. Sylvestre.

— Le reste, ajouta-t-elle, me parait au moins superflu, et Jeanne a bien compris à mon silence que je ne l’approuvais pas.

— Oh ! vous ! dit Jeanne en l’embrassant sur l’épaule, vous êtes parfaite, on sait cela, et on est heureuse de le reconnaître ; mais aussi vous n’êtes pas dans une position équivoque comme la mienne.

— Équivoque ! m’écriai-je ; voyons, mademoiselle Jeanne, qu’entendez-vous par là ?

— Ma foi, je n’en sais rien, répondit-elle ; c’est un mot que j’entends murmurer autour de moi, et qui signifie peut-être que je suis destinée à être très-malheureuse. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Je ne l’ai pas mérité, voilà ce que je sais, et je suis très-résolue à réagir contre mon sort dès qu’on voudra bien m’éclairer. D’après la conduite bizarre de mon grand-père, ma mère a eu des torts envers lui, des torts que sans doute elle ne sait pas et ne comprend pas ; car elle est si bonne pour moi, qu’elle ne peut pas avoir été méchante avec lui. Elle ne paraît songer ni à s’en accuser ni à s’en repentir. Donc, cela tient à des opinions différentes, et voilà où mes idées s’embrouillent tout à fait. Peut-on et doit-on se désunir et rompre ses liens de famille parce qu’on ne pense pas de même sur la philosophie ou sur la politique ? Alors, je me demande si la politique et la philosophie ne font pas plus de mal que de bien en ce monde, et si, en me disant de chercher à convertir mon grand-père, que cette prétention-là a beaucoup offensé, maman ne m’a pas fait faire une grande imprudence, pour ne rien dire de plus. La manière dont mon grand-père m’a répondu m’a prouvé qu’il était bien loin d’être un athée, et que son âme vaut peut-être mille fois mieux que celle de beaucoup de dévots et de dévotes que je connais. En outre, il est plus tolérant qu’eux, car il m’a dit : « Sois pieuse, et retourne au couvent, si tu crois à ce qu’on y enseigne. Pourvu que tu sois sincère et pure, Dieu te bénira ! » J’aime donc la religion de mon grand-père, et, s’il veut m’y instruire, j’irai avec lui où il faudra, bien que maman y consente, elle peut être bien sûre que je l’aimerais toujours et que son père ne m’en empêchera pas, n’est-il pas vrai, monsieur Pierre ?

— Vous pouvez en être sûre ; je ne connais pas de cœur plus généreux et plus délicat que celui de M. Sylvestre.

— Ah ! j’aime à entendre dire cela ! Et comme il parle bien, comme il est éloquent, mon grand-père l’ermite ! comme il est beau avec ses grands yeux noirs, ses épais cheveux gris tout bouclés et son costume pittoresque !

Le costume pittoresque me donna à réfléchir. Il est bien vrai que, chez lui, pour ménager sa fameuse redingote, M. Sylvestre s’enveloppe dans je ne sais quel lambeau de couverture de voyage qu’il a coupée et agencée à son usage et qu’il lui plaît d’appeler une robe de chambre. Le hasard ou peut-être l’instinct d’un goût naturel a fait à son insu de cette guenille quelque chose d’assez heureux de couleur et de forme. En outre, ses cheveux sont encore superbes, et il ne les cache pas quand il est chez lui ; mais, dès qu’il sort, il les ramasse sous une calotte noire qui lui descend jusqu’aux sourcils, et qui, en masquant son beau front, fait par trop valoir la majestueuse proéminence de son nez. Il a adopté cette calotte, que surmonte triomphalement un chapeau vénérablement démodé, dans un temps où il voulait effacer tout vestige de ressemblance avec l’homme qu’il ne voulait plus être. La précaution est bien inutile aujourd’hui que tout le monde l’a oublié ; mais l’habitude a prévalu, et la redingote, qui porte au moins la date des glorieuses journées de juillet, est quelque chose de si fantastique sur ce long corps maigre, que je crains fort l’effet de cette apparition sur la romanesque Jeanne lorsqu’elle la verra cherchant des grenouilles dans les fossés ou ramassant des colimaçons dans la campagne pour alimenter le sybaritisme de l’ermitage.

Je crus devoir demander devant elle à mademoiselle Vallier si elle ne pensait pas qu’il y avait plus d’imagination excitée que de véritable attachement dans l’attrait que Jeanne éprouvait pour son grand-père. Jeanne allait répondre elle-même quand elle crut s’entendre appeler par madame Duport. Elle nous quitta vivement en disant à mademoiselle Vallier :

— Restez ici, je vais me montrer et je reviens. Oh ! soyez tranquille, je saurai dépister la curieuse Rébecca. Le concert ne commencera pas avant dix heures, et j’ai encore bien des choses à dire à M. Pierre.

Elle glissa comme un rayon dans l’ombre, et je restai seul avec mademoiselle Vallier.

Je tenais beaucoup, vis-à-vis de celle-ci, à ne pas sembler troublé par le tête-à-tête imprévu, et, continuant la conversation comme si de rien n’était, je lui demandai pourquoi mademoiselle Jeanne, qui savait bien mon nom de famille, m’appelait familièrement M. Pierre tout court, comme si j’étais son ami d’enfance ou son petit cousin.

— C’est probablement ma faute, répondit mademoiselle Vallier. Il y a trois mois que je vous connais sous le nom de M. Pierre, puisque vous n’en portiez pas d’autre dans le pays, et, en parlant de vous avec Jeanne, j’ai toujours dit M. Pierre par habitude. Elle se sera habituée aussi à dire comme moi. Elle manque d’usage d’ailleurs ; mais c’est chez elle un mérite, et…

J’interrompis Aldine. Je ne l’écoutais guère : j’étais préoccupé d’un remords personnel. Je me rappelais malgré moi un aveu charmant, bien plus délicat que les condoléances étourdies de Jeanne. Le moment n’était-il pas venu, à présent qu’elle sait qui je suis, de lui faire amende honorable ? Aussi, sans trop réfléchir aux conséquences, emporté par un sentiment d’équité irrésistible, je l’interrompis pour lui dire qu’après tout je me souciais bien peu de la familiarité de mademoiselle Jeanne, et que je regrettais le temps où je pouvais m’imaginer qu’en m’appelant M. Pierre, mademoiselle Vallier avait un peu d’estime et d’amitié pour moi. J’ajoutai que je comprenais bien l’extrême réserve qui devait régner entre nous, maintenant qu’elle se trouvait sous les yeux d’un monde moins bienveillant que nos amis les paysans de la vallée, mais je tenais à saisir une occasion fortuite, probablement unique, de lui renouveler l’hommage de mon respect et de ma sympathie.

Hélas ! je mentais un peu : mon respect et ma sympathie ont légèrement diminué depuis qu’elle a voulu, malgré l’avis de M. Sylvestre, se fier à la protection, encore problématique pour moi, de Gédéon Nuñez ; mais, comme après tout je n’ai rien vu qui me donnât le droit de soupçonner le mal, je pensais devoir payer une vieille dette, afin qu’il n’en fût plus jamais question.

Elle me remercia de mon compliment : mais, plus prudente ou plus pudique que Jeanne, elle ne voulut pas avoir l’air d’en saisir la portée rétrospective. Elle m’assura avec un peu de froideur que son estime pour moi n’avait fait qu’augmenter lorsqu’elle avait appris les circonstances où je me trouvais, et elle ajouta, avec une sorte d’empressement singulier, que Jeanne avait bien senti le mérite de ma situation, encore qu’elle s’en fût mal expliquée, — que mon succès auprès de M. d’Harmeville, si difficile et si sévère pour la rédaction de sa revue, avait été pour moi un triomphe auquel Jeanne avait été très-sensible, — enfin que Jeanne, loin de m’en vouloir pour le passé, était très-disposée à suivre tous les conseils que je voudrais lui donner relativement à son grand-père.

Nous remontions une assez longue allée qui nous rapprochait de la maison, et mademoiselle Vallier ne paraissait pas disposée à attendre le retour de sa compagne, car elle marchait un peu plus vite depuis que nous étions seuls.

— Voyons, lui dis-je, puisqu’il nous reste peu d’instants, et que vous ne voulez parler que de Jeanne, c’est-à-dire de M. Sylvestre, car c’est à cause de lui que nous nous occupons d’elle avec tant de sollicitude, parlons-en…

— Attendez, reprit mademoiselle Vallier ; ce n’est pas seulement à cause de son grand-père que je me tourmente pour elle. Je l’aime sincèrement, parce qu’elle le mérite.

— Alors, résumons-nous en deux mots. En votre âme et conscience, vous croyez qu’il lui doit sa protection, au risque de tous les ennuis, de toutes les fatigues, de tous les chagrins qui pourront en résulter pour lui ?

— Oui, je le crois fermement. C’est une enfant remplie de petits défauts et d’immenses qualités. Si elle cause quelques chagrins à son grand-père, elle lui donnera du bonheur quand même, et, quoi qu’il en dise, il lui faut ces joies et ces peines-là, à lui dont le cœur ne se refroidira jamais.

— Je pense comme vous sur ce point ; mais je ne puis si vite accepter mademoiselle Jeanne comme une si généreuse nature ; je ne la connais pas assez, et jusqu’ici je la trouve plus romanesque et plus exaltée que tendre et soumise. Si nous attendions encore un peu pour la juger ? Vous-même ne craignez-vous pas de lui prêter les qualités qui sont en vous ?

— Non, et j’ai, pour désirer que nous ne perdions pas de temps, une raison bien grave. Jeanne pressent déjà quelque chose de fâcheux et d’anormal dans sa position. D’un jour à l’autre, une indiscrétion, un hasard, une indélicate sollicitude, peuvent l’éclairer tout à fait… Si on pouvait lui épargner la honte et la douleur de connaître et de comprendre l’infamie de sa mère !… si on pouvait la soustraire à la mauvaise influence qu’une pareille découverte peut avoir sur elle, et la remettre, encore ignorante et confiante, entre les mains de M. Sylvestre, ce serait infiniment meilleur pour elle et pour lui.

— Je le crois aussi, et vous l’emportez. Donc, je vais chercher le moyen de hâter la séparation entre la mère et la fille sans que celle-ci en sache le motif. Il s’agit de savoir qui portera la parole à cette femme. Ce ne peut être moi. Je suis trop jeune, et je la connais trop peu. Ce ne peut être aucune des personnes qui sont ici, puisque toutes doivent ignorer le lien qui existe entre le mystérieux ermite des Grez et la trop célèbre Irène…

— Vous oubliez qu’une de ces personnes sait tout, et qu’elle donnerait sa vie pour épargner à M. Sylvestre la mortelle souffrance d’une explication avec son indigne fille. Cette personne-là, c’est moi.

— Vous ? m’écriai-je. Vous n’y songez pas ! Vous ne pouvez pas aller chez cette femme ! vous n’irez pas… Vos amis ne le souffriront jamais ! Gédéon…

— Eh bien, quoi, M. Gédéon ? Vous croyez qu’il chasserait la gouvernante de ses enfants s’il apprenait une pareille démarche ? Il aurait peut-être raison ; mais il ne le ferait pas, car il subit l’ascendant du monde tout comme un autre ; il voit que l’hypocrisie triomphe de tout, et, grâce à la feinte dévotion de madame Irène, il n’est pas impossible qu’elle s’introduise ici un de ces jours. Madame Duport travaille pour elle ; donc, le temps presse, et il faut que je voie madame Irène.

— Ainsi vous irez chez elle ?

— Non certes ! je lui ferai dire par Jeanne que son père la prie d’aller seule à l’ermitage : c’est moi qui y serai pour la recevoir, tandis que vous emmènerez M. Sylvestre bien loin dans les bois.

— Mais que direz-vous à cette femme pour la convaincre ? C’est l’athéisme du cœur et de la conscience incarné dans une âme hypocrite et vile.

— Elle aime sa fille, je ne lui parlerai que de sa fille.

— Eh bien, moi, je crois qu’elle n’aime pas sa fille !

— Est-ce possible ?

— C’est même probable. Elle l’aime comme un jouet que l’on pare et que l’on montre ; une pareille créature n’a que de la vanité.

— Alors, je la prendrai par sa vanité. Je lui dirai que ce qu’il y aurait de plus habile et de plus triomphant dans sa situation serait d’avoir pour gendre l’homme le plus honorable et le plus désintéressé.

— Vous la tromperez, car elle se flattera de pouvoir s’appuyer sur le pardon d’un homme qui, s’il se respecte, ne la verra jamais.

— Eh bien, j’essayerai autre chose, mais je ne veux pas vous dire mon secret, vous n’êtes pas assez naïf ; vous m’ôteriez la foi, et il faut que j’aie la foi pour réussir. Voici Jeanne qui revient, mais je suis bien sûre que madame Duport la suit ou l’observe. Déjouez la curiosité de l’une et n’encouragez pas l’imprudence de l’autre. Prenez cette allée à gauche et disparaissez. Moi, je vais me montrer avec Jeanne.

J’ai obéi, tout en trouvant mademoiselle Vallier remplie de sagesse et de présence d’esprit, et ma mauvaise habitude de douter de tout me souille bien un peu à l’oreille que la charmante Aldine ne se souciait peut-être pas d’éveiller d’autres soupçons sur son propre compte.

Je ne sais si on nous avait épiés. Quand, après un long détour dans le parc, je me suis retrouvé dans un coin du salon, très-loin de Jeanne et d’Aldine, Gédéon est venu se placer près de moi comme pour écouter la musique. Il l’aime avec passion, et, comme la plupart des juifs, il est admirablement doué sous ce rapport. Après les premiers morceaux, il était dans une sorte d’ivresse, il me serrait les mains comme un homme qui a le vin tendre.

— Calmez-vous, lui dis-je, je ne suis pas l’auteur de Moïse.

— Ça m’est égal, répondit-il en riant, je vous aime et je vous estime… Oh ! mais très-particulièrement ! Ne prenez pas cela pour une banalité. Je connais trop les hommes pour en estimer beaucoup.

— Pourquoi donc m’estimez-vous tant que ça, mon cher Gédéon ? Qu’ai-je fait de si remarquable et de si méritant ?

— Je ne vous dis pas que vous ayez fait des merveilles, mon cher ; mais votre caractère n’est pas celui d’un autre. Enfin je m’entends, et il ne tiendra pas à moi que vous ne fassiez votre chemin dans la vie… Me remerciait-il de ne pas avoir fait la cour à mademoiselle Vallier, ou m’engageait-il à ne pas la lui faire ? Mademoiselle Jeanne est partie à deux heures du matin avec madame Duport, et je suis resté. Que veux-tu ! c’est bête, mais je voudrais savoir si je joue un rôle ridicule ou misérable dans l’esprit de Gédéon. Il m’est venu des doutes terribles sur le mérite de ma prose et sur la sincérité de d’Harmeville à mon égard. Qui sait si Gédéon n’est pas un des principaux actionnaires de sa revue, si son argent ne m’a pas protégé beaucoup plus que mon mérite ? D’Harmeville est un fort galant homme, mais il y a des influences qu’il faut bien un peu subir quand le protégé n’est pas tout à fait un crétin.

Enfin ma position me tourmente. Je n’ai pas voulu avoir une pensée d’amour pour mademoiselle Vallier. Ma conscience me le défendait, et, pendant que je n’y voyais que du feu, cette vertu si pure et si respectée était peut-être l’objet de convoitises plus hardies et d’espérances mieux fondées. Ça m’est égal, il y a des jours d’ironie où l’on se dit que deux beaux yeux sont deux beaux yeux, qu’ils soient verts, bleus ou noirs, et qu’il y a beaucoup de beaux yeux partout ; mais, si Gédéon se persuadait par vanité qu’il m’a supplanté, et que, par calcul ou par connaissance, je me laisse supplanter de bonne grâce… Tout cela m’ennuie, et j’aimerais autant n’avoir jamais rencontré mademoiselle Vallier.

J’ai donc résolu, pour me remettre l’esprit en paix, de savoir à quoi m’en tenir, et, puisqu’on me garde gracieusement ici, d’y rester jusqu’à ce que j’aie une notion certaine de la vérité. Je veux bien m’intéresser à la situation romanesque de mademoiselle Jeanne ; mais ma situation à moi est peut-être équivoque aussi, comme dit cette petite fille, et un pauvre diable qui débute dans une carrière délicate doit faire grande attention à entrer dans la vie par la bonne porte.