Monsieur Croche/A. Nikisch

Librairie Dorbon-aîné ; Nouvelle Revue française (p. 57-59).
◄  L’Opéra
Massenet  ►

VIII

A. NIKISCH.

Ce dimanche, il faisait un soleil outrecuidant et irrésistible qui semblait narguer toute tentative d’entendre n’importe quelle musique. L’Orchestre philharmonique de Berlin, sous la direction de M. A. Nikisch, en profita pour donner son premier concert. J’espère que le bon Dieu me pardonnera d’avoir menti à mes résolutions et que d’autres, plus heureux, auront rendu hommage à l’herbe qu’il dispense généralement aux peaux de saucisson et aux dénouements logiques des idylles.

Tout ce que Paris compte d’oreilles fameuses et attentives était là, les étranges et chères madames surtout ! C’est le meilleur des « bon public » à qui sait s’en servir ; il suffit presque d’une attitude élégante ou d’une mèche de cheveux romanesquement tourmentée, pour s’en assurer l’enthousiasme.

M. A. Nikisch a l’attitude et la mèche, il y joint heureusement de plus sérieuses qualités ; en outre, son orchestre est merveilleusement discipliné, on se sent en présence de gens qui ne se préoccupent que de faire sérieusement de la musique ; ils sont graves et simples, comme les personnages d’une primitive fresque… c’est d’une rareté touchante.

M. Nikisch est un virtuose incomparable ; il apparaît même que sa virtuosité lui fait oublier ce que l’on doit au bon goût ! J’en prendrais un exemple dans son exécution de l’ouverture du Tannhæuser, où il oblige les trombones à des « ports de voix » dignes, tout au plus, de la grosse dame chargée de la sentimentalité au Casino de Suresnes, et où il fait surgir les cors à des endroits où rien ne les désignait spécialement à l’attention. Ce sont là des « effets » sans cause bien appréciable et qui étonnent du musicien averti qu’est M. A. Nikisch partout ailleurs. Avant cela, il avait prouvé la rareté de ses dons dans les Equipées de Till Eulenspiegel, de Richard Strauss. Ce morceau ressemble à « Une heure de musique nouvelle chez les fous » : des clarinettes y décrivent des trajectoires éperdues, des trompettes y sont à jamais bouchées, et les cors, prévenant un éternuement latent, se dépêchent de leur répondre poliment : « À vos souhaits » ; une grosse caisse fait des « boum-boum » qui semblent souligner le coup de pied des clowns ; on a envie de rire aux éclats ou de hurler à la mort, et l’on s’étonne de retrouver les choses à leur place habituelle ; car si les contrebasses soufflaient à travers leur archet, si les trombones frottaient leurs cylindres d’un archet imaginaire et si l’on retrouvait M. Nikisch assis sur les genoux d’une ouvreuse, il n’y aurait là rien d’extraordinaire. Cela n’empêche nullement que ce morceau ne soit génial par certains côtés, et d’abord par sa prodigieuse sûreté orchestrale et de mouvement frénétique qui nous emporte du commencement à la fin et nous oblige à passer par toutes les équipées du héros. M. Nikisch en a dirigé l’ordonnance tumultueuse avec un sang-froid merveilleux et l’ovation qui les saluait, lui et son orchestre, était on ne peut plus justifiée.

Pendant l’exécution de la symphonie inachevée de Schubert, un vol de moineaux s’était abattu aux fenêtres du Cirque et s’est livré à un pépiage qui n’était pas sans agrément. M. Nikisch a eu le bon goût de ne pas demander que l’on fît sortir ces irrespectueux mélomanes, ivres d’azur probablement ; peut-être n’étaient-ils qu’une innocente critique contre cette symphonie qui ne peut se décider, une fois pour toutes, à être inachevée…