Monsieur Croche/Lettre ouverte à Monsieur le chevalier W. Gluck

Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 139-144).
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XXV

LETTRE OUVERTE 
 à Monsieur le Chevalier W. Gluck.

« Monsieur,

» Vais-je vous écrire ou vous évoquer ? Ma lettre ne vous arrivera vraisemblablement pas, et il est douteux que vous consentiez à quitter le séjour des ombres heureuses pour venir causer avec moi des destinées d’un art, dans lequel vous avez suffisamment excellé, pour désirer que l’on vous laisse en dehors des discussions qui ne cessent de l’agiter. J’userai donc alternativement de l’écriture ou de l’évocation en vous dotant d’une vie imaginaire qui permet certaines licences. Veuillez excuser le manque d’admiration pour votre œuvre ; je n’en oublierai pas le respect dû à un homme aussi illustre que vous.

» En somme, vous fûtes un musicien de cœur. Des mains royales tournèrent les pages de vos manuscrits, en penchant sur vous l’approbation d’un sourire fardé. On vous tracassait bien un peu avec un nommé Piccini qui écrivit plus de soixante opéras. Vous supportiez en cela une loi commune qui veut que la quantité remplace la qualité et que les Italiens aient encombré de tout temps le marché musical. — Le Piccini ci-dessus est tellement oublié qu’il a dû prendre le nom de Puccini pour arriver à se faire jouer à l’Opéra-Comique. — Par ailleurs, ces discussions entre abbés élégamment érudits et encyclopédistes dogmatiques devaient vous importer assez médiocrement ; les uns comme les autres parlaient de musique avec cette incompétence que vous retrouveriez aussi vive dans notre monde. Et si vous témoigniez d’indépendance en dirigeant, sans perruque, votre bonnet de nuit sur la tête, la première représentation d'Iphigénie en Aulide, il vous importait davantage de plaire à votre roi, à votre reine. Mais, voyez-vous, votre musique garde de ces hautes fréquentations une allure presque uniformément pompeuse : si l’on y aime, c’est avec une majestueuse décence, et la souffrance même y exécute de préalables révérences… Qu’il soit plus élégant de plaire au roi Louis XVI qu’au monde de la troisième République est une question que votre état de « mort » m’empêche de résoudre par l’affirmative.

» Votre art fut donc essentiellement d’apparat et de cérémonie. Les gens du commun n’y participèrent que de loin… Ils regardaient passer les autres (les heureux… les satisfaits !) Vous représentiez en quelque sorte, pour eux, le mur derrière lequel il se passe quelque chose.

» Nous avons changé tout cela, Monsieur le chevalier, nous avons des prétentions sociales et nous voulons toucher le cœur des foules. — Ça n’en va pas mieux et nous n’en sommes pas plus fiers pour cela ! (vous ne vous figurez pas combien nous avons de mal à fonder un Opéra populaire).

» Malgré le côté « luxe » de votre art, il a eu beaucoup d’influence sur la musique française. On vous retrouve d’abord dans Spontini, Lesueur, Méhul, etc… ; vous contenez l’enfance des formules wagnériennes et c’est insupportable (vous verrez pourquoi tout à l’heure). Entre nous, vous prosodiez fort mal ; du moins, vous faites de la langue française une langue d’accentuation quand elle est au contraire une langue nuancée. (Je sais… vous êtes Allemand.) Rameau, qui aida à former votre génie, contenait des exemples de déclamation fine et vigoureuse qui auraient dû mieux vous servir — je ne parle pas du musicien qu’était Rameau pour ne pas vous désobliger. — On vous doit aussi d’avoir fait prédominer l’action du drame sur la musique… Est-ce très admirable ? À tout prendre, je vous préfère Mozart, qui vous oublie absolument, le brave homme, et ne s’inquiète que de musique. Pour exercer cette prédominance, vous avez pris des sujets grecs ; cela permit de dire les plus solennelles bêtises sur les prétendus rapports entre votre musique et l’art grec.

» Rameau était infiniment plus grec que vous (ne vous mettez pas en colère, je vais bientôt vous quitter). Il y a plus, Rameau était lyrique, cela nous convenait à tous points de vue ; nous devions rester lyriques sans attendre un siècle de musique pour le redevenir.

» De vous avoir connu, la musique française a tiré le bénéfice assez inattendu de tomber dans les bras de Wagner ; je me plais à imaginer que, sans vous, ça ne serait non seulement pas arrivé, mais l’art musical français n’aurait pas demandé aussi souvent son chemin à des gens trop intéressés à le lui faire perdre.

» Pour conclure, vous avez bénéficié des diverses et fausses interprétations que l’on donne au mot « classique » ; d’avoir inventé ce ron-ron dramatique, qui permet de supprimer toute musique, ne suffit pas à légitimer ce classement, et Rameau a des titres plus sérieux à être appelé ainsi.

» Il faut regretter encore une fois votre mort à cause de Mme Caron. Elle a fait de votre Iphigénie une figure de pureté infiniment plus grecque que vous ne l’avez imaginée. Pas une attitude, pas un geste qui ne furent d’une parfaite beauté.

» Tout ce que vous n’avez pas mis d’émotion intérieure dans ce rôle a été retrouvé par elle. Chacun de ses pas semblait contenir de la musique. Si vous aviez pu voir, au troisième acte, sa façon d’aller s’asseoir près de l’arbre sacré, avant le sacrifice, vous auriez pleuré, tellement il y avait de suprême douleur dans ce simple geste.

» Et quand, à la fin d’Iphigénie, vous unissez par les liens de l’hyménée la tendre Iphigénie au fidèle Pylade, Mme Caron a su illuminer sa figure d’un tel rayonnement, que l’on oubliait la quotidienne banalité de ce dénouement, pour ne plus admirer que la couleur violette de ses yeux, dont vous savez qu’elle est particulièrement chère à ceux qui rêvent indéfiniment de la beauté grecque.

» Avec cette femme, votre musique s’immatérialise, on ne peut plus l’étiqueter d’une époque précise, car, par un don qui fait croire à la survivance des anciens dieux, elle a cette âme tragique qui soulève le voile noir du Passé et fait revivre ces villes mortes où le culte de la Beauté s’unissait harmonieusement à celui de l’art.

» M. Cossira vous aurait plu par le charme de sa voix et M. Dufrane par la façon convaincue dont il a rugi les fureurs d’Oreste. Je n’ai pas beaucoup goûté le divertissement scythe du premier acte, qui tient à la fois du moujik et des ébats d’une brigade d’agents des voitures. Vos divertissements guerriers sont, permettez-moi de vous le dire, difficilement réalisables, la musique, comme le rythme, ne contenant pas d’indications bien précises. Soyez sûr que, partout ailleurs, M. Carré a trouvé le cadre qu’il fallait.

» Avec quoi, j’ai l’honneur d’être, Monsieur le chevalier, votre très humble serviteur. »