Monsieur Croche/L’Opéra
VII
L’OPÉRA.
Tout le monde connaît, au moins de réputation, le théâtre national de l’Opéra. J’ai eu le regret de constater qu’il n’avait pas changé : pour le passant mal prévenu, ça ressemble toujours à une gare de chemin de fer ; une fois entré, c’est à s’y méprendre une salle de bains turcs.
On continue à y faire un singulier bruit que des gens qui ont payé pour cela appellent de la musique… il ne faut pas les croire tout à fait.
Par une grâce spéciale et une subvention de l’État, ce théâtre peut jouer n’importe quoi ; ça importe si peu qu’on y a installé avec un luxe soigneux des « loges à salons », ainsi nommées parce que l’on y est plus commodément pour ne plus entendre du tout la musique : ce sont les derniers salons où l’on cause.
En tout ceci, je n’attaque nullement le génie des directeurs, étant persuadé que les meilleures bonnes volontés se brisent là, contre un solide et solennel mur fait de fonctionnarisme entêté, et qui empêche toute lumière révélatrice de pénétrer… Ça ne changera du reste jamais, à moins d’une révolution, bien que les révolutionnaires ne pensent pas toujours à ces monuments-là. On pourrait souhaiter l’incendie, si cela n’atteignait par trop aveuglément des personnes assurément innocentes.
Pourtant, en secouant l’industrieuse apathie de cet endroit, on pourrait y faire de belles choses. Ne devrions-nous pas connaître la Tétralogie en entier, et depuis longtemps ? D’abord, ça nous en aurait débarrassé, et les pèlerins de Bayreuth ne nous agaceraient plus avec leurs récits… Jouer les Maîtres Chanteurs, c’est bien ; Tristan et Isolde, c’est mieux (l’âme charmante de Chopin y apparaît à des tournants de musique et en commande la passion).
Sans déplacer nos doléances, regardons comment l’Opéra servit le développement de la musique dramatique en France.
On y joua beaucoup de Reyer. Le succès m’en paraît dû à des causes bizarres. Il y a des gens qui regardent les paysages avec le désintéressement particulier aux ruminants ; ces mêmes gens écoutent la musique avec du coton dans les oreilles…
Saint-Saëns fit des opéras avec l’âme d’un vieux symphoniste impénitent. Est-ce là que l’Avenir viendra chercher les vraies raisons de lui conserver de l’admiration ?
Massenet paraît avoir été la victime du jeu d’éventail de ses belles écouteuses, dont les battements palpitèrent si longtemps pour sa gloire ; il voulut à toute force retenir au-dessus de son nom ces palpitations d’ailes parfumées ; malheureusement, c’était vouloir domestiquer une troupe de papillons… Peut-être ne manqua-t-il que de patience et méconnut-il la valeur du « silence »… Son influence sur la musique contemporaine est manifeste et mal avouée chez certains, qui lui doivent beaucoup : ils s’en défendent avec de l’hypocrisie… c’est vilain !
Parmi trop de stupides ballets, il y eut une manière de chef-d’œuvre : la Namouna d’Éd. Lalo. On ne sait quelle sourde férocité l’a enterrée si profondément que personne n’en parle plus… c’est triste pour la musique.
Dans tout cela, aucune tentative vraiment neuve. Rien qu’une espèce de ronronnement d’usine, un perpétuel recommencement ; on dirait que la musique en entrant à l’Opéra y endosse un uniforme obligatoire comme celui d’un bagne : elle y prend aussi les proportions faussement grandioses du monument, se mesurant en cela au célèbre « grand escalier » qu’une erreur de perspective ou trop de détails font paraître finalement… étriqué.
Pourquoi l’Opéra ne serait-il pas régi par un conseil formé de personnes trop riches pour vouloir faire de bonnes affaires, mais qui, au contraire, mettraient l’orgueil d’avoir beaucoup d’argent à faire de belles choses ? (Ce n’est qu’une question de tact et de choix.)
Puis un directeur de la musique complètement libre et indépendant, dont les fonctions seraient, d’abord, d’être au courant des mouvements d’art, et ensuite, d’assurer à l’avance un programme d’œuvres rétrospectives et délicatement choisies. — Pourquoi, quand se jouent les drames de Wagner, ne convierait-on pas M. Richter à diriger l’orchestre ? (Je choisis cette indication entre beaucoup d’autres.) Cela serait une condition d’attrait pour le public et de bonne exécution assurée. — Sans vouloir déplorablement insister, ce que je viens d’indiquer n’est pas une innovation, c’est un peu le principe des « Covent-Garden », où les représentations sont parfaites en tout point. Il est regrettable qu’on ne puisse pas faire mieux à l’Opéra, sinon aussi bien. Si même il y a une question d’argent, je ne veux plus comprendre.
Enfin, il faudrait surtout faire immensément de musique et ne pas entretenir le public dans une nonchalance voulue.
Certains artistes sont tristement responsables de cette nonchalance ; ils surent combattre un instant, juste ce qu’il fallait pour conquérir leur place sur le marché musical ; mais une fois le placement de leurs produits assuré, vivement ils rétrogradent, semblant demander pardon au public de la peine que celui-ci avait eue à les admettre. Tournant résolument le dos à leur jeunesse, ils s’endorment dans le succès sans plus jamais pouvoir s’élever jusqu’à cette gloire heureusement réservée à ceux dont la vie, consacrée à la recherche d’un monde de sensations et de formes incessamment renouvelé, s’est terminée dans l’espoir joyeux d’avoir accompli la vraie tâche ; ceux-là ont ce qu’on pourrait appeler un succès de « Dernière », si le mot succès ne devenait pas vil mis à côté du mot « gloire ». Je n’ai pas la prétention d’exiger que l’Opéra puisse jamais venir en aide à ces derniers, mais il pourrait ne pas servir exclusivement à soutenir les premiers. Et j’ai voulu montrer que les torts n’étaient pas tous du même côté.