Monsieur Croche/César Franck

Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 107-110).

XVIII

CÉSAR FRANCK.

Les Béatitudes de C. Franck ne réclament aucun décor, c’est toujours de la musique, c’est au surplus toujours la même belle musique… C. Franck était un homme sans malice auquel d’avoir trouvé une belle harmonie suffisait à sa joie d’un jour. Et si l’on examine d’un peu près le poème des Béatitudes, on y trouve un lot d’images et de truismes capable de faire reculer l’homme le plus déterminé. Il fallait le génie sain et tranquille de C. Franck pour pouvoir passer à travers tout cela le sourire sur les lèvres ; un bon sourire d’apôtre prêchant la bonne parole et disant : « Laissez faire… Dieu reconnaîtra toujours les siens. » On n’en reçoit pas moins une impression bizarre à entendre la mélodie si particulière de C. Franck sur des vers qui déshonoreraient le moindre mirliton. Du reste, on a beaucoup parlé du génie de Franck sans dire jamais ce qu’il a d’unique, c’est-à-dire : l’ingénuité. Cet homme qui fut malheureux, méconnu, avait une âme d’enfant si indéracinablement bonne, qu’il put contempler sans jamais d’aigreur la méchanceté des gens et la contradiction des événements.

C’est ainsi qu’il écrivit ces chœurs trop facilement dramatiques, ces développements en grisaille fatigante et obstinée, qui nous semblent quelquefois déparer la beauté des Béatitudes, avec cette candeur confiante qui devient admirable lorsqu’il est face à face avec la musique, devant laquelle il s’agenouille en murmurant la prière la plus profondément humaine qui soit sortie d’une âme mortelle. — Jamais il ne pense mal, ni ne soupçonne l’ennui. Nulle trace de cette rouerie, flagrante chez Wagner, par quoi celui-ci rallume l’attention d’un public, parfois fatigué d’une trop continue transcendance, en exécutant une pirouette sentimentale ou orchestrale.

Chez C. Franck, c’est une dévotion constante à la musique, et c’est à prendre ou à laisser ; nulle puissance au monde ne pouvait lui commander d’interrompre une période qu’il croit juste et nécessaire ; si longue soit-elle, il faut en passer par là. Ceci est bien la marque d’une rêverie désintéressée qui s’interdit tout sanglot dont elle n’aurait pas éprouvé auparavant la véracité.

En cela C. Franck s’apparente aux grands musiciens pour qui les sons ont un sens exact dans leur acception sonore ; ils en usent en leur précision sans jamais leur demander autre chose que ce qu’ils contiennent. Et c’est toute la différence entre l’art de Wagner, beau et singulier, impur et séduisant, et l’art de Franck qui sert la musique sans presque lui demander de gloire. Ce qu’il emprunte à la vie, il le restitue à l’art avec une modestie qui va jusqu’à l’anonymat. Quand Wagner emprunte à la vie, il la domine, met le pied dessus et la force à crier le nom de Wagner plus haut que les trompettes de la Renommée. — J’aurais voulu mieux fixer l’image de C. Franck afin que chaque lecteur en emportât dans sa mémoire un souvenir précis. Il est juste de songer, parmi de trop pressantes préoccupations, aux grands musiciens et surtout d’y faire songer. J’ai pris l’occasion du Vendredi-Saint pour rendre hommage à l’un des plus grands, pensant que cet hommage répondait à l’idée de sacrifice qu’évoque la grandeur de l’homme dans la sainteté du jour.