Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 217-234).

XVII

Le lendemain, à l’heure charmante où la nature parée des perles matinales nous réveille pour se faire admirer dans l’éclat tranquille du ciel, la fenêtre de la chambre de Louise s’ouvrit avec lenteur pour laisser entrer l’arôme des fleurs et la brise de l’aurore dans l’alcôve de la jeune malade. Agnès parut un instant au balcon et joignit ses mains, en disant tout bas :

— C’est toujours lui.

Elle avait reconnu Octave dans le lointain.

Louise paraissait dormir d’un sommeil tranquille ; la nuit avait été bonne, l’incarnat de la fièvre semblait s’éteindre sur ce visage céleste, et faire place insensiblement aux douces nuances de la santé.

Agnès entra dans l’oratoire, et montrant le côté du parc, elle fit à Rose le signe qui voulait dire :

— Il est encore là !

— Mais ce pauvre jeune homme va se tuer ! dit Rose à l’oreille d’Agnès.

— C’est déjà fait ; il ne vit plus ! répondit Agnès, en se servant de la même précaution pour ne pas troubler le sommeil de Louise par le moindre bruit.

L’entretien continua ainsi à voix très-basse.

— Voilà un amoureux ! dit Rose.

— Un de ces amoureux qui font croire à l’amour, reprit Agnès, et il n’est pas heureux.

— Oh ! dit Rose, laissez rétablir mademoiselle, et il fera son chemin… Voyez-vous, mademoiselle Agnès, quand un homme aime avec cette passion une jeune fille, il est bien près d’être son mari.

Agnès soupira et regarda le plafond.

— Pardon, mademoiselle, poursuivit Rose, est-ce que vous croyez au retour de cet abominable coquin d’Auguste ?

— Non ; mais je crois à l’arrivée d’un charmant honnête homme qui me paraît bien dangereux.

Rose ne répondit rien, mit un doigt sur sa bouche, et chercha ce nouveau venu dans sa mémoire.

— Rose, vous ne devinez pas ? demanda Agnès.

— Non, mademoiselle, et pourtant je ne suis pas maladroite pour deviner un amoureux.

— Eh bien ! croyez bien ceci… le docteur est amoureux de Louise,

— Ah ! mon Dieu ! que me dites-vous là ! Est-ce qu’un médecin peut aimer sa malade ?

— N’y en aurait-il qu’un, c’est le nôtre… Mais vous ne remarquez donc rien, Rose ?

— Non, mademoiselle ; mais en y réfléchissant bien, je crois que tous les hommes peuvent devenir amoureux de ma jeune maîtresse ; elle a cinq cent mille francs de dot, et cela peut donner de l’amour aux plus aveugles et aux plus froids.

— Certainement, dit Agnès, la dot est pour beaucoup dans l’affaire ; un docteur de trente-cinq ans, qui fait un pénible métier pour gagner de l’argent, à vingt francs la visite, peut arriver tout de suite à la fortune, en épousant une héritière millionnaire ; mais notre docteur est un homme délicat, et s’il ne l’aimait pas Louise, il se persuaderai qu’il en est fou afin de ne pas se flétrir à ses propres yeux, en faisant un mariage de spéculation, un commerce honteux à propos de maladie.

— Oui, mademoiselle Agnès, je suis de votre avis, et cela me fait trembler pour ce pauvre Octave.

— Et pour le médecin aussi, interrompit Agnès. Octave y perdra ce qui lui reste de raison, il tuera le docteur, et M. Lebreton, qui aime la tragédie, en verra jouer une chez lui.

— Et vous croyez que M. Lebreton donnerait sa fille au docteur ?

— Mais, ma bonne Rose, tu ne connais donc pas mon oncle ! il a déjà crié par-dessus les toits qu’il donnerait sa fortune pour la vie de sa fille…

— Oh ! c’est une façon de parler qui n’engage à rien, remarqua Rose ; on dit qu’on donne sa fortune, et après la guérison on donne mille écus.

— Ou on donne sa fille, ce qui est plus aisé, reprit Agnès.

— Si la fille se laisse donner, dit Rose.

— Les femmes un peu romanesques, poursuivit Agnès, aiment toujours ceux qui leur sauvent la vie ; elles ont vu arriver cela dans les livres et au théâtre. Louise sait les romans et les opéras par cœur. Ainsi, elle ne cesse d’admirer, dans Guillaume Tell, Mlle Mathilde, la fille de l’empereur d’Autriche, laquelle est amoureuse d’un petit berger suisse qui lui a sauvé la vie un jour d’avalanche.

— Oui, je comprends cela, dit Rose ; il y a une manière de sauver la vie qui peut exalter, la tête d’une jeune fille, et bien disposer son cœur en faveur d’un homme. Ainsi, je pourrais peut-être aimer un homme qui ferait l’action courageuse d’Octave, mais aimer un docteur parce qu’il a fait son métier, en griffonnant des ordonnances, bonnes pour la guérison comme pour la mort, au choix de Dieu, ah ! voilà ce qui ne m’arriverait pas ! et Mlle Louise n’est pas femme à se dévouer ainsi, par reconnaissance pour des potions calmantes et des bains. Je la connais.

— Soit, je veux bien l’admettre, reprit Agnès ; mais le docteur a déjà toute la sympathie du père ; voilà ce que je vous apprends, puisque vous l’ignorez. M. Lebreton ne croit pas être père tant qu’il n’aura pas marié sa fille. C’est sa lubie. Le docteur est charmant, distingué, spirituel ; il est homme à exploiter une convalescence avec une adresse parfaite, dans un but matrimonial. Louise a, comme son père, la lubie du mariage. Au théâtre, quand le rideau tombe sur l’hymen obligé d’Arthur et d’Émilie, Louise me dit toujours : « Qu’ils sont heureux !… » Vous riez, ma bonne Rose ?

— Je ris parce que vous dites vrai.

— Eh bien ! qu’y aurait-il d’étonnant, si Louise, encouragée par son père, se mettait en devoir d’aimer un docteur qui a tout le charme d’un homme du monde, et fait oublier ses ordonnances de médecin par son esprit d’amoureux.

— C’est juste, remarqua Rose.

— Voilà le danger, reprit Agnès ; il faut donc sauver ce pauvre Octave de ce danger, et ne pas continuer la tragédie jusqu'au récit de Théramène.

— Sauvons Louise et Octave, dit Rose, je ne demande pas mieux ; mais comment ?

— Vous allez voir, Rose… Avez-vous étudié le docteur ?

— Pas trop… mais enfin, aidez-moi.

— Voici, Rose. Le docteur est un de ces hommes qui aiment à faire de la galanterie à droite et à gauche, à débiter des circulaires de compliments et de madrigaux.

— Oui, dit Rose, le docteur est un homme de femmes.

— Votre expression est juste, poursuivit Agnès, le docteur est un fat charmant, qui commence par être amoureux de sa petite personne, pour décider les femmes à suivre son exemple et à l'aimer.

— Oui, mademoiselle Agnès, je crois qu’il est bien observé.

— Le docteur est un homme, reprit Agnès, qui a toujours à la bouche des citations de Phédre, ce qui enchante M. Lebreton… Vous ne connaissez pas Phédre, vous ?

— Non, mademoiselle.

— Tant mieux ! C’est une tragédie qui persuade aux hommes que les femmes ont le diable au corps, et qu’elles ont, pour le sexe laid, des passions charnelles indomptables. Quand on joue Phèdre, tous les hommes prennent des poses superbes dans les loges du théâtre, et se font admirer.

— Ces imbéciles, remarqua Rose.

— Enfin, on peut exploiter cette fatuité classique… Le docteur est amoureux de Louise, ce qui ne l’empêche pas de me décocher un madrigal, dans l’occasion.

— Comment donc ! dit Rose, il ne se gêne pas davantage avec moi !… Encore hier, dans l’escalier, il s’est permis de… Enfin, vous avez raison, mademoiselle Agnès… c’est un homme de femmes.

— L’autre soir, reprit Agnès, il se promenait sur la terrasse, avec Mme de Gérenty, et je l’ai entendu lui citer ces vers de je ne sais qui :

…… Ô miracle des belles

Je veux vous enseigner un nid de tourterelles !

— Mais c’est un homme abominable ! dit Rose.

— C’est un homme, reprit Agnès, et je veux lui prouver que je suis une femme… J’entends un bruit de bottes vernies dans l’escalier, c’est lui… Commençons.

Les deux jeunes femmes sortirent de l’oratoire, et le docteur, suivi de M. Lebreton, entra dans la chambre.

Agnès fit un signe au docteur, qui entr’ouvrit doucement les rideaux de l’alcôve, regarda Louise avec attention, et donna par un sourire radieux le bulletin de sa santé.

La belle jeune malade dormait toujours de ce doux sommeil qui rassure et fait croire à une prompte guérison.

Agnès montra à Rose son fauteuil de garde-malade et sortit, en suivant le docteur, comme elle faisait tous les matins, pour écouter le rapport sous les arbres de la terrasse.

— Nous allons assez bien, ce matin, dit le docteur ; la maladie n’empire pas, elle suit une marche rétrograde. L’équilibre tend à se rétablir. J’ai deux excellents auxiliaires : sa jeunesse et sa forte constitution. C’est la Vénus de Milo ; elle pourrait se passer d’Hippocrate ; elle porte sa panacée en elle-même. On pourrait lui dire ce mot du vieillard de Cos : Ægrotans, cura te ipsam… Pardon, mademoiselle Agnès, il faut toujours qu’un docteur fasse une citation en latin.

M. Lebreton était dans l’extase ; il serra la main du docteur, et lui dit :

— Je vous laisse avec ma nièce, il faut que j’écrive ces bonnes nouvelles à ma sœur ; nous nous reverrons à déjeuner.

— Vraiment, dit Agnès, avec un sourire délicieux, les malades sont moins à plaindre que les gens qui se portent bien, lorsqu’ils rencontrent un médecin comme vous.

— À votre âge, mademoiselle, dit le docteur, la maladie n’est que le repos de la santé.

— N’importe ! reprit Agnès, la santé est une si belle chose qu’il ne faut pas lui donner ce repos.

— Quelle est votre patronne, mademoiselle ?

— Sainte Agnès ; 21 janvier.

— Oh ! une martyre qui a bien souffert à Rome ! Eh bien ! la même ville vous a donné une patronne meilleure, et qui n’a jamais souffert.

— Laquelle, docteur ?

— La déesse Hygie… Connaissez-vous les vers qu’un poète du dix-huitième siècle a fait sur votre patronne païenne ?

— Non, je ne connais que les poètes de mon siècle.

— Écoutez ceux-ci.

— Asseyez-vous, docteur ; il faut être assis pour dire des vers du dix-huitième siècle, et surtout pour les écouter.

— Oh ! la pièce est très-courte.

— Alors, elle est bonne.

— Voici, reprit le docteur :

Il est une jeune déesse,

Plus agile qu’Hébé, plus fraîche que Vénus ;
Elle écarte les maux, les chagrins, la tristesse ;

Sans elle le bonheur n’est plus.
Les amours, Bacchus et Morphée
La soutiennent sur un trophée
De lierre et de pampres orné ;
Tandis qu’à ses pieds abattue,
Rampe l’inutile statue
Du dieu d’Épidaure enchaîné.

— Docteur, dit Agnès en battant des mains, vous récitez admirablement les vers ; je parie que vous en faites…

— Oh !… j’en fais… en amateur, dit le docteur d’un air modestement orgueilleux, j’en fais pour le salon, et non pour le public.

— Je vous présenterai mon album.

— J’essayerai d’y mettre quelque chose digne de vous.

— Un quatrain suffit.

— Vous méritez un poëme.

— Un docteur poëte, c’est chose rare.

— Esculape est fils d’Apollon.

— Ah ! c’est juste ! et vous êtes fils d’Esculape, vous. Que de vers vous devez avoir adressés à vos belles malades après la guérison !

— Avant, toujours.

— Il parait que vos vers sont dangereux. J’aime mieux attendre mon quatrain très-longtemps.

— Je ferai votre épithalame.

— Oh ! docteur, je suis une vieille fille, j’ai vingt ans, et j’ai renoncé au mariage.

— Vous ! renoncer au mariage ! vous ! la vivante expression de la beauté, de la grâce, de l’esprit !

— Ah ! monsieur le docteur, je cherche mon idéal et je ne le trouve pas ; notre siècle est pauvre en ce genre. Il y a beaucoup d’hommes, peu de maris et point d’idéal.

— Vous courez après un fantôme, mademoiselle.

— Peut-être.

— Ah ! vous espérez donc atteindre votre idéal ?

— La vie est un long espoir.

— Vraiment, mademoiselle, vous me rendez triste une matinée si belle ; il y a une plainte dans votre organe si doux ; il y a une douleur dans votre pensée, un nuage dans votre regard. À quoi donc servent la jeunesse, la beauté, la fortune ? À changer en malheurs les dons du ciel.

— Ah ! monsieur le docteur, dit Agnès avec un long soupir, je vois que vous avez étudié l’homme, et que vous ne connaissez pas la femme.

— Mademoiselle, je m’incline devant ce jugement et je n’en appelle pas.

— La femme, reprit Agnès avec feu, ne vit que par le cœur, et le cœur n’a besoin ni de jeunesse, il est toujours jeune ; ni de beauté, il est invisible ; ni de fortune, il est assez riche. Le cœur est tourmenté par de plus hautes exigences, et lorsque ce noble indigent ne trouve pas ce qu’il cherche, il ne pourrait l’obtenir ni de l’or de Plutus, ni de la jeunesse d’Hébé, ni de la beauté d’Apollon. Vous aimez la mythologie, en voilà.

— Cela veut dire, mademoiselle, pour parler clairement, que vous n’êtes pas heureuse.

Agnès croisa les bras et regarda le ciel,

— Nous sommes quelquefois, par occasion, dit le docteur, les médecins des maladies de l’âme ; mais il faut que le malade spirituel ait confiance en nous.

— Mais il faudrait auparavant que les maladies de l’âme fussent classées et portassent un nom, comme la migraine, la névralgie, la fièvre typhoïde. Avez-vous un dictionnaire médical des maladies spirituelles ?

— Oui.

— En combien de volumes ?

— En un seul mot.

— Lequel ?

— Amour.

— Ce dictionnaire, docteur, est à l’usage des hommes ?

— Il est dédié aux deux sexes.

— Eh bien, je n’accepte pas la dédicace, moi. Votre amour ne ressemble pas au nôtre. Chez nous, le sentiment pur domine la passion grossière, et chez vous… achevez ma phrase, docteur.

— Ah ! mademoiselle, je ne veux pas condamner les hommes en masse ; il y a d’honorables exceptions ; il y a des hommes qui ont le cœur féminin.

— Bien peu.

— N’y en aurait-il qu’un, mademoiselle, j’ai tant d’affection pour celui-là que je n’ose prononcer une condamnation universelle.

— En voilà un que j’aimerais, si je le connaissais ! dit Agnès en riant.

— Vous le connaissez, mademoiselle, et vous ne l’aimez pas.

— Prenez garde, docteur, n’affirmez rien.

— Ainsi, mademoiselle, vous auriez donc trouvé votre idéal ?

— Mais si mon idéal ne m’a pas trouvée ; moi, me voilà bien avancée !

— Cet idéal serait aveugle.

— Non… oh ! non, docteur… vraiment, dit Agnès en jouant l’embarras, les hommes sont étranges… il y en a de présomptueux, qui pensent n’avoir qu’à se montrer pour nous séduire, et ceux-là sont, en général, dépourvus de tous les avantages que nous recherchons… Je suis une vieille fille, et j’en ai déjà vu bon nombre de ceux-là… Un éclat de rire a foudroyé leur présomption… Il en est d’autres, rares, ceux-là… oh ! bien rares !… malheureusement !… d’autres, doués de tous les mérites, et qui garderaient toujours un aveu au fond du cœur, tant ils se méfient d’eux-mêmes ! tant ils craignent de perdre un espoir, en révélant leur amour ! Ainsi, voyez donc à quoi est exposée une femme qui se met à la recherche de ce phénix d’amour qu’on nomma l’idéal ? Si elle le trouve, par hasard, elle rencontrera chez lui, nécessairement, entre autres vertus, cette modestie silencieuse et cette noble méfiance qui n’osent rien demander ; et la femme, esclave des chastes réserves de son sexe, n’osant jamais donner un encouragement à des timidités honorables, chacun gardera sa position, comme ces deux statues de plâtre qui sont là sur leurs piédestaux, et on attendra l’âge avancé de la vieillesse, pour échanger une déclaration d’amour et se marier dans le passé.

Le docteur écoutait, comme écoute un bel homme et un homme charmant ; les fumées de l’amour-propre montaient à son front, et donnaient à ses yeux et à ses oreilles des perceptions menteuses ; il voyait ce qui n’existait pas, il entendait ce qu’on ne disait pas. La belle Agnès ne parlait plus ; elle regardait la cime des arbres et semblait demander une réponse. Le docteur, ne sachant trop ce qu’il allait dire, préludait par des mots décousus, lorsqu’un son de cloche le tira d’embarras. On annonçait le déjeuner.

— Déjà dix heures ! dit-il en regardant sa montre ; et il offrit son bras à la jeune femme, qui parut fort contrariée de ce carillon ; il brisait un entretien si doux, et au moment décisif !

Rose s’avança vers le docteur d’un air joyeux, et lui dit :

— Mademoiselle vient de se réveiller : elle est très-câline ; elle m’a parlé très-raisonnablement, et m’a demandé des fraises.

— Bon symptôme ! dit le docteur… Vous me permettez, mademoiselle, je vais faire une courte visite à votre cousine, et je descends.

Le docteur disparut comme l’éclair, pour se rajeunir de dix ans.

— Eh bien ! mademoiselle ? demanda Rose à voix basse et avec un signe intelligent.

— L’hameçon est jeté ; il mordra, dit Agnès.

Et elle entra dans la salle où M. Lebreton venait de s’asseoir.

— Ah ! dit M. Lebreton revenu à la gaieté ; il faut avouer que ce cher docteur a fait un miracle.

— Le bon Dieu l’a un peu aidé, remarqua la belle Agnès.

— Oui… oui… sans doute… la Providence… mais enfin cela n’ôte rien au talent et à la science du docteur.

— Les médecins, reprit Agnès, ont toujours un grand intérêt à exagérer le danger d’un malade. C’est assez naturel. Si le malade meurt, ils disent : — Ah ! je vous l’avais bien annoncé ; le mal était sans remède. Si le malade revient à la santé, ils ont la gloire d’avoir guéri un incurable. La tactique est bonne et trompe toujours.

— Mais, ma chère Agnès, reprit M. Lebreton, quelle rage as-tu d’attaquer tous les hommes que je reçois avec amitié ?

— C’est que, mon oncle, vous jetez par la fenêtre votre amitié comme votre argent ; il y en a pour tout le monde. Vous semez de la graine d’ingrats partout.

— Allons ! tais-toi, Agnès, voici le docteur.

Le docteur entra, rayonnant de joie, serra la main de M. Lebreton, s’assit, et donna les meilleures nouvelles de la santé de Louise. Agnès écoutait et regardait le docteur en ouvrant ses beaux yeux noirs, qui lançaient des flammes. Le docteur avait cette faculté visuelle qui permet de voir l’expression d’un visage voisin, comme si le pouvoir de l’œil s’étendait jusqu’à l’oreille, faculté que la belle Agnès avait aussi, comme beaucoup de femmes, et qu’elle avait remarquée chez le docteur. Aussi, depuis le matin, elle se livrait à la contemplation extatique, quand le docteur ne la regardait pas dans la ligne visuelle directe, et elle changeait subitement sa physionomie admirative en indifférence, lorsque le docteur la regardait en face. Il y avait dans cette métamorphose et cette mobilité de visage un naturel si parfait, une décomposition si subite, que le docteur n’aurait pu soupçonner la moindre idée de ruse, le moindre plan organisé contre sa personne. Aussi, vers le milieu du repas, le docteur, qu’emportait toujours la manie de la citation, se crut obligé de se citer à lui-même, mentalement, ce vers de sa tragédie favorite :

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

Dès ce moment, il résolut d’avoir pitié de tant d’amour, et d’accorder ses faveurs à cette jeune Phèdre d’occasion.