Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 11

(Tome 2p. 78-88).

XI


Aux heures décisives de la vie, quand l’avenir tout entier dépend d’une parole ou d’un geste, vingt inspirations contradictoires peuvent traverser l’esprit dans l’espace de temps que brille un éclair.

À la brusque apparition du jeune marquis de Sairmeuse, la première idée de Maurice d’Escorval fut celle-ci :

— Depuis combien de temps est-il là ? Nous épiait-il, nous a-t-il écoutés, qu’a-t-il entendu ?…

Son premier mouvement fut de se précipiter sur cet ennemi, de le frapper au visage, de le contraindre à une lutte corps à corps.

La pensée de Marie-Anne l’arrêta.

Il entrevit les résultats possibles, probables même, d’une querelle née de pareilles circonstances. Une rixe, quelle qu’en fût l’issue, perdait de réputation cette jeune fille si pure. Martial parlerait et la campagne est impitoyable. Il vit cette femme tant aimée devenant, par son fait, la fable du pays, montrée au doigt… et il eut assez de puissance sur soi pour maîtriser sa colère.

Tout cela ne dura pas la moitié d’une seconde.

Il toucha légèrement le bord de son chapeau, et faisant un pas vers Martial :

— Vous êtes étranger, monsieur, lui dit-il, d’une voix affreusement altérée, et vous cherchez sans doute votre chemin…

L’expression trahissait ses sages intentions. Un « passez votre chemin » bien sec eût été moins blessant. Il oubliait que ce nom d’étranger était la plus sanglante injure qu’on jetait alors à la face des anciens émigrés revenus avec les armées alliées.

Cependant le jeune marquis de Sairmeuse ne quitta pas sa pose insolemment nonchalente.

Il toucha du bout du doigt la visière de sa casquette de chasse et répondit :

— C’est vrai… je me suis égaré.

Si troublée, si défaillante que fût Marie-Anne, elle comprenait bien que sa présence seule contenait la haine de ces deux jeunes gens. Leur attitude, la façon dont ils se mesuraient du regard ne pouvaient laisser l’ombre d’un doute. Si l’un restait ramassé sur lui-même, comme pour bondir en avant, l’autre serrait le double canon de son fusil, tout prêt à se défendre…

Le silence de près d’une minute qui suivit, fut menaçant comme ce calme profond qui précède l’orage… Martial à la fin le rompit :

— Les indications des paysans ne brillent pas précisément par leur netteté, reprit-il d’un ton léger, voici plus d’une heure que je cherche la maison où s’est retiré M. Lacheneur…

— Ah !…

— Je lui suis envoyé par M. le duc de Sairmeuse, mon père.

D’après ce qu’il savait, Maurice crut deviner qu’il s’agissait de quelque réclamation de ces gens si étrangement rapaces.

— Je pensais, fit-il, que toutes relations entre M. Lacheneur et M. de Sairmeuse avaient été rompues hier soir chez M. l’abbé Midon…

Ceci fut dit du ton le plus provoquant, mais Martial ne sourcilla pas. Il venait de se jurer qu’il resterait calme quand même, et il était de force à se tenir parole.

— Si ces relations, ce qu’à Dieu ne plaise ! prononça-t-il, sont jamais rompues, croyez, monsieur d’Escorval, qu’il n’y aura pas de notre faute…

— Ce n’est pas ce qu’on prétend.

— Qui, on… ?

— Tout le pays.

— Ah !… Et que dit-il ?…

— La vérité… Il est de ces offenses qu’un homme d’honneur ne saurait oublier ni pardonner.

Le jeune marquis de Sairmeuse branla la tête d’un air grave.

— Vous êtes prompt à vous prononcer, monsieur, dit-il froidement. Permettez-moi d’espérer que M. Lacheneur sera moins sévère que vous, et que son ressentiment, — juste, j’en conviens — tombera devant… — il hésitait — devant des explications loyales.

Une pareille phrase dans la bouche de ce jeune homme si fier, était-ce possible !…

Martial profita de l’effet produit pour s’avancer vers Marie-Anne et s’adresser uniquement à elle, paraissant désormais compter Maurice pour rien.

— Car il y a eu malentendu, mademoiselle, reprit-il, n’en doutez pas… Les Sairmeuse ne sont pas ingrats… À qui fera-t-on entendre que nous ayons pu offenser volontairement un… ami dévoué de notre famille, et cela au moment même où il nous rendait le plus signalé service ! Un gentilhomme tel que mon père et un héros de probité tel que le vôtre sont faits pour s’estimer. J’avoue que, dans la scène d’hier, M. de Sairmeuse n’a pas eu le beau rôle, mais ma démarche d’aujourd’hui prouve ses regrets…

Certes, ce n’était plus là le ton cavalier qu’avait pris Martial quand, pour la première fois, il avait abordé Marie-Anne sur la place de l’église.

Il s’était découvert, il restait à demi-incliné, et il s’exprimait d’un ton de respect profond, comme s’il eût eu devant lui une fière duchesse, et non l’humble fille de ce « maraud » de Lacheneur.

Était-ce simplement une manœuvre de roué ? Subissait-il, sans trop s’en rendre compte, l’ascendant de cette jeune fille si étrange ?… C’était l’un et l’autre. Mais il lui eût été difficile de dire où cessait le voulu et où commençait l’involontaire.

Cependant il continuait :

— Mon père est un vieillard qui a cruellement souffert… L’exil, loin de la France, est lourd à porter !… Mais si les chagrins et les déceptions ont aigri son caractère, ils n’ont pas changé son cœur. Ses dehors impérieux, hautains, souvent âpres, cachent une bonté que j’ai vue souvent dégénérer en faiblesse. Et, pourquoi ne pas l’avouer ? le duc de Sairmeuse, sous ses cheveux blancs, garde les illusions d’un enfant… Il se refuse à reconnaître que le monde a marché depuis vingt ans… On l’a abusé par des rodomontades ridicules… Enfin, nous étions encore à Montaignac que déjà les ennemis de M. Lacheneur avaient trouvé le secret d’indisposer mon père contre lui…

On eût juré qu’il disait la vérité, tant sa voix était persuasive, tant l’expression de son visage, son regard, son geste, étaient d’accord avec ses paroles.

Et Maurice, qui sentait, qui était sûr qu’il mentait et mentait impudemment, Maurice restait ébahi de cette science de comédien que donne le commerce de la « haute société, » et qu’il ignorait, lui…

Mais où Martial en voulait-il venir, et pourquoi cette comédie ?…

— Dois-je vous dire, mademoiselle, tout ce que j’ai souffert hier, dans cette petite salle du presbytère ?… Non, je ne me rappelle pas, en ma vie, de si cruel moment. Je comprenais, moi, l’héroïsme de M. Lacheneur. Apprenant notre arrivée, il accourait, et sans hésitation, sans faste, il se dépouillait volontairement d’une fortune… et on le rudoyait. Cet excès d’injustice me faisait horreur. Et si je n’ai pas protesté hautement, si je ne me suis pas révolté, c’est que la contradiction irrite mon père jusqu’à la folie… Mais à quoi bon protester ?… Le sublime élan de votre piété filiale devait être plus puissant que toutes mes paroles. Vous n’étiez pas hors du village, que déjà M. de Sairmeuse, honteux de ses préventions, me disait : « J’ai eu tort, mais je suis un vieillard, je ne saurais me résoudre à faire le premier pas, allez, vous, marquis, trouver M. Lacheneur, et obtenez qu’il oublie… »

Marie-Anne, plus rouge qu’une pivoine, baissait les yeux, horriblement embarrassée.

— Je vous remercie, monsieur, balbutia-t-elle, au nom de mon père…

— Oh !… ne me remerciez pas, interrompit Martial avec feu, ce sera à moi, au contraire, de vous rendre grâces, si vous obtenez de M. Lacheneur qu’il accepte les justes réparations qui lui sont dues… et il les acceptera si vous consentez à plaider notre cause… Qui donc résisterait à votre voix si douce, à vos beaux yeux suppliants…

Si inexpérimenté que fût Maurice ; il ne pouvait plus ne pas comprendre les projets de Martial. Cet homme, qu’il haïssait déjà mortellement, osait parler d’amour à Marie-Anne devant lui, Maurice… C’est-à-dire que, depuis une heure, il le bafouait et l’outrageait ; il se jouait abominablement de sa simplicité.

La certitude de cette affreuse insulte, charria tout son sang à son cerveau.

Il saisit Martial par le bras, et avec une vigueur irrésistible il le fit pirouetter par deux fois sur lui-même, et le repoussa, le lança plutôt à dix pas, en s’écriant :

— Ah ! c’est trop d’impudence à la fin, marquis de Sairmeuse !…

L’attitude de Maurice était si formidable, que Martial le vit sur lui. La violence du choc l’avait fait tomber un genou en terre ; sans se relever, il arma son fusil, prêt à faire feu.

Ce n’était pas lâcheté de la part du marquis de Sairmeuse, mais se colleter lui représentait quelque chose de si ignoble et de si bas, qu’il eût tué Maurice comme un chien, plutôt que de se laisser toucher du bout du doigt.

Cette explosion de la colère si légitime de Maurice, Marie-Anne l’attendait, la souhaitait même depuis un moment.

Elle était bien plus inexpérimentée encore que son ami, mais elle était femme et n’avait pu se méprendre à l’accent du jeune marquis de Sairmeuse.

Il était évident qu’il « lui faisait la cour. » Et avec quelles intentions !… il n’était que trop aisé de le deviner.

Son trouble, pendant que le marquis parlait d’une voix de plus en plus tendre, venait de la stupeur et de l’indignation qu’elle ressentait d’une si prodigieuse audace.

Comment, après cela, n’eût-elle pas béni la violence qui mettait fin à une situation atroce pour elle, ridicule pour Maurice !

Une femme vulgaire se fût jetée entre ces deux jeunes gens prêts à s’entre-tuer. Marie-Anne ne bougea pas.

Le devoir de Maurice n’était-il pas de la défendre quand on l’insultait ! Qui donc, sinon lui, la protégerait contre la flétrissante galanterie d’un libertin ? Elle eût rougi, elle qui était l’énergie même, d’aimer un être faible et pusillanime.

Mais toute intervention était inutile.

Si la passion, le plus souvent, aveugle, il arrive aussi parfois qu’elle éclaire.

Maurice comprit qu’il est de ces injures qu’on ne doit pas paraître soupçonner, sous peine de donner sur soi un avantage à qui les adresse.

Il sentit que Marie-Anne devait être hors de cause. C’était affaire à lui d’expliquer les motifs de son agression.

Cette intelligence instantanée de la situation opéra en lui une si puissante réaction, qu’il recouvra, comme par magie, tout son sang-froid et le libre exercice de ses facultés.

— Oui, reprit-il d’un ton de défi, c’est assez d’hypocrisie, monsieur !… Oser parler de réparations après le traitement que vous et les vôtres lui avez infligé, c’est ajouter à l’affront une humiliation préméditée… et je ne le souffrirai pas.

Martial avait désarmé son fusil ; il s’était relevé, et il époussetait le genou de son pantalon, où s’étaient attachés quelques grains de sable, avec un flegme dont il avait surpris le secret en Angleterre.

Il était bien trop fin pour ne pas reconnaître que Maurice déguisait la véritable cause de son emportement, mais que lui importait !… S’il s’avouait, qu’emporté par l’étrange impression que produisait sur lui Marie-Anne, il était allé trop vite et trop loin, il n’en était pas absolument mécontent.

Cependant il fallait répondre, et garder la supériorité qu’il s’imaginait avoir eue jusqu’à ce moment.

— Vous ne saurez jamais, monsieur, dit-il, en regardant alternativement son fusil et Marie-Anne, tout ce que vous devez à Mlle Lacheneur. Nous nous rencontrerons encore, je l’espère…

— Vous me l’avez déjà dit, interrompit brutalement Maurice. Rien n’est si facile que de me rencontrer… Le premier paysan venu vous indiquera la maison du baron d’Escorval.

— Eh bien !… monsieur, je ne dis pas que je ne vous enverrai pas deux de mes amis…

— Oh !… quand il vous plairai…

— Naturellement… Mais il me plaît de savoir avant en vertu de quel mandat vous vous improvisez juge de l’honneur de M. Lacheneur, et prétendez le défendre quand on ne l’attaque pas… Quels sont vos droits ?

Au ton goguenard de Martial, Maurice fut certain qu’il avait entendu au moins une partie de sa conversation avec Marie-Anne.

— Mes droits, répondit-il, sont ceux de l’amitié… Si je vous dis que vos démarches sont inutiles, c’est que je sais que M. Lacheneur n’acceptera rien de vous… non, rien, sous quelque forme que vous déguisiez l’aumône que vous voudriez bien lui jeter, sans doute pour faire taire votre conscience… Il prétend garder son affront qui est son honneur et votre honte. Ah ! vous avez cru l’abaisser, messieurs de Sairmeuse !… vous l’avez élevé à mille pieds de votre fausse grandeur… Sa noble pauvreté écrase votre opulence, comme j’écrase, moi, du talon, cette motte de sable… Lui, recevoir quelque chose de vous… allons donc !… Sachez que tous vos millions ne vous donneront jamais un plaisir qui approche de l’ineffable jouissance qu’il ressentira, quand, vous voyant passer dans votre carrosse, il se dira : « Ces gens-là me doivent tout ! »

Sa parole enflammée avait une telle puissance d’émotion, que Marie-Anne ne sut pas résister à l’inspiration qu’elle eut de lui serrer la main. Et ce seul geste les vengea de Martial qui pâlit.

— Mais j’ai d’autres droits encore, poursuivit Maurice… Mon père a eu hier l’honneur de demander pour moi à M. Lacheneur la main de sa fille…

— Et je l’ai refusée !… cria une voix terrible.

Marie-Anne et les deux jeunes gens se retournèrent avec un même mouvement de surprise et d’effroi.

M. Lacheneur était là devant eux, et à ses côtés se tenait Chanlouineau qui roulait des yeux menaçants.

— Oui, je l’ai refusée, reprit M. Lacheneur, et je ne prévoyais pas que ma fille irait jamais contre mes volontés… Que m’avez-vous juré ce matin, Marie-Anne ?… Est-ce bien vous… vous, qui donnez des rendez-vous aux galants dans les bois !… Rentrez à la maison, à l’instant…

— Mon père…

— Rentrez !… insista-t-il en jurant, rentrez, je l’ordonne.

Elle obéit et s’éloigna, non sans avoir adressé à Maurice un regard où se lisait un adieu qu’elle croyait devoir être éternel.

Dès qu’elle fut à vingt pas, M. Lacheneur vint se placer devant Maurice, les bras croisés :

— Quant à vous, monsieur d’Escorval, dit-il rudement, j’espère ne plus vous reprendre à rôder autour de ma fille…

— Je vous jure, monsieur…

— Oh !… pas de serments. C’est une mauvaise action que de détourner une jeune fille de son devoir, qui est l’obéissance… Vous venez de rompre à tout jamais toutes relations entre votre famille et la mienne…

Le pauvre garçon essaya encore de se disculper, mais M. Lacheneur l’interrompit.

— Assez, croyez-moi, reprenez le chemin de votre logis.

Et Maurice hésitant, il le saisit au collet et le porta presque jusqu’au sentier qui traversait le bois de la Rèche.

Ce fut l’affaire de dix secondes, et cependant il eut le temps de lui dire à l’oreille, et de son ton amical d’autrefois :

— Mais allez-vous-en donc, petit malheureux !… voulez-vous rendre toutes mes précautions inutiles !…

Il suivit de l’œil Maurice, qui se retirait tout étourdi de cette scène, stupéfié de ce qu’il venait d’entendre, et c’est seulement quand il le vit hors de la portée de la voix qu’il revint à Martial.

— Puisque j’ai l’honneur de vous rencontrer, monsieur le marquis, dit-il, je dois vous avertir que Chupin et un de ses fils vous cherchent partout… C’est de la part de M. le duc qui vous attend pour se rendre au château de Courtomieu.

Il se retourna vers Chanlouineau, et ajouta :

— Et nous, en route !…

Mais Martial l’arrêta d’un geste.

— Je suis bien surpris qu’on me cherche, dit-il. Mon père sait bien où il m’a envoyé… J’allais chez vous, monsieur, et de sa part…

— Chez moi ?…

— Chez vous, oui, monsieur, et je m’y rendais pour vous porter l’expression de nos regrets sincères de la scène qui a eu lieu chez le curé Midon…

Et sans attendre une réponse, Martial, avec une extrême habileté et un rare bonheur d’expression, se mit à répéter au père l’histoire qu’il venait de conter à la fille.

À l’entendre, son père et lui étaient désespérés… Se pouvait-il que M. Lacheneur eût cru à une ingratitude si noire… Pourquoi s’était-il retiré si précipitamment ?… Le duc de Sairmeuse tenait à sa disposition telle somme qu’il lui plairait de fixer, soixante, cent mille francs, davantage même…

Cependant M. Lacheneur ne semblait pas ébloui, et quand Martial eut fini, il répondit respectueusement mais froidement qu’il réfléchirait.

Cette froideur devait stupéfier Chanlouineau ; il ne le cacha pas dès que le marquis de Sairmeuse se fut retiré après force protestations.

— Nous avions mal jugé ces gens-là, déclara-t-il.

Mais M. Lacheneur haussa les épaules.

— Comme cela, fit-il, tu crois que c’est à moi qu’on offre tout cet argent ?

— Dame !… j’ai des oreilles…

— Eh bien ! mon pauvre garçon, il faut se défier de ce qu’elles entendent. La vérité est que ces grosses sommes sont destinées aux beaux yeux de ma fille. Elle a plu à ce freluquet de marquis, et il voudrait en faire sa maîtresse…

Chanlouineau s’arrêta court, l’œil flamboyant, les poings crispés.

— Saint bon Dieu !… s’écria-t-il, prouvez-moi cela, et je suis à vous, corps et âme… et pour tout ce que vous voudrez.