Monsieur Lecoq/Partie 2/Chapitre 10

(Tome 2p. 73-78).

X


Le duc de Sairmeuse avait peu et mal dormi, la nuit de son retour, la première nuit de sa Restauration, ainsi qu’il disait.

Si inaccessible qu’il se prétendît aux émotions qui agitent les gens du commun, les scènes de la journée l’avaient profondément remué.

Il n’avait pu se défendre de plus d’un retour vers le passé, lui qui cependant s’était fait une loi de ne jamais réfléchir.

Tant qu’il avait été sous les yeux des paysans ou des convives du château de Courtomieu, il avait mis son honneur à paraître froid ou insouciant. Une fois enfermé dans sa chambre, il s’abandonna sans contrainte à l’excès de sa joie.

Elle était immense et tenait presque du délire.

Seul, il eût pu dire, mais il s’en fût bien gardé, quel prodigieux service lui rendait Lacheneur en restituant Sairmeuse.

Ce malheureux qu’il payait de la plus noire ingratitude, cet homme probe jusqu’à l’héroïsme qu’il avait traité comme un valet infidèle, venait de lui enlever un souci qui empoisonnait sa vie.

Lacheneur venait de mettre le duc de Sairmeuse à l’abri d’une misère non probable, mais possible, et que, dans tous les cas, il redoutait…

Celui-là eût bien ri, à qui on eût dit cela dans le pays.

— Allons donc ! eût-il répondu, ne sait-on pas que les Sairmeuse possèdent des millions en Angleterre, huit, dix, plus peut-être, on n’en connaît pas le nombre.

Cela était vrai. Seulement ces millions, qui provenaient des successions de la duchesse et de lord Holland, n’avaient pas été légués au duc.

Il remuait en maître absolu cette fortune énorme, il disposait à sa guise du capital et des immenses revenus… mais tout appartenait à son fils, à son fils seul.

Lui ne possédait absolument rien, pas douze cents livres de rentes, pas de quoi vivre, strictement parlant.

Certes, jamais Martial n’avait dit un mot qui put donner à soupçonner qu’il avait l’intention de s’emparer de l’administration de ses biens, mais ce mot, il pouvait le dire…

N’y avait-il pas lieu de croire qu’il le dirait fatalement quelque jour, tôt ou tard ?…

Ce mot, le duc tremblait à tout moment de l’entendre, s’avouant, à part soi, qu’à la place de son fils il l’eût dit depuis longtemps.

Rien qu’en songeant à cette éventualité, il frémissait.

Il se voyait réduit à une pension, considérable sans doute, mais enfin à une pension fixe, immuable, convenue, réglée, sur laquelle il lui faudrait baser ses dépenses.

Il serait obligé de compter pour nouer les deux bouts, lui accoutumé à puiser à des coffres pour ainsi dira inépuisables…

— Et cela arrivera, pensait-il, forcément, nécessairement… Que Martial se marie, que l’ambition le prenne, qu’il soit mal conseillé… c’en est fait.

Lorsqu’il était sous ces obsessions, il observait et étudiait son fils comme une maîtresse défiante un amant sujet à caution. Il croyait lire dans ses yeux quantité de pensées qui n’y étaient pas. Et selon qu’il le voyait gai ou triste, parleur ou préoccupé, il se rassurait ou s’effrayait davantage.

Parfois il mettait les choses au pis.

— Que je me brouille avec Martial, se disait-il, vite il reprend toute sa fortune, et me voilà sans pain…

Cette continuelle appréhension d’un homme qui jugeait les sentiments des autres sur les siens, n’était-elle pas un épouvantable châtiment ?

Ah !… ils n’eussent pas voulu de sa vie au prix où il la payait, les misérables des rues de Londres qui, voyant passer le duc de Sairmeuse étendu dans sa voiture, enviaient son sort et son bonheur apparent.

Il y avait des jours où, véritablement, il se sentait devenir fou.

— Que suis-je ? s’écriait-il, écumant de rage ; un jouet entre les mains d’un enfant. J’appartiens à mon fils. Que je lui déplaise, il me brise. Oui, il peut me casser aux gages comme un laquais. Si je jouis de tout, c’est qu’il le veut bien ; il me fait l’aumône de mon luxe et de ma grande existence… Mais je dépens d’un moment de colère, de moins que cela, d’un caprice…

Avec de telles idées, M. le duc de Sairmeuse ne pouvait guère aimer son fils.

Il le haïssait.

Il lui enviait passionnément tous les avantages qu’il lui voyait, ses millions et sa jeunesse, sa beauté physique, ses succès, son intelligence, qu’on disait supérieure.

On rencontre tous les jours des mères jalouses de leur fille, mais des pères !…

Enfin, cela était ainsi !…

Seulement, rien n’apparut à la surface de ces misères intérieures, et Martial, moins pénétrant, se serait cru adoré. Mais s’il surprit le secret de son père, il n’en laissa rien voir et n’en abusa pas.

Ils étaient parfaits l’un pour l’autre, le duc bon jusqu’à la plus extrême faiblesse, Martial plein de déférence. Mais leurs relations n’étaient pas celles d’un père et d’un fils, l’un craignant toujours de déplaire, l’autre un peu trop sûr de sa puissance. Ils vivaient sur un pied d’égalité parfaite, comme deux compagnons du même âge, n’ayant même pas l’un pour l’autre de ces secrets que commande la pudeur de la famille…

Eh bien ! c’est cette horrible situation que dénouait Lacheneur.

Propriétaire de Sairmeuse, d’une terre de plus d’un million, le duc échappait à la tyrannie de son fils, il recouvrait sa liberté !…

Aussi que de projets en cette nuit !…

Il se voyait le plus riche châtelain du pays, il était l’ami du roi ; n’avait-il pas le droit d’aspirer à tout ?

Lui qui avait épuisé jusqu’au dégoût, jusqu’à la nausée tous les plaisirs que peut donner une fortune immense, il allait enfin goûter les délices du pouvoir qu’il ne connaissait pas…

Ces perspectives le ragaillardissaient, il se sentait vingt ans de moins sur la tête, les vingt ans passés hors de France.

Aussi, debout avant neuf heures, alla-t-il éveiller Martial.

En revenant la veille du dîner du marquis de Courtomieu, le duc avait parcouru le château de Sairmeuse, redevenu son château, mais cette rapide visite, à la lueur de quelques bougies, n’avait pas contenté sa curiosité. Il voulait tout voir en détail par le menu.

Suivi de son fils, il explorait les unes après les autres toutes les pièces de cette demeure princière, et à chaque pas les souvenirs de son enfance lui revenaient en foule.

Lacheneur n’avait-il pas tout respecté !… Le duc retrouvait toutes choses vieillies comme lui, fanées, mais pieusement conservées, laissées en leur place et telles pour ainsi dire qu’il les avait quittées.

Lorsqu’il eut tout vu :

— Décidément, marquis, s’écria-t-il, ce Lacheneur n’est pas un aussi mauvais drôle que je pensais. Je suis disposé à lui pardonner beaucoup, en faveur du soin qu’il a pris de notre maison en notre absence…

Martial resta sérieux.

— Moi je ferais mieux, monsieur, dit-il, je remercierais cet homme par une belle et large indemnité.

Ce mot fit bondir le duc.

— Une indemnité !… s’écria-t-il. Devenez-vous fou, marquis ? Eh bien ! et mes revenus ?… N’ouïtes-vous pas le calcul que nous fit hier soir le chevalier de La Livandière ?…

— Le chevalier n’est qu’un sot !… déclara Martial. Il a oublié que Lacheneur a triplé la valeur de Sairmeuse. Je crois qu’il est de notre dignité de faire tenir à cet homme une indemnité de cent mille francs… ce sera d’ailleurs d’une bonne politique en l’état des esprits, et Sa Majesté vous en saura gré…

Politique… état des esprits… Sa Majesté… On eût obtenu bien des choses de M. de Sairmeuse avec ces six mots.

— Jarnibieu !… s’écria-t-il, cent mille livres !… comme vous y allez !… Vous en parlez à votre aise, avec votre fortune !… Cependant, si c’est bien votre avis…

— Eh !… monsieur, ma fortune n’est-elle pas la vôtre !… Oui, je vous ai bien dit mon opinion. C’est à ce point que, si vous le permettez, je verrai Lacheneur moi-même et je m’arrangerai de façon à ne pas blesser sa fierté. C’est un dévouement qu’il nous faut conserver…

Le duc ouvrait des yeux immenses.

— La fierté de Lacheneur !… murmura-t-il. Un dévouement à conserver… Que me chantez-vous là ?… D’où vous vient cet intérêt extraordinaire ?…

Il s’interrompit, éclairé par un rapide souvenir.

— J’y suis ! reprit-il ; j’y suis !… Il a une jolie fille, ce Lacheneur…

Martial sourit sans répondre.

— Oui, jolie comme un cœur, poursuivit le duc, mais cent mille livres … jarnibieu !… c’est une somme cela !… Enfin, si vous y tenez…

C’est muni de cette autorisation que deux heures plus tard Martial se mit en route, armé d’un fusil qu’il avait trouvé dans une des salles du château, pour le cas où il ferait lever quelque lièvre.

Le premier paysan qu’il rencontra lui indiqua le chemin de la masure qu’habitait désormais M. Lacheneur…

— Remontez la rivière, lui dit cet homme, et quand vous verrez un bois de sapins sur votre gauche, traversez-le…

Martial traversait ce bois, quand il entendit un bruit de voix. Il s’approcha, reconnut Marie-Anne et Maurice d’Escorval, et obéissant à une inspiration de colère, il s’arrêta, laissant tomber lourdement à terre la crosse de son fusil.