Monsieur Croche/Richard Strauss

Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 93-96).

XV

RICHARD STRAUSS.

M. Richard Strauss, qui vient de diriger l’orchestre des Concerts Lamoureux, n’est pas du tout parent du Beau Danube Bleu : il est né à Munich, en 1864, où son père était musicien de la Chambre royale. C’est à peu près le seul musicien original de la jeune Allemagne ; il tient à la fois de Liszt par sa remarquable virtuosité dans l’art de jouer de l’orchestre, et de notre Berlioz par son souci d’étayer sa musique sur de la littérature. Les titres de ses poèmes symphoniques : Don Quichotte, Ainsi parlait Zarathoustra, Les équipées de Till Eulenspiegel, en témoignent. À coup sûr l’art de M. R. Strauss n’est pas toujours aussi spécialement fantaisiste, mais il pense certainement par images colorées et il semble dessiner la ligne de ses idées avec l’orchestre. C’est un procédé peu banal et rarement employé ; M. R. Strauss y trouve, au surplus, une façon de pratiquer le développement tout à fait personnelle ; ça n’est plus la rigoureuse et architecturale manière d’un Bach ou d’un Beethoven, mais bien un développement de couleurs rythmiques ; il superpose les tonalités les plus éperdument éloignées avec un sang-froid absolu qui ne se soucie nullement de ce qu’elles peuvent avoir de « déchirant », mais seulement de ce qu’il leur demande de « vivant ».

Toutes ces particularités se trouvent portées au paroxysme dans la Vie d’un Héros, poème symphonique que R. Strauss faisait entendre pour la seconde fois à Paris. — On peut ne pas aimer certains départs d’idées qui frisent la banalité ou l’italianisme exaspéré, mais au bout d’un instant on est pris d’abord par sa prodigieuse variété orchestrale, puis par un mouvement frénétique qui vous emporte là et aussi longtemps qu’il le veut ; on n’a plus la force de contrôler son émotion, on ne s’aperçoit même pas que ce poème symphonique dépasse la mesure d’une patience habituelle à ce genre d’exercice.

Encore une fois, c’est un livre d’images, c’est même de la cinématographie… Mais il faut dire que l’homme qui construisit une pareille œuvre avec une telle continuité dans l’effort est bien près d’avoir du génie.

Il avait commencé par jouer Italie, fantaisie symphonique en quatre parties (œuvre de jeunesse, je crois), où perce déjà l’indépendance future de R. Strauss. Les développements m’en ont paru un peu longs et convenus. Cependant la troisième partie, intitulée : « En rade de Sorrente », est d’une bien jolie couleur… Ensuite, une scène d’amour extraite de Feuersnot, son dernier opéra. D’être ainsi détachée de son cadre fait perdre beaucoup à cette scène ; puis comme le programme ne contenait aucune indication, l’ordonnance en était totalement incompréhensible. Tel épisode qui soulevait des torrents d’orchestre paraissait bien formidable pour une scène d’amour ! Il est probable que dans le drame, ce torrent est justifié. Voici peut-être une occasion pour les théâtres de musique de monter quelque chose de nouveau ; car je ne pense pas qu’on ait la prétention de nous apprendre quoi que ce soit en jouant les opéras modernes de la jeune Italie ?

M. R. Strauss n’a ni mèche folle, ni des gestes d’épileptique. Il est grand et a l’allure franche et décidée de ces grands explorateurs qui passent à travers les tribus sauvages avec le sourire sur les lèvres. — Il faut peut-être avoir un peu de cette allure pour secouer la civilisation du public ? — Son front est tout de même d’un musicien, mais les yeux et le geste sont d’un « Sur-homme », comme disait celui qui doit être son professeur d’énergie : Nietzsche… Il a dû lui prendre aussi son beau dédain des sentimentalités niaises et ce qu’il voulait, que la musique ne continuât pas sempiternellement à illuminer nos nuits, tant bien que mal, mais qu’elle remplaçât le soleil. Je puis vous assurer qu’il y a du soleil dans la musique de R. Strauss. On a pu constater que la majorité du public n’aime pas ce genre de soleil, car des dilettanti pourtant fameux donnaient des signes non équivoques de leur impatience. Cela n’a pas empêché, du reste, que l’on saluât R. Strauss d’ovations enthousiastes… Je vous répète qu’il n’y a pas moyen de résister à la domination conquérante de cet homme !