Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 187-201).

XIV

Quand il se trouva seul, dans les arbres, avec son prisonnier, Octave lui dit :

— Je vous ai rencontré comme un bandit épouvantant une famille honnête, et je puis vous livrer à la justice comme un malfaiteur. Toutes les preuves sont contre vous. Eh bien ! je ne ferai pas une chose qui serait une lâcheté. C’est moi qui me mets, à votre disposition. Vous avez reçu de moi, à Naples, la plus grave des insultes, celle qui veut du sang. Vous veniez me chercher ici, ce qui prouve que les années n’ont pas refroidi votre vengeance, et vous vous êtes servi, des moyens violents pour connaître ma maison, en effrayant un jeune poltron que vous croyez mon ami. Vous avez pris trop de peine ; je ne me cache pas ; on me rencontre partout, et toujours prêt à répondre à ce que me demande l’honneur… J’attends votre réponse, monsieur… J’ai oublié votre nom…

— Zoar-Simaï, dit l’autre, d’un ton nonchalant.

— Je ne suis pas étonné de l’avoir oublié, reprit Octave, ce nom n’est pas commun.

— Un nom comme un autre, dit Zoar-Simaï en s’appuyant contre un arbre. D’abord, causons un peu.

— Je veux bien, dit Octave en s’asseyant sur l’herbe devant son interlocuteur.

— Vous croyez donc, monsieur Octave, vous qui avez un nom commun, vous croyez que je suis venu vous chercher ici ? à la campagne ?

— Mais… il me semble…

— Ah ! il vous semble faux ! ne vous donnez pas tant d’importance. Je me soucie de vous si peu, que je regrette la peine, que prennent mes yeux en vous regardant. Je suis artiste ; j’aime le beau, et vous, monsieur Octave, vous abusez de la permission qu’ont les hommes d’être laids.

— Diable ! monsieur Simar-Ronaï, dit Octave vous êtes changé à votre avantage ! je ne vous reconnais plus. Vous êtes devenu amusant. Un jour même vous aurez la chance d’avoir de l’esprit ; qui sait ? Je parie même que vous avez fait des progrès en peinture. La seule auberge de ce village n’a pas d’enseigne ; voulez-vous la peindre ? au moins vous serez exposé une fois. L’aubergiste paye en aveugle et ne convoque pas de jury ; ne perdez pas cette occasion de vous faire un nom. Voulez-vous que j’en parle à l’aubergiste du Grand-Cerf ? c’est le Mécène de Chatou ; il y a tous les jeudis, à son exposition, un public délicat qui arrive de Pontoise et cause peinture jusqu’à l’abattoir : c’est un public fait pour vous et pour les peintres incompris. À Naples, vous étiez entouré de jaloux : il y avait deux paysagistes qui s’avisaient maladroitement de faire des chefs-d’œuvre à votre côté, pour étouffer au berceau le germe de votre talent. Un seul ami vous mit en lumière, le jour où votre pinceau décapita un grand peintre florentin, sous prétexte de peindre sa tête. Cet ami, vous l’avez encore devant vous : c’est moi. Votre toile d’araignée méritait une récompense ; je vous décorai de ma main sur la joue, en plein café. Vous le voyez, j’abuse aussi de la permission qu’ont les hommes d’être insolents envers les lâches ; j’abuse de tout.

— Monsieur Octave, dit Zoar-Simaï, après avoir écouté avec distraction, je crois avoir compris votre pensée.

— Et je crois m’être expliqué assez clairement, moi, monsieur Simaï.

— Eh bien ! monsieur Octave, vous n’êtes pas assez fin pour moi.

— Oui, je sais que vous êtes très-fin, excepté au pinceau. Allez toujours.

— Vous me connaissez d’un caractère très-emporté, très-violent.

— Excepté dans vos tableaux de bataille, monsieur Zoar.

— Oui, ajoutez toujours quelque chose… et quand vous m’aurez poussé à bout, quand je vous aurai rendu deux soufflets pour un, vous serez dans le cas de légitime défense, et vous m’assassinerez bravement avec mon pistolet que vous avez encore dans votre paletot. Voilà votre noble tactique.

— Monsieur Simaï, vous avez étudié Machiavel, en Italie ; votre oeil perce le front du voisin et photographie la pensée. On devrait vous parler avec un masque et en pantomime, car la perception de votre oreille est si délicate, que vous surprenez aussi la pensée dans l’inflexion de la voix. Vous êtes un homme terrible. Devant cette perspicacité fabuleuse, il faut s’incliner et la payer de franchise. Oui, j’ai voulu vous pousser à bout et vous tuer dans le cas de légitime défense… Tiens ! il le croit, l’imbécile !… Mais que voulez-vous que je fasse de votre mort et d’un gibier tel que vous ? Est-ce que vous valez la peine qu’on vous tue ? À l’état de vivant, vous n’êtes rien pour moi ; à l’état de cadavre, vous seriez quelque chose : un remords ! En ce moment, j’ai besoin de vous… Voyons, devinez pourquoi, vous qui êtes si fin ?

— Vous avez besoin de moi ? demanda Simaï d’un air étrange.

— Oui. Aussi, je ne vous quitte pas. Vous m’êtes trop précieux ; vous êtes mon homme providentiel… Oh ! je puis vous dire cela, parce que la fin de ce jour verra s’accomplir bien des choses !… et alors tant pis !… C’est à moi que je parle… une parenthèse… Ne faites pas attention… Je m’adresse à vous, maintenant… Ce matin, j’avais un chagrin… violent… je ne trouve que ce mot dans le vocabulaire… violent est faible…

— Et quel chagrin ? demanda Simaï.

— Oh ! vous ne l’avez jamais eu celui-là, vous !

Simaï devint pâle et fit un mouvement.

— J’avais fait un petit chef-d’œuvre de paysage, un coucher de soleil qui aurait éteint Claude, et mon jeune chien qui cherchait un joujou dans ses ennuis, a mis mon chef-d’œuvre en vingt livraisons ! Il n’existe plus ! Je lui avais promis la médaille d’or du salon de 1859. J’ai cru un moment que Gorot, Daubigny ou Cabat ont graissé la patte à mon Érostrate de chien… Je voulais me tuer, comme l’architecte du temple d’Éphèse, et je cherchais un suicide honorable, lorsqu’une jolie femme de chambre arrive et m’annonce qu’un malfaiteur, armé jusqu’aux dents, arrête mes voisins dans un salon, et leur demande la bourse ou la vie. Jugez de mon bonheur ! Allons nous faire tuer ! me suis-je dit, et j’économise un suicide ! Il faut bien être économe une fois dans sa vie ! Je fais trois bonds, j’arrive et je vous reconnais du premier coup… Alors je vous enlève… parce qu’on va se marier dans cette maison… et il ne faut pas troubler la veillée des noces… je vous entraîne donc ici comme mon sauveur, mon libérateur, ma providence, et je m’accroche à vous comme le naufragé à la pointe d’un écueil. Que va-t-il arriver entre nous ? Je n’en sais rien ; mais il y aura toujours bénéfice, profit et diversion pour moi.

— Ma foi ! dit Simaï ; deux hommes ne peuvent pas se rencontrer plus à propos. J’en ai assez de la vie… elle m’est insupportable et odieuse… pourquoi ?… c’est mon secret… La société ne veut pas de moi, et moi je ne veux pas d’elle… j’apprends que… un… de mes amis, un riche avare, se marie… et épouse une… dot de plus d’un million… cela me paraît une fable, un conte… une absurdité…

— Une absurdité qu’un homme se marie ? interrompit Octave.

— Enfin, je n’en dis pas davantage, reprit Simaï ; une absurdité, c’est le terme… il ne m’en avait pas soufflé un mot, le misérable !… ma tête se monte… j’arrive, et je ne doute plus ; il était là, buvant le champagne avec deux femmes laides à faire peur. Je l’ai insulté, je l’ai traité comme un chien de Constantinople ; je voulais l’exciter à se battre avec moi, à se battre à mort, jusqu’à nous dévorer, et à nous faire mettre en terre tous deux dans la même fosse ! Le lâche a dans les veines du jus de nénufar ; il n’a pas plus bougé que cet arbre. Heureusement, vous êtes arrivé, vous, et tout ne me manquera pas.

Octave avait écouté cela comme le récit d’un rêve fiévreux. Il y eut un instant de silence.

— Ce jeune homme qui va se marier, dites vous, était votre ami ? demanda Octave d’une voix tremblante.

— Et certainement, dit Zoar ; on peut avoir des amis partout, je n’ai pas toujours été pauvre ; pas toujours habillé, ou pour mieux dire, deshabillé comme saint Labre. J’ai joué mon rôle de dandy.

— Et qui vous a ruiné ? les femmes ?

— Oh ! non.

— Le jeu ?

— Je ne joue jamais.

— La Bourse ?

— Je ne la connais pas.

— La table ?

— Je suis sobre.

— Je ne devinerai jamais, si vous ne m’aider pas.

— Je ne vous aiderai pas.

— Encore un mot, et puis, nous réglerons notre affaire de Naples. Vous avez, dites-vous, trouvé le jeune marié votre ami avec deux femmes très laides ?

— Oui

— Il y avait une blonde et une brune ?

— Ah ! je n’ai pas remarqué leurs cheveux, ni même leurs figures.

— Mon pauvre jeune homme, je vous crois un peu fou ; dit Octave avec commisération.

— Non, je ne suis pas fou ; je suis malheureux ; reprit Simaï avec un ton de mélancolie navrante.

Octave prit le pistolet dans la poche de son paletot, et l’arma.

— Oh ! je ne vous crains plus maintenant, dit Simaï ; je viens de voir briller une larme dans vos yeux. Votre arme ne me fait pas peur… et puis comme elle doit être douce, la mort, quand on a trop fatigué sa vie !… La tombe est le meilleur des lits de repos.

Octave étendit son bras à sa droite et fit feu.

— La mort vient de passer là, dit Simaï, en montrant la direction de la balle, et la mort n’a rendu service à personne… une mort perdue !

— Maintenant, dit Octave, nous pouvons parler de notre duel de Naples, en toute sécurité. La partie est égale. On a beau ne pas tenir à la vie, on aime toujours à mourir régulièrement… Voyons… j’ai deux témoins excellents… deux hussards… des témoins omnibus… Ils logent près d’ici… Vos armes seront, les miennes ; vous êtes l’insulté, ne perdons pas de temps… Oh ! mon Dieu ! vous ne sauriez dire ce que je souffre !…

— Oui, vous êtes devenu tout à coup horriblement pâle, dit Simaï avec douceur et en se rapprochant.

— J’ai les pressentiments des hommes nerveux, reprit Octave… Il se passe en ce moment quelque chose d’affreux pour moi… l’air me le dit à l’oreille.

— Et vous tenez donc beaucoup à ce duel ? demanda Simaï.

— C’est mon seul remède en ce moment.

— Et vous voulez me tuer pour vous guérir ?

— Je veux ce que voudra ma destinée.

— Quant à moi, je suis tout réconcilié avec vous, mais si vous tenez à vous venger du soufflet que j’ai reçu, allons chercher les deux hussards. Vous pouviez me livrer à la justice, vous ne l’avez pas fait ! vous pouviez me tuer, pour mettre de votre côté les chances favorables de votre duel, ici, dans ce bois désert, et vous avez laissé vivre celui qui peut vous donner la mort dans un instant… Tenez, monsieur Octave, je suis un être profondément dégradé… Quand les bons instincts me reviennent, je rougis de moi-même, et il ne me reste plus la moindre goutte de venin au fond du cœur. J’ai assisté plusieurs fois à l’exécution des grands criminels… Ces hommes dont la vie fut faite de crimes affreux… Eh bien !… en écoutant une bonne parole, au moment de l’agonie, ils pleuraient comme des enfants, et redevenaient honnêtes. Si on leur eût fait grâce, ils auraient bien vécu… L’homme n’est pas si mauvais qu’on le croit… Les plus pervertis gardent toujours un souvenir de l’alcôve de leur mère, et ce souvenir suffit pour réveiller les remords et préparer le repentir… Voulez-vous me faire grâce sur l’échafaud ?

— Moi, monsieur !… mais si vous n’exigez rien, vous, je n’ai plus rien à vous demander… Seulement, personne ne m’accordera ma grâce, à moi qui suis innocent. Cet entretien fiévreux que nous avons me surexcite et me fait vivre en apparence. Mais quand je n’aurai plus devant moi un homme comme vous, mystérieux et fatal ; une apparition qui me donne en plein jour les âpres sensations des mauvais rêves, je vais retomber dans un désespoir mortel… Voyez tomber le soleil à travers l’éclaircie de ces arbres… Eh bien ! à mesure que je lui vois descendre un échelon de ces rameaux, un bec de vautour m’arrache un lambeau du cœur, et quand le soleil aura disparu, le cœur tout entier sera dévoré… Un ange de beauté donnant des sourires à un homme !… Un mari, un maître revêtu d’un pouvoir formidable… Une épouse soumise comme une esclave… Des yeux ardents qui ne rencontrent plus de voiles… Des caresses qui donnent l’extase… Des révélations qui éblouissent… Des voluptés qui n’ont pas même de nom, dans la langue du bonheur !… Oh ! je suis fou !… la nuit va venir ; elle est intolérable la jalousie qui tombe des étoiles ? non, non, je ne verrai pas le soleil de demain.

Octave se laissa tomber sur le gazon, en plongeant ses mains convulsives dans ses cheveux dévastés.

— Pauvre jeune homme ! dit Simaï ému, et n’osant prendre la main d’Octave, pauvre enfant !… attendez… je crois comprendre… Vous aimez ? n’est-ce pas ?

— Belle question ! dit Octave, à voix basse.

— Une femme ?

— Eh ! qui donc voulez-vous que j’aime !

— Bon !… celle que va épouser Auguste ?

— Oui.

— Eh bien ! croyez-moi, monsieur Octave, ce mariage n’est pas encore fait, croyez-moi.

Octave releva son torse et regarda son étrange interlocuteur.

— Ne perdez pas espoir.

— Mais je ne croyais pas aussi à ce mariage, dit Octave, et il a fallu bien enfin se rendre à l’évidence. Tout est prêt, et les époux de demain sont des amants aujourd’hui… tout leur est permis… tout… La bénédiction nuptiale arrive ensuite ;… je vous dis qu’ils sont déjà mariés… mariés dans le sens profane du mot,… ah ! c’est horrible !

— Et moi, je dis, ah ! c’est impossible !

— Pourquoi ?

— Vous en demandez trop. Contentez-vous de ce que je vous dis… Tenez, monsieur Octave, vous êtes un excellent garçon, et si ma main était digne de serrer la vôtre, je la serrerai avec énergie pour donner plus de force à mon serment… Je vous jure, non pas sur mon honneur, mais sur le vôtre, qu’Auguste n’épousera pas cette femme.

— Et qui fera obstacle !

— Moi… Cela vous étonne… je suis un misérable, c’est vrai, mais ma détestable individualité pourra être bonne à quelque chose. On ne guérit pas les maladies incurables avec des parfums ; on les guérit avec des poisons. Je vous guérirai.

Octave réfléchit, regarda le ciel, soutint une lutte intérieure, et dit :

— Il m’est impossible d’accepter un secours de la main d’un homme qui se flétrit lui-même. Je vous plains, monsieur ; je ne connais pas la nature des fautes que vous vous reprochez à vous-même, mais si je puis aider votre repentir et votre retour au bien, je le ferai de grand cœur. Il y a le même remède pour les maladies morales et physiques ; le changement de climat. Je vous prêterai de l’argent… la somme qu’il vous faudra pour aller vivre dans les pays lointains, où votre honteux passé n’étant connu de personne, vous vous ferez aisément un honnête avenir.

— J’en doute, dit Simaï, avec un soupir.

— Tenez, reprit Octave, en ouvrant un portefeuille, j’ai, depuis cinq jours, mon viatique en poche ; prenez ceci, et ne doutez plus.

— Mais ce n’est pas de vous que je doute, dit Simaï, en repoussant le portefeuille ; c’est de moi, ma conversion est impossible.

— Eh bien ! il m’est impossible alors d’accepter de vous la moindre assistance. Laissez-moi.

Simaï inclina la tête, et s’interrogea longtemps ; puis se relevant avec énergie, il dit :

— Je connais dans les vallons déserts de Calabre ou de Sicile de petites chaumières isolées, où l’homme résolu à tout peut vivre comme un ermite, loin de toute fréquentation… j’irai vivre là. Je vous le jure. Si le repentir est un second baptême devant Dieu, je me repens ; si l’expiation nous renouvelle, je suis prêt à l’expiation… Maintenant me sera-t-il permis de vous sauver du désespoir ?

Octave garda le silence, et se soumit à lui-même un nouveau cas de conscience, avec lequel le rigide casuiste ne crut pas devoir transiger.

— Et moi aussi, dit-il, j’ai juré de laisser s’accomplir ce mariage, sans le troubler. Rien ne peut me délier de ce serment ; un serment écrit et signé. Ainsi de toute manière, votre offre est inacceptable ; mais je vous en suis toujours reconnaissant… Persistez dans vos bonnes résolutions, et acceptez ceci pour…

— Je n’accepte rien ! dit Simaï qui parut obéir à une inspiration nouvelle ; tout est mis à néant. Cette minute nous retrouve vous et moi tels que nous étions au début de cet entretien… Où sont vos armes ? où sont vos témoins ? Cherchez ce qu’il faut, pour un duel à mort. Je vous attends… dans une heure, vous me reverrez ici, à cette même place, et l’un de nous deux y trouvera le repos éternel.

Ce brusque changement fit peu d’impression sur Octave ; sa pauvre tête d’ailleurs était trop bouleversée, et la réflexion ne pouvait s’y loger un seul instant, il accepta par un signe de tête, sans s’inquiéter du reste, et faisant un léger signe de la main, il partit, en disant :

— À bientôt !

Simaï tira de sa poche un calepin, en déchira une page, écrivit trois lignes au crayon, et chercha sur la limite du village un messager champêtre, qui pût remplir, avec intelligence, l’office de facteur.