Michel Lévy frères (p. 161-182).



XXVI

DE PIERRE À PHILIPPE


La Tilleraie, 20 juin.

Je suis ici depuis deux jours, mais non pour y rester. Une nouvelle soirée musicale, où plusieurs artistes en renom sont venus se faire entendre, m’a attiré ; mais, cette fois, j’ai eu pour me laisser retenir des raisons que je vais te dire.

M. Sylvestre est venu me trouver chez moi avant-hier soir. Lui qui se couche en été avec le jour pour ne pas brûler d’huile, il ne songeait nullement à dormir, et, comme je lui demandais s’il avait la faculté de changer ainsi ses habitudes :

— J’en suis, me répondit-il, le moins esclave possible ; mais, depuis plusieurs nuits, je suis en proie à une cruelle insomnie. J’ai l’esprit tourmenté, le cœur malade ; il faut que je vous dise mon chagrin et mes perplexités ; peut-être m’aiderez-vous à leur trouver une issue quelconque.

» J’aurais dû vous dire plus tôt mon histoire ; après les soins que vous m’avez prodigués, l’amitié vraiment filiale que j’ai trouvée en vous, je vous devais toute ma confiance. J’ai été retenu par ma répugnance habituelle à parler d’un passé que je voudrais oublier et d’un présent auquel je ne puis porter remède.

» Je me nomme Léonce de Magneval. C’est tout vous dire en un mot, car il y a de par le monde une malheureuse créature que vous connaissez, et qui a rendu tristement célèbre ce nom modeste et honorable d’un obscur gentilhomme ; mais je dois entrer dans quelques détails.

» Je suis Champenois de race et de naissance ; n’ayant hérité d’aucune fortune, j’ai servi l’Empire à la veille de sa chute. J’ai toujours eu la religion de la liberté : mais, à ce moment de notre histoire, l’Empire, c’était la patrie, et je me suis battu avec la rage du désespoir à Waterloo. À vingt-quatre ans, j’étais officier et décoré. Ma carrière fut brisée. Je ne voulus pas servir la Restauration, je dus vivre de ma demi-solde et du mince produit de mon héritage.

» Je ne demandais pas beaucoup plus, j’ai toujours eu des goûts simples, j’étais déjà très-studieux ; je vivais tranquille quand l’amour mit ses orages dans mon cœur. J’aimais une personne admirablement belle et convenablement élevée qui m’eût rendu heureux si elle eût su être heureuse elle-même. Ses mœurs furent irréprochables ; mais son humeur ambitieuse me créa mille tourments. Elle me reprochait mon apathie et se sentait dévorée d’ennuis et d’humiliations dans notre modeste gentilhommière. Elle avouait m’avoir épousé à cause de mon nom et détruisait par d’incessantes récriminations les illusions de mon amour. Nerveuse, irritable, emportée même, après avoir mal amené au monde deux enfants qui ne vécurent pas, elle élevait notre fille Irène dans des idées absolument contraires aux miennes, ne l’entretenant que de futilités et lui montrant toujours un idéal de richesses et de luxe auquel il ne nous était pas possible de prétendre.

» Irène était belle et remplie de séductions. À dix ans, elle était déjà coquette et agissait comme une femme qui calcule et intrigue pour soumettre tout le monde à ses fantaisies. J’essayai en vain de prendre de l’ascendant sur elle. Je n’en eus jamais. Elle était douée d’une énergie diabolique, et moi, naturellement tendre, je ne savais pas refuser mon pardon et mes caresses à ses larmes et à ses emportements de repentir habilement joués. Je ne sais pas punir, voilà mon malheur ! Et puis ma femme me reprochait amèrement les moindres tentatives de sévérité, et ma fille, en s’entendant traiter de victime, riait sous cape du rôle ridicule qui m’était assigné.

» Irène avait déjà quinze ans quand notre fortune changea subitement. Nous avions un parent riche, âgé, sceptique et libertin, que je voyais rarement et chez qui je ne voulais pas mener ma fille, certain qu’elle ne trouverait là que de mauvais conseils et de mauvais exemples. Son château était très-voisin de notre petite ferme, et il vint une ou deux fois nous rendre visite. Je lui fis un accueil assez froid ; il ne revint pas, et ma femme m’en fit de vifs reproches. Selon elle, ce cousin était malade, usé, près de mourir. Nous étions ses héritiers naturels. Un peu d’amabilité de ma part eût pu assurer une fortune à ma fille, et j’avais fait exprès de lui aliéner la bienveillance qu’elle eût voulu conquérir.

» Ce thème nous ramenait au profond désaccord qui régnait entre nous sur l’appréciation de la richesse. De ce que je ne voulais pas qu’on se crût autorisé à l’acquérir à tout prix, ma femme et ma fille concluaient que j’étais un stoïcien exalté et aveugle, et elles ne parlaient de moi qu’avec la pitié qu’on a pour un fou.

» Tout à coup le cousin mourut, et, à ma profonde surprise, il me léguait sa fortune. Je ne pouvais en croire mes oreilles à la lecture du testament. Je ne me réjouissais qu’à cause de ma fille. Son ambition satisfaite, je me flattais qu’elle saurait élever ses idées et ses vues. Elle voulait un riche mari, elle pourrait au moins le rencontrer sans intrigue et sans provocation. Elle aimait le luxe, elle allait le trouver dans le château du défunt. Son esprit ne serait plus forcé de se mettre à la torture pour se le procurer. Bientôt rassasiée, elle ouvrirait peut-être enfin son âme à la notion des vrais biens.

» Je me trompais, la lutte recommença plus acharnée sur ce nouveau terrain. Ma femme et ma fille trouvèrent l’opulence de leur château insuffisante, surannée, de mauvais goût. Il fallait tout changer. Elles taillaient et tranchaient comme en pays conquis. En un tour de main, elles firent des laquais et même des fermiers et régisseurs leurs âmes damnées. Le chef de famille n’y entendait rien. Habitué à la vie bourgeoise et imbu avec cela de fantaisies philanthropiques, il n’était bon qu’à se ruiner pour les pauvres fainéants, tout en condamnant sa maison et ses hôtes à une existence parcimonieuse. Donc, elles touchaient les revenus, ordonnaient les dépenses, achetaient des chevaux qu’elles montaient ou conduisaient avec une crânerie de parvenues, pour visiter leurs domaines et distribuer leurs aumônes ; car voulant se faire des amis pour se donner raison contre moi, là où je voulais procurer le travail qui moralise, elles jetaient à pleines mains l’argent qui avilit.

» Comment pouvais-je combattre et défendre mon autorité, quand tous ceux qui m’entouraient, jusqu’à mes plus fidèles serviteurs, jusqu’à mes plus vieux amis, étaient sous le charme et se tournaient contre moi pour m’accuser tantôt de folie, tantôt d’avarice ? Pouvais-je me disculper en leur montrant la profonde perversité de celles qui les méprisaient en les flattant ? Pouvais-je, en présence de mes fermiers et de mes gens, m’opposer à leurs envahissements de pouvoir, leur défendre de commander, et renier les dettes qu’elles me faisaient contracter ?

» Ma vie était un enfer. Je ne pouvais plus me distraire de mes chagrins par la lecture ou la réflexion, et, d’ailleurs, le bruit perpétuel, le bouleversement fantasque, qui régnaient dans ma maison, ne me laissaient plus une heure de repos. L’esprit de vertige d’Irène et de sa mère avait passé dans toutes les têtes. Elles m’amenaient des visites, elles se faisaient des amis, elles m’imposaient des relations. Je me trouvais à toute heure en face d’une lutte impossible : la douceur des instincts et la tendresse du cœur aux prises avec la volonté inflexible et l’absence totale de sensibilité. Je devais être vaincu, moi le plus faible.

» De ces deux tyrans de ma vie, le plus terrible était certainement ma fille. Intelligente et pleine de séductions, elle communiquait à sa mère le profond scepticisme qui était en elle. Elle l’aidait à réagir contre moi, quand un reste d’affection menaçait de m’épargner. Durement menée par elle dans son enfance, elle avait tout à coup pris le dessus, et la femme obstinée et violente était devenue l’esclave de la jeune fille railleuse et froide.

» Je fus obsédé de vains conseils, mais personne ne m’aida. Les amis et les parents dont j’invoquai l’influence trouvèrent plus simple de plier devant cette volonté inexpugnable qui savait au besoin jouer tous les rôles. Ils tremblèrent d’abord devant ses sarcasmes et se trouvèrent humiliés de ses mépris. C’était chez elle un système qu’elle posséda d’instinct dès l’enfance, et qui ne se démentît jamais. Quand elle avait froissé l’amour-propre et trouvé le point vulnérable de la susceptibilité, elle feignait de s’adoucir, de vous prendre en quelque considération, de revenir peu à peu d’une prévention injuste, et, passant à la câlinerie, elle persuadait à chacun qu’il était son meilleur ami. Certaine de ramener ainsi à elle des esprits d’autant plus flattés de son suffrage qu’elle les avait fait plus souffrir de son dédain, elle se composa de bonne heure une petite cour dont elle arriva à se faire une armée pour me combattre.

» Ah ! j’entends encore ces cruelles et révoltantes paroles autour de moi : « Pauvre homme, laissez-la donc faire ! vous n’êtes pas capable de la diriger, vous n’entendez rien aux choses de ce monde. Vous êtes un rêveur, un poète, un idéaliste. Il est heureux pour votre fille qu’elle ait une meilleure tête que vous ! » Les hommes, les femmes, les gens de toutes les classes étaient épris de sa grâce et de ce qu’ils appelaient son habileté. Ah ! dans ce temps-là, j’ai bien réfléchi à la raison d’être des dictateurs.

» J’ai bien réfléchi aussi à la puissance fatale des instincts, et je suis souvent resté anéanti devant ce fait brutal qui semblait proclamer, contrairement à toutes mes croyances, leur puissance imprescriptible. Il y a eu des jours où je me suis demandé si cette puissance ne constituait pas un droit, et si le droit sans limites de l’individu ne devait pas l’emporter sur mon code de morale et de progrès.

» Cette atroce situation me conduisait à l’athéisme, et j’ignore comment j’ai pu m’y soustraire. Je me demandais avec effroi si je n’eusse pas mieux fait de ne jamais contrarier cette nature terrible, si elle n’eût pas trouvé d’elle-même une meilleure application de son énergie, et si tout ce que j’avais dépensé de volonté, de dévouement, de conscience et d’ardeur pour la modifier ne l’avait pas, au contraire, développée par réaction jusqu’à l’excès. Vous voyez que, si quelqu’un au monde est payé pour nier le devoir et la foi au bien, c’est le malheureux qui vous parle. Eh bien, si cette foi a eu des défaillances, si ce sentiment du devoir n’a pas su triompher, ma faute doit m’être pardonnée, par cette seule raison que ma croyance a persévéré quand même, et que je proclame toujours la doctrine de la perfectibilité.

» J’ai donc été la victime d’un fait anormal, j’ai été sous l’empire d’une fatalité exceptionnelle, voilà tout. Vous souvenez-vous que je vous ai dit une fois : « Il y a un certain mérite de ma part à être optimiste, et, si l’on consultait les hommes de mon âge, on en trouverait bien peu qui estimeraient et aimeraient encore leurs semblables ? » Eh bien, ceux qui résistent comme moi à l’horreur du découragement croient aux bienfaits illimités de l’avenir, car ils savent bien les déceptions sans limites du passé, et, sans la foi à l’humanité future, ils seraient les ennemis du genre humain.

» Maintenant je passerai vite sur ce qui me reste à vous raconter. Quelle que soit l’atrocité des faits, vous devez y être préparé par ce que je vous ai appris de la jeunesse d’Irène et de nos désaccords sans remède.

» Ma femme mourut. Irène avait vingt-deux ans.

» J’eusse voulu la marier. Je m’imaginais qu’un homme plus énergique et plus intelligent que moi prendrait sur elle un empire qui la sauverait d’elle-même ; mais sa fortune et ses séductions n’attirèrent que des gens indignes. Je m’en étonnai. Comment, avec tant de succès, tant de prestige, tant de créatures, ne pouvait-elle conquérir le cœur d’un seul homme de mérite ? Je voyais bien que nous nous ruinions ; mais un homme de mérite ne devait pas être attiré par sa dot. Il y avait là un mystère qui me fut révélé bientôt.

» Un jour que j’essayais de lui faire comprendre qu’elle se trompait en croyant que la fortune ne vient qu’aux habiles, il m’arriva de lui citer comme exemple le testament de mon cousin en ma faveur.

» — Il était entouré de flatteurs et d’intrigants, lui dis-je, et à son dernier moment une lumière s’est faite dans son esprit : il a reconnu que le plus digne de sa fortune était encore celui qui avait gardé vis-à-vis de lui sa dignité d’homme.

» Irène était irritée ; elle éclata d’un rire amer, et me répondit que je ne devais qu’à elle seule les bienfaits de mon vieux parent. Effrayé, je l’interrogeai. Elle avoua qu’elle avait été souvent chez lui, en secret, la nuit, et qu’elle s’était emparée de son affection. Elle se défendait de toute impudicité, mais elle se vantait d’avoir acheté par des soins et des flatteries l’héritage dont nous jouissions. Puis, pour se débarrasser de mes reproches, elle me dit, en riant toujours, que nous étions criblés de dettes, et qu’il lui faudrait bientôt trouver, pour me sauver, quelque autre ressource sur le succès de laquelle elle ne comptait pas me consulter.

» Je pris un parti énergique. Cette richesse mal acquise m’était odieuse, et la menace mystérieuse d’Irène me faisait frémir. Je mis toutes mes propriétés en vente, et j’emmenai ma fille à l’autre bout de la France, sinon dans l’espoir de la convertir, du moins dans celui de rompre les intrigues qu’elle pouvait avoir nouées dans notre pays. Nous avions à peine fait cinquante lieues, qu’elle disparut.

» Je la cherchai, je la retrouvai au bras d’un homme avec lequel je me battis, et qu’elle abandonna, blessé, pour un autre qui refusa de se battre et l’abandonna à son tour. Plusieurs fois je la repris avec moi, et toujours elle m’échappa avec une habileté et une promptitude inouies. Un jour, je la rejoignis dans une petite maison de campagne où elle paraissait vivre seule et dans des conditions modestes. Elle se disait malade et prétendait vouloir rentrer dans le bon chemin. Elle vivait du produit de quelques bijoux, débris de notre splendeur passée, et dont elle sut justifier la possession d’une manière assez plausible. Moi, j’étais ruiné ; mais j’avais, toutes mes dettes payées, le petit revenu de mon patrimoine intact. Elle me supplia de lui pardonner, de rester près d’elle, de l’aider à se bien conduire. Elle s’était, dans sa vie d’aventures, perfectionnée dans l’art de pleurer et de convaincre. Elle jouait admirablement le repentir, et moi, naïf, j’y fus pris. Je m’établis auprès d’elle, et j’y passai trois mois, presque heureux et rassuré. Je n’avais plus besoin de la prêcher, et mes sermons ne lui causaient cette fois nul ennui ; elle allait au-devant de toute remontrance en s’accusant elle-même. Elle était devenue pieuse, sa conduite paraissait exemplaire. De plus, le caractère était tout changé, aimable, prévenant et facile. Sa gaieté me faisait bien encore un peu de mal : je ne comprenais pas que cette fleur de l’âme eût survécu à la honte ; mais il y avait un si notable amendement dans tout le reste, que je ne voulais pas lui rendre la sagesse maussade, la vertu repoussante.

» Une lettre qui tomba dans mes mains me fit découvrir que ma présence auprès d’Irène servait à un projet d’association avec un riche personnage qui demandait quelques arrhes à sa fidélité : il trouvait bien qu’elle reprit son nom, qu’elle eût pendant une saison les dehors d’une personne modeste, vivant avec un père honorable. À ce prix, il l’aimerait exclusivement et l’établirait dans un château qu’il devait acheter pour elle, et où il désirait que je vinsse m’établir pour la surveiller en même temps que pour couvrir leur liaison, car il n’était pas libre, lui, de faire du scandale : il avait une femme fidèle, une famille puissante, une position très en vue, etc.

» Ainsi ma fille avait réussi à m’attirer dans l’abîme. J’étais avili avec elle, avili pour l’avoir trop aimée, pour avoir poussé le dévouement jusqu’à la bêtise ! J’étais sa dupe depuis trois mois, et, pour peu que j’y misse de bonne volonté, on allait me proposer un sort pour servir de manteau à des turpitudes.

» Je m’enfuis à l’heure même, je quittai la France après avoir été dire au personnage en question que mon mépris payait le sien avec usure. Il fut d’autant plus irrité qu’il était plus honteux ; mais il craignait trop le bruit pour regimber, il dut garder l’insulte.

» Irène osa m’écrire que ma folie faisait échouer la dernière combinaison honnête et morale de sa vie, et que, désormais sans ressources, elle était forcée de se donner au plus offrant. Je lui envoyai les clefs de ma gentilhommière et une lettre pour mon régisseur. Je lui assurais le mince revenu qui était tout mon avoir, et je lui cédais le seul toit où j’eusse pu reposer ma tête. Elle n’était donc pas forcée de se faire courtisane ? La-dessus, je partis à pied avec soixante-trois francs, et j’allai en Suisse chercher un gagne-pain. J’y ai fait plusieurs métiers sous le nom de Sylvestre.

» J’ai été répétiteur dans un collège, secrétaire, journaliste, commis de librairie, professeur de diverses sciences, copiste, suppléant de maître d’école au besoin. J’ai toujours gagné ma vie à travers plus ou moins de privations dont je ne me suis guère aperçu ; mon esprit avait été trop endolori pour que le corps fût resté bien sensible. J’ai su là-bas qu’Irène avait acquis une brillante renommée et fait une solide fortune ! Elle n’a pourtant pas dédaigné de toucher mon petit revenu et de louer ma maisonnette, peut-être dans l’espoir qu’elle me verrait m’avilir au point de lui demander l’aumône. Son système a toujours été celui-ci : que personne ne supporte volontairement la misère. J’ai résolu delà faire mentir. J’ai amassé péniblement par mon travail le capital de trois cents francs de rente, et, sur mes vieux jours, malade du désir de revoir la France et menacé de perdre la vue si je ne prenais du repos, je suis venu chercher, à proximité de Paris, un coin où je pusse vivre libre sans être trop isolé. Je n’avais plus besoin de changer de nom, Sylvestre était devenu le mien. Ma figure était oubliée et d’ailleurs transformée par l’âge. Mon costume antique et sordide achevait de me rendre méconnaissable. Je n’avais voulu conserver aucune relation en France. J’ai donc vécu ici neuf ans parfaitement à ma guise et sans être exposé à d’autres importunités que celles de quelques curieux ; mais je n’avais ni longue barbe blanche, ni robe de bure : un ermite en redingote noire et en moustache grise les a bien vite désillusionnés.

» Irène vivait à Florence, à Londres, à Bade, partout où elle avait des intérêts à cultiver après vingt ans de l’existence que vous savez. Envahie par l’embonpoint et n’aimant personne, il lui prit fantaisie d’aimer une fille qu’elle avait mise au couvent et qu’elle prit avec elle, prétendant la marier honorablement quand il lui plairait. Cette fille était belle, douce, candide et très-bien élevée ; mais elle a déjà vingt ans, et personne de convenable ne se présente. Irène s’imagina peut-être que je pourrais relever la situation et se mit à ma recherche. Après bien des pas inutiles et une persévérance inouie, elle me découvrit, m’écrivit, et, sans attendre ma réponse, me fit surprendre par Jeanne un jour de l’année dernière.

» L’enfant a bon cœur, on l’avait bien avertie que j’étais un vieux maniaque. Elle venait me supplier de retourner en Champagne, d’y vivre dans mon ancienne médiocrité aisée, et de permettre qu’elle vint tous les ans y passer l’été auprès de moi. Sa mère s’engageait à ne pas m’y relancer. Je dus me refuser à cette combinaison. Je suis, en tant que Champenois et hobereau, mort et enterré. Il ne sera pas dit que j’ai souillé un seul jour volontairement la pauvre maison de mes pères par la présence du père de la courtisane. Mon nom m’est devenu odieux, je ne le reprendrai jamais. Mon avoir patrimonial, je ne veux pas l’entamer d’un centime, il restera là pour protester, par l’abandon et la solitude, que l’héritière des Magneval a toujours eu de quoi vivre sans se déshonorer.

» Donc, je n’avais qu’un conseil à donner à la pauvre Jeanne. C’était de rentrer au couvent jusqu’à sa majorité ou d’aller vivre à Magneval avec une gouvernante respectable que je tâcherais de lui procurer.

» Vous pensez bien qu’elle n’a rien compris à mes idées. Elle ne sait rien et ne peut rien deviner du passé de sa mère, qui est aujourd’hui dévote et qui joue l’austérité devant elle. Je n’ai pu me charger d’expliquer le mystère, et elle m’a quitté bien persuadée que j’étais insensé.

» Elles ont su que j’étais malade, Jeanne est revenue, sa mère a osé l’accompagner, pour me proposer un prêtre. Je sais qu’il était dans la voiture qui les a amenées, bien qu’il n’ait pas osé se montrer. Enfin une troisième fois, ces jours derniers, Jeanne a obtenu de mademoiselle Vallier, qui sait une partie de la vérité et qui devine le reste, qu’elle l’amènerait chez moi. Elle m’a encore supplié de quitter cette ruine, où la tempête m’ensevelira quelque jour, d’accepter au moins qu’on la répare, qu’on m’y apporte des meubles et qu’on m’y paye une servante. Je me suis impatienté et lui ai signifié d’obtenir de rentrer au couvent ou de ne plus me voir : voilà où nous en sommes.

» Vous voyez que c’est une question insoluble, si vous ne me suggérez pas une idée. Cette jeune fille est digne d’intérêt. J’ai beau m’en défendre, ses larmes me troublent, et l’idée qu’elle est condamnée à épouser un homme sans âme, ou à se perdre par dépit, par contagion, par fatalité héréditaire peut-être, m’empêche de respirer librement. J’en suis malade, je ne vis plus. Je voudrais l’aimer, je le dois peut-être, bien que je ne sache pas si elle n’est pas la fille du plus méprisable des hommes. Je ne l’aime certainement pas ; pourtant je ne puis la voir sans être bouleversé, et je ne puis penser à elle sans une anxiété inconcevable. Est-ce la voix du sang, est-ce pitié pour la jeunesse et l’innocence, est-ce faiblesse de vieillard ? La solitude, loin d’atrophier mon cœur, l’a-t-elle rendu plus craintif et plus tendre ? Est-ce puérilité, oisiveté d’âme ? ou quelque voix secrète de la conscience me crie-t-elle que j’ai encore un devoir à remplir en ce monde, et que je chercherai vainement à m’y soustraire ? Voyons, éclairez-moi, vous qui prétendez être très-positif et qui avez certainement un vif sentiment de la moralité humaine. J’attends que vous me rendiez le calme philosophique dont je n’aurais peut-être pas dû me départir, ou que vous gourmandiez mon égoïsme, si c’est l’égoïsme qui me fait exagérer le sentiment de ma fierté. Parlez, dites ce que vous feriez à ma place. Je ne le ferai peut-être pas, mais enfin j’y réfléchirai, et j’aurai un but à poursuivre vis-à-vis de moi-même.

Ainsi parla l’ermite, et tu penses bien que je ne me trouvai pas peu embarrassé. Je demandais le temps de réfléchir aussi. Il ne voulut pas me le donner ; ce qu il voulait, c’était précisément le résultat de mon premier mouvement.

— Eh bien, lui dis-je, à votre place, avec vos instincts de tendresse et de dévouement, je chargerais quelqu’un de parler énergiquement à madame Irène, et je tenterais de la faire renoncer à tous ses droits sur sa fille. Si elle y consentait, j’emmènerais ma petite-fille à ma gentilhommière de Magneval, et, là, je la marierais avec un homme assez fier pour repousser les dons de sa belle-mère et assez épris pour rendre sa femme heureuse dans une condition médiocre. Je ne sais pas si vous rencontreriez facilement cet homme-là et si mademoiselle Jeanne serait assez raisonnable pour le préférer aux brillants cavaliers qui l’entourent ; mais, si j’étais M. Sylvestre, je le tenterais, et, si j’échouais, j’aurais été d’accord avec moi-même d’un bout à l’autre de ma vie, ce qui est la seule manière d’être calme malgré tous les chagrins, et de finir en paix après avoir lutté jusqu’à la dernière heure.

— Vous parlez d’or ! s’écria l’ermite, dont les yeux brillaient déjà du feu de l’enthousiasme à l’idée de recommencer, avec une enfant inconnue et peut-être déjà corrompue au fond du cœur, l’effroyable et stérile lutte soutenue contre Irène. Mais, comme il n’est pas fou le moins du monde, il rêva un instant et reprit : — Vous m’avez dit ce que vous feriez, si vous étiez moi. Il faut me dire à présent ce que vous feriez, s’il vous était possible de vous trouver dans ma situation avec votre manière de voir.

— Je ferais la même chose, mais je la ferais autrement. Je me dirais que, selon toute probabilité, je ne persuaderai pas à madame Irène de me laisser marier sa fille à ma guise, non plus qu’à mademoiselle Jeanne de quitter le monde pour aller s’enterrer à Magneval en vue d’épouser un pauvre hère riche de cœur. Bien certain que je tente une chose à peu près inutile et passablement folle, je la tenterais quand même pour l’acquit de ma conscience, mais fort tranquillement, et si bien préparé à l’insuccès de mon entreprise que je n’aurais pas le moindre regret de la voir échouer. Je remercierais même beaucoup la destinée de me dispenser d’un essai qui m’eût créé beaucoup de soucis, et qui n’eut peut-être pas amené un bon résultat.

— Voilà qui est raisonné sagement, répondit naïvement le bon Sylvestre, et vous me donnez une excellente leçon, mon cher père ! Je ferai ce que vous me dites, et je le ferai avec autant de tranquillité d’esprit et de cœur qu’il me sera possible. Agissons donc, et advienne que pourrai Seulement, je ne demanderai pas à conduire Jeanne à Magneval ; je me suis juré de ne jamais y retourner, je n’y retournerai jamais. Les motifs de ma disparition y sont d’ailleurs trop connus et, si j’avais quelque espoir de bien marier Jeanne, je verrais plus de chance dans un pays où l’on ne saurait rien de notre histoire. En Suisse par exemple, où le père Sylvestre a laissé de nombreux et braves amis, ma petite fille, si elle consentait à n’avoir pas d’autre nom que mon humble pseudonyme et à ne jamais parler de la fortune de madame sa mère, rencontrerait bien un bon parti comme je l’entends.

— Voyons, prenez garde, lui dis-je, vous entrez en plein roman, ce me semble ! Que ferez-vous d’une jeune personne habituée au luxe avec vos cent écus de rente ? Au moins, avec le revenu de Magneval, vous la mettriez à l’abri du besoin, et, au lieu de lui faire épouser un ouvrier ou un paysan, vous lui trouveriez peut-être un jeune savant ou un artiste.

— Aussi je compte bien, reprit M. Sylvestre, reprendre possession de mon revenu de Magneval, si je me charge de Jeanne. J’ai là pour elle trois mille francs de rente avec lesquels je me fais fort de l’entretenir très-confortablement, tout en continuant pour mon compte à manger des pommes de terre et à boire de l’eau. Avec trois mille francs de rente, elle se mariera fort bien, je vous en réponds.

— Et vous espérez cacher de qui elle est fille ?

— Oui, puisque là-bas j’ai bien su cacher de qui je suis père. Jeanne n’a jamais voyagé : on ne la connaît pas.

— Je vous demande pardon, tout Paris la connaît. Quand une femme est belle et qu’elle a été trois fois à l’Opéra ou aux Italiens en grande loge, elle ne peut pas espérer de voyager en Europe sans être reconnue dans tous les endroits où les gens du monde se promènent.

— Eh bien, reprit M. Sylvestre, nous irons dans les endroits où ces gens-là ne se promènent pas. Oh ! je sais, moi, de bons petits coins où votre belle civilisation ne pénètre jamais ! Je connais la Suisse, l’Allemagne et une partie de l’Italie comme vous connaissez à présent le val de Vaubuisson. D’ailleurs, je ne prétends pas pousser trop loin le mystère. Le jour où le futur qui réalisera mon rêve se présentera sérieusement, je lui dirai tout, et il ne nous en estimera que mieux ; mais je parle de tout cela comme si cela devait arriver ! Je n’oublie pas que c’est une pure hypothèse. Seulement, je veux être prêt à tout, si par impossible on me mettait à même d’agir. Aidez-moi maintenant à entrer en négociations avec cette malheureuse femme de qui dépend la pauvre Jeanne.

Je fis observer à M. Sylvestre qu’il était trop tôt pour y songer. La première chose à faire était de savoir si la pauvre Jeanne consentirait à entrer en arrangement, et par quel moyen on pourrait essayer de lui faire comprendre qu’il était de son intérêt d’y consentir, sans lui révéler une situation terrible.

— Attendez, reprit M.. Sylvestre, je ne vous ai pas tout dit. Mademoiselle Vallier, qui s’est prise d’amitié pour Jeanne, prétend que Jeanne est très-romanesque. Il n’y aurait pas de mal à cela. Son grand-père disparu était pour elle, à ce qu’il parait, un personnage légendaire qu’elle rêvait de connaître, et qu’elle a été enchantée de retrouver ermite sans être forcée d’aller le chercher dans l’île de Pathmos. Qui sait si elle ne serait pas fière de le ramener à elle et de l’arracher à la solitude ? Si mademoiselle Vallier ne se trompe pas, elle ferait beaucoup de sacrifices à ma bizarrerie pour atteindre ce but, et même elle accepterait l’idée d’un voyage avec moi. Ce serait à moi, durant ce voyage, de faire naître les circonstances qui pourraient fixer son cœur et sa destinée. Savez-vous que cette fille est sauvée si l’amour me vient en aide ?… Oh ! l’amour fait des miracles ! Il y a encore là-bas, en Suisse, en Allemagne, des jeunes gens qui croient à cela, qui ont de la délicatesse, de la fermeté, et qui se chargeraient bien de débarrasser Jeanne de sa mère sans qu’elle comprit trop pourquoi. J’en ai connu de ces amoureux délicats ; il y en a encore, allez ? Vous avez beau dire que la jeunesse d’aujourd’hui est revenue de tout cela, c’est possible pour quelques milliers de jeunes esprits forts qui tiennent à Paris le dé de la polémique et de la discussion ; mais, en dehors de votre Babylone, il y a des cœurs naïfs, et on les compte par millions. Il y en aura toujours, vous aurez beau faire !

— Que Dieu vous entende, répondis-je, puisque vous avez besoin qu’il y en ait ! Mais je persiste à croire que vous devez vous assurer encore mieux de l’acquiescement de mademoiselle Jeanne, sur lequel mademoiselle Vallier se fait peut-être illusion. Il faudrait revoir mademoiselle Jeanne et lui en parler ouvertement.

— Non, je suis à bout de mes réticences sur ce sujet délicat ! Et puis elle se méfie nécessairement de ce qu’elle prend pour des théories de sectaire contre la richesse. Il faudrait qu’une personne de bon sens lui ôtât l’idée que je suis fou.

— Est-ce que mademoiselle Vallier ne serait pas naturellement cette personne-là ?

— Sans doute, et elle s’y emploie de toute son âme ; mais je crains un peu ici le zèle généreux de mademoiselle Vallier. Mademoiselle Vallier a une arrière-pensée, qui est de m’arracher à tout prix de mon ermitage. L’excellente fille croit que je suis trop vieux, que j’y suis trop mal, que quelque jour on m’y trouvera mort de faim ou de froid. Enfin, depuis qu’elle n’est plus ma plus proche voisine, elle se tourmente pour son ermite. J’ai donc peur quelle ne décide Jeanne par une considération qui n’est pas celle dont je veux me servir et qui me blesserait, je l’avoue.

Je me permis de blâmer mon fils et de lui dire qu’il n’était pas digne de lui de faire de sa vie d’anachorète une question d’amour-propre, que je trouverais cela puéril en face d’un devoir de conscience, et que, si le désir de l’arracher à cette solitude était le principal mobile de Jeanne, il ne fallait pas ôter à cette jeune fille le mérite de lui sacrifier une vie brillante pour partager avec lui une vie médiocre.

Il avoua que j’avais raison, et je le vis tout à coup décidé, avec une admirable bonne foi, à sacrifier l’orgueil de sa vie stoïque et l’amour bien réel qu’il éprouve pour sa retraite. Je crois que le sacrifice sera très-grand, et je voudrais bien que mademoiselle Jeanne en fut digne. Je ne vois pas sans chagrin et sans effroi mon pauvre ami embarqué dans cette entreprise, qui va peut-être le ramener aux agitations et aux douleurs de sa première paternité. C’est pourquoi je l’ai prié, sachant par lui que Jeanne allait revenir à la Tilleraie, de me laisser avant tout observer attentivement les manières et les idées de cette jeune fille. Si je découvrais en elle un mauvais sentiment ou une légèreté incorrigible, mon devoir serait de m’opposer absolument à ce que M. Sylvestre sortit de son repos et risquât de mourir de chagrin et de fatigue pour une ingrate.

Donc, me voici à mon poste, c’est-à-dire à la Tilleraie depuis hier matin. Mademoiselle Jeanne n’y a pas encore paru, et j’ai pu m’occuper un peu de mes propres affaires, dont tu me reproches de ne pas me soucier ou de ne pas songer à t’entretenir.

Il est certain que le roman de mon ermite a pris tant de place dans mes lettres, que j’ai dû te paraître plongé dans une lâche paresse : cela n’est pas. J’ai compris avec toi que mon traité du bonheur pourrait bien prendre dix ans de ma vie sans me rapporter un morceau de pain, que, pour mener à bien une recherche si sérieuse, il ne fallait pas être pressé par le besoin. Je me suis donc essayé à un travail plus rapide et plus positif. J’ai broché en une quinzaine de jours, une étude sur le même sujet, mais pris sous un aspect qui n’engage pas sans appel ma conscience philosophique. C’est une simple recherche historique sur la notion du bonheur aux âges primitifs de l’humanité. Si cette première étude réussit, j’en ferai plusieurs autres appropriées aux phases successives de l’histoire, et ces travaux réunis pourront devenir les prolégomènes de mon traité. Donc, à tout hasard, j’ai porté mon ébauche à d’Harmeville pour avoir son avis. Il m’a encouragé au delà de mes espérances, et ce premier spécimen lui a paru, tel qu’il est, mériter les honneurs de la publicité dans sa revue. Aujourd’hui, je l’ai rencontré à la Tilleraie, où je crois bien que Gédéon l’avait invité à cause de moi. Nous avons causé ensemble une partie de la journée, et il m’a témoigné de la suite de mon essai et de mes idées sur l’ensemble, une si grande satisfaction, que j’en suis tout content moi-même et tout surpris. Il prend tout ce que j’ai en manuscrit et en projet, et me verse d’avance une très-jolie somme que je ne lui aurais certes pas demandée. Ainsi, mon ami, me voilà riche depuis ce matin. J’ai cinq cents francs dans ma poche, et le mois prochain j’en aurai autant, si je travaille. Je peux donc sans te fâcher, j’espère, te renvoyer ce que tu m’as prêté et n’en pas priver plus longtemps tes pauvres. Mes trois chapitres, car il y en a trois sur les temps primitifs de l’humanité, vont paraître dans un seul numéro de la Revue cosmogonique, la semaine prochaine, et je me hâterai de t’envoyer mon exemplaire. J’ai besoin que tu m’encourages et que tu m’approuves, car ici je reçois tant de compliments, que j’ai peur d’être ridicule de les accepter. Mon succès auprès de d’Harmeville a été la nouvelle du jour à la villa Gédéon ; tout le monde m’a félicité, et les vieilles sœurs de l’amphitryon ont presque pleuré de joie en me parlant de mon avenir.

Une seule personne ne m’a rien dit du tout, c’est mademoiselle Vallier. Il me semblait pourtant que c’était justement la seule qui dût s’intéresser un peu à moi. Elle ne m’a pas fait l’honneur de partager mon opinion.

J’entends sonner le premier coup du dîner, et il me semble voir passer, comme une flamme dans le jardin, l’ardente chevelure vénitienne de mademoiselle Jeanne ; je vais procéder à ma toilette et je t’envoie cette lettre, car je ne veux pas te laisser plus longtemps dans l’inquiétude sur ma situation. Je reprendrai le récit des aventures de mon ermite aussitôt qu’il me sera possible.