Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 133-137).

XXIV

GOUNOD.

Beaucoup de gens sans parti pris, c’est-à-dire qui ne sont pas musiciens, se demandent pourquoi l’Opéra s’obstine à jouer Faust. Il y a à cela plusieurs raisons dont la meilleure est que l’art de Gounod représente un moment de la sensibilité française. Qu’on le veuille ou non, ces choses-là ne s’oublient pas.

À propos de Faust, des musicographes éminents ont reproché à Gounod d’avoir travesti la pensée de Gœthe ; les mêmes éminents personnages ne pensèrent jamais à s’apercevoir que Wagner avait peut-être faussé le personnage de Tannhæuser qui, dans la légende, n’est pas du tout le bon petit garçon repentant qu’en a fait Wagner et dont le bâton brûlé du souvenir de Vénus n’a jamais voulu refleurir. Dans cette aventure, Gounod est peut-être pardonnable parce qu’il est Français ; tandis que Tannhæuser et Wagner étant tous les deux Allemands, cela reste sans excuse.

Nous aimons tant de choses en France que nous en aimons peu la musique. Pourtant il y a des gens très forts qui d’en entendre tous les jours et de toutes les marques se déclarent musiciens. Seulement, ils n’écrivent jamais de musique… ils encouragent les autres. C’est généralement comme cela que l’on crée une école. À ceux-là, n’allez pas parler de Gounod ; ils vous mépriseraient du haut de leurs dieux, dont la qualité la plus charmante est d’être interchangeable. Gounod ne faisait partie d’aucune école. Et c’est un peu l’attitude habituelle des foules qui, à beaucoup de sollicitations esthétiques, répondent en retournant à ce à quoi elles se sont accoutumées. Ce n’est pas toujours du meilleur goût. Cela oscille, sans précaution, du Père la Victoire à la Walküre, mais c’est ainsi. Les personnes qui composent si curieusement l’élite peuvent battre du tambour pour des noms célèbres ou autorisés, cela passe comme une forme de chapeau. Rien n’y fait ; les éducateurs y perdent leur souffle ; le grand cœur anonyme de la foule ne se laisse pas prendre ; l’art continue à souffler où il veut… L’Opéra s’obstine à jouer Faust.

On devrait, pourtant, en prendre son parti et admettre que l’art est absolument inutile à la foule. Il n’est pas davantage l’expression d’une élite, — souvent plus bête que cette foule — ; c’est de la beauté en puissance qui éclate au moment où il le faut, avec une force fatale et secrète. Mais on ne commande pas plus aux foules d’aimer la beauté qu’on ne peut décemment exiger qu’elles marchent sur les mains. En passant, il est à remarquer que, sans préparation aucune, l’action de Berlioz sur la foule est presque unanime.

Si l’influence de Gounod est niable, celle de Wagner est évidente ; pourtant, elle n’atteignit jamais que les spécialistes, ce qui revient à dire qu’elle est incomplète. Il faut avouer que rien ne fut plus mélancolique que cette école néo-wagnérienne où le génie français sombra dans des contrefaçons de « Wotans » en demi-bottes et de « Tristans » en veston de velours.

Si Gounod ne décrit pas la courbe harmonieuse qu’on pouvait lui souhaiter, on doit le louer d’avoir su échapper au génie impérieux de Wagner, dont le concept tout allemand ne se justifie pas très nettement dans ce qu’il voulut d’une fusion des arts : ce qui maintenant n’est guère plus qu’une formule qui achalande la littérature.

Gounod, avec ses défaillances, est nécessaire. D’abord : il est cultivé ; il connaît Palestrina, collabore avec Bach. Son respect des traditions est assez clairvoyant pour ne pas clamer le nom de Gluck — autre influence étrangère assez mal déterminée. — Il recommande plutôt Mozart à l’amour de jeunes gens, — preuve de grand désintéressement ; car jamais il ne s’en inspira. Ses relations avec Mendelssohn furent plus transparentes, puisqu’il lui doit cette façon de développer la mélodie en étagère, si commode quand on n’est pas en train (influence, en somme, peut-être plus directe que celle de Schumann). Au surplus, Gounod laisse passer Bizet, et c’est très bien. Malheureusement, ce dernier meurt trop tôt, et quoique laissant un chef-d’œuvre, les destinées de la musique française sont remises en question. La voici encore, telle une jolie veuve qui, n’ayant autour d’elle personne d’assez fort pour la conduire, se laisse aller dans des bras étrangers qui la meurtrissent. On ne peut nier qu’en art certaines alliances ne soient nécessaires ; au moins faut-il y apporter quelque délicatesse ; et, choisir celui qui crie le plus fort n’est pas suivre le plus grand. Ces alliances ne sont trop souvent qu’intéressées et cachent plutôt le moyen de ranimer un succès défaillant. Comme les mariages de raison, cela finit mal. Recevons généreusement ce qui s’importe d’art en France ; seulement, ne nous laissons pas duper, ne tombons pas dans l’extase à propos de mirlitons. Soyons persuadés que cette attitude n’a pas de réciproque ; bien au contraire, notre amabilité donne aux étrangers cette sévérité sans civilité, à peine ridicule, puisque nous l’avons provoquée. Pour conclure ces notes trop brèves pour les idées qu’elles remuent, et, quelquefois, contradictoires à Gounod, prenons sans raideur dogmatique l’occasion de saluer respectueusement son nom. Constatons encore que les raisons de durer dans la mémoire des hommes sont multiples et n’ont pas toujours besoin d’être considérables ; émouvoir une grande partie de ses contemporains est un des meilleurs moyens. Nul ne songera à nier que Gounod s’y employa généreusement.