Monsieur Lecoq/Partie 1/Chapitre 8

(Tome 1p. 73-84).


VIII


Le jour se levait triste et morne, quand Lecoq et son vieux collègue jugèrent leur information complète.

Il n’y avait plus dans le cabaret un pouce carré qui n’eût été exploré, scrupuleusement examiné, étudié pour ainsi dire à la loupe.

Restait à rédiger le rapport.

Le jeune policier s’assit devant une table et commença par esquisser le plan du théâtre du meurtre, plan dont la légende explicative devait aider singulièrement à l’intelligence

de son récit :
A. — Point d’où la ronde commandée par l’inspecteur du service de la sûreté, Gévrol, entendit les cris des victimes.
xx(La distance de ce point au cabaret dit la Poivrière n’est que de 123 mètres, ce qui donne à supposer que ces cris étaient les premiers, que, par conséquent, le combat commençait seulement.)
B. — Fenêtre fermée par des volets pleins, dont les ouvertures permirent à l’un des agents d’apercevoir la scène de l’intérieur.
C. — Porte enfoncée par l’inspecteur de la sûreté, Gévrol.
D. — Escalier sur lequel était assise, pleurant, la veuve Chupin, arrêtée provisoirement.
xx(C’est sur la troisième marche de cet escalier, que le tablier de la veuve Chupin fut plus tard retrouvé, les poches retournées.)
F. — Cheminée.
H. H. H. — Tables.
xx(Les empreintes d’un saladier et de cinq verres ont été constatées sur celle qui se trouve entre les points F. et B.)
T. — Porte communiquant avec l’arrière-salle du cabaret, devant laquelle le meurtrier armé se tenait debout.
K. — Seconde porte du cabaret, ouvrant sur le jardin, et par où pénétra celui des agents qui eut l’idée de couper la retraite du meurtrier.
L. — Portillon du jardinet, donnant sur les terrains vagues.
M. M. M. — Empreintes de pas sur la neige, relevées par les agents restés à la Poivrière, après le départ de l’inspecteur Gévrol.

Ainsi, dans cette notice explicative, Lecoq n’écrivait pas une seule fois son nom.

En exposant les choses qu’il avait imaginées ou faites, il mettait simplement : « un agent… »

Ce n’était pas modestie, mal calcul. À s’effacer à propos, on gagne un relief plus considérable quand on sort de l’ombre.

C’était par calcul aussi qu’il plaçait Gévrol en avant.

Cette tactique, un peu bien subtile, mais de bonne guerre, en somme, devait, pensait-il, appeler l’attention sur l’agent qui avait su agir quand tout l’effort du chef s’était borné à enfoncer une porte.

Ce qu’il rédigeait n’était pas un procès-verbal, acte authentique réservé aux seuls officiers de la police judiciaire, — c’était un simple rapport admis tout au plus à titre de renseignement, et cependant il le soignait comme un jeune général le bulletin de sa première victoire.

Tandis qu’il dessinait et écrivait, le père Absinthe se penchait au-dessus de son épaule pour voir.

Le plan, particulièrement, émerveillait le bonhomme. Il lui en était passé beaucoup sous les yeux, mais il s’était toujours figuré qu’il fallait être ingénieur, architecte, arpenteur tout au moins, pour exécuter un semblable travail. Point. Avec un mètre pour prendre quelques mesures et un bout de planche en guise de règle, ce conscrit, son collègue, se tirait d’affaire.

Sa considération pour Lecoq s’en augmenta prodigieusement.

Il est vrai que le digne vétéran de la rue de Jérusalem ne s’était aperçu, ni de l’explosion de la vanité du jeune policier, ni de son retour à une attitude modeste. Il n’avait vu ni ses inquiétudes, ni ses hésitations, ni les défauts de sa pénétration.

Après un bon moment, cependant, le père Absinthe se lassa de regarder courir la plume sur le papier. Il éprouvait le malaise d’une nuit passée, il se sentait la tête brûlante et il grelottait.

Puis, les genoux, ainsi qu’il le disait, lui rentraient dans le corps.

Peut-être aussi, sans en avoir conscience, éprouvait-il quelque impression de cette salle de cabaret, plus sinistre aux lueurs blafardes de l’aube.

Toujours est-il qu’il se mit à fureter dans les armoires et finit par découvrir, ô bonheur !… une bouteille d’eau-de-vie aux trois quarts pleine. Il eut une seconde d’hésitation, mais ma foi !… il s’en versa un grand plein verre, qu’il lampa d’un trait.

— En voulez-vous ? demanda-t-il après à son compagnon. Pour fameuse, non, elle ne l’est pas… Mais c’est égal, ça dégourdit et ça dissipe.

Lecoq refusa, il n’avait pas besoin d’être dissipé. Toutes les facultés de son intelligence étaient en jeu. Il s’agissait qu’à la seule lecture du rapport, le juge d’instruction dît : « Qu’on m’aille quérir le gaillard qui a rédigé cela. » Tout son avenir de policier était dans cet ordre.

Et il s’attachait à être net, bref et précis, à bien indiquer comment ses soupçons au sujet du meurtrier étaient venus, avaient grandi, s’étaient confirmés. Il expliquait par quelle série de déductions il arrivait à établir une vérité qui, si elle n’était pas la vraie, était au moins une vérité assez probable pour servir de base à une instruction.

Puis, il détaillait les pièces de conviction placées en ce moment devant lui.

C’étaient les flocons de laine marron recueillis sur le madrier, la précieuse boucle d’oreille, les clichés des différentes empreintes du jardin, le tablier aux poches retournées de la veuve Chupin.

C’était le revolver du meurtrier, dont trois coups sur cinq étaient encore chargés.

L’arme, bien que sans ornements, était remarquablement belle et soignée, et sur la crosse elle portait le nom d’un des premiers armuriers de Londres : Stephen, 14, Skinner-street.

Lecoq sentait bien qu’en fouillant les victimes il rassemblerait d’autres indices, très-précieux peut-être, mais cela il n’osa pas le faire. Il était encore trop petit garçon pour hasarder une telle démarche. D’ailleurs, il comprenait que s’il se risquait, Gévrol, furieux de s’être fourvoyé, ne manquerait pas de crier qu’en dérangeant l’attitude des corps il avait rendu les constatations des médecins impossibles.

Il se consola cependant, et il relisait son rapport, modifiant de ci et de là quelques expressions, lorsque le père Absinthe, qui était allé fumer une pipe sur le seuil de la porte, l’appela.

— Quoi de nouveau ?… répondit Lecoq.

— Voici Gévrol et deux de nos collègues qui ramènent avec eux le commissaire et deux messieurs bien mis.

C’était, en effet, le commissaire de police qui arrivait, tout soucieux de ce triple meurtre qui ensanglantait son arrondissement, mais médiocrement inquiet.

Pourquoi se serait-il ému ?

Gévrol, dont l’opinion en pareille matière faisait autorité, avait pris soin de le rassurer lorsqu’il était allé l’éveiller.

— Il ne s’agit, lui avait-il dit, que d’une batterie entre des pratiques à nous, des habitués de la Poivrière. Si tous ces mauvais gars-là pouvaient s’entre-détruire, nous serions plus tranquilles.

Il ajoutait que le meurtrier était arrêté, coffré, que par conséquent cette affaire ne présentait aucun caractère d’urgence.

De plus, le crime n’avait pas, ne pouvait avoir le vol pour mobile. C’était énorme. La police en est venue à s’inquiéter des atteintes à la propriété plus, peut-être, que des attentats contre les personnes. Et c’est logique, à une époque où les ruses de la convoitise se substituent à l’énergie de la passion, où les scélérats audacieux deviennent rares tandis que les lâches filous pullulent.

Le commissaire ne vit donc pas d’inconvénient à attendre le jour pour procéder à une enquête sommaire.

Il avait vu le meurtrier, avisé le parquet, et maintenant il venait, sans trop de hâte, accompagné de deux médecins délégués par le procureur impérial pour les constatations médico-légales.

Il amenait aussi un sergent-major de voltigeurs du 53e de ligne, requis par lui, pour reconnaître, s’il y avait lieu, celui des morts qui portait l’uniforme, et qui, à en croire le chiffre des boutons de sa capote, appartenait au 53e régiment alors caserné dans les forts.

Moins encore que le commissaire, l’inspecteur de la sûreté s’inquiétait.

Il allait sifflotant, décrivant des moulinets avec sa canne qui ne le quitte jamais, se faisant fête de la déconfiture de ce drôle présomptueux qui avait voulu rester pour glaner là où il n’avait pas aperçu de moisson.

Aussi, dès qu’il fut à portée de voix, interpella-t-il le père Absinthe, lequel, après avoir prévenu Lecoq, était resté sur le seuil de la porte, adossé aux montants, tirant et renvoyant régulièrement des bouffées de sa pipe, immobile comme un sphinx fumeur.

— Eh bien !… vieux, cria Gévrol, avez-vous à nous raconter un bon gros mélodrame, bien noir et bien mystérieux ?

— Je n’ai rien à raconter, moi, répondit le bonhomme, sans retirer la pipe soudée à ses lèvres, je suis trop bête, c’est connu… Mais monsieur Lecoq pourrait bien vous apprendre quelque chose sur quoi vous n’avez pas compté.

Ce titre : Monsieur, dont le vieil agent de la sûreté gratifiait son camarade, déplut si fort à Gévrol qu’il ne voulut pas comprendre.

— Qui ça… fit-il, de qui parles-tu ?

— De mon collègue, parbleu !… qui est en train de finir son rapport, de monsieur Lecoq, enfin.

Sans malice, assurément, le bonhomme venait d’être le parrain du jeune policier. De ce jour, pour ses ennemis aussi bien que pour ses amis, il devint et resta Monsieur Lecoq. Monsieur, en toutes lettres.

— Ah ! ah !… fit l’inspecteur, qui visiblement avait la puce à l’oreille. Ah !… il a découvert…

— Le pot aux roses que les autres n’avaient pas flairé… oui, Général, c’est cela même.

Par cette seule phrase, le père Absinthe se faisait un ennemi de son chef. Mais Lecoq l’avait séduit. Il était du parti de Lecoq, lui, envers et contre tous, il était résolu à s’attacher à lui, à partager sa fortune mauvaise ou bonne.

— On verra bien ! murmura l’inspecteur, qui à part soi se promettait de surveiller ce garçon, qu’un succès pouvait poser en rival.

Il n’ajouta rien de plus. Le groupe qu’il précédait arrivait, et il s’effaça pour livrer passage au commissaire de police.

Ce n’était pas un débutant, ce commissaire. Il avait été officier de paix au quartier du Faubourg du Temple aux beaux jours de l’Épi-Scié et des Quatre-Billards, et cependant il ne put maîtriser un mouvement d’horreur en pénétrant dans la salle de la Poivrière.

Le sergent-major du 53e, qui le suivait, un vieux brave médaillé et chevronné, fut plus impressionné encore. Il devint aussi pâle que les cadavres qui étaient là, à terre, et fut obligé de s’appuyer à la muraille.

Seuls les deux médecins furent stoïques.

Lecoq s’était levé, son rapport à la main ; il avait salué, et, prenant une attitude respectueuse, il attendait qu’on l’interrogeât.

— Vous avez dû passer une nuit affreuse, dit le commissaire avec bonté, et sans utilité pour la justice, car toutes les investigations étaient superflues…

— Je crois pourtant, répondit le jeune policier, tout cuirassé de diplomatie, que je n’ai pas perdu mon temps. Je tenais à me conformer aux instructions de mon chef, j’ai cherché et j’ai trouvé bien des choses… J’ai acquis, par exemple, la certitude que le meurtrier avait un ami, sinon un complice, dont je pourrais presque donner le signalement… Il doit être d’un certain âge, et porter, si je ne me trompe, une casquette à coiffe molle et un paletot de drap marron moutonneux ; quant à ses bottes…

— Tonnerre !… exclama Gévrol, et moi qui…

Il s’arrêta court, en homme dont l’instinct a devancé la réflexion, et qui voudrait bien pouvoir reprendre ses paroles.

— Et vous qui ?… interrogea le commissaire. Que voulez-vous dire ?

Furieux, mais trop avancé pour reculer, l’inspecteur de la sûreté s’exécuta.

— Voici la chose, dit-il. Ce matin, il y a une heure, pendant que je vous attendais, monsieur le commissaire, devant le poste de la barrière d’Italie, où est consigné le meurtrier, je vis venir de loin un individu dont le signalement n’est pas sans analogie avec celui que nous donne Lecoq. Cet homme me parut abominablement ivre, il chancelait, il trébuchait, il battait les murailles… Il essaya de traverser la chaussée, pourtant, mais parvenu au milieu, il se coucha en travers, dans une position telle qu’il ne pouvait manquer d’être écrasé.

Lecoq détourna la tête, il ne voulait pas qu’on lût dans ses yeux qu’il comprenait.

— Voyant cela, poursuivit Gévrol, j’appelai deux sergents de ville, et je les priai de venir m’aider à faire lever ce malheureux. Nous allons à lui, déjà il paraissait endormi, nous le secouons, il se dresse sur son séant, nous lui disons qu’il ne peut rester là…, mais voilà qu’aussitôt il paraît pris d’une colère furieuse, il nous injurie, il nous menace, il essaye de nous frapper… Et ma foi !… nous le conduisons au poste, pour qu’il cuve du moins son vin en sûreté.

— Et vous l’avez enfermé avec le meurtrier ? demanda Lecoq.

— Naturellement… Tu sais bien qu’au poste de la barrière d’Italie il n’y a que deux violons, un pour les hommes, l’autre pour les femmes ; par conséquent…

Le commissaire réfléchissait.

— Ah !… voilà qui est fâcheux, murmura-t-il… et pas de remède.

— Pardon !… il en est un, objecta Gévrol. Je puis envoyer un de mes hommes jusqu’au poste, avec ordre de retenir le faux ivrogne…

D’un geste, le jeune policier osa l’interrompre.

— Peine perdue, prononça-t-il froidement. Si cet individu est le complice, il s’est dégrisé, soyez tranquille, et à cette heure il est loin.

— Alors… que faire ? demanda l’inspecteur de son air le plus ironique. Peut-on connaître l’avis de… monsieur Lecoq ?

— Je pense que le hasard nous offrait une occasion superbe, que nous n’avons pas su la saisir et que le plus court est d’en faire notre deuil et d’attendre qu’elle se représente.

Malgré tout, Gévrol s’entêta à dépêcher un de ses hommes, et dès qu’il se fut éloigné, Lecoq dut commencer la lecture de son rapport.

Il le débitait rapidement, évitant de mettre en relief les circonstances décisives, réservant pour l’instruction sa pensée intime, mais si forte était la logique de ses déductions, qu’à tout moment il était interrompu par les approbations du commissaire et les « très-bien ! » des médecins.

Seul, Gévrol qui représentait l’opposition, haussait les épaules à se démancher le cou, tout en verdissant de jalousie.

Le rapport terminé :

— Je crois, jeune homme, dit le commissaire à Lecoq, que seul en cette affaire vous avez vu juste… Je me suis trompé. Mais vos explications me font voir d’un tout autre œil l’attitude du meurtrier pendant que je l’interrogeais, il n’y a qu’un moment. C’est qu’il a refusé, oh !… obstinément, de me répondre… Il n’a même pas consenti à me dire son nom…

Il se tut un moment, rassemblant dans sa mémoire toutes les circonstances du passé, et d’un ton pensif il ajouta :

— Nous sommes, je le jurerais, en présence d’un de ces crimes mystérieux dont les mobiles échappent à la perspicacité humaine… d’une de ces ténébreuses affaires dont la justice n’a jamais le fin mot…

Lecoq dissimulait un fin sourire.

— Oh ! pensait-il, nous verrons bien !…