Monsieur Croche/Siegfried Wagner

Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 103-106).

XVII

SIEGFRIED WAGNER.

M. Siegfried Wagner porte alertement le lourd héritage de gloire qu’a laissé son illustre père… Il n’a même pas l’air de s’en douter, tant son attitude sèche et minutieuse a de tranquille assurance. Sa ressemblance avec son père est grande, mais c’est une reproduction à laquelle il manque le coup de pouce de génie de l’original… Dans sa jeunesse on le destinait, paraît-il, à l’architecture ? Rien n’apprendra jamais si l’architecture a beaucoup perdu à ce qu’il ait obliqué par la suite vers la musique. On ne peut affirmer davantage que cette dernière y ait beaucoup gagné ? À tout prendre, c’est assurément d’un fils respectueux d’avoir tenu à continuer ce que le père avait commencé ; seulement, ces choses-là ne se font pas avec la facilité que l’on peut mettre à reprendre un commerce de bonneterie. Il n’est pas question que Siegfried ignore ce qu’il y a d’infranchissable pour lui dans l’œuvre de son père, mais le fait qu’il ait passé outre contient un sentiment où la plus enfantine des vanités se complique du désir d’honorer une chère mémoire par un travail dédicatoire. Il était d’autre part difficile d’échapper à l’atmosphère ensorcelante de Bayreuth et de ne pas essayer de boire le fond de la coupe du vieux magicien ; il n’est malheureusement resté que la lie du breuvage magique, et ça ne sent plus que le vinaigre. Ces réflexions me sont venues en écoutant les fragments du Duc Wildfang, comédie musicale en trois actes de S. Wagner. C’est de la musique honorable, sans plus ; quelque chose comme un devoir d’écolier qui aurait étudié chez R. Wagner, mais dont ce dernier ne se serait pas beaucoup inquiété.

M. S. Wagner, en jouant la Siegfried-Idyll, qu’il dirige fort bien du reste, aurait dû peut-être écouter le conseil persuasif de l’amour maternel qui monte doucement de cette œuvre. Elle lui conseillait d’aller libre et joyeux dans la vie, d’ignorer le souci et le désir décevant de la gloire. Elle murmurait son nom et l’entourait d’une lumière qui ne devait plus s’éteindre. Pourquoi a-t-il aspiré à des clartés nouvelles qui resteront douteuses et lui laisseront, malgré tout, le seul titre du fils de Richard Wagner, le seul enviable à mon avis ?

Pourtant, l’âme d’autrui est une forêt obscure où il faut marcher avec précaution. Siegfried Wagner doit avoir des raisons plus fortes que celles par quoi j’essaye de l’expliquer. Comme chef d’orchestre, il m’a paru inférieur à ce qu’exporte habituellement l’Allemagne. Entre autres : M. Weingartner est plus compréhensif et M. Nikisch plus décoratif. Puis, pourquoi tant de minutie dans l’exécution de la Symphonie en la de Beethoven ? ça la diminue en la rendant même un peu ridicule.