Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 9

(Tome 1p. 85-96).


IX


Jamais consultation au chevet d’un malade mourant de quelque mal inconnu, ne mit en présence deux médecins aussi différents que ceux qui, sur la réquisition du parquet, accompagnaient le commissaire de police.

L’un, grand, vieux, tout chauve, portait un large chapeau, et sur son vaste habit noir mal coupé, un paletot de forme antique. Celui-là était un de ces savants modestes, comme il s’en rencontre dans les quartiers excentriques de Paris, un de ces guérisseurs dévoués à leur art, qui, trop souvent, meurent ignorés après d’immenses services rendus.

Il avait ce calme débonnaire de l’homme qui, ayant ausculté toutes les misères humaines, comprend tout. Mais une conscience troublée ne soutenait pas son regard perspicace, plus aigu que ses lancettes.

L’autre, jeune, frais, blond, jovial, trop bien mis, cachait ses mains blanches et frileuses sous des gants de daim fourrés. Son œil ne savait que caresser ou rire. Il devait s’éprendre de toutes ces panacées miraculeuses qui chaque mois sautent des laboratoires de la pharmacie à la quatrième page des journaux. Il avait dû écrire plus d’un article de « médecine à l’usage des gens du monde, » dans les feuilles de sport.

— Je vous demanderai, messieurs, leur dit le commissaire de police, de vouloir bien commencer votre expertise par l’examen de celle des victimes qui porte le costume militaire. Voici un sergent-major, requis pour une simple question d’identité, que je voudrais renvoyer le plus tôt possible à sa caserne.

Les deux médecins répondirent par un geste d’assentiment, et aidés par le père Absinthe et un autre agent, ils soulevèrent le cadavre et l’étendirent sur deux tables, préalablement mises bout à bout.

Il n’y avait pas eu à étudier l’attitude du corps, pour en tirer quelque éclaircissement, puisque le malheureux qui râlait encore à l’arrivée de la ronde avait été déplacé avant d’expirer.

— Approchez-vous, sergent, commanda le commissaire de police, et regardez bien cet homme.

C’est avec une très-visible répugnance que le vieux troupier obéit.

— Quel est l’uniforme qu’il porte ? continua le commissaire.

— Celui du 53e de ligne, 2e bataillon, compagnie des voltigeurs.

— Le reconnaissez-vous ?

— Aucunement.

— Vous êtes sûr qu’il n’appartient pas à votre régiment ?

— Ça, je ne puis l’affirmer ; il y a au dépôt des conscrits que je n’ai jamais vus. Mais je suis prêt à affirmer qu’il n’a jamais fait partie du 2e bataillon, qui est le mien, de la compagnie des voltigeurs dont je suis le sergent-major.

Lecoq, resté à l’écart jusque-là, s’avança.

— Peut-être serait-il bon, dit-il, de voir le numéro matricule des effets de cet homme.

— L’idée est bonne, approuva le sergent.

— Voici toujours son képi, ajouta le jeune policier, il porte au fond le numéro 3,129.

On suivit le conseil de Lecoq, et il fut reconnu que chacune des pièces de l’habillement de cet infortuné, était timbrée d’un numéro différent.

— Parbleu !… murmura le sergent, il en a de toutes les paroisses… C’est singulier tout de même !…

Invité à vérifier scrupuleusement ses assertions, le brave troupier redoubla d’application, rassemblant par un effort toutes ses facultés intellectuelles.

— Ma foi !… dit-il enfin, je parierais mes galons qu’il n’a jamais été militaire. Ce particulier doit être un pékin qui se sera déguisé comme cela par farce, à l’occasion du dimanche gras.

— À quoi reconnaissez-vous cela !…

— Dame !… je le sens mieux que je ne puis l’expliquer. Je le reconnais à ses cheveux, à ses ongles, à sa tenue, à un certain je ne sais quoi, enfin à tout et à rien… Et tenez, le pauvre diable ne savait seulement pas se chausser, il a lacé ses guêtres à l’envers.

Il n’y avait évidemment plus à hésiter après ce témoignage, qui venait confirmer la première observation de Lecoq.

— Cependant, insista le commissaire, si cet individu est un pékin, comment s’est-il procuré ces effets ? Peut-il les avoir empruntés à des hommes de votre compagnie ?

— À la grande rigueur, oui… mais il est difficile de l’imaginer.

— Est-il du moins possible de s’en assurer ?

— Oh !… très-bien. Je n’ai qu’à courir à la caserne et à ordonner une revue d’habillement.

— En effet, approuva le commissaire, le moyen est bon.

Mais Lecoq venait d’en imaginer un aussi concluant et plus prompt.

— Un mot, sergent, dit-il. Est-ce que les régiments ne vendent pas de temps à autre, aux enchères publiques, les effets hors de service ?

— Si… tous les ans une fois au moins, après l’inspection.

— Et ne fait-on pas une remarque aux vêtements ainsi vendus ?

— Pardonnez-moi.

— Alors, voyez donc si l’uniforme de ce malheureux ne présente pas des traces de cette remarque.

Le sous-officier retourna le collet de la capote, visita la ceinture du pantalon, et dit :

— Vous avez raison… ce sont des effets réformés.

L’œil du jeune policier brilla, mais ce ne fut qu’un éclair.

— Il faut donc, observa-t-il, que ce pauvre diable ait acheté ce costume. Où ?… Au Temple nécessairement, chez un de ces richissimes marchands qui font en gros le commerce des effets militaires. Ils ne sont que cinq ou six, j’irai de l’un à l’autre, et celui qui a vendu cet uniforme reconnaîtra certainement sa marchandise à quelque signe…

— Et cela nous mènera loin, grommela Gévrol.

Loin ou non, l’incident était vidé. Le sergent-major à sa grande satisfaction, reçut l’autorisation de se retirer, non sans avoir été prévenu, toutefois, que très-probablement le juge d’instruction aurait besoin de sa déposition.

Le moment était venu de fouiller le faux soldat, et le commissaire de police, qui se chargea en personne de cette opération, espérait bien qu’elle donnerait pour résultat une manifestation quelconque de l’identité de cet inconnu.

Il opérait, et dictait en même temps à un agent son procès-verbal, c’est-à-dire la description minutieuse de tous les objets qu’il rencontrait.

C’était : Dans la poche droite du pantalon : du tabac à fumer, une pipe de bruyère et des allumettes.

Dans la poche gauche : un porte-monnaie de cuir très-crasseux, en forme de portefeuille, renfermant sept francs soixante centimes, et un mouchoir de poche en toile, assez propre, mais sans marque.

Et rien autre !…

Le commissaire se désolait, lorsque, tournant et retournant le porte-monnaie, il découvrit un compartiment qui lui avait échappé, par cette raison qu’il était dissimulé sous un repli du cuir.

Dans ce compartiment était un papier soigneusement plié. Il le déplia et lut à haute voix ce billet :

« Mon cher Gustave,

Demain, dimanche soir, ne manque pas de venir au bal de l’Arc-en-Ciel, selon nos conventions. Si tu n’as plus d’argent, passe chez moi, j’en laisse à mon concierge qui te le remettra.

Sois là-bas à huit heures. Si je n’y suis pas déjà, je ne tarderai pas à paraître.

Tout va bien,

Lacheneur. »

Hélas !… qu’apprenait-elle, cette lettre ! Que le mort s’appelait Gustave ; qu’il était en relations avec Lacheneur, lequel lui avançait de l’argent pour une certaine chose, et que de plus ils s’étaient rencontrés à l’Arc-en-Ciel quelques heures avant le meurtre.

C’était peu, bien peu !… C’était quelque chose, cependant ; c’était un indice, et dans ces ténèbres absolues, il suffit parfois, pour se guider, de la plus chétive lueur.

— Lacheneur !… grommela Gévrol, le pauvre diable prononçait ce nom dans son agonie…

— Précisément, insista le père Absinthe, et même il voulait se venger de lui… Il l’accusait de l’avoir attiré dans un piège… Le malheur est que le dernier hoquet lui a coupé la parole…

Lecoq se taisait. Le commissaire de police lui avait tendu la lettre, et il l’étudiait avec une incroyable intensité d’attention.

Le papier était ordinaire, l’encre bleue. Dans un des angles était un timbre à demi-effacé ne laissant distinguer que ce nom : Beaumarchais.

C’était assez pour Lecoq.

— Cette lettre, pensa-t-il, a certainement été écrite dans un café du boulevard Beaumarchais… Lequel ? je le saurai, car c’est ce Lacheneur qu’il faut retrouver.

Pendant que, réunis autour du commissaire, les hommes de la Préfecture tenaient conseil et délibéraient, les médecins abordaient la partie délicate et véritablement pénible de leur tâche.

Avec le secours de l’obligeant père Absinthe, ils avaient dépouillé de ses vêtements le corps du faux soldat, et, penchés sur leur « sujet, » comme les chirurgiens du « cours d’anatomie, » les manches retroussées, ils l’examinaient, l’inspectaient, l’évaluaient physiquement.

Volontiers le jeune docteur-artiste eût enjambé des formalités très-ridicules selon lui, et tout à fait superflues ; mais le vieux avait de la mission du médecin-légiste une opinion trop haute pour faire bon marché du plus menu détail.

Minutieusement, avec la plus scrupuleuse exactitude, il notait la taille du mort, son âge présumé, la nature de son tempérament, la couleur et la longueur de ses cheveux, relatant l’état de son embonpoint et le degré de développement de son système musculaire.

Ensuite, ils passèrent à l’examen de la blessure.

Lecoq avait bien vu. Les docteurs constatèrent une fracture à la base du crâne. Elle ne pouvait, déclarait leur rapport, avoir été produite que par l’action d’un instrument contondant à large surface, ou par un choc violent de la tête contre un corps très-dur, d’une certaine étendue.

Or, nulle arme n’avait été retrouvée, autre que le revolver, dont la crosse n’était pas assez forte pour produire une telle blessure.

Il fallait donc, de toute nécessité, qu’il y ait eu une lutte corps à corps entre le faux soldat et le meurtrier, et que ce dernier, saisissant son adversaire par le cou, lui eût fracassé la tête contre le mur.

La présence d’ecchymoses très-petites et très-nombreuses autour du cou donnait à ces conclusions une vraisemblance absolue.

Ils ne relevèrent d’ailleurs aucune autre lésion ; pas une contusion, pas une égratignure, rien.

Ne devenait-il pas dès-lors évident, que cette lutte si acharnée, mortelle, avait dû être excessivement courte.

Entre l’instant où la ronde avait entendu un cri et le moment où Lecoq avait vu par la découpure du volet tomber la victime, tout avait été consommé.

L’examen des deux autres individus « homicidés, » pour parler la langue de la médecine légale, exigeait des précautions différentes sinon plus grandes.

Leur position avait été respectée ; ils gisaient en travers de la cheminée comme ils étaient tombés, et leur attitude devait fournir des indices précieux.

Elle était telle, cette attitude, qu’il ne pouvait même tenir à l’idée que leur mort n’eût pas été instantanée.

Tous deux étaient étendus sur le dos, les jambes allongées, les mains largement ouvertes.

Pas de crispations, de torsions de muscles, nulle trace de combat, ils avaient été foudroyés.

Leur physionomie, à l’un et à l’autre, exprima l’épouvante arrivée à son paroxysme. Ce qui devait faire présumer, l’opinion de Devergie admise, que le dernier sentiment de leur existence avait été non la colère et la haine, mais la terreur…

— Ainsi, disait le vieux docteur, je suis autorisé à imaginer qu’ils ont dû être stupéfiés par quelque spectacle absolument imprévu, étrange, effrayant… Cette expression terrifiée que je leur vois, je ne l’ai surprise qu’une fois, sur les traits d’une brave femme, morte subitement du saisissement qu’elle éprouva en voyant entrer chez elle un de ses voisins qui s’était déguisé en fantôme, pour lui faire une bonne farce.

Ces explications du médecin, Lecoq les buvait, pour ainsi dire, et il cherchait à les ajuster aux vagues hypothèses qui surgissaient du fond de sa pensée.

Mais qui pouvaient être ces individus, accessibles à une telle peur ?

Garderaient-ils comme l’autre le secret de leur identité ?

Le premier que les docteurs examinèrent avait dépassé la cinquantaine. Ses cheveux étaient rares et blanchissaient ; toute sa barbe était rasée, à l’exception d’une grosse touffe rousse et rude qui s’épanouissait sous son menton très-proéminent.

Il était misérablement vêtu, d’un pantalon qui s’effiloquait sur des bottes lugubrement éculées, et d’une blouse de laine noire toute maculée.

Celui-là, le vieux docteur le déclara, avait été tué d’un coup de feu tiré à bout portant : la largeur de la plaie circulaire, l’absence de sang sur les bords, la peau rétractée, les chairs dénudées, noircies, brûlées, le démontraient avec une précision mathématique.

L’énorme différence des plaies d’armes à feu selon la distance, sauta aux yeux quand les médecins arrivèrent à l’autopsie du dernier de ces malheureux.

La balle qui lui avait donné la mort avait été tirée à plus d’un mètre de lui, et sa blessure n’avait rien de l’aspect hideux de l’autre.

Cet individu, plus jeune de quinze ans au moins que son compagnon, était petit, trapu et remarquablement laid.

Sa figure complètement imberbe était toute couturée par la petite vérole.

Sa tenue était celle des pires rôdeurs de barrières. Il portait un pantalon à carreaux gris sur gris, et une blouse ouverte à revers. Ses bottines avaient été cirées. La petite casquette cirée, tombée près de lui, devait bien accompagner sa coiffure prétentieuse et sa cravate à la Collin…

Mais voilà tout ce que le rapport des médecins dégagé de ses termes techniques, voilà tout ce que les investigations les plus attentives fournirent de renseignements.

Vainement les poches de ces deux hommes avaient été explorées, fouillées ; elles ne contenaient rien qui pût mettre sur la trace de leur personnalité, de leur nom, de leur situation sociale, de leur profession.

Non rien, pas une indication même vague, pas une lettre, pas une adresse, pas un chiffon de papier ; rien, pas même un de ces menus objets d’un usage personnel, comme une blague, un couteau, une pipe, qui peuvent devenir une occasion de reconnaissance, de constatation d’identité.

Du tabac dans un sac de papier, des mouchoirs de poche sans marque, des cahiers à cigarettes, voilà tout ce qu’on avait réuni.

Le plus âgé avait soixante-sept francs, à même son gousset ; le plus jeune était nanti de deux louis…

Ainsi, rarement la police s’était trouvée en présence d’une aussi grave affaire avec aussi peu de renseignements.

À l’exception du fait lui-même, trop prouvé par trois victimes, elle ignorait tout, les circonstances et le mobile, et les probabilités entrevues, loin de dissiper les ténèbres, les épaississaient.

Certes, il était à espérer qu’avec du temps, de l’obstination, des recherches et les puissants moyens d’investigation dont dispose la rue de Jérusalem, on arriverait jusqu’à la vérité…

Mais, en attendant, tout était mystère, à ce point qu’on en était à se demander de quel côté réellement était le crime.

Le meurtrier était arrêté, mais s’il persistait dans son mutisme, comment lui jeter son nom à la face ? Il protestait de son innocence, comment l’accabler des preuves de sa culpabilité ?

Des victimes, on ignorait tout… Et l’une d’elles s’accusait.

Une inexplicable influence liait la langue de la veuve Chupin.

Deux femmes, dont l’une pouvait perdre à la Poivrière une boucle d’oreille de 5,000 francs, avaient assisté à la lutte… puis disparu.

Un complice, après deux traits d’une audace inouïe, s’était échappé…

Et tous ces gens, le meurtrier, les femmes, la cabaretière, le complice et les victimes, étaient également suspects, inquiétants, étranges, également soupçonnés de n’être pas ce qu’ils semblaient être.

Aussi le commissaire, d’une voix attristée, résumait ses impressions. Peut-être songeait-il qu’il aurait, au sujet de tout cela, un quart d’heure difficile à la Préfecture.

— Allons, dit-il enfin, il faudra transporter ces trois individus à la Morgue. Là, on les reconnaîtra sans doute.

Il se recueillit et ajouta :

— Et dire que l’un de ces morts est peut-être Lacheneur…

— C’est peu probable, dit Lecoq. Le faux soldat, demeuré le dernier vivant, avait vu tomber ses deux compagnons. S’il eût supposé Lacheneur tué, il n’eût pas parlé de vengeance.

Gévrol qui depuis deux heures affectait de rester à l’écart, s’était rapproché. Il n’était pas homme à se rendre même à l’évidence.

— Si monsieur le commissaire, dit-il, veut m’en croire, il s’en tiendra à mon opinion, un peu plus positive que les rêveries de M. Lecoq.

Un roulement de voiture devant la porte du cabaret l’interrompit, et l’instant d’après le juge d’instruction entrait.