Monsieur Croche/Théâtre populaire

Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 87-92).

XIV

THÉÂTRE POPULAIRE.

Depuis quelque temps déjà, on s’inquiète de divers côtés de développer dans l’âme du peuple le goût des arts en général et de la musique en particulier. Pour l’histoire, je citerai : le Conservatoire de Mimi Pinson, où M. Gustave Charpentier met en pratique les théories chères à son jeune génie. C’est ainsi qu’il donne le goût de la liberté, aussi bien dans l’art que dans la vie, à des jeunes filles dont l’esthétique se bornait jusqu’ici : au Nord par P. Delmet, au Sud par Pierre Decourcelle… Maintenant, elles savent les noms de Gluck, A. Bruneau ; et leurs jolis doigts fuselés, si adroits à chiffonner les rubans, caressent la harpe chromatique de M. G. Lyon. — Elles feront certainement de charmantes jeunes femmes, au lieu des impertinentes petites bourgeoises qu’elles se préparaient à être.

Du même coup sombre la gloire des Noces de Jannette, et quant à la Dame Blanche, elle n’en a pas pour longtemps…

Chevaliers félons et méchants
Qui tramez complots malfaisants…

vous n’aurez plus à vous inquiéter de prendre garde à cette vieille dame. (Je ne parle pas des romances où « Mignon regrette sa patrie » et d’autres jeunes personnes, des « bouquets fanés », car elles sont dans le plus frais de tes lacs, ô Norvège !)

Nous avons aussi le « Théâtre-roulotte » de M. Catulle Mendès (c’est d’ailleurs une charmante idée), puis l’œuvre des « Trente Ans de Théâtre », préconisée par M. A. Bernheim, qui promène la gravité de la Comédie-Française dans des endroits contradictoires.

Pour mon humble part, j’ai assisté à des tentatives de diffusion d’art dans le public ; j’avoue n’en avoir conservé qu’un souvenir de profonde tristesse… Généralement les personnes qui assument ces tentatives y apportent une espèce de bonne volonté condescendante dont les pauvres gens sentent fort bien le forcé et le convenu. — Il est certain qu’ils se décident toujours à rire, ou à pleurer, selon l’événement. Ça n’est tout de même pas franc ! Il y a un sentiment d’envie instinctive qui plane, équivoque, sur cette vision de luxe apportée pour un moment dans toutes ces vies mornes : les femmes estiment les toilettes avec un rire faux, les hommes comparent, se troublent… et rêvent d’impossibles fêtes. D’autres regrettent leurs dix sous, et tout ça rentre tristement manger la soupe… qui est manquée ce soir-là, — elle a un peu le goût salé des larmes, croyez-le bien !

Certes, j’aperçois le bien-fondé de ces ambitions sociales et de ces enthousiasmes de prophètes. Rien n’est plus excitant que de jouer au petit Bouddha avec un œuf et deux verres d’eau par jour et de donner le restant aux pauvres ; de ruminer d’interminables rêveries cosmogoniques, panthéistes ; des salades de nature naturante, des confusions voluptueuses du moi et du non-moi se résorbant dans le culte de l’âme universelle… C’est très joli, ça fait bien dans les conversations ; malheureusement, ça n’est pas pratique pour deux sous ; ça peut même donner des résultats dangereux

Si, en effet, il est juste de fournir des spectacles au peuple, il faut s’entendre sur la nature des dits spectacles. Le mieux serait peut-être de reconstituer les anciens jeux du cirque des empereurs romains. Nous avons le Jardin des Plantes qui se ferait un devoir de prêter ses meilleurs pensionnaires ; les vieux lions, qui bâillent d’ennui lourd de contempler d’éternels tourlourous et de quotidiennes bonnes, en retrouveraient tout de suite leur native férocité. Trouverait-on plus difficilement des dilettanti assez passionnés pour se laisser dévorer ? Après tout, on ne sait pas ?… En y mettant le prix…

Enfin n’y pensons plus, et revenons au Théâtre Populaire. — On croit avoir répondu à tous desiderata en y faisant jouer soit des pièces de l’ancien répertoire, soit des vieux drames essoufflés de romantisme.

Ça n’est pas admirable d’effort… Ce qu’il faudrait trouver, il me semble, c’est une forme d’art qui puisse s’adapter, par l’esprit autant que par le décor, au plus grand nombre. — Ici, je ne prétends pas formuler la vérité, mais ne pourrait-on pas se souvenir des Grecs ?

N’est-ce pas dans Euripide, Sophocle, Eschyle, qu’on trouve ces grands mouvements d’humanité, aux lignes simples, aux effets si naturellement tragiques, qu’ils peuvent être compréhensibles aux âmes les moins filtrées comme les moins prévenues. — (Pour s’en convaincre, que l’on veuille bien imaginer la représentation de l’Agamemnon d’Eschyle, si admirablement traduit par Paul Claudel.)

Ne serait-ce pas plus près du peuple que toutes les finesses psychologiques ou mondaines du répertoire contemporain ? Quand il s’agit de faire oublier à des êtres leurs préoccupations domestiques, on ne saurait employer de trop sublimes moyens ; le but étant de les arracher à la vie, il est plutôt nuisible de leur en montrer des transpositions trop exactes, si réussies qu’elles soient.

Ceci m’amène à parler de cet Opéra Populaire, préoccupation récente, dont la réalisation présente les plus sérieuses difficultés… À la grande rigueur, on peut improviser un comédien, l’ancien Théâtre Libre en est un exemple véridique ; il n’existe pas encore de moyens suggestifs assez puissants pour enjoindre au premier passant venu de jouer de la contrebasse. Sans en avoir l’air, ce petit fait a une extrême importance !… Pour un Opéra, il faut un orchestre ; où le trouvera-t-on ? Il faut des chanteurs, des choristes, etc. Que va-t-on jouer ? Des œuvres de l’ancien répertoire, comme chez le voisin, quelque vieille Juive ou la poussiéreuse Muette de Portici ?

Eh bien, si l’on veut, pendant un instant, ne pas croire à un voyage en Utopie, il y a moyen de tout concilier en réunissant le Théâtre Populaire à l’Opéra Populaire, et cela en revenant, ainsi que je l’écrivais plus haut, à la formule théâtrale des anciens Grecs. Retrouvons la Tragédie, en augmentant son décor musical primitif des ressources infinies de l’orchestre moderne et d’un chœur aux innombrables voix ; sans oublier non plus ce qu’on pourra tirer d’effet total de la Pantomime et de la Danse, en en développant le jeu lumineux à l’extrême, c’est-à-dire à la mesure d’une foule. Pour cela, on trouverait de précieux renseignements dans les divertissements que donnent les princes javanais, où la séduction impérieuse du langage sans paroles qu’est la Pantomime atteint presque à l’absolu, parce qu’il procède par des actes et non par des formules. — C’est la misère de notre théâtre que nous ayons voulu le limiter aux seuls éléments intelligibles.

Cela serait tellement beau qu’il deviendrait impossible de supporter autre chose… Paris serait enfin un lieu où accourraient, pèlerins de la Beauté, les peuples de l’Univers. — Pour conclure, tâchons d’être généreux. Pas de petites entreprises basées sur d’hypocrites spéculations. Comme il faut absolument construire un théâtre, aucun de ceux qui existent ne pouvant servir, que le Conseil municipal et l’État tâchent de s’entendre, une fois n’est pas coutume.

Surtout, pas un théâtre où l’or accroche désagréablement l’œil. Une salle de gaîté claire et accueillante à tous. (Je n’ai pas besoin d’indiquer la nécessité de places entièrement gratuites.) Au besoin, que l’on fasse un emprunt. Jamais il n’en sera fait qui ait des raisons plus hautes et plus strictement nationales.

En outre, il y a une loi de beauté qu’il importe de ne pas oublier ! Malgré l’effort de quelques-uns, nous semblons marcher vers cet oubli, tant la Médiocrité, monstre à mille têtes, a de fidèles dans les sociétés modernes.