Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 174-186).

XIII

La joie est au comble dans la belle villa de M. Lebreton ; il y a eu trois jours de fête domestique, et sans invités. Le maître de la maison a l’égoïsme du bonheur ; il veut avoir sans cesse devant ses yeux le tableau d’intérieur qui le ravit d’aise, et qui perdrait tout son charme, au milieu d’une cohue de voisins jaloux, bruyants ou curieux. Auguste montre dans son amour un empressement modéré, mais chez un homme d’étude et de science, cette modération est une ardente hyperbole pour un bon père aveugle ; ce madrigal est un dithyrambe. Louise est la plus fortunée des jeunes filles, et voit son beau fiancé, avec les yeux fermés de son père. Deux femmes s’obstinent à faire schisme dans la maison. Mlle Agnès et Rose ; mais comme on ne les écoute pas, elles se sont résignées au silence, et protestent par ces petits airs malins et ces gestes brusques, qui sont les épigrammes muettes de leur sexe. Les premiers cadeaux sont donnés ; la corbeille est prête ; on déploie, chaque jour, des nuages de dentelles, des étoffes de toute couleur, des parures de toute fantaisie, des cachemires de toute mesure. L’opulence du millionnaire n’a rien marchandé.

Autour des murs de la villa un jeune homme erre comme une âme en peine, et demande à chaque instant un conseil à son désespoir. Le désespoir lui dit :

— Attends.

Et Octave attend, et meurt tous les soirs.

Nous sommes a la veille de la publication des bans. Il est décidé qu’on n’en fera qu’une, Auguste compte toujours sur un message d’Octave, le message n’arrive pas. Octave se croit lié par son serment.

On va causer de la liste des invités en déjeunant, et en famille, entre quatre convives. Mlle Agnès se récuse.

— On se passera de ton avis ; lui dit sèchement M. Lebreton.

Auguste invente un oncle, deux tantes, et deux cousins, avec, les premiers noms venus, et quelques-uns ornés de particules, ce qui réjouit Louise au dernier point. M. Lebreton inscrit ces faux parents au crayon. Le colonel et Mme de Gérenty boudent et se tiennent à l’écart. On les invitera par politesse. Louise propose trois amies de pension et leurs familles : le père accepte ces invités. On propose ensuite M. le maire ; Auguste ne fait aucune objection. Et M. le curé ? demande Louise. Ça va sans dire, réplique le père, et il inscrit M. le curé.

— Qui fait donc tant de bruit sur la terrasse ? dit M. Lebreton, en regardant du côté de la porte, avec inquiétude.

— Je crois, dit Louise, que c’est encore une dispute entre le jardinier et le commissionnaire du chemin de fer. On aura brisé en route quelque envoi, et on ne veut pas le recevoir… Attendez-vous quelque chose de Paris, monsieur Auguste ?

Auguste n’existait plus. Ce bruit extérieur semblait annoncer le foudroyant réveil d’Octave si longtemps endormi. Cet infâme, pensait-il, a violé sa parole d’honneur, parole écrite et formulée de vive voix ! Quelle horrible scène va éclater dans cette salle si tranquille ! le volcan va faire son éruption.

— J’attends, dit Auguste en bégayant d’effroi, j’attends… une visite… un infâme qui se moque des saintes lois de l’honneur… Monsieur Lebreton, usez de vos droits de maître. Faites-le mettre à la porte, ne l’écoutez pas. C’est ce misérable qui fait tant de bruit sur la terrasse.

— Oui, je devine, c’est l’insolent petit Octave ! s’écria Lebreton.

— Oui, oui, c’est lui ! dit Louise toujours indignée à ce nom. Bon père, faites ce que dit M. Auguste.

M. Lebreton jeta sur la table sa liste des invitations et sa serviette sur sa chaise, et se leva pour accomplir un acte d’autorité domestique, aux applaudissements de sa fille, lorsqu’un homme entra brusquement dans la salle, comme s’il eût forcé la consigne.

Auguste ferma les yeux, et pâlit, comme il aurait fait à minuit devant la plus épouvantable des apparitions.

Cet homme était d’un aspect étrange. Sa figure avait le type mixte du faune et du démon. Un feu sinistre animait ses yeux, et laissait dans une ombre livide le reste de son visage. Une barbe inculte et massive se hérissait sous son menton. Son torse robuste était fortement accusé par un paletot étroit, dévasté sur toutes les coutures. Il promena un regard sinistre sur les quatre convives stupéfaits, et d’une voix rauque, il dit :

M. Lebreton ?

— C’est moi, dit le maître, en s’asseyant pour reculer.

— Vos domestiques, poursuivit ce spectre de midi, voulaient m’empêcher d’entrer. Je leur ai dit, je suis dans mon droit… Vous verrez que j’ai dit vrai… Ne nous hâtons pas…

Lebreton fit un signe à Agnès, le signe qui veut dire, sortez.

Agnès lança au spectre un regard d’amazone, et aiguisant ses ongles de nacre sur la nappe, comme la panthère, elle dit :

— Puisqu’il n’y a pas un homme ici, je reste.

L’étrange inconnu regarda de travers Agnès, haussa les épaules et déposa sur la table un paquet ficelé.

M. Lebreton regardait Auguste comme pour lui demander un conseil. Le jeune homme attachait sur la table des yeux vitrés et ne regardait rien. Il y avait dans l’air de la salle quelque chose de mystérieusement fatal qui semblait interdire un appel au secours du dehors, pour ne mettre personne dans la confidence d’une horrible révélation.

L’inconnu ouvrit le paquet et exhiba deux tableaux.

— Je suis obligé de les vendre, dit-il ; ce sont mes enfants chéris… Deux chefs-d’œuvre comme vous voyez… Celui-ci est un Achille pleurant Patrocle… Celui-là un Endymion endormi, au clair de lune… M. Lebreton est dix fois millionnaire, m’a-t-on dit, il t’achètera ces tableaux… Je les vends pour rien… Dix mille francs… Après ma mort ils n’auront pas de prix.

— Ce sont deux croûtes, dit Agnès, dont je ne donnerais pas un liard.

— Ce n’est pas à vous que je veux les vendre, dit le peintre.

— Et moi je ne veux pas les acheter, dit Lebreton, reprenant un peu de courage.

— Ah ! vous ne voulez pas les acheter, dit l’inconnu, avec un sourire de démon ; eh bien ! Auguste les achètera.

Et il appliqua un vigoureux coup de main sur l’épaule d’Auguste.

Louise tressaillit et poussa un cri désolé, comme si elle eût été atteinte du même coup.

— Mais je ne connais pas cet homme-là ! dit Auguste, agité de mouvements convulsifs.

— Ah ! tu ne me connais pas ! dit le peintre, avec un éclat de rire infernal, prends bien garde à ce que tu vas dire ! on connaît ton écriture ici, et tes lettres sont dans ce portefeuille… Veux-tu que…

— Voyons, interrompit Auguste brusquement, je vais vous donner cinq mille francs de vos tableaux ; et laissez-nous tranquille.

— Tu as toujours été avare, Auguste, reprit l’homme, et tu t’avises de marchander avec moi !… c’est parce que tu vas te marier !… Il va se marier !… oh ! laisse-moi rire !… Voilà le papa beau-père !… il a l’air d’un brave homme… c’est dommage !… il va se marier !… Allons vite, donne dix mille francs, et je te laisse mes chefs-d’œuvres…

— Mais vous souffrez ces impertinences ! s’écria Mlle Agnès en se levant comme une furie, vous, mon oncle ! et vous, monsieur ?… Quel est ce bandit qui prend un salon pour une grand’route, et vole en plein jour ? Quel est ce lâche jeune homme qui se laisse souffleter devant sa femme par un bandit ?

Auguste se renversa sur le dossier de sa chaise ; il était anéanti. Louise avait laissé tomber sa tête sur ses mains et les inondait de larmes. M. Lebreton, le front penché sur la table, se demandait le mot de cette affreuse énigme, le mystère de cette familiarité impossible entre un effronté voleur et un honnête jeune homme, et il ne se répondait pas.

Une sentinelle veillait et n’avait rien perdu de tous les incidents de cette scène inouïe. Rose, avec son infaillible instinct de femme, avait compris qu’il ne fallait appeler aucun étranger ou aucun agent de la force publique au secours d’une famille, et elle venait d’agir avec intelligence, sous le conseil d’une bonne inspiration.

Au moment où la virile apostrophe d’Agnès tombait comme la foudre sur la tête de l’inconnu, on vit une ombre se dessiner dans une éclaircie de soleil, du côté du vestibule.

— Ma petite brune, dit l’étranger, en donnant à la jeune Agnès un regard de pitié, vous croyez bonnement me faire peur ? détrompez-vous. On ne fait pas peur aux morts, et vous voyez devant vous un homme enterré. J’avais deux pistolets pour toute richesse ; j’en ai vendu un, il m’a fait vivre huit jours ; l’autre… que voici, devait me tuer ce matin. Je me suis accordé un sursis. J’ai pensé à ces deux croûtes, et si mon ami Auguste ne m’en donne pas dix mille francs, je vous livre la correspondance d’Auguste, et je me brûle la cervelle ici, devant vous tous.

À ces mots, l’ombre du vestibule prit un corps, tomba sur l’inconnu, et le désarma.

— Voilà un homme ! s’écria la jeune Agnès.

C’était Octave. Rose l’avait suivi, et embrassait Louise, comme une mère couvre son enfant de tout son corps dans un moment de péril.

Deux cris simultanés, deux c’est lui ! éclatèrent à la fois dans la poitrine d’Octave et de l’inconnu.

— Sortez tout de suite, si vous n’êtes pas un lâche ! dit Octave d’une voix de tonnerre.

Et, le saisissant au collet avec un bras vigoureux, il le traîna jusque sur la terrasse et sortit par la grille qui s’ouvre sur le bois, toujours dominant par sa force et son énergie son étrange compagnon.

Louise avait soulevé sa tête, et vu, à travers ses larmes, l’héroïque Octave accomplissant cette œuvre d’expulsion avec une figure d’archange exterminateur.

Auguste se leva péniblement, comme un podagre octogénaire, les yeux éteints, le visage livide et bouleversé ; il se traîna vers la porte comme un agonisant chassé de son lit de mort par l’incendie, et désireux de vivre cinq minutes de plus, par amour pour la douleur.

Agnès le suivit lentement, après avoir fait à Rose un signe d’intelligence ; elle le vit traverser la terrasse, descendre l’avenue de la grille, et assez rapidement sur le chemin qui conduit à la station du chemin de fer.

Elle rentra dans la salle et dit à haute voix :

— Ce misérable Auguste est parti.

Louise poussa un cri de douleur, et s’évanouit dans une violente crise de nerfs. Son père courut à elle en sanglotant.

— Vous ne voyez pas qu’elle étouffe ! dit Rose.

Le père et les deux femmes soulevèrent la pauvre fille dans leurs bras unis, et la portèrent dans sa chambre ; là, elle fut déshabillée promptement par Rose ; on la mit au lit, et, après une heure de soins, on vit ses yeux se rouvrir, mais secs, ternes, égarés, fixes, comme les yeux que la pensée raisonnable n’anime plus.

Le malheureux père, à genoux devant le lit et fondant en larmes, ne cessait d’appeler sa fille par les noms les plus doux ; il n’obtenait aucune réponse. D’une voix faible, il dit à Rose :

— Vite une dépêche télégraphique à notre docteur. Allez vous-même, et recommandez aux domestiques de ne pas parler.

Rose obéit, comme l’éclair au nuage ; dix minutes après, la dépêche arrivait à Paris.

La petite chambre offrait un spectacle bien triste. Tout respirait le luxe, le goût, la gaieté dans les tentures, les meubles, les étoffes, les rideaux. On voyait sourire au plafond, dans une fresque charmante, la figure du printemps qui semait, sur des fonds d’azur lumineux, des arabesques de fleurs, et, comme contraste, le cadre de l’alcôve laissait voir une jeune fille, dans tout l’éclat de la beauté, mais agonisante et blessée de ce mal affreux qui laisse vivre le corps et tue la raison. Les débris de sa fraîche toilette du matin gisaient confusément épars sur le tapis de l’alcôve, avec les fleurs cueillies dans une pensée d’innocente coquetterie et d’amour.

Tout à coup, la pensée et le souvenir rayonnèrent dans les yeux de Louise ; les larmes allaient faire irruption, mais l’issue était trop étroite pour le torrent contenu ; les yeux restèrent secs, et la poitrine se gonfla, comme s’il eut reflué vers le cœur. Ce fut une crise nouvelle qui détermina un violent transport au cerveau, et couvrit le front, les joues, le sein de la pourpre de la fièvre.

— Ma fortune pour la vie de ma fille !… dit le père au désespoir.

Rose était rentrée depuis longtemps, et la pauvre fille si dévouée avait aussi perdu la tête ; elle allait et venait, sans aucun but ; elle s’agenouillait dans le petit oratoire, priait un instant, versait des larmes, les essuyait promptement, prêtait l’oreille aux murmures du chemin de fer, et ne cessait de redire ces mots :

— J’avais deviné tout cela !

Agnès, debout à la hauteur du chevet du lit, gardait une immobilité morne, et répandait les plus cruelles de toutes les larmes, les larmes invisibles, les larmes du cœur.

Louise prononça quelques mots sans suite, avec l’accent rauque des mauvais rêves, et fit glisser sa main sur ses joues, comme pour éteindre le feu humide qui les brûlait.

— Donnez de l’air, ouvrez la fenêtre, dit le père à Rose.

À ces mots, la jeune malade fit un mouvement comme pour se lever, et s’appuya sur son coude droit. Elle regarda autour d’elle, avec ce sourire effrayant qui n’arrive pas aux yeux et que le délire donne, et elle dit :

— Rose, fermez la fenêtre… il est minuit… vous savez ?… l’autre… il vaut mieux étouffer… je ne puis plus voir ce jeune homme… Aussi, Rose, j’ai été bien imprudente, cette nuit-là… je me croyais seule… Oh ! mon Dieu !… non… je ne verrai plus cet insolent… Nous irons tout de suite en Italie… n’est-ce pas, Auguste ?… On dit qu’il y a, en juin, à Rome, une fête charmante… à Gensano… nous la verrons… n’est-ce pas ?… C’est une procession de jeunes filles, toutes habillées comme les coquelicots dans les blés, et on porte des bannières avec l’image de la madone ; on chante les litanies… ces jeunes filles ont toutes des voix superbes, et sont musiciennes de nature… et, tout le long du chemin, on fait des dessins en mosaïque de fleurs sur le sable… C’est au mois de juin… Ma cousine Agnès est une vilaine jalouse ; elle ne veut pas venir en Italie… elle aime mon prétendu…

Un éclat de rire nerveux suivit ces paroles et se prolongea péniblement ; elle se laissa retomber sur le lit, comme si, après une veille trop longue, elle eût été frappée d’un foudroyant accès de sommeil.

Les trois personnes présentes, animées de la même pensée, retenaient leur souffle et disaient en elles-mêmes :

— Oh ! si elle pouvait s’endormir !

À cette phase de la crise, le docteur arriva. Il fit signe de ne pas troubler le repos de la jeune fille, et, par un autre signe, il demanda au père un entretien particulier.

Les deux hommes entrèrent dans le petit oratoire, et M. Lebreton raconta une lamentable histoire, à voix très-basse, comme un secret de confession, devant une image du Christ.