Monrose ou le Libertin par fatalité/Texte entier/Troisième partie

Lécrivain et Briard (p. 1-220).
Troisième partie


TROISIÈME PARTIE




CHAPITRE PREMIER

ENTRETIEN. CE QUI S’ENSUIVIT, DIGRESSION
PHILOSOPHIQUE


Ordinairement je partais vers le milieu de mai pour ma délicieuse terre, et j’y passais, à poste fixe, les six beaux mois de l’année, ne rentrant à Paris que par caprice ou par nécessité ; pour lors je n’y séjournais qu’un ou deux jours tout au plus. N’eussé-je pas eu l’habitude de me partager ainsi, je n’aurais pas manqué cette fois de m’éloigner de bonne heure, persuadée que Monrose demanderait à me suivre, et que ce serait un moyen aussi infaillible que naturel de le soustraire à mille tentations dangereuses. En effet, voyant que je m’apprêtais à partir sans lui avoir même parlé de mon projet d’absence, il s’alarma fort et me demanda s’il avait le malheur d’être en disgrâce ? « Non, mais vous vous êtes si bien émancipé, que ne me regardant plus comme votre tutrice, je ne me serais pas cru permis de rien vous proposer qui pût vous contrarier. — Me contrarier ! comment ? — Le tumulte de Paris vous amuse trop… — Je le déteste. — Vous avez des liens… — Daignez me les citer. — Ne vous devez-vous pas à madame de Moisimont ? — J’aurais encore, j’en conviens, beaucoup de goût pour cette aimable folle, si elle ne m’associait pas je ne sais combien d’intendants, de financiers et de commis. Au surplus elle va partir. — Elle va partir ! — Elle vient de faire obtenir à son mari non pas un bon de fermier général, mais une assez jolie place qui vaudra trente ou trente-cinq mille livres de rente, à soixante lieues de Paris, et qui exige résidence. — Elle s’est donné bien de la peine… — Dites bien du plaisir pour arriver à son but ; cependant ces époux ne peuvent se transplanter avant que le nouveau directeur général se soit défait du cadeau bigarré dont enfin madame la baronne de Flakbach a trouvé bon de le récompenser. Oh ! certainement, je ne continuerai pas plus longtemps à courir les chances de ma faveur auprès d’une Mimi si répandue… — Eh bien ! vous resterez pour votre ami le grand-chanoine : vous lui êtes nécessaire, pour ajouter au piquant de sa jouissance actuelle, en la partageant. — Voilà de la méchanceté ; sachez, ma chère Félicia, qu’Armande elle-même a entrepris de le corriger des orgies, et que, grâce au bon esprit de cette fille, le plus pétulant et le plus indocile des hommes commence à lui obéir en toutes choses presque aveuglément. — Du moins ne voudriez-vous pas, en vous absentant, sacrifier la douceur de faire cocus à la fois un procureur au Châtelet et un ministre des cours étrangères ! — Vous me persiffliez d’une manière cruelle, et moi j’ai la bonhomie de vous répondre raisonnablement ! Sachez encore, méchante comtesse, que depuis que je connais à Juliette des rapports intimes avec le petit plénipotentiaire, toujours fumant et crachant, cette jolie procureuse ne m’inspire plus rien. — Ainsi, de ces trois femmes ?… — Armande s’est déjà volontairement effacée de ma liste : si je vois encore les deux autres sur l’ancien pied, c’est uniquement par bon procédé, et parce que je ne conçois pas qu’on puisse approcher d’une femme quelconque sans l’avoir. quand cela peut lui faire plaisir. — Vous avez raison, pas même la baronne de Flakbach ! On réussit bien dans ce monde avec ce beau système ! »

Il avait apparemment ce jour-là de grandes dispositions à l’indulgence ; car, au lieu de me bouder, il saute à mon cou, me dévore et me supplie de l’emmener à ma campagne. À travers ses doux propos, je suis étrangement brusquée ; mon déshabillé très-négligé le dispense des égards qu’impose parfois la parure ; on me pille, on m’insulte ; il me semble que je devrais me fâcher, mais avant que j’aie décidé si j’en ai réellement sujet, l’outrage est au comble. L’indignation et le plaisir ont également la vertu de couper la parole aux gens… Lecteurs, jugez lequel des deux put me rendre muette.

Un premier mouvement peut obtenir le pardon, mais sans le bien extrême qu’on me faisait, j’aurais été furieuse de la récidive réfléchie par laquelle on se vengeait, comme d’épigrammes, de ce qui n’était de ma part que de la morale fort de saison.

Bref, la paix se conclut. Il fut décidé que j’emmènerais à ma terre mon résipiscent neveu ; mais je fis mes conditions. En premier lieu, je prétendais n’être plus traitée comme une poule sur laquelle le coq se croit en droit de se jucher à tout propos. Ensuite, j’exigeai que, loin de se permettre désormais de ces boutades. Monrose n’osât même solliciter, mon intention étant qu’il dût absolument, soit à ma satisfaction, soit à mon caprice, les faveurs que je pourrais trouver bon d’accorder. L’ascendant de notre sexe sur quelqu’un d’ardent est infaillible ; il n’y a que les êtres froids que nous manquions, et qui, lorsqu’ils le veulent, usurpent sur nous un empire despotique. Au reste, j’avais un plan, et ma capitulation du moment en était la suite.

Jusqu’alors, j’avais fait mystère à mon neveu de deux fantaisies qui me refroidissaient beaucoup pour lui, quant aux détails de la galanterie ; tandis qu’en qualité de conseil, de juge, je lui arrachais l’aveu de ses faiblesses, ce n’était pas le cas de lui confesser les miennes. Mais je n’avais aucun intérêt à garder le secret aux dépens de notre amitié, dès que j’allais nécessairement lui faire connaître les objets de mon actuelle inclination ; ils me suivaient à ma terre ; je pouvais enfin lui dire tout.

Il apprit alors que depuis quelque temps je brûlais follement pour deux protégés, frère et sœur, enfants de différents lits, d’un des meilleurs amis de feu Sylvino ; je ne les avais jamais vus chez moi, précisément à cause de M. Monrose. Ce couple, aussi charmant de figure que doué de talents, m’avait été recommandé par le père, habile peintre, fixé depuis longtemps dans une grande ville de province. Le jeune Saint-Amand, de retour de Rome, peignait comme un ange ; Aglaé, quoique n’étant jamais sortie de Lyon, m’égalait sur le clavecin et la harpe, et chantait presque aussi bien que moi. Adorée de ces deux êtres non moins sensibles qu’aimables, je les aimais, je les avais… car il faut t’avouer, cher lecteur, que, depuis quelques années, mes recherches philosophiques sur les causes du bonheur et sur les différents moyens d’en étendre les bornes, m’avaient conduite à reconnaître que tout de bon notre sexe peut trouver dans son sein même des ressources infinies ; en un mot, j’avais tout à fait abattu depuis longtemps, par goût, la barrière que cette folle de Thérèse m’avait fait franchir autrefois par caprice[1].



CHAPITRE II

OÙ LA LANTERNE MAGIQUE S’ENRICHIT DE
PLUSIEURS VERRES


La baronne de Liesseval, qui m’avait un peu négligée depuis qu’elle avait conquis son lieutenant-général, vint par hasard me voir la veille du jour fixé pour mon départ, qu’elle ne croyait pas si proche. Cette femme romanesque ne parlait de rien sans engouement. Elle fit un si pompeux éloge de mon habitation rurale, que le commandeur, saisi d’admiration sur parole, me pria de permettre qu’il vînt me faire sa cour à ma terre. Tout de suite j’eus une heureuse idée. J’avais besoin d’occuper là-bas M. Monrose, au sujet duquel il fallait prévoir, ou que je l’aurais à tout moment sur les bras, ou que peut-être, dans son désœuvrement, il travaillerait à me débaucher mon Aglaé chérie. Celle-ci était la pureté même. Sujette à l’exaltation et tant soit peu mystique, elle s’était volontiers laissé persuader qu’un amour tel que le nôtre, où j’avoue que je mettais infiniment moins qu’elle, devait exclure jusqu’à l’ombre d’un sentiment favorable pour le sexe au menton barbu. Sur ce pied, le plus bel homme, le plus aimable, paraissait non-seulement déplaire, mais répugner au préjugé de ma scrupuleuse vestale[2]. Elle ne voyait au monde que moi, ne vivait que pour moi, trouvait tout en moi : j’étais son centre, sa fin, sa divinité. Monrose n’était pas homme à respecter ce système fantastique. Il est vrai que, de mon côté, je n’étais pas femme à entretenir une erreur aussi pitoyable plus longtemps que pourrait me durer mon féminin caprice ; mais il était encore dans toute sa violence. Or, je ne voulais pas que mon égrillard de neveu s’ingérât à le contrarier. Je crus donc d’une saine politique, non-seulement d’accueillir la proposition du commandeur, mais de le prier de me donner, avec son amie, plusieurs semaines et même au plus tôt ; ils promirent et s’engagèrent à me joindre là-bas sous peu de jours.

Nous partîmes dans la même voiture, Aglaé, Monrose, Saint-Amand et moi. J’eus grand soin de loger mon Apelles au-dessus de mon appartement, c’est-à-dire, si l’on se souvient de la distribution[3], à peu près comme si nous avions été de plain-pied, puisque les communications intérieures étaient si faciles. Aglaé couchait dans une pièce à côté de mon lit, sous ma sévère garde. Le frère ignorait absolument les rapports secrets d’elle à moi, c’est-à-dire que sa sœur fût avec lui dans une espèce de partage ; à plus forte raison me gardais-je bien de rien laisser échapper qui pût mettre Aglaé dans le cas de soupçonner que j’eusse quelque goût pour son frère : l’ingénue se croyait aussi exclusivement aimée de moi que je l’étais d’elle ! Saint-Amand, de son côté, conservait avec elle certains dehors sérieux et froids que comportait une différence d’âges d’à peu près dix ans, le frère en ayant bientôt vingt-six, la sœur venant d’en avoir seize. Celle-ci était une grande et mince blonde, aux longs yeux bleus, jolie comme l’Amour. Si ceux qui ont bâti et peuplé le ciel, avaient été assez galants pour imaginer des anges féminins, ils auraient nécessairement pris pour modèle Aglaé : il ne lui manquait que des ailes. On soupçonnait madame sa mère d’avoir apporté l’ébauche de ce chef-d’œuvre en dot, au père Saint-Amand, à la suite d’une passion avec… milord Bentley, ce même enthousiaste de peinture qui fut le compagnon du dernier voyage de l’infortuné Sylvino. Saint-Amand fils, réellement du crû, était un très-beau garçon, à peu près de la coupe de Monrose, mais moins distingué, moins aérien. Toutefois il avait su me charmer par un grand talent de peintre, par beaucoup d’originalité, par un précieux fonds de droiture, de tendresse, et par des moyens de prouver son amour qui ne le cédaient guère à ceux de l’étonnant Monrose. L’artiste, en un mot, était, dans son genre, aussi fait pour plaire que le militaire dans le sien. C’est à regret, cher lecteur, que je suis entrée dans tous ces détails, qui d’ailleurs ont l’air de me faire partager la scène ; mais vous reconnaîtrez que je ne pouvais vous épargner tout cela.

Notre quatuor vécut d’abord isolé pendant plusieurs jours, moi jouissant du bonheur d’avoir à tout instant sous ma main deux êtres que ci-devant je n’avais pu voir qu’à bâtons rompus, le seigneur Monrose s’accommodant à la sourdine de deux charmantes soubrettes, sur la conduite desquelles je fermais volontiers les yeux, puisque depuis plus de six mois que probablement on était ensemble, mais moins décidément, sur le même pied, tout s’était passé sans scandale, et que j’étais toujours convenablement servie ; nous étions, dis-je, isolés de la sorte depuis plus d’une semaine, lorsqu’un beau jour à différentes heures arrivèrent deux voitures : l’une nous amenait Liesseval avec son goutteux commandeur ; l’autre nous donnait la charmante surprise de voir d’Aiglemont avec sa jolie moitié. Je n’avais pas souhaité de me lier avec cette dernière à Paris, de peur que ses alentours ne la prévinssent contre moi, qui, bien que comtesse et riche, ne laissais pas d’avoir, comme tout le monde, mes détracteurs tout prêts à répéter dans l’occasion que j’avais été… ce dont on a l’injustice de blâmer une femme, quoique pourtant on trouve infiniment doux qu’elle le soit. Une connaissance sujette, en ville, à mille inconvénients, n’en avait aucun à la campagne. La marquise, contre laquelle, je ne sais pourquoi, je m’étais un peu prévenue en dépit de l’éloge constant que m’en faisait son époux, fit au premier instant ma conquête. Si je ne craignais pas d’excéder les gens à force de tracer des portraits, j’en placerais ici un bien intéressant, et dont j’aurais infiniment de plaisir à faire plus qu’une esquisse. Mais je me contenterai de dire qu’à la plus fraîche santé de brune claire, madame d’Aiglemont joignait la régularité et la noblesse des traits, l’élégance de la taille et cet aimant physionomique auquel du moins il n’échappe pas un suffrage, s’il ne fixe pas toujours les désirs. Il ne faut point demander si monsieur mon neveu trouva cette nouvelle beauté tout à fait à son gré ! Je l’en vis frappé, mais s’enveloppant en aspirant politique, parce qu’il y avait certains frais d’admiration de faits en faveur de mon Aglaé, dont les appas tracassaient d’autant plus vivement notre ardent enfant gâté, que, pour la première fois, il lui arrivait qu’on n’eût encore fait aucune attention à son surprenant mérite.



CHAPITRE III

OÙ L’ON COMMENCE À LEVER LA TOILE


L’une des premières nouvelles que d’Aiglemont me donna de Paris fut qu’incessamment je verrais arriver Garancey, — certain marquis, mon libérateur la nuit de mon aventure de sultane avec Belval et le fiacre[4]. Garancey, nouvellement marié dans sa province avec une riche veuve qui n’en était jamais sortie, venait faire connaître à sa femme notre illustre capitale. Il avait aussitôt couru chez moi. Cette marque de souvenir et d’amitié m’était bien sensible ; je me fis une fête de le revoir.

Pour que rien ne manquât à ma satisfaction, à peu près en même temps des lettres d’Angleterre m’annoncèrent l’arrivée très-prochaine de milord et milady Sidney, jadis Zéïla et ma sœur, avec madame de Grünberg, jadis Zélime et notre mère[5]. On amenait encore une jeune personne parente de milord.

Au moment de voir se rassembler ainsi chez moi presque tout ce que j’avais de cher au monde, j’étais orgueilleuse des richesses de mon cœur, et je résolus sur-le-champ de célébrer dignement une si belle époque de ma vie. Depuis quelque temps, sans m’être privée de rien, j’avais fait des épargnes qui me mettaient à la tête d’un comptant assez considérable. À quoi pouvais-je mieux employer mon or qu’à faire de mon habitation le centre de tous les amusements, de toutes les sensualités, comme elle le devenait insensiblement de la beauté, des grâces, des talents, de l’urbanité et de tous les bons sentiments dont s’honore l’humaine nature !

J’engageai l’un des plus illustres cuisiniers qui fussent sortis des laboratoires de Versailles. Afin d’avoir un bon concert, je fortifiai de trois solides Allemands ma maison domestique, toute musicienne, je fis réparer mon théâtre ; j’augmentai le répertoire et le magasin ; j’acquis tout ce que je pus trouver sous ma main de bon et de passable en fait de nouveautés littéraires. Au surplus, j’avais toujours eu grand soin d’augmenter ma bibliothèque, bornée toutefois, mais distinguée par le choix et la variété des livres qui en faisaient le fonds. Je fis, en un mot, tout ce qui dépendait de moi, laissant le reste au cornet du destin ; car il était plus que probable que d’une machine organisée comme le serait bientôt ma colonie, il résulterait d’étonnantes combinaisons ; que l’amour et le caprice s’y arrogeraient infailliblement une surintendance absolument étrangère à la mienne, et de laquelle, loin d’oser m’en mêler, je devais plutôt me garder d’être lésée.

Mais sur ce point je me rapportais du tout à la Providence, dont les immuables décrets savent si bien déjouer notre petite politique.

On dit qu’ordinairement les guerres commencent par l’engagement des enfants perdus de chaque armée. C’est apparemment d’après cette loi militaire que la baronne de Liesseval, qui dès le premier jour avait rattaqué et vaincu le sieur Monrose, fut presque aussitôt attaquée et vaincue par le sieur d’Aiglemont. Celui-ci parut d’abord vouloir tenir ferme ; l’autre alors, en rusé partisan, songeant tout de suite à profiter de la circonstance, se rabattit sur le propre territoire du marquis volage, et traça des lignes hardies autour de la charmante Flore : c’était le nom de société de madame d’Aiglemont. Monrose me l’a dit depuis : il se flattait dès lors qu’assiéger la marquise, la forcer à se rendre et planter son drapeau sur la brèche, occuperait tout juste le temps qu’il en coûterait pour se frayer un passage à travers les rochers dont était fortifié le cœur de ma vestale, qu’il se proposait bien de croquer à son tour. Tant de pressentiments pouvaient n’être pas des chimères ; mais bien des événements épisodiques devaient bigarrer un simple projet de campagne, et s’opposer à la rapidité du succès.

À peine madame de Liesseval eut-elle fourni la carrière d’une passion de huit jours avec le beau d’Aiglemont, que cet infixable, regardant autour de lui, et ne pouvant, pas plus que Monrose, entamer mon Aglaé, fit une fausse attaque du côté de mes jolies soubrettes. Il trouva là monsieur mon neveu bien fortifié. Mais celui-ci, pour plus d’une raison, avait intérêt à bien vivre avec le marquis. Ainsi donc, au lieu de batailler contre lui pour défendre ses possessions, il préféra de traiter à l’amiable. Sur ce pied, au grand contentement de tous les intéressés, ces messieurs mirent gracieusement en commun un trio de grâces subalternes, je veux dire ma Cécile, ma Babet et la piquante Rose de mon amie Liesseval.

Pendant que ces gens-là s’escrimaient à la sourdine avec toute la fureur de la jeunesse et de la santé, des scènes moins pétulantes se passaient dans le secret de mon intérieur. Depuis assez longtemps d’Aiglemont, dégoûté du pâté d’anguilles[6], négligeait un peu sa charmante moitié ; celle-ci ne s’en était point encore vengée, mais ses sens en avaient souvent donné le séduisant conseil à sa vacillante fidélité. Dans cet état de fluctuation, l’inflammable marquise avait saisi sans beaucoup de peine les éléments du système lesbien[7], et s’était accommodée tout de suite du mezzo termine de ma galante amitié.

Dès que nous fûmes un peu libres ensemble, je la poussai dans la doctrine de cette douce hérésie que professe avec tant de hardiesse et de gloire l’adorable F....y[8]. Bientôt même j’allai jusqu’à partager avec la jeune marquise mon trésor, la précieuse Aglaé, sous la seule condition de se liguer cordialement avec moi contre les corsaires Monrose et d’Aiglemont, visiblement conjurés, avec le projet de nous enlever notre toison d’or.

Chemin faisant, j’avais soin de Saint-Amand. Celui-ci, tout à son art, et dès les premiers jours occupé de me peindre[9], jouissait à toute heure, à chaque minute, à chaque instant. Il aimait ! Le jour, il peignait son amante ; la nuit, elle le serrait dans ses bras. Il ne songeait guère s’il y avait un monde, des humains. Il ne connaissait ici-bas que son modèle, avec la toile et les pinceaux qui le reproduisaient. Saint-Amand était, sans contredit, de nous tous, le plus pleinement heureux : il faut aussi convenir qu’à cette époque il était, de nos cavaliers, le plus pur et le plus tendre.



CHAPITRE IV

GENS QU’ON SE RAPPELLERA. CONNAISSANCE
TOUT À FAIT NOUVELLE


J’avais écrit de bonne heure au marquis de Garancey pour m’assurer de sa visite, que d’Aiglemont m’avait annoncée. Garancey, dans une réponse charmante, où je retrouvais tout entier cet homme d’autrefois si aimable, si digne d’être aimé, m’avait réitéré la promesse d’accourir vers moi dès que l’accomplissement de certaines bienséances et quelque relâche de l’avide curiosité de son épouse permettraient qu’il proposât une course hors de Paris.

Enfin le couple arriva. Garancey n’avait rien perdu de ses agréments : au contraire, le point de la maturité lui avait tout aussi bien réussi qu’à d’Aiglemont. Tous deux, au delà de vingt-sept ans, étaient, chacun dans son genre, des modèles. D’Aiglemont avait plus de dignité, plus de feu dans la physionomie ; Garancey, plus de finesse et de douceur. Ni l’un ni l’autre n’étaient de ces beaux qui sembleraient vouloir rivaliser de jolie mine avec les femmes ; mais tous deux étaient plus éloignés encore d’être de ces robustes gladiateurs aux formes carrées, à cet air qu’on nomme assez mal à propos mâle, c’est-à-dire dur, et qui effarouche la volupté ; mille perfections, en un mot, étaient communes entre ces deux marquis, et pourtant rien au monde n’avait moins de ressemblance réelle. La nature a tant de moules ! Ce serait bien dommage qu’il n’y en eût qu’un pour la grâce et la beauté, tandis qu’il y en a tant pour la laideur et le ridicule !

La marquise de Garancey n’était plus jeune : c’est du moins l’injure, souvent gratuite, que fait la voix publique aux femmes qui passent trente ans ; mais une solide beauté, relevée du maintien le plus aisé, le plus noble, promettait à cette dame qu’elle ne serait de longtemps sous la remise. Ses yeux de feu démentaient chez elle un trop grand air de désintéressement ; car en même temps que madame de Garancey était le plus simple dans son ajustement, dans ses manières et dans ses propos, son brûlant regard semblait vouloir envahir l’humanité tout entière. Il n’y a point d’homme qui, regardé tête-à-tête par cette marquise, sans savoir que c’était sa naturelle expression, n’eût imaginé qu’elle le défiait, et qu’il était du devoir d’un brave de lui livrer l’amoureux combat. Je ne m’étais pas attendue à trouver cette provinciale pourvue d’autant de savoir-vivre et d’usage : à Paris on s’imagine assez sottement qu’aucun être né ailleurs n’est exempt de la gaucherie et de l’affectation originelles ! Cela peut être à peu près généralement vrai quant à la petite bourgeoisie, et surtout quant aux êtres qui affichent quelques prétentions ; mais il faut avouer qu’en province les personnes d’un certain rang[10], qui ont de la fortune, recevant dès l’enfance aussi bien qu’à Paris la bonne tradition des manières et de la politesse, il est très ordinaire de voir qu’à la fin de l’éducation, des personnes heureusement nées débutent dans le monde avec toute l’aisance et tout le bon ton de la cour. Mesdames d’Aiglemont et de Garancey réfutaient victorieusement un injuste préjugé dont j’avoue que j’étais imbue.

La marquise et le marquis de Garancey apportaient encore des richesses à la masse de nos talents réunis. L’époux faisait de charmantes chansons ; l’épouse jouait parfaitement la comédie, et composait avec facilité mieux que des proverbes pour l’amusement des sociétés dramatiques.

Ami lecteur, je vous gardais pour la bonne bouche une surprise agréable. Devinez qui pouvait être un très-aimable homme, de notre ancienne connaissance, qu’avaient raccroché les Garancey pour l’amener chez moi ? Mais je vous ai fait connaître tant de monde ! Vous ne devineriez jamais. Cet ami… c’était l’aimable prélat, si célèbre dans Mes Fredaines, le bienfaiteur de Sylvina, mon demi-dévirgineur, l’onde du cher d’Aiglemont, et présentement enfin l’ami clandestin d’une jolie madame de Belmont, de chez laquelle vous savez qu’il a débusqué mon neveu[11]. Cependant rassurez-vous. Je ne vous égarerai point à travers toute cette foule dont vous me voyez d’avance entourée, et que je croyais encore s’augmenter ; je ne vous laisserai pas non plus perdre un seul moment de vue notre héros, le coupable mais excellent Monrose. C’est pour lui, bien plus que pour moi-même, qu’il plaisait au sort de rassembler chez moi tant de gens. Il n’y a pas une seule des personnes dont est composée ma colonie, qui n’ait ou qui ne doive avoir quelque rapport plus ou moins intéressant avec lui. C’est à lui que vous verrez aboutir bientôt tous les fils des anciennes et des nouvelles marionnettes : il en sera le maître Pierre, involontairement. Jusqu’à présent il n’a fait danser encore que les trois soubrettes et la facile Liesseval… À propos d’elle, apprenez, par le suivant chapitre, à quel étonnant faux pas il vient en ce moment d’aider cette accommodante baronne.



CHAPITRE V

LEÇON POUR LES VIEILLARDS RIDICULEMENT
GALANTS. RETRAITE DU COMMANDEUR.


Comme je vivais sans façons avec Liesseval, je lui avais fait aisément comprendre que, tant à cause de sa patraque de commandeur qu’à cause des personnes que je supposais devoir arriver incessamment de Londres, il convenait qu’elle voulût bien se loger dans l’un des pavillons détachés. Ils n’étaient ni moins commodes ni moins élégants que le principal : il n’y manquait que ces ingénieuses ressources qu’on sait, mais absolument inutiles pour la baronne, quand elle était arrangée avec un vieillard qui ne la quittait jamais aux heures particulières. L’ami Monrose était de même exilé. Cependant, pour le consoler, je l’avais logé tout à côté de la baronne, au-dessus de qui la délicieuse Rose occupait de jolies mansardes, où mes demoiselles d’atours se réfugiaient encore aussitôt qu’elles avaient le moindre loisir.

Il ne faut pas demander si ce pavillon était particulièrement fréquenté par MM. Monrose, d’Aiglemont et Garancey lui-même ; car celui-ci, tout aussi trousseur qu’un autre, quand l’occasion s’en présentait, s’était laissé débaucher par les premiers ; il avait pris sans difficulté le sixième emploi dans la ci-devant impaire association des mansardes : je veux dire que ces trois messieurs faisaient, en attendant mieux, les frais des substantielles jouissances de la subalterne trinité.

Et le commandeur aussi, vieux libertin, ayant conservé tous les ridicules du jeune âge sans aucun de ses agréments, ne figurait-il pas d’une manière bouffonne à travers ces chaudes saturnales ! Cela fait pitié ! Ces demoiselles, qui le nommaient, à son insu, le père Cassandre, s’étaient fait confidence, ainsi qu’à nos fringants, des sornettes usées dont le galantin caduc avait essayé d’enchanter en particulier chacune d’elles. Il avait été décidé qu’on sublimerait le ridicule du prétendu séducteur, et qu’on ferait dégénérer en autant d’affronts pour lui le succès apparent de ses insidieux hommages. Le voilà donc bientôt assuré du cœur des trois belles, ne sachant à laquelle entendre, contrarié par leurs rendez-vous croisés, tantôt troublé, comme par miracle, dans le tête-à-tête qui semblait devoir être décisif, tantôt se voyant rendre la main dans quelque instant malheureux où son amour, comme on le savait très-bien, ne se mettrait pas au galop sans s’abattre. Le pauvre fou trouvait ainsi dans son bonheur même un véritable supplice. Plus on savait pouvoir feindre impunément avec lui les transports de la passion, plus on redoublait d’agaceries. La jalousie jouait aussi son rôle à merveille. Si l’une des espiègles pouvait mettre le vieil invalide en défaut, elle l’accusait aussitôt de la trahir au profit de ses rivales ; tout, jusqu’à de perfides familiarités, qui ne peuvent avoir de délices que pour les êtres infiniment sensibles, et quand elles doivent aboutir au comble du bonheur, tout dégénérait en torture pour le vaniteux vieillard. Il n’y avait de réel dans ses bonnes fortunes que les humiliantes complaisances auxquelles on le soumettait, et les fréquents sacrifices qu’arrachait, moins à sa générosité qu’à son orgueil, l’exposition de quelque fantaisie de nippes, de chiffons, ou le reproche qu’il aimait mieux celle-ci, celle-là, pour laquelle il avait fait venir telle pièce de mouchoirs ou telle étoffe.

Pendant tout ce tripotage, qui faisait le secret amusement du pavillon, la chère baronne n’était pas oisive. Fermant philosophiquement les yeux sur la disgrâce de partager de très-jolis hommes avec les grisettes d’en haut, elle favorisait régulièrement, et sans aucune injustice, les seigneurs de Garancey, d’Aiglemont et Monrose…

Certain soir qu’on croyait le vieux général occupé pour longtemps aux mansardes, il s’était, on ne sait comment, échappé… Il rentre chez lui… et… ventre saint-gris !… était-ce une vision ? la chose était-elle bien possible ! Que trop ! En un mot, il surprend sa baronne entre deux feux, se chamaillant de grand courage entre Monrose, assaillant congru qui combattait selon les lois naturelles de la guerre, et entre l’incongru d’Aiglemont, qui s’était étrangement écarté du droit chemin depuis que je l’avais perdu de vue[12]. Quel spectacle ! grand Dieu ! pour un homme regorgeant d’amour-propre et à qui son hypocrite amie a su persuader que lui seul au monde était capable de lui avoir fait faire une folie depuis son ancien veuvage ! Vulcain, du moins, n’avait surpris que Mars dans les bras d’une infidèle qui n’était que son épouse ; mais la baronne est une amante, et c’est son amant qui la trouve saturée de plaisir entre deux rivaux heureux à la fois !… Que dire ! que faire ! de qui se venger ! comment !… Il y a de quoi perdre la tête ; nulle possibilité de bien sortir d’un aussi mauvais pas : la seule issue qui ne soit pas hérissée de périls, s’ouvre à pic sur le précipice du ridicule ! Deux heures après, en dépit de tout l’amour des mansardes, le double cocu partit à la sourdine, me disant adieu par un billet poli qui m’annonçait qu’un postillon[13], survenu à l’improviste, le forçait à se rendre aussitôt à Paris pour des affaires indispensables.

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 25
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 25

La baronne nous restait. « Tout coup vaille ! » dit-elle, quand elle apprit la désertion du vieux sigisbé. Elle perdait à la vérité des loges, une voiture et quelques petits reflets de considération, mais elle recouvrait une liberté dont, à chaque pas, nous apercevions mieux qu’elle aimait à faire amplement usage ; elle avait assez de charmes pour pouvoir se flatter de faire quelque nouvelle conquête, et assez de fortune pour qu’elle ne fût pas extrêmement pressée de remplacer le commandeur. À bon compte, avec l’obligation de plusieurs bienfaits permanents, elle lui avait surtout celle de l’avoir délivrée du cousin escogriffe, placé par le crédit du patron dans un régiment d’où le spadassin avait été presque aussitôt détaché pour l’Amérique.



CHAPITRE VI

JUSTIFICATION DE LA BARONNE. REVENANT
BON DE LA COMÉDIE. PROJET À DIGÉRER


Je dis deux mots en particulier à Liesseval au sujet de sa plus que galante aventure… Ne trouvez-vous pas, ami lecteur, que j’avais bonne grâce à faire ainsi de la morale ?

« — Est-ce bien à toi de te plaindre ! me répondit gaiement la baronne. Ah ! c’est plutôt à moi de te gronder pour m’avoir entourée de vrais égypans qui, du matin au soir, ne cessent de harceler les femmes. Vous voilà trois grandes inutiles, je veux dire les deux marquises et toi, qui, l’on ne sait pour quels intérêts particuliers, me laissez seule en butte à la fougue libertine de ces messieurs. Ils sont tous trois si beaux, si bien faits, si aimables, si caressants, qu’il m’est impossible d’en distinguer aucun… Je les aime donc tous trois à la folie. Pourrais-je, sans être injuste et sans me duper moi-même, leur partager inégalement mes bontés ? — Mais, ma chère, cette infamie à laquelle le commandeur vous a surprise ? — Pourquoi le vilain homme m’a-t-il lui-même pervertie à ce point ! J’en avais parlé confidemment à ces messieurs. Je m’étais récriée contre le goût abominable du vieillard, et me plaignais de ma complaisance, toujours vainement employée, comme d’un honteux supplice. Votre fou d’Aiglemont, qui se pique d’être un docteur, ne s’est-il pas mis à justifier le vœu du commandeur, pour me contrarier, et à soutenir que si cet homme avait eu tort, ce ne pouvait être que par une ambition qui ne sied plus aux gens de son âge !… À force d’agiter cette question, ni le marquis ni moi ne voulant céder, les choses, ma chère amie, en sont venues au point que vous savez, et d’Aiglemont gagnait sa cause quand mon vilain a eu la sottise de se montrer… — J’espère, interrompis-je, que du moins une autre fois tu fermeras tes portes ! »

Cependant de très-petits incidents tels que celui-là se perdaient dans le tourbillon des plaisirs que chaque jour voyait naître. Nous faisions excellente chère et force musique ; nous chassions, nous nous répandions dans les campagnes voisines ; enfin, nous jouions la comédie. J’étais grande coquette ; Aglaé, jeune amoureuse, en partage avec la charmante d’Aiglemont. Liesseval était une intéressante soubrette. Madame de Garancey, modestement, se bornait aux caractères[14], mais, habilissime, c’était elle qui nous mettait tous en scène, et nous ne pouvions avoir une meilleure directrice. Monrose était jeune premier ; d’Aiglemont, petit-maître ; Garancey, raisonneur ; Saint-Amand, valet, et il s’en acquittait fort bien. Monseigneur enfin était chargé des rôles à manteau. Nous jouiions solennellement, et pour toute la banlieue, une fois la semaine ; à la suite du spectacle il y avait souper et bal. Les autres jours nous nous exercions à remplir des canevas, toujours très-ingénieux, que nous fournissait la riche imagination de madame de Garancey. Plusieurs de ces croquis étaient susceptibles de devenir d’excellentes pièces.

Oh ! si dans les sociétés les plus châtiées, sous les yeux des pères, des mères, des maris, il est rare que l’amusement de la comédie n’amène pas des imbroglio de galanterie souvent poussée au plus loin, comment la même cause n’aurait-elle pas produit des effets encore plus violents chez nous, qui ne comptions qu’à peine trois personnes de mon sexe, je veux dire Aglaé avec les deux marquises, et une seule de l’autre, Saint-Amand, qui ne fussent point… un rigoriste dirait corrompues, mais je dis au courant !

Certain jour, après une vive répétition des Fausses infidélités, les acteurs revenant du théâtre, qui était au delà des bosquets, s’y dispersèrent, et il y eut entre eux un sérieux engagement. Tandis que Félicia-Dorimène réalisait le dénoûment avec Garancey-Valsin, plus loin, la répétitrice en titre, madame de Garancey, consolait le disgracié Mondor, notre prélat… Mais le pis… le criminel, c’est qu’en même temps, moitié figue, moitié raisin, le brûlant d’Orvigny-Monrose épousa brusquement, sur un gazon, d’Aiglemont-Angélique[15].

Ô Thalie ! combien ce pacte réel avec Vénus ne te fit-il pas d’honneur ! Tu ne cesses de faire, en faveur de la déesse de Paphos, des arrangements charmants auxquels tout le monde s’intéresse ; et puis les choses en restent là ! Cette fois du moins tu ne mâchas point à vide… Comment, à travers tant de soins qu’on se donne pour perfectionner les beaux-arts, n’a-t-on pas imaginé de prescrire aux amants de consommer tout de bon, après la chute de la toile, tous ces mariages de comédie ! De quel surcroît de feu l’avant-goût d’une félicité réelle n’allumerait-il pas les acteurs ! Quel redoublement d’attention n’apporterait pas le public à suivre une action qu’il saurait n’être pas tout à fait illusoire ! Et que ne donneraient pas certains amateurs pour assister plus particulièrement à l’apostille des pièces !… Auteurs, acteurs, public et directeurs, tous ne gagneraient-ils pas infiniment à cette charmante innovation !… Mais je suis bien folle de noyer étourdiment, dans une gazette qui courra bientôt le monde, une admirable idée dont j’aurais pu sans doute me faire grand honneur en la développant dans un beau mémoire soumis à l’examen des académies !… Puisse du moins cette donnée porter bonheur à quelqu’un de nos metteurs en œuvre, si communs à présent, dont l’unique métier, au défaut d’idées propres, est de trafiquer de celles d’autrui ! Mais ne faut-il pas que tout le monde vive !



CHAPITRE VII

DÉVELOPPEMENTS NÉCESSAIRES ET QUI N’ARRÊTENT
POINT LA MARCHE DE NOTRE HISTOIRE


Cet arrangement qui s’était fait en plein air entre Angélique et Valsin, m’alarma fort, quand ces deux amants-impromptu vinrent presque en même temps m’en faire confidence. La marquise aimait par malheur : le seul défaut qu’elle eût apporté de province, était cette maudite susceptibilité de s’enfiévrer de tendresse. Dès les premiers jours, la sensible marquise avait distingué et désiré mon cher neveu ; mais comme je ne suis nullement l’historienne des amours à soupirs, je n’ai rien dit au lecteur des agitations, d’abord réprimées, bientôt surprises par moi, presque aussitôt avouées, qui avaient fait le tourment de madame d’Aiglemont depuis que j’avais le bonheur de la posséder. C’était surtout afin d’assouplir sa passion, afin de désunir son cœur et ses sens, que je l’avais enveloppée de mes lacets féminins et mise en tiers dans nos saphiques jouissances. J’avais également fait mystère à Monrose d’un sentiment qui, s’il l’avait pu soupçonner, aurait infailliblement monté sa tête ; d’où mille extravagances plus que probables entre un ardent agresseur et une femme timorée que les efforts de la séduction auraient sans cesse avertie d’être sévèrement sur ses gardes. Heureusement le hasard avait fait passer un difficile nœud. Il devenait égal désormais que la marquise continuât de brûler ou se refroidît, qu’elle captivât Monrose ou qu’elle désespérât enfin de fixer ce volage : tous les dangers de l’amour sont passés dès l’instant de la jouissance ; elle est comme l’éruption de la petite-vérole : il ne s’agit plus que de savoir ensuite s’il n’y paraîtra pas, ou si l’on conservera des marques de ravage de l’affreuse maladie. Je conjurai l’aimable marquise de s’en rapporter absolument à moi du soin de la traiter jusqu’à la fin des grands accidents de sa situation critique. Je n’étais point un médecin austère : le régime était surtout ce dont je voulus pleinement la dissuader. « Usez cet amour, lui dis-je, de peur qu’il ne vous use ; éprouvez, enchaînez votre jeune amant à force de le rendre heureux : s’il vous est réellement dévoué, vos bontés multipliées vous l’attacheront davantage, sinon… vous aurez fait un joli rêve, sauf à vous rendormir pour recommencer à rêver. Ainsi va la vie ! » À bon compte, je fis présent à la nouvelle initiée, d’une clef de certain labyrinthe enchanté[16], dont on se souvient sans doute, afin qu’elle pût y roucouler tout à son aise et sans péril avec son heureux tourtereau. À la vérité, d’Aiglemont m’avait dit autrefois les choses les plus raisonnables au sujet de cet infaillible impôt qu’on nomme cocuage ; mais combien les plus beaux discoureurs sur la théorie, manquent de philosophie et deviennent inconséquents, lorsque la pratique les met à l’épreuve !

Ainsi donc, va me dire quelque lecteur, le même jour avait couché deux nouveaux noms sur ce fameux registre qui doit bien en être… pour Paris seul, à son cinq ou six cent millième volume ? — Point du tout : Garancey avait de beaucoup le pas sur d’Aiglemont dans le grand ordre. Madame de Garancey, déjà veuve de deux maris, esprit fort, femme à conceptions romanesques et dramatiques, n’avait, en se mariant, apporté à son troisième époux qu’une survivance de cocu : n’avait-elle pas dû le mettre en dignité le plus tôt possible ! Voici comment pensait, et même tout haut quand on voulais cette singulière dame : « Je me suis mariée pour être heureuse, » dit-elle, peu de jours après l’aventure des bosquets, à Garancey, qui lui remontrait doucement qu’elle s’affichait un peu trop avec notre prélat, lui-même fort enthousiasmé d’elle. « Des remontrances me contrarieraient et ne me corrigeraient de rien : bien loin de là ; je vous ai volontiers engagé ma main et ma fortune ; mais je me suis réservé ma liberté. Vous êtes un homme charmant ; si j’en étais à me remarier, car le mariage est un vernis de société fort convenable, c’est encore vous, vous seul que je prendrais ; mais comme je trouve très-bon que vous ayez ici depuis l’aimable Félicia jusqu’à la moindre de ses femmes de chambre, laissez-moi vivre comme bon me semblera : je vous promets seulement de ne point vous associer des gens dont vous puissiez rougir. C’est cela seul qu’une femme doit à elle-même d’abord et puis à son mari… Voulez-vous une tasse de thé ? » La dame étant de cette humeur, on ne trouvera pas étrange qu’elle eût fait, à la suite des Fausses infidélités, une infidélité très-réelle en faveur du prélat. Il y avait d’ailleurs une porte continuellement ouverte pour arriver à la faveur de madame de Garancey : on ne pouvait louer un peu vivement quelque beauté de ses productions, sans qu’aussitôt les plus douces amitiés fussent la récompense de l’éloge. Monrose le premier avait découvert, sans y songer, ce défaut de la cuirasse : d’Aiglemont, averti, fut curieux de faire la même expérience ; elle lui réussit à merveille.

Quant à monseigneur, c’était tout de bon qu’il se cramponnait à madame de Garancey ; tous les rapports imaginables les destinaient l’un à l’autre : il était fou de vers, de pièces. Sur le retour, il aimait, en homme d’esprit et de sens, les femmes qui ne sont plus tant courues, qui sont instruites, et avec lesquelles on peut causer. Un très-jeune homme ne risque rien à porter aussi son encens aux pieds des femmes surannées : l’insatiable faim du bel âge donne la solution de ces goûts disproportionnés. Mais l’homme dont l’été finit, ne peut continuer de courir après des printanières sans se couvrir de ridicule.

Quant à moi, j’étais enchantée de voir s’émousser ainsi, par de vifs et prompts frottements, les diverses aspérités des préjugés et des liaisons récentes. Toutes choses, à mon sens, commençaient à se passer fort bien : je dirigeais dans sa nouvelle carrière la trembleuse d’Aiglemont, qui se mettait à m’aimer de toute son âme, et plus sans doute que ne l’aurait souhaité mon cher neveu, s’il avait su tous les détails de notre intimité secrète. J’estimais la noble franchise de madame de Garancey, qui me témoignait clairement, sans m’en parler jamais, combien elle me savait gré d’aider son époux à supporter ses inévitables disgrâces. En un mot, m’attendant à chaque instant à voir ce pauvre d’Aiglemont venir aussi me confier ses peines, j’interrogeais mon cœur et je me trouvais toute prête à répandre sur les blessures de mon ancien ami le plaisir, ce baume souverain dont il me connaissait prodigue.



CHAPITRE VIII

SINGULIER ENTRETIEN. COMMENT IL EST
INTERROMPU


Je mourais d’envie de savoir comment l’aimable prélat, ayant un engagement en bonne forme avec madame de Belmont, avait pu dérober à son devoir, à ses jouissances, tout le loisir dont il voulait bien disposer en ma faveur. « La prudence, répondit-il, et le besoin de quelque repos m’ont fait sortir de Paris : l’amitié m’a conduit dans cet asile où me retient l’enchantement de Félicia, qu’on ne peut plus quitter dès qu’on s’est approché d’elle. — Mon cher oncle (je le nommais souvent ainsi à cause des anciens rapports), voilà ce qui est bien honnête. Cependant, cette fois, je ne me suis pas fort aperçue de vous avoir enchanté. Permettez que je fasse honneur du charme à la véritable magicienne, à madame de Garancey, et que je lui aie l’obligation tout entière d’une complaisance de votre part qui nous est à tous fort précieuse. » Il crut trouver dans ce que je venais de dire moins un compliment qu’un cartel… et voulut… mais je m’opposai tout de bon à ses galantes entreprises. « Parlons plutôt raison, lui dis-je, et jugez un procès qui reste en suspens entre Monrose et moi sur le compte de votre beauté parisienne. Est-ce du bien ou du mal qu’on doit penser de madame de Belmont ? — Du bien, ma chère nièce. On n’est pas plus aimable, ni d’un commerce plus intéressant, plus franc, plus sûr, au salon comme au boudoir. Il ne manque à cette femme que du temps, pour qu’on oublie totalement quelques malheureuses circonstances qui n’ont jamais compromis son cœur, mais que la méchanceté, la jalousie, la rage de médire ont exagérées indignement. Il manque à madame de Belmont de la fortune, pour que son âme expansive, généreuse, pût se développer dans toute sa perfection, il lui manque surtout une tranquillité d’esprit dont elle était enfin sur le point de jouir, quand, pour son supplice, le diable a ramené en Europe un odieux garnement qu’un jour elle eut le malheur d’épouser. Cet homme, sans aucun droit qui puisse fonder la moindre prétention, sans autre but que celui de nuire et de signaler sa présence à Paris, a déjà tenté mille moyens pour gêner, vexer, escroquer son épouse. C’est en grande partie la crainte de me trouver compromis tôt ou tard dans leurs démêlés, qui m’a décidé à m’absenter pour quelque temps. Mais je n’abandonne ni ne prétends négliger une femme vraiment intéressante qui, dans ce moment surtout, a besoin d’amis véritables. Je lui suis tendrement attaché : sans doute elle m’a traité trop bien quand, non contente de se donner, elle m’a fait prendre encore son inséparable amie : ce n’est plus à mon âge, ma chère Félicia, qu’il est prudent de se surcharger de bonheur ; mais du moins ai-je délivré l’aimable Floricourt de certain banquier, grossier tyran, qui croyait que cinquante louis par mois pouvaient assez payer le droit de ne pas laisser à sa maîtresse un seul de ses goûts, de ses plaisirs, une seule de ses habitudes et presque de ses idées ! Heureux d’avoir pu donner à madame de Belmont une nouvelle preuve de mon attachement en obligeant son amie, c’est à moi de me soustraire au danger de la trop vive reconnaissance de deux femmes dont les sens sont approvisionnés de manière à seconder à l’infini les mouvements de leur délicatesse. Je veux les accoutumer à penser que je ne suis point homme à leur vendre si cher de médiocres bienfaits dont elles-mêmes ont voulu resserrer les bornes… — J’ai perdu, ripostai-je, et ces détails justifient, contre mon ancienne opinion, le cher Monrose, qui leur a fait si vivement sa cour. — Elles l’aiment encore, et le regrettent ; souvent elles m’ont parlé de lui, et ce n’a jamais été sans faire son éloge ; mais elles le plaignent de s’être jeté… »

Cette conversation fut interrompue par une singulière et bien funeste nouvelle. Monrose, qui l’avant-veille avait disparu vers le soir, après avoir fait dire qu’il serait de retour pour la répétition de la première comédie publique, Monrose arrivait de Paris blessé, et dans le cas de fuir ou de se cacher avec un soin extrême : il venait de se battre et de tuer son homme !

Jugez, cher lecteur, de l’effroi, de la consternation, des pleurs, des cris, de la confusion générale que causa le fatal événement. Songez que, de huit femmes, maîtresses ou soubrettes, que vous savez réunies chez moi, la seule Aglaé n’avait point reçu dans ses bras l’adorable mortel. Aglaé pourtant ne se montra pas la moins sensible au malheur du banal Adonis, lorsqu’il fut amené, faible, défait, parmi les huit Vénus. Mais, que dis-je, huit ! Il y eut une de nous qui ne parut point ; que j’avais eu l’heureuse présence d’esprit de soustraire, d’enfermer ; qui, par les violentes expressions de sa douleur, se fût perdue en trahissant une première faiblesse aux yeux d’un époux dont on n’était pas assez sûr. Quelle funeste maladie que cette fièvre d’amour ! Dans quel affreux état un seul mot n’avait-il pas jeté l’Angélique des bosquets, la charmante marquise d’Aiglemont !



CHAPITRE IX

DÉTAILS INTÉRESSANTS. RÉCIT DE LEBRUN


Quelle que fût notre impatience de savoir ce qui s’était passé, comment les jours de Monrose s’était trouvés en péril, quelle victime il avait immolée, toute curiosité cédait au désir d’apprendre d’abord s’il n’y avait rien à craindre pour sa vie. Eût-il eu déjà le pied dans la fosse, notre état de crainte et d’affliction n’eût pu s’exprimer plus fortement. La sensibilité, la tendresse avaient du premier saut franchi toutes les barrières : nous avions de beaucoup outrepassé le but. Monrose en personne, debout, avec toute son affabilité, tout son calme ordinaire, avait beau nous assurer qu’il n’avait presque aucun mal, son bras en écharpe et l’épaisseur que nous voyions d’un côté de son corps, démentaient jusque-là pour nous ses consolantes protestations. Le chirurgien qu’il avait amené sut mieux nous persuader, quand il jura que, de trois blessures qu’avait reçues notre ami, aucune n’était dangereuse, et qu’elles n’exigeraient même qu’à peine qu’il gardât le lit ; mais nous frémîmes, les écluses de nos yeux se rouvrirent et l’appartement retentit de nos sanglots, lorsqu’on nous apprit que, si certain coup n’avait pas heureusement porté sur une côte, Monrose l’aurait eu tout au travers du corps.

Enfin, quel avait été l’adversaire ? M. de Belmont, cet homme funeste dont tout à l’heure encore le prélat me parlait ; ce scélérat que la Providence avait exprès ramené d’Amérique, pour qu’il subît enfin un châtiment, trop honorable sans doute, qu’il avait mérité par une longue suite de déportements.

Lebrun, le fidèle et brave Lebrun, témoin du combat, toujours aussi propice que dévoué Mentor de notre précieux Télémaque, c’est Lebrun qui, prié, pressé, carressé, va nous faire enfin l’histoire intéressante de l’origine de la rixe, de la scène et de son dénoûment tragique. Lebrun a pour auditeurs, avec moi, mesdames de Garancey, d’Aiglemont, le prélat, Saint-Amand ; et quand il est près de commencer son récit, survient la jeune marquise, que j’avais fait appeler. Ce qu’il reste d’agitation à celle-ci, quoique je l’aie fait rassurer par de bien bonnes nouvelles, nous surpasse encore ; mais elle est censée dans le premier mouvement, et son trouble alors paraît assez naturel.

« Le seul défaut de mon cher maître, dit l’orateur Lebrun, c’est d’être trop aimable. (Lebrun aurait pu se dispenser de dire cela : nous le savions toutes.) Certain je ne sais quoi qu’il a (nous savions bien encore ce que c’était) fait que les femmes sont endiablées à le pourchasser. Il existe de par le monde une jolie dame à qui, par malheur, il a fait un enfant ; du moins elle lui en décerne l’honneur, quoique, lors de cette fabrication, elle eût encore un époux sur le dos duquel, ce me semble, elle devait bien, en bonne conscience, jeter le fardeau ; mais bizarre, extravagante, ou plutôt méchante alors comme un diable, elle n’en avait rien voulu faire, afin d’avoir de quoi nous tourmenter.

« L’époux est mort peu de jours après qu’on est venu s’établir ici. La veuve avait écrit sur l’heure à mon maître qu’étant née de condition, ayant été déshonorée par lui (c’était son mot) et se trouvant héritière d’une assez jolie fortune, elle ne croyait pas qu’il eût rien de mieux à faire que d’accourir pour passer l’éponge du sacrement sur une tache avouée par elle-même, non-seulement à son mari, lorsqu’il vivait encore, mais à toute sa propre famille. Cette dame était grosse alors de plus de sept mois.

« Honoré de la confiance de mon maître sur certains objets (ici je vis rougir trois ou quatre des écoutantes), je lui avais cordialement conseillé de répondre avec adresse et douceur à l’arrogante veuve ; mais il a dédaigné mon avis ; une réponse légère, où se trouvait surtout très-épigrammatiquement réfutée l’accusation d’être l’auteur d’un déshonneur dont il citait plusieurs à-comptes antérieurs à leur connaissance, cette réponse, portée par moi-même, avait fait le plus mauvais effet imaginable. Il se trouve que madame de… »

Lebrun hésitait : « De Salizy, dis-je alors. — Vous la nommez, madame la comtesse[17].

« Cette madame de Salizy se trouve être fille d’une sœur de M. de Belmont. Celui-ci, tombé des nues à Paris, et trop heureux de n’y être pas logé d’emblée aux dépens du gouvernement, était venu mettre pied à terre chez sa nièce. Bientôt, confident de la grossesse illégitime, et venant à découvrir encore, par un cercle d’informations, que le prétendu suborneur était le même que certain cavalier qu’on assurait avoir été l’amant et, qui pis est, le commensal de madame de Belmont, comme oncle et surtout comme époux, M. de Belmont avait résolu de se faire, de l’aventure de sa parente, une affaire personnelle.

« En conséquence, j’avais rapporté à mon maître, avec beaucoup d’injures très-bien écrites de la part de la nièce, des menaces grossières de la part de l’oncle protecteur. Mais il les avait signées Francœur, parce qu’à tout hasard il avait eu la précaution de quitter son nom à la barrière, ayant de longue date à Paris plusieurs de ces vigilants amis qu’on nomme créanciers, et qui, lorsqu’après une absence ils ont le bonheur de retrouver l’ami pour qui leur bourse s’est ouverte, aiment mieux gêner un peu sa liberté que de risquer d’être privés derechef de sa chère présence. Ce diable de nom d’emprunt m’empêcha absolument de savoir d’abord à qui nous avions affaire ; une croix de Saint-Louis, fourvoyée sur la poitrine d’un estafier, lui donnait à nos yeux l’air d’un homme auquel on pouvait devoir des égards. »


CHAPITRE X

SUITE DU RÉCIT DE LEBRUN


« Malgré mes conseils réitérés de ne pas s’endormir sur le danger de pareille enclouure, mon cher maître aurait probablement dédaigné le courroux de l’oncle et de la nièce ; mais, avant-hier, un soin touchant fit accourir près de nous certain courrier volontaire dont le message nous mit enfin dans le cas de nous occuper sérieusement de madame de Salizy.

« Le courrier était un faux jockey, jeune fille à l’âme tendre, à l’esprit romanesque, femme de chambre ad intérim chez madame de Belmont : elle s’était bravement offerte pour aller, sous une forme masculine, se mettre au service du sacripant d’époux, afin de veiller sur toutes les actions de celui-ci, d’éclairer ses menées et de fournir toujours à temps à madame de Belmont l’occasion de s’en garantir.

« Chonchon (c’est le nom de l’espionne ou plutôt de l’espion rusé), Chonchon, qui, pour n’avoir vu mon maître qu’une seule fois chez sa maîtresse à la campagne, conservait de lui néanmoins un profond souvenir[18] ; cet enfant, dis-je, était venu toute la nuit pour prouver à mon maître son grand attachement, et l’avertir qu’il n’y avait sorte de mauvais desseins qu’on n’agitât chez madame de Salizy contre lui ; que M. de Belmont se vantait dans tous les tripots de chercher un petit freluquet de colonel dont il lui fallait les oreilles ; qui se cachait comme un lâche sous le cotillon des jolies femmes, mais qu’il saurait bien enfin déterrer et châtier ! etc.

« Qui connaît mon cher maître devine l’effet violent qu’avait dû produire sur lui cette franche confidence. Nous sommes partis sur le soir. Le lendemain de grand matin, j’étais chez notre homme, le priant de vouloir bien donner à certain colonel qui ne se cache point une heure d’audience au bois de Boulogne. J’étais en bourgeois et fort bien mis, quoiqu’en habit de voyage. M. de Belmont ayant voulu le prendre sur un certain ton, et s’échappant sur le compte de mon maître en propos peu mesurés, j’ai traité le quidam de haut en bas, et peu s’en est fallu que je n’aie fait sur l’heure, de l’autre querelle, la mienne propre. Mais à moi tant de liberté n’appartenait. « Vous paraissez fort ami de ce petit monsieur ! m’a dit le sieur Belmont d’un air massacrant. — Assez pour offrir ailleurs qu’ici cent coups de bâton à qui pense et parle de lui sans un respect que lui doivent surtout… les gens, quels qu’ils soient, qui se trouvent sous la férule de l’autorité. — C’est-à-dire, m’a-t-on répondu furieux, qu’il m’adresse un casseur de bras pour tâcher de faire diversion, et se tirer d’affaire au moyen d’un tiers qui paraît plus intrépide… — Point du tout : vous devez avoir très-bien entendu de quelle part je vous ai requis. M. le chevalier casse fort bien les bras lui-même, surtout aux bravaches. Au surplus, s’il en laissait à briser après lui, je me ferais un plaisir, monsieur, de justifier, à vos dépens, la bonne opinion que vous paraissez avoir de ma personne… » Pendant cet étrange colloque, mon homme s’habillait, servi par Chonchon, fort rudoyé, car il était en disgrâce à cause d’une absence dont, bien entendu, l’on n’avait pu lui arracher le secret, mais qu’on avait regardée comme l’étourderie d’un enfant, excusable pour la première fois en faveur de sa gentillesse.

« M. de Belmont allait être en état de sortir quand j’ai vu paraître dans la chambre une espèce de fantôme affublé d’un manteau jadis rouge, rapetassé, guenilleux, et le chef couvert d’un crasseux chapeau dont une aile était rabattue sur le visage. Quand cette figure étrange a quitté son enveloppe, quelle n’a pas été ma surprise en reconnaissant… Le croiriez-vous, madame la comtesse (il s’adressait à moi) ! la Bousinière ! l’infâme beau-père de cette mademoiselle Armande dont je sais que monsieur le chevalier vous a parlé !

« À ma fatale vue, le vieillard… n’a pu pâlir, — dès longtemps son cuir hâve et sec ne permet plus aucune transition de couleur, — mais le mouvement convulsif de ses rides a tiraillé ses sourcils et ses crins blanchis. « Te voilà donc, coquin ! a-t-il eu l’audace de me dire. Nous te tenons enfin !… Mon cher Belmont, ce malheureux est l’homme dont je t’ai parlé, cet assassin d’un de mes meilleurs amis et autant vaut d’un autre encore. C’est le même qui sert le ravisseur de ma coquine d’Armande, si sage avant de les avoir connus. »

« Je frémissais de rage. Un instant j’ai eu l’envie d’étendre à mes pieds l’atroce calomniateur sous un coup mortel de mon épine, déjà si fatale à l’exécrable Carvel. Mais je me suis contraint. Immobile, parfaitement maître de moi, j’ai préféré d’attendre comment allait se conduire son digne ami. « Quoi ! s’est écrié celui-ci, ce drôle à qui je faisais l’honneur de le prendre pour un galant homme, n’est que le valet de mon polisson ! Il n’y a pas à hésiter, mon cher la Bousinière, il faut à l’instant faire avertir un commissaire et… »

« Au regard subit de l’effrayé la Bousinière, Belmont, averti lui-même par le cri de sa conscience, a paru saisi d’effroi pour avoir inconsidérément prononcé le terrible nom du premier scrutateur des êtres de leur sorte. Leur embarras, leur muette stupeur ont mêlé pour moi d’un moment de plaisir cette scène désagréable. J’aurais donné beaucoup pour que mes vieux criminels s’enferrassent ainsi tout de bon dans le glaive de la justice… « Mais non ! a tout de suite ajouté le Belmont, ceignant enfin son épée de prévôt de salle ; le petit monsieur… m’attend ? — Et de pied ferme ! — Eh bien ! puisqu’il fait semblant d’avoir du cœur, je daignerai lui faire l’honneur de me mesurer avec lui ; quant à toi, l’ami, nous serons toujours à temps de te faire pendre… »

« J’avais un cheval à la porte. Chonchon venait de faire avancer un fiacre pour mes gredins ; je les y ai vus monter : de ce moment je n’ai plus perdu de vue la voiture, jusqu’à ce qu’elle se soit engagée dans la route au delà de la place de Louis XV. Pour lors piquant des deux, je suis venu prévenir mon cher maître, qui m’attendait à vingt pas de la porte Maillot, qu’incessamment il verrait arriver son méprisable adversaire. Il m’a remis ses pistolets, quand je lui ai dit que M. de Belmont se battrait à l’épée. »



CHAPITRE XI

LEBRUN CONTINUE DE CONTER


« Toute cette braverie que le sieur de Belmont avait affectée en sortant de chez lui, n’a pas empêché qu’à la vue de M. le chevalier, il n’ait éprouvé certaine anxiété que j’ai très-bien démêlée sur sa triste physionomie.

« En vain quelques reproches ont été risqués par cet offensé prétendu ; l’offenseur n’a pas daigné répliquer d’une seule parole. Mon maître, d’un pas ferme, s’enfonçait sur la gauche dans l’épaisseur du bois. À cinquante pas environ de la route frayée, s’est montré un espace assez convenable, que sans doute mon cher maître avait précédemment reconnu ; il s’y est arrêté ; là, faisant voir qu’il n’avait sur le corps qu’une chemise et un simple gilet de basin sous son frac fort léger, il a mis M. de Belmont dans le cas de justifier de même l’état de son costume. Il était, lui, beaucoup plus habillé. Un gilet de laine sur la peau, une chemise, un second gilet de soie doublé, la veste d’écarlate galonnée, un bon uniforme de drap bleu, le tout recouvert d’une redingote, c’était de quoi rendre la partie par trop inégale ; mais ce pouvait bien aussi n’être qu’une précaution de santé de la part d’un homme de certain âge récemment de retour d’Amérique. C’est pourquoi mon généreux maître n’a fait, à ce sujet, aucune difficulté. Cependant, de son plein gré, M. de Belmont, aidé de la Bousinière, a quitté son surtout ; quand il a voulu mettre habit bas, M. le chevalier l’en a dispensé. Tout aussitôt ils se sont mis en garde. Trompé par le flegme avec lequel M. Monrose s’est d’abord laissé porter plusieurs coups dont même l’un, trop faiblement paré, venait de le toucher légèrement, le colérique Belmont s’est cru sûr d’une facile victoire. Cependant, à son tour, il s’est senti blessé. Ce mécompte ajoutant à sa rage, il a commencé de tirer à bras raccourci. Mon cher maître paraît avec autant d’adresse que de sangfroid, attendant prudemment d’avoir du jour pour frapper avec plus de sûreté son impétueux adversaire. Celui-ci s’étant enfin découvert, j’ai vu M. le chevalier s’allonger vivement, plus jaloux de porter un coup terrible que de se garantir lui-même de ceux dont on le harcelait. C’est alors qu’atteint de biais d’un coup qui, par bonheur, a glissé sur la côte, il a plongé jusqu’à la garde dans le flanc droit de M. de Belmont son épée, qui est sortie de l’autre côté, ayant probablement traversé le cœur, car à l’instant, comme d’un coup de foudre, le blessé est tombé lourdement en arrière, entraînant même avec lui l’arme dont mon cher maître venait de le transfiger.

« Cette rapide action était l’époque précise de deux autres que le pinceau pourrait réunir, mais que le récit délaie, quoique toutes trois n’aient eu qu’un moment indivisible.

« D’un cabriolet qui accourt sur les combattants au péril de les renverser, part, à l’instant même de la chute de M. de Belmont, un coup de pistolet dirigé vers sa tête, presque à bout portant, mais qui le manque et va sillonner l’épaule de mon cher maître. En même temps, comme M. le chevalier se trouvait désarmé, l’exécrable la Bousinière dégaine et se prépare à le charger ; mais, sur mes gardes depuis qu’on était aux mains, et soupçonnant mon gredin d’être bien capable de quelque trahison, je m’oppose et je préviens mon homme, lui sanglant à travers le visage un terrible coup de mon nouvel espadon, plus formidable encore que celui qui me servit avec Carvel. La surprise, la douleur font tomber de la main du perfide témoin le fer dont il a vainement tenté de parer mon attaque : plus alerte que lui, je saute sur l’épée, la casse et jette au loin les débris. Cependant, à quatre pas le cabriolet, dont le cheval s’est effrayé, vient de heurter une souche, l’a surmontée, et, versant, a jeté lourdement à terre madame de Salizy ; car c’est elle qui accourait, la tête perdue ; qui ne voyait que le danger de son cher suborneur, et qui, en un mot, a eu l’aveugle fureur de tirer. Le pur hasard vient de lui épargner deux crimes : en manquant un oncle, elle a failli tuer un amant.

« Il faudrait, mesdames, que vous eussiez vu, comme moi, le meilleur, le plus généreux des humains, oublier qu’il vient d’étendre un homme à terre ; que son propre sang coule de trois blessures… Il faudrait que vous l’eussiez vu courir au cabriolet versé, pour secourir la malheureuse Salizy. Elle a fait une chute violente et dangereuse ; mais sa fureur lui a conservé l’usage de ses sens… « Monrose ! Monrose ! » crie-t-elle, quoiqu’elle soit déjà dans ses bras. Elle est glacée d’horreur à la vue des traces sanglantes qu’impriment sur elle les mains chéries qui daignent la dégager. « Monrose ! Monrose ! » continue-t-elle de crier. Elle ne se souvient plus s’il y eut au monde un parent armé pour la venger et s’il a péri dans le moment. Monrose vit, elle revoit Monrose : le désespoir et le bonheur se disputent, avec un égal avantage, la plus expressive physionomie ; le meurtrier de l’oncle est pressé dans les bras de la nièce ; elle sèche de ses baisers les beaux yeux qui la mouillent de pleurs. »

À cet endroit du plus intéressant récit, il n’était pas besoin des larmes du bon Lebrun, pour faire couler à l’unisson celles de l’auditoire. Dès que l’essor de notre sensibilité put se modérer, le conteur reprit sa narration dans ces termes :

« Un bon génie nous avait pris sans doute sous sa protection spéciale, puisque toute cette bruyante scène put se passer sans qu’aucun des promeneurs du bois de Boulogne fût attiré vers nous. Moi seul et le jockey, Chonchon, qui s’était lestement jeté de côté tandis que le cabriolet versait, nous sommes sans blessures. Nous donnons partout nos soins ; des symptômes alarmants annoncent que l’imprudente Salizy ne tardera pas à mettre bas le tendre fardeau que recèlent ses entrailles ; elle a de plus un bras considérablement froissé. La Bousinière, balafré à faire horreur, s’est assis sur l’herbe, étanche comme il peut son sang et blasphème. Quant à l’infortuné commandant, il n’a plus besoin d’aucun secours.

« Enfin nous avons remis sur pied la voiture. Nous y plaçons comme nous pouvons la dépouille mortelle de M. de Belmont. Je fais alors avancer le fiacre, qui attendait en dehors de la porte Maillot. Pour distraire de toutes conjectures le conducteur, étonné d’une nouvelle combinaison qui montre un homme de moins, une femme de plus et la physionomie d’un tiers fort changée, je glisse un double louis. Le cocher reçoit pour lors sans difficulté, dans sa voiture, la débile madame de Salizy ; j’y fais monter aussi le hideux la Bousinière, ne voulant pas laisser libre un tel homme, quand il est maître de notre secret ; enfin je monte moi-même, laissant à Chonchon mon cheval. Mon cher maître a le courage de prendre place à côté du mort dans le cabriolet, qu’il est d’autant plus naturel de fermer de ses persiennes, qu’une légère pluie commence à tomber. Nous reprenons dans cet ordre la route de la lointaine demeure d’où l’onde et la nièce sont sortis le matin sous de si sinistres auspices ; nous y arrivons sans aucun fâcheux événement. »



CHAPITRE XII

FIN DU RÉCIT. DÉNOUEMENT. RÉFLEXIONS
MORALES


« Malgré la sagesse des précautions par lesquelles nous avions à cœur d’étouffer jusqu’à la moindre apparence de la tragique aventure, nous aurions échoué sans doute, si, de fortune, notre retraite n’avait pas été dans un très-petit hôtel que madame de Salizy habitait seule aux environs de la Comédie-Française, entre deux espaces où l’on n’a point encore bâti. Un vieillard, commis à la porte, est le père nourricier de cette dame ; la femme de chambre est la fille du bonhomme, et n’a pas quitté depuis l’enfance sa maîtresse, qui la comble de bontés. Ces gens-là sont donc parfaitement sûrs. Un seul domestique, dont on l’était moins, est écarté, sous prétexte de commissions, même avant que le cabriolet, qui d’un peu loin avait ralenti sa marche, n’entrât dans l’hôtel. Chonchon, l’impayable jockey femelle, courut ensuite appeler un chirurgien habile, avec certain homme de loi, d’une probité reconnue, qui, ci-devant chargé des affaires de M. de Salizy, continue les mêmes soins à la veuve. Ces utiles auxiliaires arrivèrent au plus tôt. Le mort fut déposé dans sa chambre ; on visita les blessures de mon cher maître : aucune ne se trouvait dangereuse. Madame de Salizy était à fendre le cœur, se jetant brusquement sur les plaies, les suçant, les mouillant de ses larmes, et tour à tour s’écriant, sanglottant, se maudissant ou laissant éclater une joie immodérée. Cependant elle était elle-même en pitoyable état. Moins d’une heure après notre retour, en proie à des douleurs aiguës, elle mit presque artificiellement au monde un enfant qui ne vivait plus…

« Je ne saurais, mesdames, vous décrire avec des expressions assez frappantes quel fut, pendant cette cruelle opération, le supplice, le désespoir de mon cher maître, qu’on n’avait pu décider à s’éloigner. Toutes les personnes que différents devoirs occupaient sur ce théâtre de souffrances et de consternation, étaient également affectées du spectacle touchant de deux êtres sensibles à l’excès, dont chacun s’accusait avec délire d’être l’auteur du malheur de l’autre… Mais je n’ai pas le talent de ces gens qui s’entendent si bien à filer une scène de tragédie bourgeoise. Je me borne donc à vous dire qu’avant midi, tout ce que je viens de raconter, était consommé.

« Dès qu’on eut pourvu directement à ce qu’exigeait l’état de l’accouchée, on s’occupa de la fable dont il conviendrait de revêtir la mort subite du malheureux Belmont. L’honnête avocat fit à ce sujet des ouvertures fort sensées ; il se fit fort de tout arranger, et se chargea du soin des obsèques. Ou décida que ce galant homme se fixerait, pendant un certain temps, dans l’hôtel même, et que la Bousinière, dont on prendrait soin, y serait également retenu jusqu’à nouvel ordre. Le ressentiment, la douleur, les scrupules de celui-ci furent assez facilement enchaînés au moyen d’une centaine d’écus qui passèrent de la poche de mon cher maître dans la sienne. Cet argument irrésistible métamorphosa soudain le méprisable vieillard ; on le vit même sourire à son bienfaiteur, en homme qui lui pardonnait déjà ses prétendus torts envers la sage Armande, ainsi que la mort de l’intime ami Belmont.

« Ces dispositions terminées, nous nous éloignâmes du désastreux hôtel. Bientôt après, nous étant assurés de notre chirurgien (car celui qui venait de donner les premiers secours à mon maître était nécessaire auprès de madame de Salizy), nous nous sommes bien secrètement éloignés de Paris, pour arriver en diligence chez madame la comtesse, où, quelque tournure que les choses puissent prendre là-bas, nous sommes probablement en pleine sûreté… »

Lorsque Lebrun eut cessé de parler, il fut fort loué de son excellente conduite. On vint en même temps nous avertir qu’un doux sommeil, de bienheureux présage, venait de surprendre notre héros.

Le prélat voulut aussitôt voler à Paris, où l’appelaient également le désir d’être utile à Monrose, en cas de recherches, et le besoin de complimenter la chère Belmont à l’occasion de l’heureux événement qui la délivrait d’un détestable époux. Garancey, parent d’un maréchal de France, et se trouvant allié par sa femme avec le ministre de Paris, crut aussi pouvoir servir utilement mon neveu. Garancey voulut donc partir avec Sa Grandeur. Nous nous fîmes une raison sur l’éloignement de ces aimables amis, puisqu’il s’agissait de la sûreté d’un troisième, et que nous ne doutions pas de les voir bientôt de retour après un favorable succès.

Vers le soir, non-seulement le cher Monrose se trouvait infiniment mieux, mais il put passer debout avec nous plusieurs heures, pendant lesquelles nous n’épargnâmes rien pour le distraire du trop mélancolique souvenir que lui causait sa fatale victoire et du souci bien plus cuisant encore qu’il avait de l’état critique de madame de Salizy. Heureusement, dès le lendemain on reçut, à propos de celle-ci, des nouvelles tout à fait rassurantes. On sut aussi que grâce à l’honnête avocat, tout s’était passé à souhait relativement au mort, paisiblement reçu dans le sein de la terre, où sans doute le secret de sa fin tragique était également enfoui.

Le seul la Bousinière, toujours besogneux et de mauvaise foi, pouvait remuer encore et susciter quelque orage. On y obvia par une négociation secrète qui dura quelques jours entre le ministre, pourtant instruit de l’aventure, Garancey, monseigneur et le grand-chanoine, en qualité de nouveau protecteur d’Armande. Il avait été décidé dans ce petit comité que la Bousinière ne sortirait de chez madame de Salizy que pour entrer en prison[19], s’il refusait de partir tout de suite pour l’Allemagne, où le grand-chanoine lui accorderait avec une petite pension l’asile, à titre de concierge, dans une habitation attachée à l’un de ses bénéfices. La Bousinière eut le bon sens d’apprécier l’avantage qu’on daignait lui offrir et d’éviter ainsi d’être coffré, comme ses nombreux méfaits n’en fournissaient que trop le prétexte. Il partit sous l’escorte d’un fidèle Allemand chargé de le conduire à vue jusqu’à sa future demeure.

Salizy se rétablit. Cette femme, née violente, et qui n’avait pas été ployée sous le joug d’une éducation assez morale, avait pourtant une âme aussi généreuse que sensible. Elle réfléchit, elle détesta sa faiblesse à céder aux perfides insinuations de Saint-Lubin et de Belmont, qui l’avaient, de concert, soulevée contre Monrose en dernier lieu ; car tous les misérables de Paris se tiennent par la main, et Saint-Lubin, ami de la Bousinière, s’était aussi faufilé chez la nièce sous les auspices de l’oncle. Madame de Salizy, n’écoutant plus que son cœur, gémissait de sa conduite insensée et ne se pardonnait pas d’avoir presque ôté la vie à l’être charmant qui lui avait été si cher.

En un mot, au bout de huit jours, la face de tous les objets fut changée. Les causes du trouble intérieur de notre cher ami cessèrent ; nous vînmes insensiblement à bout de lui persuader que le mal d’avoir fait périr un homme vil, était peu de chose en comparaison du bien d’avoir purgé la société et préparé le repos d’une personne chère, en lui épargnant encore le partage de la honte qu’aurait fait éclore plus tard le châtiment légal que son coupable époux ne pouvait éviter.

Bientôt les ressources du plus bel âge, la tendresse de l’adorable marquise d’Aiglemont, ma consolante amitié, les plaisirs vifs et variés qui ressuscitèrent parmi nous à l’occasion des nouvelles circonstances, heureuses au delà de notre espoir, tout cela concourut à miner, à détruire enfin le sentiment d’un très-pardonnable malheur. Il laissait pour toute trace le fruit de cette sévère leçon qu’il faut, sur toutes choses, éviter de s’entourer dangereusement. C’est sur cette importante matière qu’avaient roulé continuellement nos secrets entretiens, pendant que Monrose se rétablissait et attendait en suspens l’issue des démarches de nos amis.

Jeunes gens qu’un tempérament de feu fait courir étourdiment dans Paris après des femmes dont la connaissance ne vous offre d’abord que la perspective du bonheur, et sur lesquelles il vous semble qu’il ne s’agit que d’étendre la main, apprenez, des ennuis auxquels Armande et Salizy ont donné lieu, quels gouffres peuvent s’ouvrir tout à coup sous vos pieds. Défiez-vous du tapis de verdure, de l’éclat et du parfum des fleurs qui vous invitent à les cueillir ; sachez auparavant si le terrain est solide, et souvenez-vous bien qu’en dépit des noms, des titres, de la richesse, des charmes, en un mot, de tout ce qui peut séduire, il n’y a de sûreté dans ce monde que parmi les honnêtes gens.



CHAPITRE XIII

ÉPISODES. IMPORTANT SUCCÈS, PAR LEQUEL
J’ÉPARGNE POUR L’AVENIR DE GRANDS
CHAGRINS AU HÉROS


Comme parfois de violents orages ramènent le froid et les frimas à travers les jours de la plus riante saison et menacent de détruire tout espoir de récolte, de même la tragique aventure du duel avait suspendu le cours de nos jouissances ou plutôt dérangé l’harmonie de nos plaisirs ; car plusieurs de nous savaient bien encore se dérober au fardeau des circonstances, et faisaient fumer l’encens, à la sourdine, sur les autels de la volupté. C’est ainsi que, rassurée des premiers, parce que la simple amitié ne perd pas aisément le fil de la raison, je ne m’étais privée qu’un moment des douceurs variées dont Saint-Amand et sa charmante sœur enchantaient mes heureux loisirs. Toutes les autres auraient à peu près jeûné, si l’ambitieux d’Aiglemont, en l’absence du prélat et de Garancey, ne s’était fait un point d’honneur de tenir tête partout, même aux mansardes. Sa femme seule et moi le dispensions du service galant. Cependant, au sein de tant de richesses, il ambitionnait encore, et je le voyais furieux de ne pouvoir coucher mon Aglaé sur la liste de ses pratiques ; mais je tenais bon ; il n’y avait pas, pour le rusé piqueur, une seule petite occasion de couler dans l’oreille de ma vestale le doux venin de la séduction. Je ne fus pas aussi chanceuse du côté de Saint-Amand. Madame de Garancey vint un beau jour à bout de le rendre physiquement infidèle. Pourvu qu’une femme ait des appas (et cette dame en avait réellement beaucoup malgré sa maturité), la grande amabilité fait le reste. Que ne peuvent pas des louanges délicates sur le chatouilleux amour-propre d’un artiste ! À force de s’admirer mutuellement, la marquise et mons Saint-Amand s’étaient enfin accrochés. Ce qui me piqua surtout, c’est qu’on y avait mis de l’adresse et que je fus bien pendant cinq ou six jours leur dupe, sans m’en apercevoir.

Quelque chose encore à cette époque menaçait bien plus dangereusement de ruiner mon projet d’un bonheur pur et continu pour tous ces êtres aimables que je m’étais plu à réunir.

Mons d’Aiglemont n’avait pas fait la moindre chose à sa femme depuis qu’ils vivaient parmi nous ; cependant cette chère petite avait eu des symptômes de grossesse presque aussitôt après son aventure au bosquet de la comédie. C’était la troisième fois depuis son mariage qu’elle se trouvait dans cet état, et toujours il avait été accompagné de circonstances qui rendaient impossible de le dissimuler. Que faire ? comment se tirer de là ?… J’imaginai pourtant de quoi parer le coup. Puisse mon innocent stratagème aider à se tirer d’affaire quelque malheureuse épouse qui se trouverait, ainsi que madame d’Aiglemont, dans le cas de se dérober aux disgrâces d’une évidente infidélité.

J’exigeai de Saint-Amand que plusieurs jours de suite, pendant le crépuscule, il allât, tête à tête avec sa sœur, faire une promenade jusqu’à certain petit ermitage que j’avais fait construire au loin dans l’endroit le plus boisé de mes possessions. On m’obéit aveuglément. Dès le second jour mons d’Aiglemont, toujours à l’affût, ne manqua pas d’éventer cette manœuvre ; le libertinage outré de son imagination ne lui permit qu’une idée : c’était que le frère et la sœur s’écartaient ainsi pour se donner, à l’insu de la société, des preuves mutuelles d’amour !

Il crut même faire un coup de maître en me révélant le soupçon. Les cartes brouillées, ses actions ne devaient-elles pas hausser rapidement ! Me désenchanter sur le compte d’Aglaé, n’était-ce pas se procurer plus que moitié des moyens de l’avoir ! Cependant je ne fis que rire de son insidieuse confidence, et le traitai d’extravagant.

Plusieurs jours encore la promenade fut continuée, et toujours on se reposait pendant un quart d’heure dans la petite chapelle. Chaque fois le veneur, embusqué, suivant de loin la marche, ne perdait pas une circonstance du trajet, de la durée, de la station et du retour. Nouvelle ébullition de désirs, nouvelle accusation auprès de moi, nouveau persifflage de ma part.

Le jour où je crus que mon secret dessein pouvait s’accomplir, je fis paraître Aglaé dans un costume d’un nouveau genre et très-remarquable. Vers le soir elle se déshabilla secrètement chez moi. Pour lors, ce fut la marquise qui se revêtit de tout ce que ma vestale quittait, et prit avec Saint-Amand la route de l’ermitage. L’ordre était cette fois qu’après l’ordinaire station, Saint-Amand, comme s’il avait envie de faire une plus longue promenade dont sa sœur pourrait être fatiguée, se retirerait et s’éloignerait sans elle, en lui disant assez haut qu’il reparaîtrait au bout d’un quart d’heure.

Quelle aubaine pour le brûlant marquis ! À peine la prétendue sœur est-elle seule, qu’il fond dans l’ermitage. L’obscurité des vitrages bariolés, l’ombre de l’épais feuillage et l’heure elle-même rendent ténébreux le théâtre de son insolence méditée. Ne doutant pas de surprendre Aglaé, il se déclare tout à la fois par des vœux passionnés et par des efforts à peu près irrésistibles, violents effets d’un désir longtemps contrarié, d’une occasion piquante, de l’attrait d’une jouissance nouvelle et surtout de la nécessité de… Mais on ne parle pas !… C’est sans doute qu’on se flatte de n’être point reconnue, et, possible, on ne soupçonnera pas que c’est avec sa propre sœur que le prétendu vainqueur vient d’être en bonne fortune… On cède enfin : c’est apparemment parce qu’on sent que, dans une humiliante position, il serait bien ridicule de résister, avec l’intention de rappeler au respect… On n’est pas vierge !… Cela est tout simple : ne vit-on pas avec son frère, et quand on en est là, comment supposer qu’on n’ait pas eu d’autres hommes auparavant ! L’amour-propre du marquis a réponse à tout… ou plutôt il ne s’informait de rien, et je lui prête sans doute gratuitement des réflexions sensées dont il était bien incapable dans l’ivresse de la plus complète illusion. C’est Aglaé qu’on a ; c’est elle qui, rendant justice à tant d’amour, à tant de talent de le bien exprimer, fait enfin les choses de bonne grâce, et laisse dégénérer en délicieux unisson un viol d’abord d’une discordance horrible.

Cependant, après une aussi complète possession, où deux fois l’égoïste a pleinement abusé de son ascendant, la marquise a bien sans doute le droit de rire ; elle se nomme et ne cache point que cet orageux quiproquo est un tour de ma façon, pour punir agréablement un fieffé libertin du double crime de négliger sa propre femme et de violer les droits de l’hospitalité, en attentant à mes plus précieuses richesses : « Mais laissez-moi courir après mon frère ! » dit gaîment la fausse Aglaé, laissant le désenchanté marquis réfléchir à l’aise sur le ridicule de son triomphe avorté.

Messieurs les maris, vous avez fait considérablement des vôtres avant de vous ranger sous le joug connu de l’hymen ; mais le temps est enfin arrivé de payer largement vos dettes. En vain savez-vous mille ruses de guerre et vous flattez-vous de pouvoir vous défendre à proportion du talent que vous avez eu pour attaquer. Croyez-moi, vous ne vous aviserez jamais de tout, et dès qu’un cerveau féminin voudra bien se mettre en frais pour essayer de vous duper, toute votre théorie, toute votre pratique seront forcées à baisser pavillon.

Cette réflexion n’est pas de moi, cher lecteur. C’est mot à mot la plainte assez risible que le marquis vint me porter contre moi-même. Il lui restait une cruelle épine dont je voulus bien le délivrer…

Était-ce tout de bon Aglaé, les autres jours, ou peut-être encore la marquise, que Saint-Amand avait conduite à l’ermitage ! Je le tranquillisai, l’assurant que ma vengeance n’allait pas aussi loin, et surtout que la marquise ne s’y serait point prêtée. Ainsi, pour cette fois encore, il fut permis à d’Aiglemont de supposer qu’il n’était pas cocu. À bon compte, et c’est tout ce qu’il nous fallait, la dame était hors d’affaire.



CHAPITRE XIV

ESPÈCE DE POT-POURRI. DÉPART DE MADAME
DE LIESSEVAL, ET CE QUI EN ARRIVA


Il est des jours heureux, il en est de malheureux : on s’accorde assez volontiers à le croire. Conséquemment à cet adage, on ne doit pas s’étonner si ce fut pendant le souper du même jour où d’Aiglemont venait d’avoir idéalement la désirable Aglaé, que Garancey survint, apportant, avec tout l’empressement de l’excellent cœur qu’on lui connaît, la certitude de ce que Monrose pouvait espérer de plus favorable dans sa position critique. Le ministre l’avait articulé nettement : la mort inopinée du très-coupable Belmont mettait fort à leur aise certains éplucheurs qui, malgré leur profond respect pour madame l’abbesse de ***, n’auraient pu se dispenser de châtier d’une manière à peu près déshonorante l’homme qu’elle avait choisi pour époux de sa fille et petite-fille (car on n’ignorait pas au tribunal inquisiteur de la police le vrai rapport de l’abbesse avec madame de Belmont). Ainsi donc c’était, à la lettre, une bonne action qu’avait faite Monrose en envoyant ad patres le vil commandant.

De mon côté, j’avais agi parfaitement, en légitimant la progéniture à venir qui déjà faisait faillir le cœur à madame d’Aiglemont. Ne m’avouera-t-on pas, d’après ces deux exemples, que tout ce qui produit de bons effets est bon, en dépit des tarifs que peut avoir fixés la morale, et réciproquement !

Chez moi, c’était, à cette époque, à qui s’efforcerait le plus de faire le bien. Depuis qu’il était public combien l’honnête Lebrun s’était distingué dans l’aventure de son maître, une de nos dames, brûlant d’amour pour les vertus, s’était fait un point d’honneur de couronner celle du valeureux valet de chambre : je veux dire que madame de Liesseval avait pris de la passion pour lui, comme on sait, et le mettait au niveau de nos marquis, de nos chevaliers sur le volumineux catalogue des possesseurs de ses bonnes grâces. Le secret de cet arrangement, sur lequel on visait bien à jeter un certain voile, n’aurait pu sans doute percer jusque dans le pavillon principal, sans mes femmes, qui, se croyant du moins légitimement acquis un droit d’aubaine sur les subalternes, avaient hautement murmuré contre la baronne, faute d’être assez justes pour se rappeler que nous ne disions mot quand ces friponnes jouaient bien elles-mêmes à nous user les maîtres jusqu’à la corde ! Il y eut quelques cailletages à propos de tout cela.

Ma baronne, que j’aimais toujours bien, sans toutefois l’approuver en tous points, se déplut dans notre séjour et me demanda la permission de le quitter. C’était une perte. J’en fus vivement affligée. Après avoir combattu son dessein avec toute la chaleur de la politesse et de l’amitié, voyant que je n’étais pas la plus forte, je me désistai de mes instances, et tout juste après les huit jours que durait ordinairement chaque passion de mon amie, elle partit, abandonnant définitivement l’héroïque Lebrun à la cabale des mansardes.

D’Aiglemont et Garancey reconduisirent la déserteuse jusqu’à l’endroit où mes chevaux la mettraient à portée de la poste. J’ai su de ces messieurs, à leur retour, qu’au moment de la séparation, cette tendre femme, également attirée par tous deux, et ne pouvant se résoudre à protéger plus la fortune de l’un que celle de l’autre, avait absolument voulu confondre, dans un instant indivisible, les dernières marques qu’elle leur réservait de son désir et de sa reconnaissance ; que, sur ce pied, dans les transports des ardents adieux, s’était répétée mot à mot cette copulation burlesque dont le pétrifiant spectacle avait, si l’on s’en souvient, chassé le vieux commandeur. Je grondai bien mons d’Aiglemont de son choix décidé pour la partie de la basse dans ce trio ridicule. Mais il m’en coûta bon pour avoir voulu moraliser avec ces francs libertins. Les extrémités auxquelles ils en vinrent à l’instant avec moi, me firent jurer de ne plus me mêler de les corriger, puisque toute leur justification consistait à faire de leurs censeurs autant de complices.



CHAPITRE XV

DE L’UTILITÉ DES VERROUX. CHANCE
D’AGLAÉ


Fermez vos portes, mes chers amis ; fermez-les bien, vous dis-je, toutes les fois que vous aurez envie de vous ébattre. Que n’eus-je moi-même cette prudence dans l’occasion un peu grave de laquelle je viens de parler… assez pour que sans doute on ait deviné tout le reste ! Comment fus-je si négligente, moi qui avais fait une observation si sage à la baronne à propos du même danger ! Mais, que dis-je ! puisqu’on me surprenait, n’était-ce pas à ces messieurs de s’occuper des moyens de sûreté !

Faute de prudence, on nous vit ; et qui ?… Rien moins que mon Aglaé ! cette tendre, cette pure Aglaé, qui s’était si candidement persuadée que je n’existais que pour elle, comme elle n’existait que pour moi ! Quel mécompte ! quelle vision pour une enfant de seize ans ! Il était à peine possible qu’elle en saisît toute la monstruosité ; en un mot, elle avait beaucoup vu, beaucoup entendu. Blessée à mort, éperdue, elle fuit, elle erre, en gémissant, en maudissant et les hommes, ces immondes créatures, et la parjure, la dérogeante Félicia, faible assez pour s’en entourer. Aglaé se rabat enfin chez la jeune marquise. « Celle-ci du moins est pure, pensait-elle ; madame d’Aiglemont va me plaindre, me consoler. »

Fermez vos portes, mes chers amis ; voici un nouvel exemple du danger qu’on court à négliger cette salutaire précaution. Vous allez voir qu’il peut résulter de son omission des catastrophes diaboliques.

La marquise est chez elle, mais Monrose, le fortuné Monrose est dans ses bras ! Aglaé, familière dans cet appartement, en a traversé toutes les pièces ; un nouveau coup de poignard l’attend au boudoir. Ainsi donc, coup sur coup étonnés, les yeux de la jeune vestale livraient à son âme l’image affreuse du triomphe de l’homme et le témoignage de la plus vile infidélité. Vous concevez bien, cher lecteur, que je raisonne en ce moment comme Aglaé ; c’est sa pensée que je vous dévoile, son trouble que je vous peins.

Nous ne l’avions point aperçue, nous ; mais il n’en fut pas de même chez madame d’Aiglemont. Entrevoir Aglaé, se dégager, courir après elle, l’atteindre, la ramener au boudoir, c’est l’ouvrage d’un instant pour l’agile Monrose, qui déjà devançait le prompt commandement de la marquise. Il est bien important pour celle-ci qu’un dangereux secret ne s’envole pas avec celle qui vient de s’en emparer. La vestale est furieuse. Ce n’est pas uniquement sa pudeur que tant de visions obscènes ont révoltée : c’est sa bonne foi, c’est son franc amour, qui mesurent l’énormité de l’outrage à la toise des préjugés et l’analysent avec la loupe de la passion outrée. Captive, close, au pouvoir de l’infidèle marquise et de mon neveu, qu’elle trouvait bien fourbe, car il avait presque fait croire à de tendres sentiments, dont au surplus on ne lui savait aucun gré, mais qui ne laissent pas de caresser l’amour-propre ; désolée d’avoir été dupe de tous côtés et depuis longtemps sans doute ; effrayée de la fragilité de tous les points d’appui de ses chères illusions, Aglaé n’est plus cet ange qui ci-devant ne respirait qu’amour et simplesse : c’est un démon chez qui la colère et la jalousie, brisant toutes les enveloppes du cœur, font éclore un nouveau genre de sensibilité et frayent avec éclat un passage aux reproches, aux injures, aux fureurs. Une heure entière est employée vainement à lui parler raison, à la fléchir. Les doux propos, les prières ne viennent à bout de rien ; les caresses sont repoussées à coups d’ongles et de dents… C’est enfin le tour de la marquise d’avoir de l’humeur : tant de rudesse et de mépris l’ont irritée ; elle commence elle-même à trouver sensé Monrose, qui depuis longtemps opine pour que Aglaé soit mise dans le cas de ne pas s’enorgueillir des faiblesses d’autrui : le fripon gagnera trop à faire adopter cette idée, pour qu’il ne soit pas enchanté quand enfin la marquise paraît la saisir. Celle-ci, la tête perdue et sacrifiant enfin un intérêt de pur amour-propre à celui de sa sûreté, condamne sans appel la petite furie à subir l’opération qui peut les mettre de niveau. L’exécuteur aussitôt s’évertue ; c’est par l’ordre de sa propre amante, sous ses yeux, qu’il a la gloire et le plaisir d’immoler ce fier pucelage, prétexte de tant de dédains, d’injures et de courroux ; pucelage sourdement convoité depuis si longtemps, et pour l’aubaine duquel chaque jour l’avide Monrose adressait sa prière à la Destinée, sans que pourtant il pût encore fixer le mode de le surprendre, et bien loin surtout d’imaginer que ce trésor pût tomber enfin pour lui comme du ciel… Ô ma chère Aglaé ! quel attentat ! quel massacre ! et c’est ta ci-devant amie qui préside à ce forfait ! Elle y trouve sa vengeance ! le sang qu’on te fait répandre lave son front ! Tout est étonnant, tout tient du prodige dans cet unique et bizarre événement ; car il faut encore, pour transporter sur le pinacle ton heureux bourreau, que ce qui, dans toute autre position, le rendrait odieux à la marquise, soit au contraire un acte de déférence pour elle, une preuve d’amour !



CHAPITRE XVI

INCONSÉQUENCE D’AGLAÉ ET SA
JUSTIFICATION


Sur le soir, il ne fut pas trop amusant pour moi d’apprendre comment, arrachant à l’autel de Vesta ma chère acolyte, on lui avait fait offrir un si rude sacrifice sur l’autel du dieu des jardins. Cependant, comme j’avais en quelque sorte préparé par ma faute ce brusque schisme, il ne me convint pas de paraître en ressentir un extrême déplaisir. D’ailleurs, tout cela s’était passé entre des personnes qui m’étaient infiniment chères ; je m’apercevais encore que pour peu qu’on m’eût vue trop sévère, on se fût ligué contre moi ; car les coupables n’avaient pas été longtemps divisés d’intérêt : je veux dire que le cruel holocauste dont ma jouvencelle avait fait les frais était à peine consommé, qu’il y avait eu, comme je le démêlai à travers le récit, des pourparlers de conciliation, et qu’une paix peu difficile s’était faite entre Aglaé, la marquise et leur commun amant. Amant ! se peut-il qu’il n’y ait dans notre pauvre langue que ce seul mot pour désigner toute espèce de vainqueur qui peut avoir une femme sans la formalité de l’hymen ! Bel amant, en vérité, que celui qui est heureux par le violent moyen dont notre héros vient d’user !

Par quel enchantement pourtant une frêle et tendre créature peut-elle, en pareil cas, non-seulement conserver un peu d’indulgence pour celui qui vient de la martyriser, mais éprouver au contraire pour lui quelque degré d’attendrissement et des dispositions à l’aimer davantage ! C’est la révolution qui venait de s’opérer en faveur de Monrose dans le cœur de la martyre Aglaé.

Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 89
Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 89

Peu après la catastrophe, on l’avait enfin apaisée ; elle s’était repentie de ses duretés envers une sincère amie, de sa violence envers un charmant garçon, qui pour tout reproche laissait voir certaines rougeurs dont son visage était sillonné, et que la contrite égratigneuse lavait bien tendrement de ses larmes… Toute sa colère, toutes ses répugnances se réunissaient pour lors contre l’opération même qu’elle venait de subir. On voulait bien encore l’éclairer doucement sur l’injustice de cette aversion ; mais on ne venait point à bout de lui persuader que cette étrange manœuvre fût quelque chose de bon en soi, ni qu’aucune forme pût y faire trouver des délices. L’exemple en pareil cas ayant mille fois plus de force que tous les raisonnements, il ne restait plus à la marquise que le fait même pour dernier moyen de conviction. Qu’on n’oublie pas qu’elle avait sérieusement à cœur de ramener une imagination égarée et de n’avoir absolument plus rien à craindre elle-même, dès qu’Aglaé penserait enfin juste de tout ce qui s’était passé. Ainsi donc à son tour, sous les yeux de l’effarouchée, la marquise s’était soumise à la même épreuve, et l’observatrice avait été considérablement surprise de voir que ce qui l’avait assassinée faisait mourir de plaisir madame d’Aiglemont. « Eh bien ! avait dit après cette scène Aglaé, soupirante et pénétrée d’émotion, il faudra voir une autre fois ; et si je puis m’y faire, je ne serai pas assez fausse pour disconvenir du goût que j’y aurai pris. »

Je sens fort bien, ami lecteur, que tant d’inconséquence n’est pas du tout dans l’ordre du roman ; mais je vous le redirai sans cesse : ceci n’en est point un ; autrement vous me trouveriez toujours renfermée dans les règles de l’art, affectant de conserver au même personnage, pendant le cours de son rôle, le caractère dont il m’aurait plu de le revêtir. Or, cette persévérance n’est point dans la nature ; celle-ci ne se trouve jamais peinte dans les romans : c’est dans ce sens qu’ils passent avec raison pour ne donner que de fausses idées et pour gâter les bons esprits. L’histoire, telle que je me pique de l’écrire, n’a pas cet insidieux défaut. On y voit partout l’homme (et la femme, bien entendu) varier sans cesse, et c’est la vraie nature incontestablement. L’homme est un tel animal, que ce qui le passionne aujourd’hui, peut lui être demain de la plus complète indifférence.

L’imagination ou les préjugés peuvent élever chez nous de hauts échafaudages : le moindre choc d’une situation imprévue, d’une passion violente, les fait écrouler. Le vœu d’une énorme pierre qui gît sur la surface de la terre, serait de se précipiter jusqu’au centre, s’il y avait moyen. Cependant on destine la lourde masse à couronner le faîte d’un édifice élevé. On la façonne, on la lie : elle monte, coûtant bien de la fatigue et des sueurs aux ouvriers ; mais à moitié chemin la corde se rompt, et plus prompte que l’éclair, la pierre retombe, obéissant à l’immuable loi. C’est ainsi de nous : notre gravitation, c’est cet attrait naturel, si doux, qui presse un sexe de se jeter à corps perdu dans les bras de l’autre. Suivons pour exemple les chances d’Aglaé : les préjugés sont le ciseau qui l’a façonnée ; cette gloriole de dédaigner l’homme et de braver ses grossiers services, c’est la cime où il n’est ni aisé ni naturel de se hisser ; la grue, c’est mon art à faire adopter de fausses idées dont je faisais mon profit ; la rupture de la corde, c’est ce que la jeune dupe a vu chez moi, chez la marquise et tout ce qui s’en est suivi ; la chute enfin et le prompt état de repos qui y succède, c’est cette invariable gravitation respective vers les centres dont j’ai parlé.

Laissons faire Aglaé : sans doute fidèle à la nature, elle en suivra toutes les lois et se laissera facilement entraîner au besoin dans des profondeurs qui ne sont après tout qu’un abîme de délices ; encore une fois, je ne vois à tout ce qui lui est arrivé que la vraie nature, celle qu’ignorent les faiseurs de romans. Je n’ai jamais pu me laisser persuader par ces innombrables contes de femmes rigoristes, constantes dans le mépris, dans l’horreur d’une chose qu’on sait pourtant faire tant de plaisir, ou de ces folles qui se sont désespérées après s’être laissé faire. En revanche, je n’ai jamais douté du fait toutes les fois qu’on m’a raconté que la plus bégueule, la plus farouche, s’est aussitôt résignée, consolée ; qu’à travers les plus vives douleurs du préliminaire, elle a deviné que tout serait plaisir par la suite ; et qu’enfin elle a judicieusement senti que loin d’être un ennemi détestable, c’est au contraire un bienfaiteur que celui qui vient de lui mettre à la main les clefs du véritable et seul paradis terrestre[20].



CHAPITRE XVII

INTRIGUES. PROGRÈS D’AGLAÉ. SAGESSE DE
MONROSE


Que dans un cas urgent la marquise eût jeté son amant dans les bras d’Aglaé, c’était un coup de politique, un parti forcé ; mais elle aimait trop ce fripon de Monrose pour qu’elle pût tolérer qu’il mît de la suite à cultiver une rivale. J’étais, après notre héros, ce que madame d’Aiglemont aimait le mieux au monde : notre amour mitigé n’égalait pas encore notre amitié cordiale. Je fus consultée, priée, suppliée de traverser les rapports fortuits de ma pupille avec mon neveu. Il s’agissait donc d’opérer en faveur d’Aglaé quelque diversion qui pût la distraire de son trop aimable dévirgineur. Mes vues ne pouvaient se tourner que vers Garancey ; car d’Aiglemont, trop léger, trop fou, tenait d’ailleurs de trop près aux intérêts secrets qu’il s’agissait de sauvegarder.

Je ne causai pas moins d’étonnement que de plaisir à Garancey, quand je lui dis qu’il m’obligerait en rendant quelques soins à ma pupille. Pour lors il m’avoua que dès le premier jour elle avait fait sur lui la plus vive impression, mais que, regardant cette Hébé comme ma propriété la plus chérie, il n’avait eu garde de trahir, par la moindre apparence, le désir brûlant qu’il aurait eu de se déclarer. Monrose et d’Aiglemont n’en avaient pas agi de même. Mais si l’on se rappelle de quelles couleurs j’ai peint dans le temps l’aimable homme qui vint à mon secours la nuit où j’étais sultane[21], et qui se conduisit depuis si délicatement avec moi, rien dans ce genre n’étonnera mon lecteur. Il était bien juste que Garancey fût heureux : qui mieux eût mérité de l’être !

Pendant une certaine promenade où je conduisis au loin Saint-Amand et sa sœur, Garancey faisant le quatrième, nous mîmes pied à terre dans une petite forêt où je connaissais un endroit bien favorable au guet-apens de l’amour ; je détournai sans affectation mons Saint-Amand ; Garancey demeura seul à travers le bois avec celle qui lui montait si bien la tête. De peur qu’il ne fût que trop tendre, trop délicat, j’avais prescrit que, dût-il être réduit à commettre quelque impertinence, il ne reparût point sans avoir atteint, avec Aglaé, la queue du roman. De mon côté, je taillais de la besogne au frère pour tout le temps qu’il leur fallait…

Quand on se retrouva, je vis deux êtres si sereins, si gais et de si bonne intelligence, qu’aussitôt je devinai comment tout s’était passé. Si j’arrêtais sur Aglaé des yeux observateurs, mais sans malice, qui semblaient lui dire : Eh bien ! les siens, baissés, mais encore pleins de volupté et plus hypocrites que contrits, me répondaient clairement : L’affaire est faite ! Un fond d’incarnat bien vif encore ajoutait à cet aveu, que confirmaient certains désordres dans la coiffure, et l’on avait bien l’ingratitude de calomnier à ce sujet un pauvre feuillage qui, loin de nuire, avait de son mieux caché les fortunés mortels !

« — Ma chère comtesse, me dit Saint-Amand après nos occupations particulières de la nuit, je crains que la tête ne tourne enfin à ma petite sœur parmi vos Adonis. Il m’est venu tantôt des idées singulières à propos du long aparté du marquis avec elle… » Je lui ris au nez. « Sans doute, lui dis-je, tu ne prétends pas que ta sœur rapporte aux Élysées une fleur qui n’est de saison qu’ici ? — Mais, madame… — Point de mais ! Abjure un reste de bourgeois préjugés ; Aglaé n’est plus une enfant ; apprends qu’elle est déjà des nôtres, que je l’ai voulu ainsi et que si tu osais t’en formaliser !… » Il me voyait pour la première fois une mine à peu près sévère ; il en trembla. Mille baisers me fermèrent aussitôt la bouche : troublé, suppliant, il me conjura d’oublier une réflexion ridicule. Je lui dis que, me piquant d’aimer sa sœur autant que lui-même, je savais aussi bien que lui ce qui convenait pour qu’elle fût heureuse, et que je répondais de ses destinées pour aussi longtemps qu’elle voudrait bien se conduire par mes conseils. J’ajoutai sur le compte de Garancey des choses vraies et si fort à sa louange, que Saint-Amand, cessant de me gronder d’avoir ainsi livré sa sœur, me pardonna de la meilleure grâce du monde. « Au surplus, continuai-je, nous la marierons, et dès qu’il se montrera quelqu’un de convenable, s’il ne faut qu’un peu de bien pour égaliser les poids, je me réserve la jouissance d’opérer cet équilibre. »

Celui-là n’aime point, qui peut disputer contre la moindre idée de sa maîtresse… Madame de Garancey, qui idolâtrait Saint-Amand, ne m’avait rien enlevé des sentiments de ce brûlant jeune homme. Il renonça donc dès cet instant à toute supériorité de frère et de mentor. Aglaé fut parfaitement libre et put à son aise faire un cours délicieux sous les leçons de Garancey, si bien fait pour pousser dans la science du plaisir une élève pourvue, comme Aglaé, des plus heureuses dispositions.

Sur ce pied, la marquise, put conserver quelque temps encore son cher Monrose sans partage. Celui-ci, très-délicat lorsqu’il avait le temps d’y songer, se piqua dès lors de ne donner aucun sujet d’alarme à cette charmante femme, qui tout de bon avait pour lui l’amour le plus flatteur.

Dès que la double intrigue me parut solidement tissue, et que je vis la bonne foi cimenter l’ouvrage du désir, je risquai d’essayer, avec les deux couples, de ces concerts de folie où du bon effet de chaque partie résulte une harmonie de parfait bonheur. Souvent Saint-Amand et moi, suivis d’Aglaé, de Garancey, de la jeune marquise et de Monrose, nous allions nous renfoncer dans les plus mystérieux recoins de mes possessions ou de la campagne ; là, foulant à l’envi le gazon ou la mousse, nous nous électrisions de plus en plus, heureux encore des voluptés où nous voyions nos amis s’abandonner, se confondre ; échos mutuels, piqués d’amoureuse émulation ; embrasant l’air de nos baisers, de nos accents, et brûlant la terre, théâtre de nos jouissances. Vous vous représenterez mal tout cela, cher lecteur, si vous êtes imbu du sot préjugé de ces gens qui croient délicat de s’isoler pour s’ébattre[22] et honteux d’avoir même des complices pour témoins du culte qu’on rend à Vénus. Mais si, par hasard, vous avez figuré dans quelques scènes analogues à celles dont je viens de donner une idée, dites-moi, quel surcroît de magie n’ont-elles pas ajouté à vos plaisirs !



CHAPITRE XVIII

POINT DE FEU SANS FUMÉE. SINGULIER
ENTRETIEN


L’illustre d’Aiglemont faisait mine grise depuis quelques jours ; il me boudait presque. Boudant sa femme tout de bon, il avait du moins avec elle cet air de retenue, ce redoublement de politesse qui, chez les gens du haut vol, équivaut à l’humeur des bourgeois. Il prévint la marquise, une après-midi, qu’à moins qu’il n’en coûtât excessivement à ses amis de la voir quitter le séjour de ma terre, il désirerait qu’elle se préparât pour retourner à Paris. Madame d’Aiglemont n’en était pas encore à pouvoir mesurer, d’une première conception, tout l’avantage de ces déplacements, qui, surprenant à travers la durée de l’inclination, épargnent les dégoûts du déclin et l’embarras de la rupture. Bien éloignée de soupçonner qu’elle pût jamais se refroidir pour l’angélique Monrose, elle s’était ouvert au contraire une perspective enchanteresse, dans le projet de le pousser vers la fortune, au moyen de la faveur dont il était probable que la ferait bientôt jouir son nouvel état d’attachée à l’une de nos princesses royales. Monrose n’était pas moins affecté des brusques dispositions du marquis. Le couple affligé n’avait pas manqué de venir répandre ses peines dans mon sein. Je répondis à cet égard tout ce dont je pus m’aviser de raisonnable, et démontrai qu’à moins que d’Aiglemont n’eût quelque certitude d’être cocu de leur façon, un retour à Paris, où rien n’empêchait Monrose de se rendre, ne pouvait trancher le cours de leur liaison fortunée. Au surplus, je ne pris dans leurs affaires aucune part, et les priai de se tenir tranquilles, en se caressant d’autant, jusqu’à ce que j’eusse chambré l’époux et démêlé de quelle nature pouvaient être ses griefs.

Le lendemain, je fis prier d’Aiglemont de venir me tenir compagnie tandis que je prendrais mon bain : il eut cette complaisance, et nous eûmes ensemble l’entretien suivant : « — Est-il bien vrai, mon cher, que vous songez à nous quitter ? — Jusqu’à présent je n’en avais parlé qu’à madame d’Aiglemont ; mais puisque vous êtes dans la confidence, ma chère Félicia, je vous avoue que mon dessein est de retourner à Paris incessamment. Nous sommes dans le cas de faire un peu de cour ; le quartier de la marquise commencera le 1er du mois prochain ; je ne puis, moi, me dispenser d’être le 15 du courant à mon régiment ; j’ai mille petits engagements à remplir avant mon départ… et puis, brochant sur le tout… je ne vois pas qu’ici je sois fort nécessaire… »

Je me gardai bien de lui faire un petit compliment auquel peut-être il s’attendait. Il était précisément un de ces hommes faciles à gâter à qui l’on ne doit pas dire tout le bien qu’on peut penser d’eux.

« — Il fut un temps, continua-t-il en soupirant, — Ah ! ma chère comtesse ! l’heureux temps où l’on ne vivait point ici comme à présent ! Tous les rôles y étaient bons alors ; et le mien surtout, en comparaison d’aujourd’hui ! — Plaignez-vous ! — Oui, sans doute, je suis en droit de me plaindre. — Vous êtes galant ! N’ai-je pas été trop bonne avec vous ? — Mais si rarement ! — N’avez-vous pas pris par tous les bouts cette pauvre Liesseval, que la honte des sottises auxquelles vous l’avez induite, a fait déserter ? — D’accord : cette aimable folle m’a fait passer quelques instants assez doux. — N’avez-vous pas fait impitoyablement cocu l’honnête Garancey, seulement pour savoir à quel degré la chose était facile ! — Plût à Dieu qu’il me fît l’honneur de prendre sa revanche et me cédât l’être charmant dont il s’est emparé ! — Ah ! — J’aime fort votre étonnement ! Voudriez-vous me faire croire que c’est à votre insu qu’il a votre pupille Aglaé ! — Vous avez une langue de vipère : voyez un peu quel vilain soupçon contre l’innocence même ! — Oh ! si l’on me persiffle, je parlerai si clairement, je circonstancierai si bien les faits… — Qui peut vous avoir fait des contes qui n’ont pas le sens commun ? — Je sais tout de bon lieu : sachez que j’ai… comme Socrate, un esprit familier qui connaît parfaitement et me fait connaître sur quel pied sont ensemble le bon hypocrite de Garancey et votre ci-devant vestale ; qui sait comment s’arrange à la sourdine certain monsieur Monrose avec certaine madame d’Aiglemont ; sachez, en un mot, que si je voulais en prendre la peine, je ferais avec une étonnante vérité le journal de votre colonie. — Çà ! marquis, ne plaisantons point ; vous venez de casser un peu les vitres. Je veux absolument que vous me disiez qui peut avoir ainsi compromis, dans votre esprit, votre aimable femme, ou bien je vous fais, avec elle, une querelle abominable. — Je vous en défie ; je la laisserais quereller toute seule : je ne me fiche jamais. Je suis cocu ! eh bien ! c’est la commune loi de l’hymen. Dès le début, j’ai très-bien su que tôt ou tard je paierais comme un autre le tribut indispensable. Non, ce n’est pas à propos de cet accident que j’ai pris de l’humeur ; car j’en ai, je l’avoue. — À propos de quoi donc ? — De ce que je vis ici comme un chien perdu ; de ce que je ne suis pas sur la bonne liste ; de ce qu’on m’évite comme un pestiféré ; de ce que ce n’est pas avec moi qu’on va chaque jour battre au loin les buissons ; de ce qu’on s’enveloppe, qu’on chuchote ; de ce que Félicia soutient, pour me faire enrager, sa bourgeoise pastorale avec un Saint-Amand, qui, tout joli garçon et tout excellent peintre qu’il est, ne devrait pas nous exclure si longtemps d’auprès de notre adorable hôtesse. J’ai de l’humeur de ce qu’on a fait tout autour de moi des espèces de mariages ; de ce qu’Aglaé, que j’avais le premier sur ma liste, soit échue à Garancey, mon cadet à toutes les époques ; de ce que Monrose, que j’aime de tout mon cœur, me bat froid, parce qu’il croirait déroger à la loyauté de son caractère, s’il avait l’air de sourire à l’homme qu’il croit déshonorer ; j’ai surtout de l’humeur contre madame d’Aiglemont, qui, sous prétexte d’une grossesse à travers laquelle je joue un rôle assez ridicule, et dont elle abuse pour effectuer avec moi des ménagements inouïs, me victime, de peur de cocufier son amant, et me réduit à marauder ici parmi les soubrettes, au péril des moins ragoûtantes rivalités ! »



CHAPITRE XIX

QUI SOULÈVE UNE DRAPERIE SOUS LAQUELLE
UN PETIT NOMBRE SAURA VOIR


Cette claire et complète éruption ne fut pas ce qui m’étonna de la part d’un être dont je connaissais depuis si longtemps l’extrême franchise, et sur lequel j’avais conservé le précieux ascendant de l’amitié ; mais ce qui surpassait mon espérance, c’était l’excès d’une générosité, si rare chez les maris, par laquelle d’Aiglemont justifiait enfin, au moment de l’épreuve, la bonne opinion qu’autrefois il avait essayé de me donner de ses principes. Il était donc tout de bon cet imperturbable honnête homme qui sentait que sa propre estime ne devait pas dépendre des fredaines d’une femme, et qui, devenu cocu, reconnaissait devoir se conduire comme il avait trouvé très-doux que les autres cocus se conduisissent avec lui ! Dès lors, redoublant d’estime et d’attachement pour d’Aiglemont, je reconnus à l’instant même lui devoir quelque réparation de ce qu’à partir de ses progrès dans la carrière libertine, j’avais injustement supposé qu’il n’était plus aussi pur au fond du cœur. À compte de ce que je pourrais faire un jour pour l’indemniser, je l’admis tout de suite à me rendre au sortir du bain des soins dont je savais qu’il s’acquittait à merveille, et dont le procédé récompense au centuple un complaisant amateur. De là, nous courûmes occuper ensemble, pendant deux heures, le lit voluptueux qui m’était préparé. Moments brûlants et rapides ! il n’y en eut pas un de perdu pour le fortuné marquis. Saint-Amand fut d’autant plus complétement oublié, qu’il se passa, d’encore en encore, bien des choses, ou que le méthodique artiste n’aimait pas, ou dont il n’avait jamais osé me faire le périlleux hommage. Ce fut une espèce de répétition générale que nous fîmes dans cette chaude occasion : j’y fus si contente de mon ancien ami, que je m’engageai presque à le faire récompenser aussi, par cette Aglaé tant désirée, des sacrifices difficiles auxquels il savait si bien se résigner pour le bonheur d’autrui.

Ma reprise avec d’Aiglemont allait occasionner une petite révolution dans l’intérieur de nos foyers. Saint-Amand avait conçu quelques soupçons au sujet de ce bain extraordinairement prolongé qui m’avait fait manquer une séance. Sachant que j’avais fait appeler d’Aiglemont de bonne heure, il s’était mis à l’affût. Il vit sortir le marquis, en assez mauvais ordre, du pavillon des bains, après ce qu’on sait. Il eut donc à la fois l’humeur d’un artiste, la jalousie d’un amant et la brusquerie d’un homme qui n’a pas fini, dans la meilleure compagnie, ce cours de belle éducation où l’on apprend à demeurer maître de soi dans les occasions les plus critiques, de peur de faire des sottises irréparables. Saint-Amand s’était trop échappé ; j’en fus piquée : le fragile édifice de l’une de mes plus durables fantaisies ne fut point à l’épreuve de ce choc imprévu. Nous eûmes un éclaircissement orageux. Capable peut-être de faire grâce à mon esclave rebelle[23], s’il ne m’eût reproché qu’une infidélité dont je ne venais point à bout de le dissuader, je ne me trouvais pas autant d’indulgence lorsque, se rejetant sur ce qui concernait sa sœur, il me remit devant les yeux, avec l’intention de m’humilier, la manière dont j’avais disposé d’elle. Dès cet instant le trop peu généreux Saint-Amand ne fut plus précieux pour moi.

Cependant, semblable au requin, qui, flatté de l’espoir de quelque proie, suit à fleur d’eau les vaisseaux battus par l’orage, l’avide madame de Garancey se trouva là pour gober l’artiste tout aussitôt que je le jetai à la mer. Ces illustres s’allumèrent aussi vivement à la flammèche du génie, que d’autres gens peuvent s’allumer au flambeau de Cupidon. Leur union, tout à fait sortable, me remettait en circulation, et soulageait en même temps nos fonciers sur qui notre muse tirait ci-devant, à tort et à travers, des lettres de change auxquelles il fallait bien faire honneur. Si mademoiselle Aglaé, sans respect pour les droits du sacrement, osait murmurer de ce que parfois on lui empruntait son cher Garancey, combien, à plus forte raison, la jeune marquise ne trouvait-elle pas mauvais qu’on lui écornât aussi de temps en temps son Monrose, sur lequel on n’avait aucune hypothèque ! Il me tardait de tarir, une fois pour toutes, ces sources de jalousie, d’où ne pouvait manquer de résulter enfin une mésintelligence tout à fait contraire à mes secrets desseins.

C’est ici l’occasion, cher lecteur, de t’avouer que, dès le commencement de la voluptueuse campagne où j’avais embarqué mes amis, je m’étais mis en tête de les rendre propres à devenir membres d’une société fortunée[24] où j’avais moi-même l’honneur d’être alors la principale dignitaire. L’un de mes plus importants devoirs était de faire beaucoup et de bonnes recrues ; mais il fallait pouvoir répondre de tous et de chacun des candidats. Pouvais-je mieux faire que de les préparer moi-même, de juger par mes propres yeux de leurs dispositions et de la future qualité de leurs services ! Quel coup de filet n’allais-je pas faire, si j’avais le bonheur de réussir ! Quel mérite n’était-ce pas acquérir ! De quelle gloire mon règne n’allait-il pas se couvrir, et de quelle note brillante enfin ne demeurais-je pas signalée dans les fastes immortels de l’ordre !

Aussi je m’efforçai dès lors à si bien assoupir autour de moi les intérêts particuliers, qu’il pût n’y en avoir enfin qu’un général, inébranlable. N’était-ce pas faire renaître avec un surcroît de délices ce temps heureux duquel d’Aiglemont avait bien eu raison d’articuler ses regrets ! Les barrières de l’amour-propre une fois renversées, il allait arriver dans ma société particulière que tout le monde gagnerait sans avoir fait la moindre perte. Tant soit peu plus cocu, d’Aiglemont avait enfin sa part de la délicieuse Aglaé ; Garancey, un peu moins occupé par elle, participait en revanche aux bontés de la charmante marquise ; Monrose cédait sans doute volontiers quelque portion de celle-ci, pour recouvrer à ce prix cette Aglaé qu’il n’avait possédée qu’une fois, cette rose superbe dont il n’avait pas eu la gloire d’entr’ouvrir le bouton sans se déchirer cruellement aux épines. D’ailleurs, j’étais toujours là pour assurer l’équilibre.

Malgré mes vingt-quatre ans et l’ancienneté de ma date avec tous ces messieurs, j’étais bien sûre d’avoir encore la main, et de pouvoir, toutes les fois qu’il me plairait, les commander à la baguette.



CHAPITRE XX

OÙ LE HÉROS SE PERD DANS LA FOULE SANS
CESSER DE BRILLER[25]


Bientôt j’eus lieu de m’applaudir sur tous les points de ma doctrine copulative. Ces dames se trouvèrent d’une docilité qui m’étonna. Il ne m’avait fallu qu’un quart d’heure d’entretien particulier pour décider ma pupille à ce que je sollicitais en faveur de d’Aiglemont. En même temps que ce nouveau vainqueur faisait ici sa triomphante entrée, Garancey se vengeait, sans le savoir, dans les bras de l’adorable épouse de ce rival. Pendant ce temps-là j’occupais agréablement le lésé Monrose ; je lui faisais entendre que s’il voulait me promettre d’être plus sage qu’à Paris, je le traiterais plus souvent aussi bien. Aussitôt il me jura de vivre désormais comme un ange, si je daignais l’engager à poste fixe. Mais comme je n’avais pas plus d’envie de le lier que d’être moi-même liée, je ne profitai point de sa flatteuse résignation. Le seul prix que je mis à ma faveur, qu’il me prouvait si bien lui être toujours infiniment chère, fut qu’il ne se regardât plus comme unique propriétaire de madame d’Aiglemont. L’ayant promis, et soutenant à merveille la confidence que je lui faisais du début de Garancey auprès de cette dame, il fut sur-le-champ récompensé par l’assurance que le lendemain, à la même heure, il se retrouverait dans les bras de l’enchanteresse Aglaé. Le transport où cet avant-goût de félicité le jeta, ne peut se décrire. Il ne tenait qu’à moi d’en abuser ; mais j’étais trop généreuse pour ne pas lui laisser de quoi jouir pleinement de sa future chance. Un court espace de temps vit ainsi façonner, à part, tous les rouages et les ressorts d’une mécanique qu’au premier jour je pouvais me flatter de voir organisée. Dès que je ne pus plus douter du succès complet de ma difficile politique, je risquai la proposition d’une promenade au petit bois. Tous acceptèrent avec un transport qui mit le comble à ma satisfaction. Ce fut sous ce même feuillage où l’heureux Garancey, certain jour, avait fini chez Aglaé l’ouvrage dégrossi par Monrose ; ce fut là qu’aux yeux d’Aiglemont, le même Garancey eut la fortune de posséder la marquise, ce qu’on peut bien nommer un nouveau triomphe. Il est vrai qu’il subissait à son tour l’épreuve de voir le marquis rival, et comme époux, et comme amant, mourir sur le sein de ma pupille, tandis que Monrose expirait sur le mien.

Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 113
Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 113

Mais ne vous abusez pas, confidents étonnés de cette scène, et n’allez pas y voir une vile prostitution, ni l’oubli total de la délicatesse, ni l’avilissement d’un époux, d’une épouse, ni la dégradation d’une ravissante créature dont je vous ai peint avec tant d’avantages les charmes, le caractère et les talents. Sous cet aspect vous verriez tout à faux. Sachez que la transfusion morale de tous ces êtres surabondamment aimantés, les honore, loin de les ternir ; que le sacrifice de quelques intérêts de pur préjugé n’a point été dicté par le grossier instinct des sens, mais qu’il est l’effet du plus noble désir de faire tout le possible pour ajouter au bonheur d’êtres qu’on se pique d’aimer délicatement. Sachez, en un mot, que le vœu de six individus que vous voyez se fondre et se couler dans le monde de l’unité, était d’être à jamais indivisibles ; sachez que des parties physiques distinctes ne formeront plus qu’un tout moral, à travers lequel va circuler avec autant de liberté que d’ardeur un fluide igné-spirituel, indéfinissable, un million de fois plus actif, plus brûlant que le fluide igné-matériel, agent de cette électricité commune qui traverse pourtant avec si peu d’obstacles les corps les plus durs, y pénètre, y porte la vie ou les dissout.

Mais ne nous égarons point dans les abstractions du raisonnement ; les gens qui sentent comme nous, m’auront entendue à demi mot : il est bien inutile de parler aux autres. Laissons donc à chacun l’opinion que mes tableaux lui auront fournie de mes amis et de moi ; c’est à nous de savoir si nous demeurions estimables : on nous accordera bien du moins que nous étions heureux.

Oui, nous l’étions sans doute, puisque nous excitions l’envie ; Saint-Amand et madame de Garancey s’étaient bientôt aperçus que les couronnes qu’on peut former sur les hauteurs du Parnasse, ne valent pas à beaucoup près celles que nous dérobions aux riants jardins de Paphos. Ces égarés présentaient donc humblement requête, et sollicitaient vivement pour qu’on les admît enfin à nos mystères secrets. Il n’y avait qu’un seul obstacle… les liens du sang entre Saint-Amand, qui n’avait pas encore perdu toutes ses aspérités, et notre pupille, pour qui, bien qu’elle fût très-émancipée, celui qui ci-devant avait eu le droit de la morigéner, pouvait n’être pas une fort désirable jouissance. Il fallait cependant, sous peine d’exclusion pour l’un des deux au moins, qu’ils se soumissent à l’indispensable obligation d’être toute à tous, tout à toutes. Un nouveau travail de ma part était donc nécessaire pour que les nouveaux aspirants pussent être adoptés. Je ne voulus nullement entendre à la clause palliative d’une exception d’activité seulement entre le frère et la sœur, tous deux participant d’ailleurs aux autres bénéfices et charges de la congrégation. Après quelques difficultés qui d’abord me firent craindre que l’affiliation de Saint-Amand ne fût impossible, Aglaé la première s’ébranla. Le frère hésitait… J’encourageais : ils osèrent, par spéculation d’abord… La nature eut bientôt fait le reste… Le goût s’en mêla presque au même instant. Le premier pas fait, ces êtres charmants furent étonnés de reconnaître que leurs précédents rapports n’avaient rien eu que de fantastique, et que les nouveaux amenaient une infinité de délices à la suite de la parfaite égalité[26]. Rien n’empêcha plus dès lors que l’heureux converti ne fût inscrit au tableau de notre voluptueuse confrérie, dont il augmentait considérablement le lustre. Quant à madame de Garancey, je n’ai pas besoin de dire qu’elle n’eut aucun examen à subir, aucune instruction à recevoir : il eût été question de rendre le pain bénit à toute la terre, que les frais de cette corvée n’auraient pu l’effrayer. Saint-Amand, éclairé d’une nouvelle lumière, ne manqua pas de reconnaître les torts qu’il avait eus avec moi. Sa grâce étant nécessaire pour qu’il pût être admis, je l’accordai sans peine avec mon suffrage ; mais cette fleur de sentiment qu’il avait eu la maladresse de fouler, ne pouvait renaître ; il allait n’être plus pour moi que l’égal des frères avec lesquels il était encore trop heureux de me partager.



CHAPITRE XXI

SUR LEQUEL D’AUTRES SE BÂTIRONT


Un nombre de jours que nous ne songions guère à compter, s’étaient passés dans l’ivresse de notre transfusion fraternelle. Je reçus alors de la part de notre aimable prélat une lettre qui m’offrait l’acquisition de nouveaux hôtes… « Notre spectacle a besoin d’une soubrette, » m’écrivait-il, à la suite de quelques autres détails. « J’ose vous proposer (ne froncez pas le sourcil !) l’Armande du comte-chanoine, devenu mon ami, le meilleur des humains, et le plus impatient de se jeter aux pieds de Félicia, qu’il sait être… (Ici je supprime un trop flatteur éloge.) Et puis je voudrais bien encore, ma chère nièce, que vous me permissiez d’amener une veuve… Ce n’est point Artémise : on ne répandra pas le deuil dans votre heureuse habitation… Si vous comprenez qu’il s’agit de madame de Belmont, vous devinez aussi que l’inséparable Floricourt serait du voyage ? Votre consentement à tout cela comporterait que j’eusse encore l’honneur de vous présenter un bel Anglais qui m’est recommandé par notre ancien ami Kinston. Sir Georges a fait, à la première vue, tant d’impression sur la sensible Floricourt, malgré l’étonnante opposition des caractères et des principes, que je ne peux séparer ces deux êtres ; il me serait bien doux de les obliger infiniment, en remplissant les simples devoirs de l’attachement et de la reconnaissance, etc… »

J’avais été si défavorablement prévenue à l’égard des femmes qu’on me proposait, que l’idée de Sa Grandeur me parut d’abord importune et même ridicule. D’un autre côté, j’avais fort à cœur de ne point désobliger mon ancien et respectable ami. Que faire !… Mais un homme décent pouvait-il m’engager à quelque chose d’humiliant et dont je pusse avoir à me repentir ? Me présenter ces dames, n’était-ce pas me répondre d’elles ?… Cependant la belle-fille de la Bousinière, la catin d’un Carvel ! Celle-ci surtout était-elle faite pour se trouver en société avec mesdames d’Aiglemont et de Garancey ?… Pourquoi pas ? La dernière est sans préjugés ; l’autre est la nièce du proposant lui-même ! Seul il peut avoir tort…

Ainsi combattue, ne pouvant me résoudre à rien prendre sur moi, j’assemblai les frères et sœurs, et, à la suite d’un précis impartial du pour et du contre, je leur fis part de l’étonnante proposition. Le ton vague et froid duquel chacun me dit que j’étais bien la maîtresse de recevoir chez moi qui bon me semblerait, ne me prouvait pas un consentement unanime. Je voulus donc un scrutin : il fut favorable au désir du prélat, à la majorité de monsieur et de madame de Garancey, d’Aiglemont et Monrose, contre Aglaé, madame d’Aiglemont et Saint-Amand. Je m’étais adroitement réservée d’être neutre, sous prétexte qu’il pouvait y avoir égalité de suffrages. D’avance, j’avais à peu près deviné comment ils seraient répartis. Les sieurs d’Aiglemont et de Garancey ne pouvaient manquer, selon moi, de jeter d’avance leur dévolu sur trois dames nouvelles. Monrose seul m’étonnait un peu. Comment ne répugnait-il pas à se trouver avec cette Armande qui lui causa tant de chagrin ? Quelle satisfaction pouvait lui promettre la présence de deux amies avec lesquelles il avouait n’être plus bien, et qu’il savait sérieusement occupées ? Mais c’étaient des femmes ; et peut-être se faisait-il une fête de convaincre les inséparables que, bien traité de la jeune marquise et d’Aglaé, la disgrâce de sa réforme était glorieusement compensée. Les hommes, même les meilleurs, sont si fats ! Quant aux dames qui avaient opiné contre le désir de Sa Grandeur, c’est que naturellement elles n’avaient pu ni se montrer curieuses d’un surcroît de femmes, ni paraître s’exposer volontairement aux attaques de trois hommes de plus. La seule madame de Garancey, plus franche, plus aguerrie, et qui d’avance était bien avec Sa Grandeur, ne demandait au contraire pas mieux que de prendre à sa solde, s’il le fallait, deux nouveaux admirateurs. Mais c’est Saint-Amand qui m’enchantait par son désintéressement dans cette séduisante conjoncture. Lui seul de tous nos messieurs se montrait délicat envers nous : au sein du bonheur, il n’imaginait rien qui pût ajouter à ses jouissances.

« — Comtesse, me dit ce fou de d’Aiglemont, répondez donc bien vite à mon oncle, et pressez l’arrivée ; car vous savez que, sous dix jours, je dois m’exiler d’ici. Je serais au désespoir de n’avoir pas fait connaissance… — Piano, marquis. Voyez comme il a pris feu !… — Elles sont donc bien jolies, ces dames ? interrompit sa curieuse moitié. — Je ne les ai jamais vues, répondis-je… Demandez à mon cher neveu. » La questionneuse et Aglaé rougirent toutes deux à la fois. « Ces dames, balbutia Monrose, sont… — Charmantes ! acheva follement d’Aiglemont, pour embarrasser mon neveu. Incomparables, aussi longtemps, mesdames, qu’on n’a pas eu le bonheur de vous voir ! » On avait servi. Le dîner fit diversion à ce futile entretien.



CHAPITRE XXII

NOUVEAUX VENUS. TOUT SE PASSE AU
MIEUX


À peine ma réponse reçue, on était parti de Paris. Je ne croyais pas que cette société pût être déjà si près de chez moi, quand un courrier, qui n’avait qu’une demi-heure d’avance, parut au château. Deux mots de la part du prélat m’annonçaient une supercherie qu’on avait cru devoir faire à madame de Belmont, et dans laquelle on me priait de faire prendre pour quelques moments un rôle au cher Monrose.

Il s’agissait d’épargner à une femme qui, bien que galante, avait d’ailleurs beaucoup de délicatesse, l’apparence d’accourir, de gaîté de cœur, où se trouvait le meurtrier de son époux. On avait donc persuadé à madame de Belmont que Monrose, obligé, pour sa sûreté, de passer en Allemagne, et blessé, comme elle le savait très-bien, n’était point en état de revenir en France, et y serait probablement encore longtemps attendu. La veuve une fois installée, c’était à notre héros d’arriver bien naturellement quelques heures plus tard, avec tout l’empressement d’un ami qui se serait fait un plaisir de nous surprendre.

J’avoue que, dès la première vue, je fus très-contente des inséparables. J’avais trop jugé mesdames de Belmont et de Floricourt d’après la sotte méchanceté du public. Armande me parut aussi très-bien… même beaucoup mieux que Monrose ne me l’avait dépeinte : il est vrai qu’il ne l’avait pas connue dans le meilleur temps. Le grand-chanoine, que j’avais aperçu partout, me fit de près le même effet que dans le tourbillon : une physionomie de feu, des manières originales et beaucoup d’usage du monde faisaient oublier qu’il manquait à cet aimable artificiel la perfection de la taille et des traits. On ne pouvait contraster mieux avec sir Georges, Antinoüs quant à la figure, mais si guindé, si sombre, si peu Français… qu’il n’obtenait pas un suffrage… C’était d’ailleurs un philosophe, un docteur.

Monrose, conformément à l’intention du prélat, voulut bien s’éclipser. Le dîner fut suivi d’une promenade en calèches et à cheval, où j’eus le plaisir de faire connaître aux nouveaux venus les beaux sites de mon séjour enchanteur. Nous rentrâmes pour donner un superbe concert ; nous y fûmes aidés par les excellents musiciens du comte-chanoine. Celui-ci nous y étonna doublement par la beauté d’une symphonie de sa composition et par la perfection d’un concerto qu’il exécuta sur la flûte. Frédéric et Widling, dans leur temps, n’ont pu jouer mieux de cet instrument si mélodieux, si simple, et cependant si fécond en ressources.

Ce fut ensuite dans un canevas imaginé par madame de Garancey que s’ajusta bien naturellement le retour subit du cher Monrose. Il tombait des nues sur la scène, à travers une troupe fort embarrassée de donner une représentation impromptu, quand manquait l’unique acteur chargé d’un des principaux rôles. On se fait aisément une idée de ce que ce cadre pouvait renfermer d’obligeant, et pour les nouveaux spectateurs, et pour le charmant individu lui-même qu’on regrettait, dont on affleurait adroitement la position, mais qui, se montrant tout à coup, jetait le théâtre et les loges dans l’ivresse de la joie. C’est ainsi que madame de Belmont eut le temps de revoir son libérateur, son ci-devant amant, notre idole, sans se trouver brusquement en sa présence. Leur scène particulière, sans doute difficile à filer, se trouvait de la sorte éludée. Qui ne sait combien souvent on a de peine à garder une juste mesure dans le cérémonial de certains premiers moments ! Bref, tout se passa le mieux du monde, soit pendant, soit après le petit spectacle. De simples politesses d’usage entre la veuve et notre jeune ami ne furent suivies de rien qui eût trait à leurs derniers rapports, si différents des premiers.

Madame de Floricourt, qui n’avait pas le même décorum à garder, ne se contraignit point de témoigner à notre ami beaucoup de bons sentiments, en dépit de ceux qu’on supposait à cette dame pour le grave sir Georges.

Ma société se trouvait tellement bigarrée, que je commençais à redouter l’embarras des richesses. « Serait-il bien possible, me disais-je, que tant de personnes rassemblées, et presque prises au hasard, se convinssent tout à fait ? Que toutes fussent pour moi de l’étoffe dont on peut se faire des amis ? Non ; ce serait folie de le prétendre. » Bien sûre du moins de Monrose, je le chargeai de partager avec moi le soin d’apprendre comment penseraient et agiraient quelques-uns de mes nombreux commensaux.

On se souvient des moyens secrets que j’avais dans ma maison pour être partout, pour tout entendre et tout voir ? Dès le même soir, Monrose eut la complaisance de s’embusquer pour mon compte, et d’observer ce qui se passerait chez mesdames de Belmont et de Floricourt. Elles occupaient ensemble, dans le pavillon principal, l’un des quatre beaux appartements, celui qu’habitait autrefois Soligny, et dans lequel Armande allait occuper maintenant la pièce où, dans ce temps-là, couchait le studieux Monrose[27]. Au-dessus j’avais établi le prélat et le comte-chanoine ; le premier, parfaitement au fait des ressources de la maison, ne manquerait probablement pas d’en profiter pour lui-même, et de guider son nouvel ami dans la route mystérieuse qui aboutissait à leurs maîtresses. Monrose, ses observations faites, devait m’en rendre compte chez moi, où se trouverait la charmante d’Aiglemont, l’ordre du jour, ou plutôt de la nuit, étant cette fois que Saint-Amand occuperait madame de Garancey, d’Aiglemont ma charmante pupille, tandis que Garancey, qui se disait indisposé, prenait vacance, à moins que peut-être il ne mentît pour pouvoir donner furtivement une nuit au joli trio des mansardes.



CHAPITRE XXIII

L’ÉCOUTEUR AUX PORTES


Il était à peu près deux heures, lorsque enfin mon nocturne ambassadeur s’introduisit chez moi par l’une des niches mystérieuses. « Approchez, mon cher. Eh bien ! quelles nouvelles ?… » Mais lui, sans répondre, se déshabille en un instant, et plus prompt que le vent, plus agile qu’un chat, il est au lit entre la marquise et moi… « Cela ne sera pas ! dis-je, un peu piquée de certaine liberté… — Chut ! ne troublons point le sommeil de la bonne amie… — Vous oubliez nos conventions, monsieur, et que, sans une permission positive… — J’éveille donc la marquise ! — Je dors comme une souche, repartit celle-ci d’un ton badin, et je serais fort fâchée qu’on m’éveillât ! » Celui qu’on connaît si bien n’était pas homme à se payer de nos mauvaises raisons. « Mais, disais-je, en me défendant toujours, comment ne concevez-vous pas qu’on doit, avant tout, contenter la curiosité d’une femme ? — Mais voyez donc quel mauvais coucheur ! dit à son tour la marquise, sur qui l’on se rabattait, puisque j’étais si difficile à vivre. Oh ! ma chère comtesse… vous m’avez bien mal élevé… ce jeune homme-là ! Et moi, j’en suis aussi !… Quelle folie ! » Mais elle était fort obligeante. Mon rôle avait bien ses délices : il s’animait à l’ardeur de l’action principale. Un bras de l’heureuse d’Aiglemont s’était passé sous ma nuque et m’attirait. Nos bouches se rencontraient et se donnaient mille brûlants baisers que l’envieux Monrose avait grand soin d’y reprendre à l’instant. « Oh !… mes… amis !… » soupirait la petite marquise en se pâmant sur ma bouche ; et déjà ce n’était plus elle, c’était moi qui primais. « Parlons raison maintenant, » dit le fripon au bout de cinq minutes. Que n’avez-vous vu, ma chère comtesse, comment on s’est conduit chez ces dames ! Armande, aux petits soins avec elles, roulait les cheveux de Floricourt au moment où je me suis niché. Belmont, jolie comme un ange dans sa coiffure de nuit, louait une glace dans laquelle, pour la première fois qu’elle en voyait d’aussi pure, elle se trouvait sans aucune altération de couleur. Et pour s’en bien assurer elle y faisait toucher les demi-globes élastiques de son sein de neige. Que ce miroir était heureux de les baiser ainsi !

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 133
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 133

« — Ah ! madame ! disait en même temps Armande à Floricourt, avouez que j’ai joué de bonheur, quand mon grand-chanoine, quoiqu’il eût la fortune de vous connaître, a pu faire quelque attention à moi ? — Nous n’aimons pas l’église, a répondu Floricourt ; l’ami de Belmont… — Et qui est bien aussi tant soit peu le tien !… — Pouvait seul nous faire surmonter une répugnance… — Fort injuste ! a encore interrompu Belmont ; car messieurs les militaires sont si fats, si médisants, si capricieux ! les financiers si rustres, si ridiculement vaniteux ! les robins si fades, si froids, si pédants !… — Pas mal, ma chère Belmont ! Comment ! toi, méchante ! Dis-moi, Monrose n’est-il pas militaire ? Nous a-t-il donné le moindre sujet de plainte ? — Que s’en est-il fallu ? Tout ! — Avons-nous pu le conserver ? — Soyons justes, mon cœur. N’avons-nous pas nous-mêmes ouvert la porte de la cage ? »

Depuis un instant Armande ne savait plus ce qu’elle faisait ; le compas lui est échappé des mains ; se sentant affaiblie, elle a couru se jeter sur une bergère, elle s’y est trouvée mal. Les amies se sont empressées à la secourir ; elle a recouvré l’usage de ses sens : « Il faut beaucoup connaître quelqu’un, a dit Belmont, pour éprouver, à son occasion, des affections de cette violence ! — Aussi ne connais-je que trop le chevalier Monrose… ou bien plutôt, c’est lui qui m’a trop connue pour son malheur ! » Ses larmes coulaient. Ces dames ont été curieuses. Armande leur a conté, de point en point, toutes mes aventures du Marais, mais avec tant de partialité en ma faveur et contre elle-même, qu’elle m’a fait souffrir. Quel devait être le supplice d’une fille aussi franche, aussi généreuse, quand on la forçait aux plus viles impostures ! Affreux la Bousinière ! scélérat de Carvel ! c’est surtout dans ce moment si naturel que j’ai pu mesurer toute l’étendue de votre perversité ! « Eh bien ! ne voilà-t-il pas qu’il se désole ! » dit avec souci la charmante d’Aiglemont, passant sous le menton du conteur une main caressante et lui donnant un baiser. Je ne mis rien du mien dans cette circonstance, mais je jouissais délicieusement des émotions de mon ami, pour qui je ne craignais que deux choses au monde : d’une part, des passions furieuses ; — heureusement il n’en avait pas encore été atteint ; — de l’autre, cette insensibilité à la mode, qui se contracte si vite dans un tourbillon corrompu, et qui caractérise messieurs les roués, vrais fléaux de la galanterie. Ne les voit-on pas se railler impitoyablement de tout, et trouver les peines de cœur d’autrui, même celles qu’ils occasionnent, quelque chose de fort ridicule !



CHAPITRE XXIV

SUITE DU PRÉCÉDENT. C’EST MONROSE QUI
VA PARLER


« Les inséparables ont loué beaucoup la franchise d’Armande, et l’ont assurée qu’elles me connaissaient assez pour pouvoir combattre sa dernière idée, qui était que je ne pouvais conserver pour elle aucun sentiment de tendresse ni même de pitié. « De tendresse ! on vous en dispense, interrompit ici madame d’Aiglemont ; de la pitié ! c’est de quoi les âmes un peu fières ne sont nullement jalouses… Après ? »

« Cependant, continue Monrose, on se déshabillait lentement. Un petit bruit s’est fait entendre ; Floricourt a crié. « Poltronne ! a dit Belmont, ne sais-tu pas qu’on doit venir ? — Mais nous sommes enfermées ! — Tu vois que malgré cela… »

« En ce moment, l’une des coulisses, dont on se souvient[28], facilite l’entrée du prélat et du grand-chanoine ; ils étaient en pantoufles, et l’on devinait leur nudité sous de simples robes de chambre. « C’est un enchantement ! a dit l’Allemand, non moins émerveillé du luxe et de l’élégance de la pièce que de la manière dont il y arrivait. Je vois que la maîtresse elle-même !… Heureuse femme ! tant de charmes, tant de perfections et tant de moyens de jouir ! » « Ah ! voici que M. Monrose improvise pour moi des galanteries ! — Je vous donne ma parole d’honneur, comtesse, qu’il a dit cela mot pour mot. — Soit, mais sans doute il va maintenant s’occuper de ces dames ? — Dussiez-vous prétendre encore que je mens, je ne puis omettre que, frappé soudain de votre portrait[29], l’Allemand, fort connaisseur, à ce qu’il paraît, a pris un flambeau, et montant sur un fauteuil : « Eh bien oui ! a-t-il dit avec feu, cette délicieuse mine ne pouvait tourner autrement. Ô Félicia !… » En même temps, oubliant que celle de ses mains dont il ne tenait point le flambeau, servait à tenir croisés les pans de sa robe de chambre, il a fait un geste d’admiration et baisé sur la toile les deux boutonnets qui depuis sont devenus de si belles roses. On a vu pour lors une saillie mobile si imposante, que, riant de tout leur cœur, Belmont et Floricourt ont fait à mademoiselle de la Bousinière les plus fous compliments. — Allez, vous êtes un hâbleur ; mais savez-vous, Monrose, que vous n’avez nullement le talent de raconter ? La moindre circonstance vous arrête, vous fixe : un historien doit marcher rapidement vers son but. — Et tout mutiler pour être court ! — Non, mais laisser quelque chose à deviner. J’ai failli vingt fois vous en faire l’observation, tandis que vous vous confessiez. — Une confession ne doit-elle pas être entière ? — Humble aussi, et la main à la conscience. — J’avoue que la modestie n’est pas mon défaut. Je vous ai tout dit avec une bonne foi candide. — Et vous pouviez pourtant vous épargner beaucoup de détails de choses que j’aurais parfaitement entendues à demi-mot. — J’aime parfois à m’appesantir… » Ce dernier bout de phrase était un mauvais calembourg : j’eus bien de la peine à m’exempter des frais de l’explication ; la jeune marquise vint au secours… Il me fallut à mon tour la délivrer ; c’était dans ce lit une mêlée ! « Attendez, dis-je à mon auxiliaire, je me souviens d’un petit moyen d’empêcher les gens d’être si mutins !… » Alors m’emparant de ses cheveux, tandis qu’il s’efforçait de vaincre la marquise, je les partageai. « Entortillons chacune notre moitié autour du bras… »

Mais ce ne pouvait être que pour un moment plus éloigné ; déjà la jolie dame était… vaincue.

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 137
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 137

« — Vraiment, dit-elle après le combat, voilà comme vous m’avez défendue ! Il est d’une force, cet impertinent-là ! » Une dizaine de baisers fous le punirent de son crime. J’appris ensuite à la marquise comment, assujetti de droite et de gauche par sa chevelure partagée entre nous, le Samson ne pourrait plus rien entreprendre sans notre bon plaisir… « Eh bien, dit-il, vous ne saurez pas le reste de mon histoire. — Il est facile de deviner… — Peut-être ! — Vous serez en captivité jusqu’à ce que vous nous ayez satisfaites. — Eh ! quand je ne demande pas mieux, vous m’en empêchez ! — Joliment, monsieur le faune ! Comme je suis faite ! Il faut, comtesse, que j’aille mettre un peu d’ordre à cela. Morigénez-le toute seule un moment… » Hélas ! à peine eus-je perdu mon alliée, que… je perdis aussi la tête, et je fus à mon tour… vaincue.

Cependant, madame d’Aiglemont, peut-être tant soit peu jalouse, avait fait grande diligence… Pour l’associer du moins, je mis au jour une idée… Le fripon de Monrose la saisit avec ardeur… Enfin, après de longues incertitudes, la charmante marquise consentit à prendre une posture qui mit, tout près des yeux de mon vainqueur, des traits bien différents de ceux d’un visage : singulier et volumineux turban qui me coiffait ainsi pour la première fois de ma vie. Une bouche perpendiculaire invitait alors les stipulants baisers de notre fortuné coucheur, tandis qu’un toupet tant soit peu rétif se chicanait avec celui de ma tête, et que mes mains, étendues vers le haut, agaçaient en folâtrant les fraises élastiques qui couronnaient deux monceaux de neige.

À la suite de ce délicieux trio, nos paupières s’engourdissaient. Je priai mon cher neveu d’achever en quatre mots le compte qu’il avait à me rendre. « Notre prélat, dit-il, s’est mis conjugalement au lit avec madame de Belmont ; Armande s’est retirée chez elle avec le grand-chanoine ; Floricourt est sortie par une des niches : elle savait apparemment où rejoindre son narcotique baronnet. Moi, qui n’avais plus rien à faire par là, je suis venu… — Oh ! nous nous sommes très-bien aperçues que vous êtes venu ! dit madame d’Aiglemont, en balbutiant de sommeil… Bonsoir, comtesse. — Bonsoir, marquise. — Bonsoir, mes amies… Bonne nuit, mes petits amis. — Eh bien, mon neveu ! Ôtez donc ces mains ! — Adieu ! »



CHAPITRE XXV

OÙ SE TROUVENT DIFFÉRENTES CHOSES
QU’IL EST BON DE SAVOIR


Figurez-vous maintenant, cher lecteur, des jours semés de tous les plaisirs que peuvent procurer la bonne chère, la promenade, la lecture, la musique, la chasse, la pêche, les bals, les concerts, le spectacle, et, brochant sur le tout, une cordiale union sans excessive familiarité hors du tête-à-tête, sans cet abandon abusif qui peut préparer bien des regrets et des peines. Figurez-vous des nuits toujours trop courtes que notre transfusion (je ne me départirai pas volontiers de ce terme), que cette transfusion, alimentée de toutes les voluptés de la nature, de l’art et du caprice, rend magiques et impossibles à bien décrire. Imaginez qu’il n’y a pas un de nos cavaliers (excepté le philosophe sir Georges, bien trompé par sa Floricourt), je dis pas un qui n’ait été dans les bras de toutes ces dames[30] ; pas une de celles-ci, par conséquent, qui n’ait tour à tour plus ou moins favorisé tous ces messieurs ! Songez qu’il n’y en a pas une enfin qui n’ait électrisé toutes et chacune des sœurs… Les frères, je n’en parle pas. Tous, ou à peu près, me semblaient également éloignés de ressentir ce désir honteux qui jadis avait terni dans le même lieu Kinston, trop publiquement épris de cet enfant, notre héros aujourd’hui ; ce goût justement honni, surtout s’il a pour objet des individus à qui, depuis la cérémonie du rasoir, il n’est plus permis de folâtrer sur la ligne de démarcation des deux sexes ; cette superfétation d’une rage de plaisir n’avait pu se frayer qu’à peine un chemin dans notre tourbillon, par certain mezzo termine dont encore toutes ces dames ne s’étaient point également accommodées. J’étais bien sûre, par exemple, que la jeune marquise et la délicate Aglaé n’avaient à la rigueur, sur ce croustilleux article, ni la condescendance d’une Liesseval, ni la facilité d’une Garancey. Celle-ci, soit dit en passant, avait failli, pour cela même, se brouiller avec Saint-Amand, qui blâmait fort cette extension de licence philosophique. En revanche, le prélat, devenu capricieux depuis qu’il entrait dans son automne, et le grand-chanoine, capable de tout, faisaient le plus grand cas d’une Vénus à qui l’on pouvait sacrifier plus d’un autel. D’Aiglemont, un peu caustique, mais sans méchanceté, parlait bien quelquefois de l’abus qu’il était possible de faire du trop de douceur de l’attrayante Belmont : d’Aiglemont était un ingrat ; c’était son oncle et lui qui l’avaient un peu pervertie ; mais du moins l’oncle ne disait mot. Quant au grand-chanoine, il était scandaleux. Il avait fait de son Armande une audacieuse élève ; et qui eût laissé faire l’instituteur, eût bientôt appris que, pourvu que Sa Révérence trouvât des Nicomèdes, elle était toujours prête à se conduire comme César ; mais heureusement, cet homme n’avait pas son pareil dans notre coterie.

Ainsi, Paris dans toute sa force et Florence mitigée étaient en raccourci chez moi. Ni les fameux jardins de Samoa, ni Lesbos, ni la célèbre Caprée, n’étaient des séjours de plus de liberté, de plus de délire ; ils étaient peut-être moins voluptueux que mon hospice.

Deux mois entiers s’écoulèrent comme deux instants dans l’enchantement continu de nos douces habitudes. D’Aiglemont, très-malade, c’est-à-dire qu’il s’était fait passer pour tel, avait éludé jusqu’alors de se rendre à son régiment ; mais comme un colonel en second, son ami, fort riche, avec lequel il s’était arrangé, tenait table également ouverte à la garnison, et que les bardots de l’état-major suffisaient d’ailleurs à traîner la voiture, tout se passait, quoique sans le chef, d’une manière assez convenable. Bien entendu que la jeune marquise avait trouvé moyen de faire remettre son propre service au quartier suivant.

On avait appris de bonne heure le départ de madame de Salizy pour l’Angleterre. Selon ce qu’elle avait écrit à Monrose, son projet était de courir le monde jusqu’à ce qu’une passion, qu’elle avouait ne plus mériter de voir couronnée, cessât de l’obséder ou la mît au tombeau. Nous n’étions pas fort alarmés sur le compte de cette femme sensible mais impérieusement dominée par ses sens, violente mais légère, et très-capable de se livrer aux distractions de tout genre : elles sont autant de limes auxquelles nulle passion ne peut résister, dès qu’elles y ont fait la moindre brèche.

Madame de Moisimont nous avait encore fourni, ainsi qu’au public, un lambeau de roman d’un grand intérêt et passablement risible, quoique tragique ; voici le fait :

On se souvient d’avoir entendu dire quelque part que madame de Flakbach avait enfin récompensé d’un cadeau bigarré les tendresses de M. de Moisimont, devenu depuis directeur-général ? Bientôt l’état du malheureux ex-robin fut si cruel, que sa moitié craignit enfin de le perdre. S’il venait à mourir, c’était bien la peine de s’être mise en si grands frais pour le placer et lui procurer les fonds d’un cautionnement de près de quatre cent mille livres ! Furieuse, elle avait juré de se venger de l’impudique et virulente Flakbach.

On se souvient encore que M. de Moisimont était parent d’un certain président Blandin, l’antipode de Saint-Lubin et l’adorateur de mademoiselle Adélaïde ? Celle-ci se trouvait donc, par ses alentours, en liaison indirecte avec madame de Flakbach. Chez cette tragédienne, devenue baronne, faufilait le Rosimont, cet obscur acteur des Italiens, ce plaisant qui, figurant en façon de docteur au souper de Belmont, avait repris, auprès de Mimi consultante, ce que jadis il lui avait donné. Adélaïde avait à son tour bien traité le sieur Rosimont, et s’en trouvait excessivement incommodée. À travers tout cela, cette fille et Mimi, se convenant sur les rapports du catinisme et de l’extravagance, s’étaient liées d’une vive amitié. Mimi, qui détestait maintenant le Rosimont autant qu’elle l’avait autrefois aimé, ne l’avait point, et, par miracle, elle n’avait rien attrapé d’autre part, mais elle avait à venger et son époux et son amie, et l’on songeait encore in petto à la déconvenue passée du cher Monrose. Adélaïde souffrait ; M. de Moisimont, abîmé par les remèdes, n’avait plus qu’un souffle de vie. Dans cette position, les offensées se conjurèrent contre l’odieuse baronne et contre le funeste sigisbé Rosimont.

Certain soir, le couple infect assistait à un petit spectacle incognito. Les conjurées l’y surprirent. Elles étaient en amazones à demi masquées de leurs cravates remontées et de leurs chapeaux rabattus. À la sortie, au moment où l’illustre baronne allait mettre le pied dans un remise d’emprunt, Mimi se trouvait là pour l’apostropher d’une volée de coups d’une badine assez ferme. En même temps, la vigoureuse Adélaïde prenait la même liberté sur les épaules et le nez du sieur Rosimont. Le scandale de cette scène allait perdre infailliblement nos extravagantes, si leur tournure et leur courage ne leur eussent fait trouver de nombreux partisans dans la foule des spectateurs : une voiture, gardée par un ami sûr, les attendait ; on protégea leur retraite ; elles purent s’évader sans tomber sous les mains de la police, et rien de fâcheux ne leur arriva. Mais Mimi surtout ne se croyait pas assez vengée. Sa première expédition n’avait pour but que de déclarer une implacable guerre, dans laquelle on n’en voulait à rien moins qu’à l’exécrable Flakbach ; Adélaïde, fort irritée contre le perfide Rosimont, et excitée par sa folle amie, se livra volontiers aux mêmes fureurs. Voici ce que, dès le même soir, l’une et l’autre écrivirent à leurs ennemis.



CHAPITRE XXVI

CARTELS. COMBAT SINGULIER OÙ TROIS
DAMES SE DISTINGUENT, TANDIS QU’UN
HOMME S’AVILIT


« Coquine ! je suis l’épouse de certain faiseur de madrigaux, et c’est moi qui t’ai donné, à l’issue du spectacle, une correction, tu sais comment méritée. Si tu n’es pas aussi lâche que p....n, tu dois avoir cette aventure sur le cœur. Dans ce cas, je veux bien t’offrir de me revoir demain au bois de Vincennes, de midi à deux heures. J’aurai des armes à ton choix. Profite, crois-moi, de l’honneur que je daigne te faire, ou bien, sans cesse, en tous lieux, tu courras le danger de ce qui t’es arrivé ce soir. Réponse tout de suite. À demain. »

« Faquin ! c’est un jeune homme déguisé qui t’a rossé ce soir ; il sera demain le second de la personne qui daigne se compromettre avec ton odieuse camarade. Il t’offre la même revanche, à la même heure, au même lieu. Refuser les armes d’usage, quand il s’agit de réparer l’honneur, ce serait avouer que le bâton et le sifflet seuls sont de ta compétence. Réponse tout de suite. À demain, de midi à deux heures, au bois de Vincennes. » — « Mais n’y paraissez pas en docteur[31]. » Ces derniers mots étaient apostillés de la main de Mimi.

Ces extravagants billets, chacun avec sa suscription particulière, furent mis dans une commune enveloppe, et portés chez madame de Flakbach avant la fin du triste souper qu’elle faisait tête-à-tête avec le malheureux acteur. Le couple battu n’avait cessé de se creuser la tête pour tâcher de deviner où pouvait s’être formé l’orage qui venait de crever sur lui si publiquement. Orientés enfin, les histrions se sentirent transportés de fureur. Le vin donne du courage. Au fond d’une vieille bouteille de bordeaux, consultée sur le parti qu’il y avait à prendre, se trouva le conseil d’accepter le défi. Dans sa jeunesse, la baronne avait donné dans les exercices de corps, et passait pour bonne bretteuse…

On sourit. Mon Dieu, mon cher lecteur, trêve à l’équivoque : nous sommes dans une situation sérieuse. Ce que vous imaginez, madame de Flakbach y donnait encore. Je voulais dire tout bonnement qu’elle avait jadis battu le fer, pour imiter les braves jeunes gens d’alors, comme aujourd’hui, la même fantaisie fait des jockeys de la plupart de nos mondaines.

La baronne sentit renaître sa vieille crânerie ; au moyen de son art tragique, elle fit passer son enthousiasme dans l’âme, d’ailleurs peu guerrière, du mystificateur Rosimont ; il résulta de leur conférence ce billet-ci : « Quoiqu’une femme de mon rang pût et dût peut-être n’employer pour se venger d’un outrage que la voie de la force publique, je daignerai me rendre demain au bois de Vincennes à l’heure indiquée ; la personne qu’on provoque aussi m’accompagnera : nous aurons nos épées. Pauvre petite folle ! je te plains. Ton audace m’arrache pourtant quelque estime, et te rend digne de périr sous mes coups. À demain. »

La partie ainsi engagée, l’héroïque Flakbach ne permit plus que Rosimont, dont le courage lui était non sans raison suspect, sortît de chez elle avant l’heure du départ. Ainsi, plutôt traîné que conduit au champ de bataille, il parut à l’heure exacte avec la baronne, celle-ci en homme, vêtue de l’uniforme de certain corps qui n’existe plus.

On ne s’était pas donné le mot ; il était cependant arrivé que les quatre combattants avaient pris des chevaux de monture. Cette façon de circuler, peu familière à l’homme de coulisses, en lui mettant le derrière en marmelade, n’avait pas augmenté sa valeur. Adélaïde et Mimi, en amazones, comme la veille, étaient venues de chez elles en voiture jusqu’à la barrière, où leurs chevaux les attendaient. Les premières au rendez-vous, ce ne fut pas sans beaucoup d’envie de rire que, caracolant sur la grand’route, elles virent arriver la baronne avec l’air d’un opérateur, juchée sur un anglais de louage presque aussi efflanqué qu’elle, et mons Rosimont (Sancho Pança du don Quichotte féminin) roulant de çà de là sur la selle, s’accrochant à l’arçon pour soutenir d’autant les mouvements irréguliers d’un indocile animal qui, se sentant mal monté, mésusait de l’inexpérience de son maître.

Voici enfin l’instant d’en découdre ; on met pied à terre. Les chevaux du parti de Flakbach sont confiés au chasseur chamarré dont madame la baronne était suivie. Ceux du parti Moisimont sont, avec moins d’appareil, remis au palefrenier du maquignon qui les a fournis. On s’enfonce dans l’épaisseur du bois ; alors les vastes jupes de drap des amazones s’abattent, et, comme de vrais dragons, celles-ci tirent fièrement l’épée. La nature avait fait d’Adélaïde une espèce de gladiateur incapable de réfléchir sur l’étendue du danger des blessures et d’un éclat dans le public. Mimi, non moins inconsidérée, s’était de plus exercée à manier le fleuret. Ainsi la Flakbach et le Rosimont trouvaient à qui parler.

L’histrionne… que dis-je ? madame la baronne pâlit dès qu’elle vit qu’on paraît ses premières feintes : elle a bien assez à faire de parer à son tour ; une légère égratignure dont son gant est ensanglanté, lui fait en vain crier : « Assez ! assez ! je suis contente ; l’affront est lavé dans le sang ! » Mimi, furieuse, ne la tient pas quitte à si bon marché ; le combat ne finit que par un coup d’épée diabolique qui entre de six pouces dans les maigres intestins de madame de Flakbach, et l’étend aux pieds de son ennemie. Celle-ci, dans le feu de l’action, n’avait pas senti que, s’étant jetée sur la pointe de l’autre épée, elle était blessée au bras. À la vue du sang qu’elle a versé, Mimi tombe en faiblesse.

Ces deux championnes, la baronne surtout, pouvaient très-mal tourner, si des passants, que le cliquetis des épées avaient attirés, ne fussent survenus fort à propos. L’autre couple duelliste avait beaucoup plus tôt disparu de l’arène.

Comment ! Adélaïde et Rosimont s’étaient évadés ? — Oui, l’une à la poursuite de l’autre.

« — Écartons-nous à quelques pas, » avait dit Rosimont, comme l’autre couple commençait à croiser le fer. On avait bien voulu lui donner cette satisfaction. « Tenez, monsieur… (On observa que moitié peur, moitié parce qu’on était encravatée jusqu’au nez, et sous un chapeau fort rabattu, Rosimont ne reconnaissait point Adélaïde.) Monsieur, avait-il dit, mon métier n’est pas de me battre. Mon talent, qui est la propriété du public, exige que je ménage et mes jours et ma figure. Je n’ai que faire de quelque trou dans la poitrine, après lequel je ne pourrais plus chanter, ou d’un œil de moins, pour être aussi laid sur la scène que notre Granger[32], ou d’être pendant trois mois sur le grabat, boiteux, ou bien avec un bras en écharpe. Vous m’avez battu, monsieur, ce serait à moi de me fâcher ; eh bien ! je ne me fâche point ; il ne m’est rien arrivé si vous voulez. Ce n’est pas à vous qu’il doit être le plus difficile d’oublier la boutade d’hier… (On se montre alors.) Ô ciel ! vous, Adélaïde ! — Infâme gredin ! » s’écrie-t-elle, après avoir bien voulu écouter jusqu’au bout le long monologue d’un homme peu pressé de voir le dénouement de la scène. La luronne, comme par pressentiment, avait gardé au bras gauche son fouet de chasse ; elle s’était mise à en jouer sur le poltron à tour de bras ; lui de fuir ; mais son derrière écorché n’avait pas permis qu’il courût à proportion de sa peur ; il crie inutilement : « Grâce ! miséricorde ! » Toujours talonné, toujours atteint, ne perdant pas un coup de la longue et souple cravache ; coupé, saignant partout… enfin, à trois cents pas, il était tombé sur le nez, accablé de douleur et de lassitude.

On n’attendait que le retour de l’errante Adélaïde pour achever de mettre ordre à tout. Déjà l’infortunée baronne, transportée dans une voiture que l’un des spectateurs avait bien voulu prêter, reprenait, à demi-morte, le chemin de son hôtel. On visitait le bras de la brave Mimi : par bonheur elle n’avait qu’une longue, mais superficielle blessure. Il fallut ensuite céder au conseil prudent d’un galant homme qui présidait à tous ces soins, et qui n’était pas d’avis qu’on rentrât en ville avant d’avoir pris langue. Madame de Moisimont avait beau se vanter bien haut de ses protections, de ses liaisons avec le ministre, on lui démontrait qu’un emprisonnement provisoire pouvait donner à l’affaire un fort mauvais tour, et qu’il était bon de prévenir ce malheur. Bref, l’officieux personnage amena les vaillantes amazones dans une petite maison qu’il avait à Saint-Maur. Le lendemain, toutes choses s’arrangèrent, sauf le ventre de madame de Flakbach, duquel il n’était pas possible d’apprendre sitôt d’heureuses nouvelles.

Il y avait à peu près huit jours que cette tragi-comique aventure cessait d’occuper les rieurs de Paris, quand nous en étions au point où j’ai conduit la très-véridique histoire dont mon lecteur veut bien… dirai-je s’amuser ? il faut que je me le persuade pour avoir le courage de poursuivre.



CHAPITRE XXVII

PRESQUE TOUT MORAL


Cependant le destin ne semblait-il pas accorder une protection particulière au fortuné Monrose ? Ses ennemis, tous les êtres desquels il pouvait avoir à se plaindre, étaient punis les uns par les autres, et s’entre-détruisaient ! Il avait eu l’adresse de raser impunément la dangereuse surface du bourbier de la mauvaise compagnie. À travers les orgies de… ce qu’afin d’être entendue de tout le monde, je nommerai le libertinage, plus d’un cœur se pénétrait pour notre héros de sentiments profonds, et formait le vœu de contribuer à son bonheur. C’est ainsi qu’était particulièrement inspirée la charmante marquise d’Aiglemont. Les épiant une nuit que je les avais vus ensemble, je recueillis ce fragment d’un bien intéressant entretien « … Je ne suis pas de cet avis, mon toutou. Vingt-trois ans à peine, ta figure, l’avancement, tout de bon honorable, que tu as déjà par devers toi ; ton excellent autant qu’aimable esprit, qui te rend bien plus recommandable que tout le reste, voilà trop de titres pour que tu ne les fasses pas valoir. Qui mieux que toi peut marcher à grands pas vers la fortune ? Dire que tu le peux, ce n’est pas assez ; tu le dois. — Pourquoi, ma chère ? Seul au monde du nom de Kerlandec… — Tu te marieras, mon ami, et dès lors tu ne seras plus seul. Ne suis-je pas fondée, fripon, à te prédire lignée ?… » Un bon baiser fut le point final de cette période. « Supposons-la, cette lignée ; que puis-je faire dès à présent pour elle ? On est en pleine paix ; viendrai-je me jeter, au péril de mille dégoûts, à travers une foule d’aspirants, pour leur disputer quelque emploi ?… Au dessous de mon grade, je n’accepterais rien : tu sais combien tout le reste est recherché, envié. Quelles brigues, quelles cabales, quelles noirceurs, au besoin, les gens surtout qui n’ont aucun mérite, mettent en usage !… — Écoute, crois-tu que je t’aime ? — J’y crois autant qu’à ma propre existence. — Crois-tu qu’ayant plus d’un parent en crédit à la cour, je puisse, à mon tour, m’y mettre en bonne posture ? — Ah ! tu captiveras tous les esprits comme tous les cœurs. — Les cœurs, c’est autre chose, je n’en veux qu’un… et le garde. (Un baiser.) Mais je tâcherai de me faire aimer de tous les honnêtes gens : c’est bien assez… — Ils sont rares dans ce pays-là… — Soit, mais ce n’est pas à nous d’en convenir. Il est temps, mon cher, de te défaire absolument, que dis-je, de n’en pas conserver le moindre vestige… — De quoi, ma Flore ? (Flore était un des noms de baptême de la marquise.) — De cette morale américaine, de cette prétendue philosophie qui, si elle a séduit bien des gens de bonne foi, n’est pourtant au fond que le jargon hypocrite du plus grand nombre de ceux qui l’affichent. Cette multitude, de jour en jour plus insolente, ne clabaude contre la cour, n’en exagère les défauts, très-avérés, je l’avoue, qu’afin de fournir insensiblement, à une ancienne et venimeuse haine, des moyens d’arriver aux fins les moins philosophiques. Les vices de la cour, en cela surtout très-condamnables, ne sont si décriés que parce qu’on y dédaigne de les voiler. Mais certaines classes qui n’osent encore afficher les leurs, sont-elles plus pures ? Non, si jamais il arrivait une époque d’audace et d’impunité, que quelques essais malheureux ont fait différer encore, on verrait si les détracteurs de cette coupable cour seraient plus vertueux, et s’ils feraient supporter du moins, au moyen de quelques formes passables, les déraisonnables excès de leurs passions. Je veux, mon ami, te réconcilier avec le séjour que doit habiter ton amie. Je veux que toi-même y fournisses bientôt un nouvel ornement. Ou je ne le pourrai, mon cher, ou je l’intéresserai quelque jour, cette adorable souveraine qui peut tout maintenant, et qui (son ascendant dût-il souffrir quelque échec, à la suite des orages que d’ingrats ennemis lui préparent à la sourdine)[33] saura pourtant ramener, tôt ou tard, tout le monde à elle, et dicter encore la loi. Jamais, mon toutou, je ne te conseillerai de former les plans d’une ambition désordonnée ; mais tout ce qu’il est possible à un bon gentilhomme, à un brave militaire d’atteindre, tu dois t’efforcer de l’obtenir. Ta fortune te permet de traiter de quelque charge : si la guerre survenait, tu serais là, j’y serais aussi… Oui, Monrose, il faut que tu y sois. Infailliblement, nous nous serons quelque jour d’une mutuelle utilité. Vois, tout près du soleil, comme se sont entr’aidés la D. de P… et le comte de V… ! Dans une sphère plus reculée, quoique dans le même tourbillon, je te citerais bien d’autres exemples ; fournissons-en un de plus, mon toutou. Ah ! de ma part, je te jure, l’association sera bien fidèle ! »

Des caresses passionnées furent la seule réplique de l’heureux Monrose à des propos si flatteurs… « Te voilà ! ajouta gaîment la marquise ; on ne peut parler un instant raison avec ce démon-là ! — Pourquoi ne peut-on ni te voir, ni t’entendre sans la perdre ? » La pause, qui n’était pas un repos, fut longue ; madame d’Aiglemont continua. « Ainsi je fais tout ce que tu veux, mon toutou. Promets-moi d’accomplir à ton tour quelques-unes de mes volontés. — Elles seront en tout temps mes lois. — Eh bien ! nous retournerons incessamment à Paris ; nous nous occuperons, dès lors, de trouver pour toi quelque débouché convenable. Tu te fixeras à Fontainebleau pour tout le temps du voyage. Tu verras d’autres gens ; il te viendra d’autres idées… car, entre nous, j’en ai surpris à la volée quelques-unes qui ne me plaisent point, non plus que ton admiration pour certains personnages que tu as connus là-bas, et que tu crois de futurs grands hommes. En général, je soupçonne, moi, tes confrères au petit aigle et autres ex-Américains, dont tu fais grand cas, de n’être pour la plupart que des docteurs dangereux, ou des perroquets mal appris ; je voudrais te voir moins engoué de cette clique… Écoute là-dessus mon mari. C’est le fou du meilleur sens qu’il y ait au monde. Il t’aime… — Il a bien de la bonté ! Ce n’est pas ici le lieu de me vanter de tout l’attachement, — ah ! pourtant bien sincère ! — que j’ai aussi pour lui… — C’est un Français, mon mari. Crois que, si nos rapports le blessaient, il n’aurait pas la bassesse de les souffrir… D’Aiglemont n’est pas non plus un philosophe, mais un pur chevalier qu’on verra, sans qu’il ait raisonné, sans qu’il se soit composé un système parmi les gens qui en affichent dans les livres, faire très-bien son métier quand il le faudra sérieusement, agir toujours aussi juste que s’il avait pris la peine d’y songer beaucoup, et rapporter tous ses principes, toutes ses actions, au plus grand bien de son pays… »

J’avais beau connaître à fond les ressources secrètes de ma singulière maison, j’étais à mille lieues du soupçon que d’Aiglemont pût entendre son épouse… Il parut. J’en frémis… Mais il courut gaîment au lit, sans penser qu’il pouvait faire mourir de peur les bonnes gens qui l’occupaient. Tandis qu’avec transport il embrasse sa petite femme, d’un bras vigoureux il retient Monrose qui tente de s’échapper. « Reste, mon ami, lui dit-il avec bonté. Ah ! Flore ! que tu viens de me rendre heureux ! Tu m’estimes donc ? Je viens d’en acquérir une preuve qui ne peut m’être suspecte. Je voulais bien n’être point un mari gênant, mais je voulais également n’être ni méprisé, ni méprisable ; maintenant que ta façon de penser m’est connue… » Un doux transport, mais assez délicat pour ne pas même offenser Monrose, acheva cette tirade de sentiment… « Monrose, continua l’étonnant mari, je te déclare que tu n’as cessé de m’avoir pour rival. Aime Flore, j’y consens ; mais sache que je l’aime autant que toi, et que ce sera, entre nous deux, à qui la chérira davantage, à qui le lui prouvera le mieux, à qui surtout se fera le plus estimer d’elle… »

Français ! vous voilà définis… Français ! je veux dire ceux qui sont dignes de cette qualification glorieuse… Je ne parle pas de vous, systématiques raisonneurs, sots imitateurs de nos rivaux, de nos ennemis, pantins dégénérés, qui, sous prétexte que le Français est léger par nature, méconnaissez tous les devoirs de votre tâche héréditaire, toute règle de conduite, tout lien à la chose publique, tout principe soutenu, tout sentiment épuré et fidèle. J’appelle Français un être tour à tour sage et fou, qui, pourvu qu’il prenne la peine de penser une heure par jour, rentre à l’instant dans la carrière du devoir ; qui s’estime, qui se préfère à ses rivaux, et fait, au besoin, justifier cette préférence ; qui, souvent faible et parfois ridicule, ne descend pourtant jamais jusqu’à l’avilissement, tandis que tant de gens très-vils s’entourent d’apparences austères… raisonnent beaucoup, et sont pourtant tout au moins nuls, s’ils ne sont pas très-nuisibles… Je ne sais pourquoi je crains que la race des vrais Français ne soit bientôt épuisée. Leurs vertus du moins ont cessé. Attendons comment on tournera. Nous sommes, à bon compte, bien approvisionnés de penseurs, de frondeurs, d’égoïstes, d’esprits forts… et tout cela se nomme Anglomanes ou philosophes. Voyons quel bien il en résultera.



CHAPITRE XXVIII

DU BIEN ET DU MAL SUR LE COMPTE DU
GRAND-CHANOINE. SON DÉPART


Absolument inutile où j’étais, je m’éloignai de ces censeurs, bien rassurée pour leur parfaite intelligence. L’aube du jour commençait à paraître ; je ne me sentais aucune disposition à dormir ; j’allai seule errer dans mes bosquets anglais… Je ne fus pas peu surprise d’entendre converser, si matin, dans un cabinet de verdure.

M’étant mise, sans bruit, fort à portée, je reconnus qu’il y avait là madame de Garancey, le grand-chanoine et son Armande… « Délicieux, disait la marquise en lisant tout bas un papier… Bien !… De la tournure, du naturel… Que je t’embrasse, ma chère enfant ; on ne peut annoncer plus de talent. Je veux une copie de ces jolis vers… Nous causerons ensuite des légères incorrections qui s’y trouvent. — C’est donc du bon véritablement ? demandait le comte avec l’intérêt d’un ami. — Du très-bon, je vous jure ; mais, comte, si notre projet s’exécute, vous allez vous trouver étrangement lésé. Me céder cette chère enfant, c’est faire une perte irréparable… — Ah ! madame ! le cher comte a promis… — Voyez la petite méchante ! comme elle brûle de me quitter ! — Oh ! non, bon ami, je t’aime bien, je t’aimerai toujours, mais… c’est que j’aime bien aussi madame, et… ce qu’elle a la bonté de m’offrir est… si différent de… ce qu’avec la meilleure volonté du monde, tu ne peux… rendre… honnête pour moi… » Le ton baissait à mesure que cette difficile période coulait de la bouche d’Armande… « Eh bien ! ma chère, a dit alors avec l’expression d’un effort sur lui-même le grand-chanoine attendri, je veux te prouver que c’est aussi pour toi que je t’aime : je consens à tout. — Cela est généreux pour elle, a répliqué la marquise, et n’est pas moins obligeant pour moi. — C’est dit, madame, elle est à vous. — Je réponds de son sort. — Vous savez nos conventions ? Incessamment je fais un tour à Paris, pour régler avec un notaire les dispositions dont je vous ai fait part. — Je ne puis vous disputer la satisfaction de contribuer à son aisance. » À chaque réplique, la reconnaissante Armande avait à droite, à gauche, porté ses démonstrations et ses caresses.

Ainsi, je comprenais qu’Armande allait devenir chez la marquise une espèce de demoiselle de compagnie, une collaboratrice. Sous ce dernier rapport surtout, ces femmes se convenaient parfaitement. « Cher comte, ajouta la marquise, je me flatte que nous nous verrons beaucoup à Paris ? — J’aurai tout l’empressement imaginable à vous y faire assidûment ma cour. — Je ferai probablement un dernier voyage en province pour y dissoudre tout à fait mon établissement et revenir bien vite m’ancrer dans la capitale. — Vous ne seriez nulle part ailleurs à votre place. — Il a bien raison, madame, dit Armande ; la lumière a trop longtemps été sous le boisseau… » Alors, la marquise tracassée : Mais que faites-vous là, comte ?… Ôtez-vous donc. Je dois vous prévenir que depuis hier… Allons, finissez ; vous allez vous salir… — N’importe !… — Tout de bon, je ne souffre jamais que dans ce moment là… Non, pas même m’embrasser ; je crains… — Votre haleine est pure comme la rose… — Eh bien ! c’est assez !… — Maman, tu vois combien je suis docile. Cependant, sans te désobéir on pourrait… » Il attire en même temps la marquise, et la faisant tourner dans ses bras, il l’attaque à rebours. « Tiens, tiens, regarde ! Armande… admire : y en a-t-il de plus belles au monde ? Baise celle-ci, et moi l’autre. — Ils sont fous ! » La flatteuse Armande obéit : les jumelles potelées n’en sont pas quittes pour un seul baiser…

Le reste ne peut se conter, cher lecteur ; on cessait de parler au cabinet, je craignais de faire du bruit ; il fallut être témoin d’une infamie.

C’est alors que j’appris à quel degré l’excellence tonsurée portait l’excès de ses libertins caprices. Tandis qu’il avait la marquise sans la contrarier, Armande, avec l’air de l’habitude, tira de sa poche un joujou de couvent, et en se masculinisant insulta le comte. En voilà déjà trop… Lecteur, si ton imagination n’a pas rejeté dès le premier mot cette burlesque image, je lui laisse le soin de se l’achever.

Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 173
Monrose, 1871, Figure Tome 3 page 173

Quand je vis que le trio ne pouvait plus s’en dédire, je battis des mains avec la dernière vivacité, fuyant d’un pas si preste, qu’ayant à se rajuster, les acteurs ne pouvaient guère essayer de m’atteindre. Je me jetai dans un tronc d’arbre dont j’avais la clef[34]. De là, j’entendis un moment après mes dévergondés revenir gaîment, en s’évertuant à deviner qui leur avait fait malice. « Si ce pouvait être la comtesse, disait le luxurieux Allemand, ce serait un bon prétexte pour y faire passer aussi le sien. — Oh ! de celui-là pour le coup, repartit la marquise, le mien serait jaloux ! » On marchait ; je ne pus entendre la suite de ces folies.

Cependant mon portrait était fini : l’amour ayant guidé le pinceau du génie, le morceau ne pouvait être qu’un chef-d’œuvre. Il échauffa la verve de madame de Garancey. Un divertissement fut clandestinement préparé pour l’inauguration. J’avais réuni, au même jour de cette cérémonie, celle des mariages que, chaque année, je faisais dans ma terre. On saura qu’au lieu d’honorer une seule rosière, j’unissais et dotais convenablement, d’après le rapport d’un homme d’affaire très-intègre qui gérait mes biens, tel nombre que ce fût d’amants utiles et honnêtes, sans égard aux attraits de la figure ou d’autres avantages. C’était pour le bonheur de ces individus, et non pour flatter mon amour-propre, que j’acquittais cette dette de l’humanité. Quelque anticipation, effet de la confiance qu’on avait en moi, quelque épaississement de la taille des prétendues n’étaient point des causes d’exclusion ; au contraire, on s’aimait ; on avait, en tout bien tout honneur, le désir de vivre et de mourir ensemble ; il ne fallait pas plus de vertu pour avoir droit à ma faveur : si bien qu’après la cérémonie, mes rosières existaient également sans honte et sans orgueil. L’amour avait fait, chez moi, des siennes cette année-là. Six fillettes, dont la plus âgée n’avait pas dix-huit ans, étaient toutes au point de ne pouvoir être remises à l’année suivante. La plus jeune s’était enamourée au catéchisme, où elle s’instruisait pour sa première communion. Le curé m’assurait qu’il n’y en avait pas eu de plus édifiante à la sainte table !

Tandis que je m’occupais délicieusement de bien divertir mes villageois, on travaillait, à la sourdine, à me diviniser. Je fus plus heureuse que mes amis ; tout leur art ne vint point à bout de tourner une seule tête ; j’en tournai bien naturellement douze au moins, et toutes les autres ne furent guère plus sages.

Lecteurs, ouvrez les romans ; vous y trouverez des descriptions fleuries de fêtes pastorales, bourgeoises, poétiques, héroïques, et tout cela beaucoup mieux dit que je n’en viendrais à bout. Furetez ces brillants écrits, vous y trouverez éparses toutes les pièces de mon apothéose et des noces de mes villageois.

J’avais recommandé bien instamment aux égypans de ma société d’être discrets avec nos Perrettes, de ne pas tailler de la besogne pour l’an d’après, et surtout de ne point usurper, à mon défaut, le droit du seigneur. On m’avait promis les plus belles choses du monde ; cependant, vers le milieu du bal de nuit, le curé, surintendant au dehors, me porta des plaintes, notamment contre le grand-chanoine. Celui-ci, cité, répondit tout net à ses accusateurs qu’il ne s’était engagé qu’à ne pas violer. Le lendemain il partit, emmenant, au lieu d’Armande, le jeune et très-joli frère d’une des nouvelles mariées dont il avait généreusement doublé la dot et les plaisirs.



CHAPITRE XXIX

OISEAU DE MAUVAIS AUGURE. ON S’EN VA


Il y a parmi nous, cher lecteur, un être dont j’ai fait rarement mention, et que vous pourriez bien avoir perdu de vue dans la foule. C’est sir Georges, cet Anglais aussi taciturne que beau, qui ne tient à la société que par notre prélat, à qui milord Kinston l’a recommandé, et par madame Floricourt, qui le distingue. L’habitude de vivre sous le même toit m’avait enfin rendu d’autant plus familière avec cette femme, qu’elle était fort entichée du schisme à la mode, et que nous nous faisions volontiers un petit doigt de cour. Un matin, à la suite de quelque chose de plus doux que des confidences, je la poussai sur l’article du compassé baronnet.

« J’aimerais fort, me dit-elle, que vous me fissiez ces questions par jalousie ; j’y répondrai pourtant avec plaisir, ne fussent-elles dictées que par la curiosité. Notre aimable évêque avait Belmont : je leur devais la retraite d’un grossier richard qui m’était d’autant plus odieux qu’il avait glacé pour moi l’angélique Monrose. L’amitié de Belmont, l’amabilité du prélat, ma vive reconnaissance m’avaient également séduite, et sans y avoir pensé, je me trouvais de moitié de tous les avantages dont jouissait mon amie. Mais j’étais trop délicate pour abuser de sa générosité. Je songeais à m’isoler, quand tout à coup le hasard fit paraître chez nous sir Georges. Je peins ; j’ai le tact du beau ; la perfection physique de cet Anglais me frappa, mais plutôt d’admiration que de sympathie. Belmont fut ma confidente ; le prélat approuva ma fantaisie.

« Sir Georges est homme. Il arrivait à Paris avec la faim d’un étranger fort instruit des folies que font pour les Françaises nombre de ses graves compatriotes ; il était donc persuadé que toutes les femmes de notre sphère galante devaient être à peu près des houris. J’étais la première qu’il eût vue ; car dès le jour de son arrivée, il était venu chercher, à la campagne que nous habitions, notre prélat, pour lui remettre une lettre. Il devina d’ailleurs en soupant que Belmont était la propriété de son futur patron : j’eus donc la pomme.

« Au bout d’un temps assez court, sir Georges, encouragé par monseigneur, me fit vivement une cour peu galante, un peu fière, qui n’intéressa pas beaucoup mon cœur, mais il m’enchantait. Comme chef-d’œuvre, je l’eus.

« Ce n’est pas une femme comme moi qu’on captive par le seul mérite des formes et de la vigueur ; l’âme stérile du superbe mannequin ne fécondait point la mienne ; plus les actes d’un amour brut, sans nuance de volupté, se multipliaient, plus ils dégénéraient à mon sens, et tendaient à me devenir insipides. À la longue, sir Georges me réduisit à manquer de reconnaissance, quand je le connus à fond pour être libéral, sans grâce, assidu sans soins, sec dans ses éloges, égoïste dans ses ébats ; quand je le vis préoccupé jusque dans mon lit, ne perdant pas un instant de vue les cailletages du Parlement et de la Chambre des communes ; quand il me parlait des Grandes-Indes, lorsque je lui demandais des nouvelles de Paris ; quand, m’excédant des variations du change, il ne savait me rendre compte du destin des pièces nouvelles.

« Cet homme, chère comtesse, commençait à m’ennuyer fort, lorsque nous sommes enfin venus augmenter votre cour. Ici, dans le sein des plaisirs, l’inconcevable baronnet est devenu plus sournois, plus sombre, plus ridicule encore. Quelque sentiment profond l’agite ; mais j’ignore de quelle nature est cette secrète affection. Poli, quoique avec sécheresse, comme vous le voyez, il ne laisse pas de dédaigner complètement et notre société et nos plaisirs, dont, par bonheur, les plus doux sont pour lui lettres closes. La seule confiance qu’ait en moi l’agaçant baronnet, consiste à me faire, sans gaîté, la caricature de nos aimables, même des femmes, et même la mienne. « Et ce qui met le comble du ridicule à tout cela, dit-il toujours pour refrain, c’est d’y voir figurer sir Georges Brown ! » — Voilà certes un impertinent monsieur, ma chère Floricourt ! — Je ne sais ce qu’il a surtout contre l’adorable Monrose ; c’est principalement à son sujet qu’il donne carrière à toute l’amertume de ses observations. Oh ! vous jugez aisément que qui refuse à Monrose la justice qu’on lui doit, ne saurait être mon ami de cœur. Cependant, gardez-moi le secret, ma chère comtesse. Que Monrose ignore à jamais… » Je le promis.

Cette confidence contribua beaucoup à m’affermir dans le dessein de retourner incessamment à Paris, ayant fait, cette fois, mon séjour à la campagne beaucoup plus court que de coutume. D’Aiglemont songeait aussi, tout de bon, à joindre son régiment. Les Garancey ne demeuraient avec moi que pour m’obliger ; ils pouvaient également me cultiver dans la capitale. Saint-Amand mourait d’impatience de faire briller son chef-d’œuvre aux yeux des connaisseurs. À chaque éloge, son cœur ne devait-il pas lui répéter : « Et plus favorisé qu’Appelles, d’avance tu reçus le prix de ton talent ? »

Ce fut bien à regret que je fixai la résolution d’abandonner la campagne, si belle encore ; mais dussé-je revenir bientôt, il convenait d’éparpiller ma société : surtout je ne sais par quel pressentiment je me sentis pressé d’écarter le dissonnant sir Georges. Monrose, que je consultai sur l’impression que l’Anglais pouvait lui avoir faite, était bien éloigné d’être au pair avec lui. « Cet homme, me dit-il, est à plaindre sans doute : rien ne l’amuse que la gazette. Mais c’est tant pis pour lui. L’on sait au reste que ces messieurs sont sujets au spleen : si la charmante Floricourt ne vient point à bout de le guérir, c’est un incurable. »

Lecteurs, je vous ramène à Paris : voudriez-vous bien m’y écouter encore ?



CHAPITRE XXX

OÙ SYLVINA REPARAÎT


J’ai dit, chapitre III de cette partie, que dès le commencement de mon séjour à ma terre, je m’étais flattée d’y posséder ma mère, ma sœur, milord Sidney et certaine nièce qui devait être aussi du voyage. Ne pouvant comprendre pourquoi cette famille ne m’avait point tenu parole, dès que je fus de retour, j’écrivis à milady Sidney. Cher lecteur, je vous rendrai compte de la réponse qu’elle me fit ; mais il est à propos que vous sachiez d’abord comment je fus occupée pendant un mois à peu près, qu’il me fallut attendre des nouvelles d’Angleterre.

À peine avais-je respiré deux jours, après des distractions et des courses comportées par la reprise de mes habitudes, que j’eus à ma porte madame de Folaise. C’était une visite outrante. Je m’y serais d’autant moins attendue, qu’elle avait assez publiquement clabaudé contre moi pendant mon absence, et tâché de persuader à sa commérante société que je perdais Monrose, non moins par mes exemples que par mes conseils. Quel pouvait être l’objet de la baronne en me recherchant dans une circonstance où son rôle naturel était plutôt de m’éviter ?… Je la reçus.

Il s’agissait de m’engager à servir des personnes auxquelles j’étais bien étonnée de lui voir prendre intérêt. C’étaient monsieur et madame de la Caffardière, venus à Paris à l’occasion d’un procès considérable perdu en province, et dont ils appelaient au conseil.

« Monsieur et madame la Caffardière, madame, vous voudriez que je me misse en course pour ces gens-là ! — Oh ! mais, ma nièce, je sais… je vous accorde qu’ils sont fort ridicules. Mais il est bon de vous apprendre que ma chère Adélaïde et madame de la Caffardière sont cousines germaines. Leurs mères étaient sœurs. Celle d’Éléonore, aînée et avantagée, épousa le président que vous savez. Longtemps après, la cadette, destinée au couvent, s’unit, malgré sa famille, avec un aigrefin très-pauvre, et qui la rendit malheureuse. Adélaïde, leur fille, n’a pas eu deux écus. Tout aux uns et rien aux autres ! Ainsi va le monde ! Quoi qu’il en soit, ma chère comtesse, vous avez le cœur bon, vous vous intéresserez, j’en suis sûre, pour les Caffardière, parents d’Adélaïde, mon amie ; oui, vous les servirez à cause de moi. — La main à la conscience, ma chère tante, méritez-vous bien que j’aie cet égard ? (Elle rougit et se troubla.) Vous savez que la franchise fut toujours l’une des qualités par lesquelles je tâche de racheter ces vices que vous me connaissez si bien, et dont vous faites à qui veut l’énumération avec tant de complaisance ! (Elle ne me croyait pas aussi instruite.) — Moi, ma nièce !… (Osant à peine lever les yeux.) — Oui, vous, ma tante. Cependant croyez que je ne vous veux aucun mal dans le cœur pour vos propos, dont voici bien naturellement l’occasion de vous faire des reproches. — En vérité, je ne comprends rien à cette sortie, ma chère Félicia ! — Tout à l’heure vous la comprendrez à merveille. Je gâte donc Monrose ? Mes conseils et mes exemples lui sont pernicieux ? — Je vois, mon cœur, qu’on vous a considérablement exagéré… — Exagéré ! Fort bien. Ainsi ce n’est pas pour vous, ma chère baronne, mais pour ceux qui exagèrent, qu’il est bon de vous dire ceci : jamais il n’y eut de plus mauvais exemple pour un jeune homme que ceux qui durent le frapper chez vous dès son début à Paris. Votre cousinage impromptu, votre souper fin, où le paravent s’abattit, votre négligé de nuit à la suite de ce spectacle, l’admission de mademoiselle Adélaïde à votre petit jour, et ce qui s’ensuivit, tout cela, ma chère baronne, n’était pas fait pour édifier mon neveu… — Comment ! le monstre vous a raconté ces particularités… que pourtant un galant homme ne publie jamais ! — Publier n’est pas le mot : ceux qui publient sont en effet aussi vils que méchants ; mais on confie à son amie les secrets dont le cœur peut être bourrelé. C’est ainsi que j’ai su ce que je viens de vous dire, et la scène du remercîment pour les chevaux, où vos prières du matin furent interrompues, et celle du peignoir d’Adélaïde un moment après, et, depuis, vos officieux soins chez la dame Popinel ! — Vous me cassez les bras ! L’ingrat aurait-il bien encore trouvé moyen de corrompre… — Daignez m’écouter. Avant tout, ma chère tante, vous deviez consulter Monrose ; vous deviez aussi savoir d’avance qu’une madame Popinel n’était nullement son fait. — Il serait peut-être fort heureux quelque jour de trouver… — Qu’il trouve ou ne trouve point, j’espère du moins que personne ne se mêlera plus de lui chercher des femmes… Et puis, qu’est-ce, s’il vous plaît, que ce tripotage à l’occasion d’une bague qui, je le sais, a fait tenir de fort impertinents propos ?… — Vous savez donc la friponnerie ? — Comment ? — Ah ! vous ne savez rien ! Je n’en suis point étonnée… Ces choses-là, par exemple, on ne les confie pas. — Expliquez-vous. — Non, non, ma nièce, je ne suis pas une commère : je déteste ces éclaircissements qui n’ont pour but que de mortifier les gens. (Elle se levait.) — Vous ne me quitterez point encore… Une friponnerie, disiez-vous ? (Je sonne.) — Quelle est votre intention, ma nièce ? (Un domestique paraît.) — Dites à Monrose que j’ai besoin de lui sur-le-champ. — Vous voulez faire une scène ? — Une scène ! je ne vous comprends point. — Si vous m’y forcez, je lui dirai en face tout… oui, tout ! (Elle s’enflammait.) Croyez-moi, ma nièce, ne me retenez pas. Épargnez à ce jeune homme, plus faible sans doute que criminel, une mortification… »

Monrose accourait : il allait se jeter amicalement dans les bras de la baronne ; je l’en empêchai.



CHAPITRE XXXI

OÙ L’ON VOIT SYLVINA ET MONROSE PASSER
DE MAUVAIS MOMENTS.


Pour le coup, Sylvina était furieuse : honnête homme ou fripon, Monrose lui eût fait grand plaisir en l’embrassant. Je la privais d’un moment agréable : elle me couvrit d’un regard foudroyant On se taisait : le bon chevalier ne comprenait rien à cette scène muette. « Eh bien ! madame, dis-je d’un ton sec, vos plaintes, cette friponnerie ?… De quoi s’agit-il enfin ? — D’une bagatelle, riposta ironiquement la baronne. Cette bague qu’on a renvoyée fort inutilement à mon amie, lorsqu’elle n’y pensait plus… — Eh bien ? — Elle est fausse ! — Fausse ! s’écrie Monrose, outré surtout de ce que madame de Folaise avait l’air de chercher, sur sa physionomie, un embarras qui ne pouvait y régner… — Oui, monsieur, fausse. C’était bien la peine de faire, sans aucun à-propos, cette belle frime de désintéressement ; d’affecter un procédé par lequel, sous l’apparence d’être délicat, vous outragiez madame Popinel en lui rappelant le souvenir d’un instant de faiblesse… et tout cela n’aboutissant qu’à demeurer ingrat impunément et à mystifier une femme respectable ! Je vous accable, je le sens, et (d’un ton plus doux) Dieu sait pourtant qu’au fond du cœur je ne vous veux que du bien. » Monrose, si pur, si sensible, était près de se trouver mal. « Voyez, me disait tout bas madame de Folaise, voyez comme il est confus ! Que ne gardait-il le brillant qu’encore une fois on voulait bien qu’il eût gagné ! — Gagné ! madame, interrompit-il en se levant furieux. Vous croyez donc, vous autres, coq..... ! » Je tremblais : il n’acheva point la terrible épithète. Je le vis se mordre les lèvres et lever les yeux au plafond. La pauvre baronne, tremblante, s’était sauvée dans un coin, « Madame, lui dis-je, ne craignez rien. Vous savez bien que personne n’oserait vous manquer dans ma maison, et que le chevalier surtout en est incapable… — Cependant, à moins de me battre ! (Elle versait des larmes.) — Éclaircissons tout ceci, ma chère baronne. — C’est une imposture odieuse ! s’exclamait, pour son compte, le pauvre Monrose, frappant des pieds et des mains. Une bague fausse, ma chère comtesse ! J’aurais donc indignement escroqué madame Popinel ! j’aurais donc essayé de vous voler aussi, vous à qui je proposais un troc ! Fausse ! fausse ! madame la baronne, vous ne le croyez pas ! Non, vous ne pouvez le croire !… Que vous ai-je fait ? Quelle vengeance vous croyez-vous en droit d’exercer contre moi ? — Mais, mon cher, écoutez-moi… — Votre cher ! un escroc ! un homme capable de substituer un brillant faux ! — Certainement il n’était pas faux celui que vous donna mon amie !… — Et tel je l’ai bien rendu, madame. Parlez, comtesse ; c’est de vos mains qu’il est sorti pour retourner à celle qui m’avait fait ce don fatal. — Baronne, dis-je, n’était-il pas dans une petite boîte scellée de mon cachet ? Avez-vous reçu la boîte sans qu’elle ait été violée ? — Je ne dis pas que ce que j’ai reçu ne fût point en même état qu’en sortant de votre hôtel. — Eh bien ? — Mais ayant renvoyé cet objet sur-le-champ, sans avoir ouvert… — Eh bien ? — C’est pourtant une bague fausse que je reçus et que possède encore madame Popinel ! »

Je n’ai vu de ma vie un homme plus désolé que l’était en ce moment l’infortuné Monrose. Comment débrouiller la vérité d’un fait aussi confus ? Qui soupçonner, de l’accusé, de madame Popinel, de Sylvina ou des gens ? Monrose avait-il porté lui-même, à son insu, une bague fausse, la sienne lui ayant été escamotée quelque part ? Est-ce chez madame Popinel qu’on l’aura changée ? Le fait est-il un trait de vengeance ou peut-être une mystification ? Je m’y perdais.

Cependant cette Sylvina, qu’on sait n’être point une méchante femme, était au désespoir d’avoir fait imprudemment tant de mal à notre ami. L’état inexprimable où nous voyions celui-ci, déposait assez en faveur de son innocence. La baronne l’aimait encore : quant à moi, rien au monde n’eût pu me faire douter un instant de la droiture de mon pupille.

Je fis prier sur-le-champ certain inspecteur de police, mon proche voisin, de passer chez moi. Le hasard me servit à merveille : cet homme était sur les pas de mon domestique.

À peine avions-nous conté l’imbroglio de la bague que l’inspecteur, se recueillant et gardant un instant le silence, eut, bientôt après, cette sérénité que donne l’espoir d’une réussite… « Nous y sommes, dit-il en étendant la main. Vous venez, mesdames, par le plus grand hasard, de me donner la clef d’une intrigue que je me flatte de vous éclaircir dans un quart d’heure. (Il se lève.) Aurai-je l’honneur de vous retrouver ici ? — Dans un quart d’heure ? Oui, je le veux bien, » dit la baronne. Je promis également de ne point désemparer. « Pourriez-vous encore, ajouta l’homme public, vous procurer, pour un moment, la bague de cette dame ? » Sylvina expédia sur-le-champ un message. L’inspecteur nous quitta.

Cependant une heure s’était écoulée : nous possédions la bague, et notre homme n’arrivait point. En attendant, nous ne cessions d’examiner le faux brillant : Monrose lui-même avait peine à se persuader que ce ne fût pas celui qu’il avait porté pendant trois mois… Sylvina, qui prétendait avoir un engagement, s’impatientait enfin, lorsque l’inspecteur reparut, faisant annoncer en même temps un orfèvre.



CHAPITRE XXXII

DÉNOUEMENT DE L’AVENTURE DU BRILLANT


« — Oui, c’est la même, dit l’artisan, après avoir considéré la bague. Cela sortit de mes ateliers… Attendez… mais je trouverai la date précise de la livraison sur mes livres de comptes. Je me flatte, mesdames, que c’est du beau ! Le diable lui-même ne prendrait-il pas cela pour du fin ?… Oh ! chez moi l’on se pique… » Le bavardage avec lequel ce lourd charlatan allait faire son propre éloge, fut tranché par les questions de mon impatiente curiosité. « Pourquoi, monsieur, avez-vous fait cette bague ? — Voici le fait, madame : certain vieillard, à l’aspect vénérable, mais fagoté !… mais sale !… affectant cependant de tenir, sous le bras, son chapeau fort élevé sur le sein gauche, comme s’il eût caché quelque décoration ; cet homme entre un matin dans ma boutique, et me voyant absolument seul, il me montre avec agitation un superbe diamant. « Brave homme, me dit-il presque la larme à l’œil, plaignez un infortuné que l’injustice du gouvernement réduit à pleurer d’avoir vécu trop longtemps. La vaine attente du paiement de mes pensions, me réduit… pour vivre, monsieur… oui, pour avoir du pain et des habits, à me défaire d’un bijou de famille… bien précieux. » Pardon… mesdames, mais cet honnête vieillard m’avait frappé. Je crois encore le voir et l’entendre : les larmes me vinrent aux yeux. Bref, il s’agissait de lui acheter sa bague… Mais, préalablement, je devais lui en faire une absolument semblable, afin, disait-il, de tromper, aussi longtemps que possible, les yeux de quelques amis qu’il ne voulait point éprouver, en leur laissant apercevoir un excès d’indigence auquel peut-être ils ne seraient nullement sensibles. Je promis que sous huit jours la bague imitante serait prête. Nous allions parler de prix pour l’acquisition que je n’étais pas éloigné de faire du brillant… Un abbé survint alors… « Vous ici, M. le duc ? et dans quel équipage !… » Pour toute réponse, celui qu’on venait de qualifier de duc, mit le doigt sur sa bouche, et s’appuya presque évanoui sur l’épaule du nouveau venu… — Le vieillard n’était-il pas en noir ? interrompit Monrose. — Justement. — L’épée ? — Oui. — Des cheveux gris ? — C’est cela même. — Une physionomie… détestable ? — Non pas, s’il vous plaît ! — C’est, M. le joaillier, que vous n’êtes pas aussi connaisseur en physionomies qu’en bijoux. — À la bonne heure ! — Le duc, cet illustre infortuné, comtesse, vous verrez que c’est mon exécrable de la Bousinière. Et l’abbé, monsieur ? — Petit homme brun, passablement tourné, sourcils épais, nez de femme, air moqueur… Les voilà, les voilà tous deux, les scélérats ! C’est mon Saint-Lubin encore, avec l’autre pendard ; je n’en fais aucun doute. — Modérez-vous, M. le chevalier, dit poliment l’inspecteur, et prenons plus ample connaissance de l’affaire. »

L’orfèvre ajouta : « Au bout de huit jours, l’abbé vint me dire que le vieux seigneur était malade, alité ; mais que, si la bague postiche était prête, il avait, lui abbé, commission de la recevoir, en même temps que la note du prix que j’offrirais du vrai solitaire. M. l’abbé me priait pathétiquement de ne point abuser d’une situation rigoureuse, déclinée dans un de ces moments de confiance et de sensibilité philosophique dont les nobles de vieille roche sont seuls capables. J’offris 8,000 livres. — Huit mille francs ! interrompit Monrose avec sévérité. Un de vos confrères estima 13,000 livres ce brillant. — Attendez donc ! monsieur ; je voulais voir venir le vendeur, et puis… chacun est bien le maître de faire ses marchés comme il lui plaît. Ce qui pouvait valoir 13,000 livres pour un autre qui peut-être avait sous la main quelque occasion de vendre avec bénéfice, ne valait au premier mot que 8,000 livres pour votre serviteur. — Eh ! que nous importe ! dis-je avec l’humeur que me donnait une digression qui retardait la satisfaction de ma curiosité. Poursuivez, monsieur le… joaillier. (J’avais manqué dire fripon.) — M. l’abbé reçut alors la bague commandée, et ne la paya point. Deux jours plus tard, il revint me demander de la part de M. le duc 10,000 livres, mais rien d’écrit !… « Dix mille livres ? soit : je les donnerai, je porterai moi-même à M. le duc la somme en billets de caisse. — Non pas ! il exige de l’or… Mais vous ne viendrez point ; vous ne savez pas… les circonstances… Il souffrirait trop… si vous le voyiez… dans un taudis… entre nous, peu fait pour un homme… qui a eu le noble entêtement de se laisser conduire par le malheur jusqu’aux portes du désespoir, avant d’user de certaines ressources qui lui semblaient le dégrader… » M. l’abbé s’embarrassait en parlant ; il était clair pourtant que cet émissaire aimait et respectait également M. le duc. « Il faut du moins que je le prévienne, ajouta-t-il. Dans deux heures je reviendrai ; mais de l’or, s’il vous plaît ! — Je n’en ai pas à beaucoup près pour la somme ; au reste, je donnerai tout ce que j’ai. » Je ne sais, mesdames, comment toutes choses ont pu tourner ; mais depuis cette conversation, je n’ai entendu parler ni de M. le duc, ni de M. l’abbé, et la bague fine m’est restée. Point de noms ! point d’adresses ! Il n’y avait certainement qu’un seigneur qui dût agir avec cet excès de confiance pour un pareil bijou ; un bourgeois qui l’aurait laissé entre mes mains, m’aurait fait faire dix pages d’écriture. Cependant moi qui suis honnête homme[35], et qui trouvais à me défaire du solitaire avec quelque profit, je désire me mettre en règle, et m’adresse à la police. J’offre de consigner 10,000 livres, afin que le brillant soit le mien, et que je puisse en disposer. Mais quel étonnement, lorsqu’on me signifie la défense de le vendre ! Il y a de cela… six semaines à peu près, et pourtant l’argent que je destinais à cette acquisition, dort, et mon occasion est manquée. Monsieur (en montrant l’inspecteur) vient enfin de raviver cette affaire-là. — Vous avez donc encore le vrai brillant, monsieur ? s’écrie Monrose avec impétuosité. — Je viens de le dire, M. le chevalier ; je l’ai même sur moi : le voici. »

Un malheureux qu’on délivre des flammes, lorsque le bûcher commence à s’allumer, n’est pas aussi transporté que Monrose ; il saute à trois pieds de haut, et crie : « Eh bien ! madame la baronne ? Eh bien ! vous voyez pourtant ! La voilà… les voilà toutes deux ! » Il se jette à mon cou, m’embrasse, m’étouffe. « N’est-ce pas, comtesse, que vous n’avez pas cru un seul instant… — Non, sans doute, mais il ne faut pas pour cela m’étrangler ! — Voyez, baronne, elle a le cœur meilleur que vous, la comtesse ; elle ne m’a point soupçonné ! » La pauvre Folaise, interdite, ne savait comment racheter ses torts. Elle en avait de réels ; clairement elle avait décelé de la passion ; elle avait outragé cet homme charmant qui pourtant neuf fois, une certaine nuit, s’était sacrifié pour elle ; mais bien plus mécontent était l’honnête homme de joaillier, lorsque, sommé de venir avec l’inspecteur chez la dame Popinel, à qui la bague primitive avait été volée, il comprit qu’il perdait net quatre ou cinq mille livres qu’il se proposait bien de gagner sur le bijou. Cependant il fit contre fortune bon cœur, confia le vrai brillant à l’inspecteur, sous prétexte que ses occupations ne lui permettaient point de perdre du temps à courir les rues, et le laissa maître de faire tout pour le mieux. « Mais votre rôle finira, lui répondit celui-ci, quand vous aurez reçu le prix de votre bague de strass, et signé ce dont vous nous avez fait part. » On donna trois louis pour le faux brillant, et l’orfèvre fut éconduit, point trop poliment, par l’homme de la police.

Restait à savoir comment M. le duc et M. l’abbé, son agent, avaient fait pour ne point consommer utilement leur filouterie. L’inspecteur assura que bientôt il serait instruit à cet égard par la voie des bureaux ; mais nous le fûmes plus tôt encore, ayant passé, sur l’heure, chez madame Popinel, à qui nous rapportions sa bague fine. Cette dame nous accueillit fort bien. Elle nous avoua que l’abbé, qui pendant longtemps avait eu toute sa confiance, pouvait avoir eu mille occasions d’escamoter dans son écrin le vrai solitaire, et d’y substituer le faux ; que c’était l’abbé lui-même, qui, présidant un jour à sa toilette, avait dénoncé comme équivoque la bague rapportée de la part de M. le chevalier, observation qui avait frappé madame Popinel, et qui s’était trouvée juste lorsque, le lendemain, on avait éprouvé la bague chez un joaillier voisin. De là tout le pot-pourri, de là mille petits actes de vengeance, bien fondés, à ce qu’il semble, et de la part de la douairière, qui se croyait mystifiée, et de celle de Sylvina, qui avait sur le cœur que Monrose eût assez mal payé les chevaux ; enfin de la part d’Adélaïde, également piquée, encline à croire le mal et à soutenir l’abbé, quoiqu’elle n’eût ni estime ni amitié pour lui, sentiments dont lui-même avouait, comme on sait, que cette créature était incapable.

Pas plus tard que le lendemain, Saint-Lubin, dont l’inspecteur de police avait retenu le nom, fut averti, par un billet de la part de l’orfèvre, qu’enfin on l’avait déterré, et qu’on le priait de venir toucher, pour M. le duc son ami, les 10,000 livres en or demandés pour paiement du solitaire. L’appât de la somme étourdit l’escroc sur le danger de tomber peut-être dans un piége. Malgré la défiance qui l’avait jusqu’alors empêché de réclamer l’argent, faute d’un mot d’écrit qu’il eût fallu se procurer avant le départ inopiné de la Bousinière, il osa se montrer chez le joaillier. À peine mettait-il le pied dans la boutique, que quatre recors se ruèrent sur lui, le saisirent et le conduisirent à cent pas de cette maison, au Châtelet. M. le duc échappait heureusement au revenant bon de sa complicité, grâce à sa transplantation en Allemagne.



CHAPITRE XXXIII

ENNUIS DE MONROSE. COMMENT IL SE CONSOLE
EN CONSOLANT


Tant de disgrâces qu’avait essuyées le cher Monrose, pour avoir eu de mauvaises connaissances, laissaient dans son âme un levain de tristesse. Je lui voyais perdre progressivement de sa sérénité. Il demeurait volontiers à l’hôtel, et ce n’était plus pour s’y chamailler avec les femmes ; sans aucune affaire, il se privait des plus séduisantes distractions. Au surplus, il cultivait assidûment madame d’Aiglemont : confidente de tous deux, je la savais plus heureuse par lui qu’il n’était par elle. Il convenait ensuite volontiers avec moi que madame de Garancey, très-intéressante comme… — j’allais dire femme de lettres ! mais messieurs les auteurs seraient peut-être assez peu galants pour crier à la profanation ! — Monrose avouait, dis-je, que cette dame, son talent à part, était passablement folle et ridicule comme membre de la société. Il enrayait aussi avec Aglaé, parce que celle-ci (pour qui madame d’Aiglemont venait d’adopter les mêmes vues à peu près que madame de Garancey pour Armande) devenait une étrangère à laquelle, par délicatesse, il ne devait point toucher désormais. Excédé de l’immonde pétulance du grand-chanoine, il n’était pas trop à son aise non plus avec d’Aiglemont, railleur toujours chargé à mitraille, et qu’il tremblait à tout moment de voir faire impitoyablement feu sur lui, malgré le beau traité qui s’était fait à la campagne. En un mot, mon pauvre ami se trouvait dans une de ces crises malheureuses que l’imagination fatiguée fait souvent éprouver aux individus qui ont abusé de leurs facultés. Somme toute, Monrose vivait désagréablement depuis notre retour. Madame de Moisimont l’aurait peut-être un peu distrait de sa sombre mélancolie ; mais, dès qu’elle avait eu son bras guerrier à peu près en bon état, elle s’était éloignée, ayant à fonder dans sa future résidence un nouvel établissement.

À travers le dénûment où notre héros se trouvait, il se souvint tout à coup de madame Faussin, et le charme de cette petite bourgeoise le ravivant, il courut la chercher.

Quel changement ! quelle surprise ! Depuis trois jours monsieur Faussin était enterré. Certaine matinée on avait trouvé ce favori de dame Discorde précipité hors de son lit, la tête reployée et mort. Une vieille servante, jadis sa concubine, et qui le couchait toujours, prétendait que la veille, dans le noir chagrin que donnait au procureur la mauvaise tournure d’une affaire qui lui tenait fort au cœur, il s’était donné mille fois au diable, en blasphémant à faire tonner : le diable, à coup sûr, était venu la nuit lui tordre le cou ! Des gens moins superstitieux trouvaient plus naturel que monsieur Faussin, qui avait eu déjà deux attaques d’apoplexie, eût été surpris par une troisième et n’eût pas eu la force d’appeler du secours. Quoi qu’il en fût, madame Faussin était veuve ; mais si c’est un grand revers que de perdre sa moitié, du moins entrait-elle en possession d’un héritage considérable, et d’avance elle avait calculé le prix de ce dédommagement. En même temps, comme un événement heureux ou malheureux arrive rarement seul, la procureuse s’était trouvée délivrée aussi de son diplomatique baron. L’Allemagne venait de remercier cette Excellence, en lui accordant une retraite de six mille livres. C’était le cas de fumer davantage, mais il n’y avait plus moyen, pour le coup, de rendre des services à madame Faussin, qui d’ailleurs pouvait désormais ou s’en passer, ou trouver mieux, et certes le petit ex-ministre, en dépit de sa plaque, n’était pas fait pour qu’on l’aimât gratis. Cependant, déjà le grand-chanoine avait relevé la balle : la veille même de ce coup du ciel, qui avait rendu monsieur Faussin aux enfers, l’autre damné avait fait par écrit des propositions claires et tentantes qui la mettaient à même de succéder au sort d’Armande, et même à de meilleures conditions.

Mon bel affligé venait bien à propos au secours de la belle affligée. Elle avait besoin à la fois de consolations et de conseils. Les premières lui furent administrées avec onction ; les secondes avec sagesse. On aurait bien souhaité qu’au lieu d’approuver les vues du grand-chanoine, Monrose eût dit : « Prenez-moi ! » Mais il commençait à devenir raisonnable. Madame Faussin vit bien qu’il lui convenait de s’arranger ailleurs. « En vous gardant pourtant ? — Vous êtes infiniment bonne, mais… — Oh ! point de mais, je vous veux ! Monsieur le comte, qui ne me vend pas chat en poche, car nous nous sommes déjà vus de près, ne ressemble point à ce vilain petit baron, jaloux de son ombre. Il aime, au contraire, lui, qu’on courtise sa maîtresse ; il a du plaisir à la voir dans les bras de ses amis, et cela met bien à son aise une femme qui pourrait être sujette à l’infidélité !… Quel plaisir, par exemple, n’aurait-il pas dans ce moment à nous voir ! » Il n’y manqua pas : à travers une scène que la tendre Faussin regrettait de voir perdue pour un amateur de semblable spectacle, le comte-clerc parut. Après un terme que semblait exiger la bienséance, il venait, plein d’espoir, demander l’ultimatum de la jolie veuve. Il fut enchanté de la trouver ainsi dans des dispositions qui paraissaient si favorables à ses projets ; le trop délicat Monrose montrait quelque embarras ; il se hâta de le rassurer, et justifia l’opinion qu’un récent éloge venait de donner de sa tolérance en pareil cas ; il alla même beaucoup plus loin : peu s’en fallut que l’excès de sa bienveillance ne le brouillât à mort avec le chevalier, qui se souvenait de Kinston et de Nicette, et n’entendait nullement raison sur tout ce qui pouvait viser à leur but. Mais, tandis que mon farouche neveu jetait feu et flamme, le bizarre Allemand, que rien ne pouvait fâcher quand il était en certaine humeur, riait comme un fou de voir, disait-il, tant de bruit pour rien. Hélas ! ce rien, ce fut la généreuse madame Faussin qui en eut l’endos, afin de remettre un peu d’accord entre ses deux amis…



CHAPITRE XXXIV

QUI RAMÈNE D’ANCIENS PERSONNAGES


L’éclaircissement qu’il y avait eu chez moi, à l’occasion de la bague, avait rapproché de nous Sylvina, qui n’aurait pas cessé d’être de nos amies, si d’elle-même elle ne s’était isolée à la suite de ses propos, moins imputables pourtant à son cœur, toujours bon et sûr, qu’à son esprit descendu aux petites faiblesses de la jalousie et du commérage. Comme elle était revenue chez moi peu de jours après la négociation de l’inspecteur, comme elle s’y conduisait de manière à me rendre parfaitement contente d’elle, je voulus bien, pour lui complaire, à l’occasion des Caffardière, ses protégés, prendre l’engagement de solliciter en leur faveur, et (tant soit peu par curiosité) celui de recevoir leur visite.

Bientôt après, j’ai le rare avantage d’être saluée par Éléonore et son cher époux Caffardot !… Reprenons-nous bien vite : Monsieur de la Caffardière. (Depuis ce mariage, le nom roturier de ce bon gentilhomme n’avait plus été proféré : qui eût fait cette faute eût été l’ennemi déclaré de la famille.) Madame de la Caffardière, grâce à sept années qu’elle avait amassées depuis notre première connaissance, ne se ressemblait déjà plus. Pas l’ombre de beauté maintenant ; point de tournure, des yeux caves, du hâle, des dents négligées, cet air provincial auquel on finit par se résigner quand on n’a pas eu la bonne tradition ; cette négligence de maintien, qui est le fruit des accouchements fréquents et de la nonchalance casanière ; cet oubli de se faire valoir, dans lequel s’éteint le désir de plaire, quand il n’a pas été cimenté par le succès : tout cela déparait furieusement madame de la Caffardière ; il ne lui restait que sa physionomie dure, son air hautain… (à propos de quoi ?) dégénéré en air d’humeur. De son côté, le sieur de la Caffardière, à qui le cher beau-père avait fait passer sa charge, était aussi ridicule robin qu’il avait été ridicule homme d’épée. Malgré sa belle perruque à longs crins, sa figure de convention, mi-partie de la gravité magistrale et de l’abnégation chrétienne, offrait toujours une aussi plate qu’ignoble caricature, et cependant il était très-vrai que la nature n’avait pas eu l’intention de faire de ce grand dadais un vilain homme : c’est de quoi Thérèse s’était très-judicieusement avisée dans le temps.

Ces époux (la dame surtout, qui ne m’avait pas revue depuis la première époque) furent trop étourdis du faste de ma maison et de la brillante métamorphose de tout ce qui tenait à moi, pour qu’il pussent se rappeler la petite chanteuse avortée du concert de M. Girardel, l’amie des Fiorelli, le lutin d’autrefois. Ils s’y prirent sottement avec moi, comme si j’eusse été quelque grande protectrice, m’accablant d’adulations et d’hyperboliques éloges. Ce ne fut assurément pas par reconnaissance de ce dégoûtant encens que je promis de me mêler chaudement de leur procès. Le fond de cette affaire était une misère. Mais grâce aux passions qui l’avaient envenimée, à l’inexpérience et peut-être à l’iniquité des premiers tribunaux, elle était devenue compliquée, obscure et ruineuse. Les appelants me paraissaient avoir raison… En tout, j’augurais bien de leur succès, aucun des procès pour lesquels j’avais daigné dire un mot n’ayant été perdu jusqu’alors. Gardez-vous de croire, lecteur, que ces réussites n’aient point toujours été justes.

L’odieux président, duquel je m’informai beaucoup, s’était fait lettré philosophe ; car il faut bien être encore jusqu’au bout quelque chose dans le monde, quand on a eu la fureur d’être sur les tréteaux, au lieu de se ranger prudemment dans la foule des spectateurs. Le vieux fou s’était mis à la tête d’une vingtaine d’autres, auxquels il avait persuadé, sans beaucoup de peine, qu’ils étaient des gens d’esprit. Ces aspirants aux honneurs du Parnasse s’exerçaient clandestinement dans la carrière de la littérature, des arts et des talents, afin de percer l’œuf un jour, et d’éclore tout d’un coup sous la forme d’une académie. En attendant, il faisait le charme de la contrée par un déluge d’énigmes, de charades et de logogriphes.

Lambert, ce cher homme dont je conservais, ainsi que de la jolie Dupré, devenue son épouse, un bien agréable souvenir, Lambert faisait, dans le pays des Caffardière, un bien infini. On lui devait plusieurs établissements utiles, des embellissements et l’éducation pittoresque de plusieurs jeunes gens réunis sous sa direction, qui faisaient de grands progrès dans le dessin, la sculpture et les autres arts, Lambert n’étant pas seulement sculpteur habile, mais aussi peintre agréable et architecte passable. Madame Lambert, qui devait être toujours bien, puisqu’on ne disait pas qu’elle fût enlaidie, circonstance qu’une femme qui en peint une autre n’oublie jamais, madame Lambert continuait d’être une excellente femme. Uniquement occupée du bonheur de son époux et de leurs enfants, elle y avait tout le succès dont on est sûr dans ce genre, quand on ne néglige rien de ce qui peut l’obtenir.

On ne me donnait pas des nouvelles aussi satisfaisantes du ménage de Le Franc. Ils se souvenaient trop, et avec trop peu de repentir, l’époux, d’avoir été vagabond, tapageur et libertin, l’épouse, d’avoir été fille d’amour, folle du plaisir bruyant et de ruineuse parure.

M. Le Franc avait dédaigné d’être fermier comme son père, et s’était cru plus honoré d’une petite charge dans les gardes du gouverneur, afin d’avoir le droit de porter l’épée[36] ! Déserteur de l’hymen, et sacrifiant volontiers à Bacchus, à Vénus, les Le Franc vivaient ensemble, tantôt bien, tantôt mal. La petite fortune décroissait à vue d’œil. On se raccrochait à des entreprises hasardeuses, et puis l’on tombait de mal en pis. De temps en temps les charmes de madame faisaient revenir au moulin un peu d’eau. Parfois, le mari le trouvait bon, parfois il mettait aussi son bonnet de travers, et il y avait esclandre. Puis la paix se faisait sur de nouveaux frais au lit ou le verre à la main. Au surplus, lors du départ des Caffardière, M. Le Franc était fort malade, et déjà sa femme avait dit en confidence à quelques amis, que, s’il venait à mourir, elle viendrait bien vite à Paris faire son premier métier, le seul pour lequel elle se soit jamais senti de la vocation, et qu’elle juge infiniment plus agréable, comme il est plus aisé, que celui d’honnête femme. Il ne faut pas demander si madame de la Caffardière, orateur pour tous ces détails, se délectait à médire de son ancienne bonne amie Thérèse, devenue, par tout ce qu’on sait, l’être de l’univers pour qui elle avait la plus active, mais aussi la plus excusable aversion.



CHAPITRE XXXV

RECONNAISSANCE ENTRE D’AIGLEMONT
ET LES ÉPOUX CAFFARDOT


Les provinciaux ne savent jamais s’en aller à propos. Ma curiosité pleinement satisfaite, j’aurais bien désiré que mes visiteurs me rendissent enfin la liberté ; mais s’ils se fussent piqués de plus d’usage, j’aurais perdu une scène bien amusante que le hasard me destinait. Par malice, je leur laissais l’embarras de relever une conversation tout à fait tombée. Pour lors, avec tout le zèle d’un nouveau serviteur qui se pique de bien faire les choses, un de mes gens ouvrit avec fracas et, criant à nous rendre sourds, annonça monsieur le marquis d’Aiglemont. Pendant un moment, l’étonné marquis ne sut avec quels hétéroclites personnages il me surprenait. Voyant qu’il ne les reconnaissait point, je les nommai. Son parti fut pris tout de suite. Il se souvint très-bien qu’on l’avait en horreur dans la maison du président lors de notre départ : n’importe, il lui semblait plaisant de se conduire comme s’il était encore l’intime ami de cette famille ; le voilà donc qui, les bras ouverts, va se jeter théâtralement dans ceux de madame de la Caffardière, et l’embrasse avec transport. Elle se tord le cou pour que cet excès de tendresse n’ait aucun effet qui puisse donner de l’ombrage à son époux, et peut-être la rendre elle-même suspecte d’y prendre du plaisir. Cependant le marquis sait comment il convient d’embrasser une femme dont le visage est habillé. Mais c’est cinq ou six fois qu’avec mille petits mots, dont seule je sentais l’ironie, il baise, à la jugulaire, l’ancienne Chloé. D’Aiglemont ne la quitte que pour fondre sur l’époux, qu’il n’étreint pas avec moins de convulsions, au grand détriment de la perruque poudrée à blanc, et qui, dans un instant, a fait part d’un tiers de sa poudre au frais habit noir endossé pour la première fois. Elle s’est même un peu déplacée, le marquis s’étant exprès accroché à la flottante crinière pendant sa pétulante embrassade. « Qu’on a de plaisir à revoir ainsi ses vrais amis, disait-il d’un ton de comédie. J’ai bien une apparence de quelques petits torts avec vous, mes fidèles, mais… j’étais un peu jeune là-bas, quand nous fîmes connaissance, et puis la malheureuse infirmité que j’avais alors… cette habitude de courir la nuit en dormant, quand on avait oublié de m’enfermer… Oui, j’aurai toute la vie sur le cœur la catastrophe que mes délits nocturnes, quoique bien innocents, attirèrent sur vous, mon brave Caffardot. (Les époux tressaillirent.) Mais j’espère que vous ne m’en voulez plus, mon cher ? Ah ! si l’on avait eu le temps de m’expliquer tout ce que j’avais pu faire, je me serais bien gardé de me mêler de ce maudit quiproquo lorsque je ne dormais plus, ou j’aurais, en vérité, demandé la préférence au cher président pour ces malheureux coups de bâton que seul j’avais mérités. Mais n’est-ce pas, mon cher Caffardot, que vous n’avez plus de rancune ? ou plutôt que vous avez l’esprit trop bien fait pour en avoir eu jamais ! Vous aurez judicieusement senti qu’un fou de somnambule ne peut être coupable de rien envers un loyal gentilhomme tel que vous. Je vous admirais vraiment ! On ne se tire pas d’une mauvaise aventure avec tout ce que vous montrâtes, dans la vôtre, de prudence et de fermeté[37] ! »

Cette tirade, ou quelque chose de fort approchant, fut si rapide, qu’aucun des époux n’avait pu placer une parole. D’ailleurs, qu’auraient-ils dit ? D’Aiglemont, attentif à leurs moindres mines, dès qu’il voyait la teinte brune se renforcer trop, avait grand soin de leur sourire, de les caresser de ses regards, et de leur serrer la main avec infiniment de pathétique. « N’est-ce pas, ma chère Éléonore, que votre mari fut généreux ? Qu’après avoir fait tout ce qu’il devait à vos nobles sentiments, il n’a jamais eu, depuis, la cruauté de vous reprocher, comme une erreur, la violence que vous essuyâtes de la part d’un maudit coureur de nuit dans le délire du somnambulisme ! »

Madame de la Caffardière perdait la tramontane, Caffardot faisait les mêmes gros yeux que le jour de notre arrivée chez le président, à l’occasion des premiers mots que le chevalier avait eu l’honneur d’adresser à Éléonore. Ce moment-ci n’était guères moins critique. Il apprenait enfin, ce pauvre mari, la seule chose qu’il ignorât encore concernant cette fameuse nuit de la culotte. Caffardot savait très-bien que c’était avec Thérèse qu’il avait couché, et que ce qu’il avait alors attrapé, venait d’elle. Il savait encore qu’à travers tout le mic-mac, sa future avait couché avec quelqu’un aussi, puisque sept mois et quatorze jours après le sacrement, elle avait fait ses petits.

Ses petits ! bon Dieu ! quelle expression ! Un moment, ami lecteur ; il est bon de vous dire que, dès cette première couche, après le mariage, madame Caffardot était accouchée de deux enfants à la fois, et que depuis elle avait eu trois fois de suite le même privilége. Quelle fécondité ! De mauvais plaisants ne manquaient jamais, vers la fin de ses grossesses, de passer à sa porte et de s’informer, avec l’air d’un grand intérêt, si madame avait fait ses petits ! C’est en songeant à cette espièglerie que j’ai laissé courir ma plume, qui a tracé un mot peut-être impropre, mais que ce n’est pourtant pas la peine de raturer.

M. de la Caffardière, dis-je, apprenait alors qu’il y avait alliance entre d’Aiglemont et lui par sa femme. Mais cela était si vieux, on lui faisait tant d’amitié, d’Aiglemont parlait de cette aventure avec tant de candeur, qu’enfin les époux, graduellement rassurés, finirent par lui sourire, et le comblèrent d’éloges. Éléonore observait qu’il avait infiniment gagné quant à la figure, et qu’au moral il justifiait bien l’adage qui dit que les années perfectionnent l’amabilité du Français.

« — Et c’est pour un procès, mes amis, que vous êtes ici ? Bénis soient vos adversaires qui me procurent l’ineffable plaisir de vous revoir ! Mais (redoublant d’embrassades) nous le gagnerons, ce beau procès ; nous verrons un peu si le conseil ne déchiffrera pas, dans ces traits-là, tout le bon droit qui peut avoir échappé à vos imbéciles juges de province. Madame de la Caffardière n’aura qu’à se montrer ; oui, je vois d’avance, tout entier dans ses beaux yeux, l’arrêt favorable… Mais n’admirez-vous pas, comtesse, à quel point le mariage est le fard des brunes ? Ne remarquez-vous pas que les enfants ont effacé de cette teinte… Excusez ma franchise, chère présidente. C’était alors votre unique défaut : vous étiez un peu tirant sur le basané ! Maintenant vous êtes vraiment superbe. Et le cher mari donc, comme il a profité ! Mais c’est qu’il est méconnaissable ! Quand je me rappelle sa figure d’alors !… Un grand bêta, sans aplomb, dégingandé, le corps en avant comme cela… les pieds en dedans, marchant comme un oison… Là ! n’est-ce pas, comtesse ?… Et puis mis… à faire mourir de rire… Mais aujourd’hui… c’est inconcevable ; cela tient du prodige ! Droit comme un cierge, bridé, portant majestueusement son bois, les reins cambrés, l’air important, recueilli, profond… d’un président enfin, mis comme un homme du grand monde… Que nos aimables du parlement voient notre ami Caffardot maintenant, ils crèveront de jalousie. Attendez, mon cher, votre perruque a tant soit peu tourné… que j’aie l’honneur… » Zeste ! il a décoiffé d’un tour de main le confiant Caffardière, et voilà mon benêt, bouche béante, qui montre son chef pelé, si ridicule que sa femme elle-même ne peut s’empêcher d’éclater de rire avec moi. Mais au lieu de remettre aussitôt la perruque au pauvre président, déjà mon extravagant l’a mise légèrement pardessus sa jolie figure, et fait mine de s’extasier devant un miroir. « Voyez comme cela me va bien, mesdames ; je suis fou de ces cheveux longs ; c’est cela qui donne un air si noble, si imposant. Mon seul regret, dans mon état, est de ne pouvoir étaler ainsi ma chevelure ; c’est désolant !… Ah çà ! maman Caffardot, je suis votre mari maintenant ; vous ne pouvez vous dispenser de m’embrasser comme tel et de tout votre cœur… » Il s’efforce, elle résiste, le tout en riant ; Caffardot seul, promenant ses mains sur sa calotte de papier brouillard, ne rit que du bout des lèvres. À travers les mouvements très-vifs qu’on se donne, la perruque tombe en arrière. Au même instant l’embrasseur se trouve avoir le plus naturellement du monde un pied dessus, et s’y tient ferme comme s’il avait pris racine. En vain, tandis qu’on baise et rebaise sa femme, le pauvre Caffardot, à genoux comme un maréchal qui s’apprête à poser un fer, essaie de soulever ce pied funeste.

Et voici, pour ajouter à la singularité du coup de théâtre, mon neveu qui survient. Il n’a jamais vu monsieur ni madame de la Caffardière ; l’originalité du fait, la burlesque figure du décoiffé président, sa posture, ses efforts… c’en est trop, à l’âge de Monrose, pour qu’il puisse garder son sérieux ; il éclate, il m’entraîne, et perdant l’équilibre à force de rire, nous tombons, en nous tordant, sur un canapé.



CHAPITRE XXXVI

QUI CONTIENT BEAUCOUP DE CHOSES
AUXQUELLES ON NE S’ATTEND PAS


Monrose voulut bien prêter son Lebrun, qui eut en un tour de main réparé le désordre de la coiffure et de l’habillement du trop fêté Caffardière. Je fis aussi déchiffonner la dame ; après quoi, pour faire ma paix particulière avec ces époux, et pour qu’ils ne crussent pas que je pouvais avoir été du complot de les mystifier, je leur donnai le plaisir de l’Opéra dans ma petite loge. Il y eut, dans les corridors, plusieurs personnes de ma connaissance qui rirent beaucoup en me voyant passer au poing de l’hétérogène Caffardière. Monrose, menant en silence madame la présidente, ne fut pas moins étonnant, plaint et tant soit peu moqué par des amis qu’il affectait de ne pas connaître, de peur d’éclater avec eux. N’importe, nous nous tirâmes bravement d’affaire, et laissâmes, le soir, mes protégés parfaitement contents de leur journée.

Dès le lendemain, Caffardot me gratifia d’un gros cahier qui devait être l’histoire de son procès et l’instruction pour le conseil ; mais, pour qu’on pût comprendre quelque chose à ce galimatias, je le fis réduire en vingt lignes par un homme du métier. Ensuite je prescrivis une marche, et mis les intéressés en avant, me réservant de n’agir qu’au moment convenable. En attendant, je lâchai quelques billets. Bref, on était disposé favorablement quand je me montrai ; le procès fut gagné sans qu’il y eût une voix d’égarée.

Pour lors rien n’aurait empêché les fortunés plaideurs de repartir tout de suite pour la province, mais ils avaient à jouir du plaisir de voir la cousine Adélaïde céder enfin, telle qu’elle était, aux soins constants de M. de Blandin, et devenir à son tour madame la présidente. L’inconcevable Adélaïde mettait à faire fortune autant de mauvaise grâce, elle déplorait autant le sacrifice de sa chère liberté, que l’aurait pu faire une vierge brûlante forcée par des parents tyranniques à prononcer des vœux dans un cloître. Madame de Folaise, toujours bonne, en dépit de mille défauts, donna généreusement cinq cents louis à sa chère compagne au moment de la séparation. Lecteur, il n’y a plus d’Adélaïde : c’est maintenant madame la présidente de Blandin. Oublions, avec son nom de fille, ses lubriques déportements, et si elle devient honnête femme, commençons à l’estimer. Mais qu’en pensez-vous ? Qui a bu boira, dit-on. Je doute fort que madame de Blandin fasse mentir le proverbe véridique.

Il faut savoir, dans l’occasion, tirer de ses amis le meilleur parti possible. J’avais parfaitement saisi qu’il fallait un époux à madame Popinel. Mais était-il bien nécessaire que ce fût un colonel, un homme de qualité ? Point du tout. Que cet époux fût aussi beau que Monrose, presque aussi bon comptable en fait de redevances conjugales, et qui, par goût comme par état, fût plus sédentaire, moins volage, plus facile à garder auprès de soi, et j’imaginai que madame de Folaise, pour se raccommoder, entrerait volontiers dans mes vues, et déterminerait son amie en faveur de mon protégé. Ne devinez-vous pas, lecteur, que c’est le cher Saint-Amand que je destine à l’opulente madame Popinel ?

Glissons sur le détail de la négociation ; en une heure Saint-Amand plut ; en quatre jours madame Popinel fut décidée ; le cinquième elle fit une répétition, et le solitaire fut le doux gage du serment que la pièce serait tout de bon représentée. Saint-Amand n’avait pas été alors résolu dans toute cette affaire ; mais j’avais exigé qu’il m’obéît. Un seul obstacle s’était montré. Six cent mille livres ! voilà beaucoup de bien pour un roturier ; il y a sans doute de quoi se procurer, à la foire des maris, quelque chose de mieux ? L’obstacle est levé sans difficulté. Le père de Saint-Amand est un homme de beaucoup de talent et d’un vrai mérite. Je mets les Garancey, les d’Aiglemont et leur oncle en campagne : on obtient pour Saint-Amand père le cordon Saint-Michel. C’est pour le coup que la tête tourne à l’ex-payeuse des rentes. On lui a facilement persuadé que son futur est devenu si noble, que ses enfants pourront entrer à Malte. Il tarde déjà à la future madame de Saint-Amand d’accoucher (en dépit de ses quarante-six ans) pour voir ses hoirs, qui seront des garçons à coup sûr, croître et se préparer à batailler un jour contre les infidèles. Bref, voilà mon jeune ami à la charge de cultiver, comme il pourra, d’antiques et flasques appas, admis à la jouissance de deux cent mille écus, dont il est probable qu’un jour il aura la propriété tout entière. On doit à Sylvina la justice de convenir qu’elle avait mis à cette négociation toute la chaleur et l’adresse imaginables. Saint-Amand n’a jamais voulu ni avouer qu’elle eût exigé un pot-de-vin… non pas en argent, — fi donc ! la baronne avait l’âme trop élevée ! — mais en bonnes fortunes peut-être… là, dans ce petit appartement des coussins qu’on sait. Moins discrète, madame de Folaise me dit un jour confidentiellement qu’elle craignait bien que ce mariage ne la mît quelque jour en froid avec son amie, attendu qu’il était difficile d’avoir goûté du nouvel époux sans mourir d’envie de le lui dérober parfois… Elle en avait donc goûté, l’avide matrone ? Grand bien lui fasse !

Le directeur-général Moisimont, enfin à peu près rétabli, put prendre part aux jouissances qu’occasionnaient les deux mariages. Il reparut alors sur la scène, montrant partout une maigreur, une pâleur, une faiblesse qui criaient encore vengeance contre les mânes de l’efflanquée Flakbach. — Contre ses mânes, dites-vous ? — Hélas ! oui, lecteur ; cette illustre, mille fois poignardée sur les planches, un million de fois perforée du kandjiar du dieu des jardins, cette Goliath[38] du théâtre et du boudoir avait succombé sous un seul coup de la vaillante Mimi, que, sous l’aspect de son ambition, de son goût pour l’intrigue et de sa luxure, on peut bien un peu comparer à David. L’art d’Esculape avait échoué tout net contre le vice invétéré de l’ex-Melpomène ; la gangrène lui fit passer le Styx. Les honneurs dont elle jouit ici-bas furent ceux des obsèques d’une très-haute et très-puissante baronne, et d’être immortalisée, en cette qualité, par les registres de Saint-Roch.

Que d’événements ! N’y voyons-nous pas, à découvert, l’œil et le doigt de la Providence ? Ne sont-ce pas autant de leçons pour notre héros, à qui pas une circonstance de ces étranges aventures ne peut être indifférente ? Il est, sans avoir pu le prévoir, le pivot tour à tour heureux ou fatal de tant d’intérêts divers. Sans lui, rien ne serait arrivé de tout ce qu’on vient de lire. Cependant le sort semble le laisser personnellement en repos depuis un certain temps ; mais des chances singulières l’attendent à quelques pas ; il n’est point au bout de ses travaux, et ce que nous avons encore à dire à son sujet, n’est pas la moins intéressante partie de son orageuse histoire.


FIN DE LA TROISIÈME PARTIE
  1. Voyez Mes Fredaines, quatrième partie, chapitre X, page 43.
  2. Il n’y a plus que de grossiers ignorants qui croient qu’une vestale était un être sourd en tout point au cri de la nature. — Non, messieurs, les vestales n’étaient pas de la monstrueuse insensibilité que votre préjugé leur suppose ; elles aimaient, elles désiraient ; elles avaient de voluptueuses jouissances : leur vœu consistait seulement à ne point souffrir que le souffle d’un être masculin souillât leur flamme épurée. Nos Saphos modernes seraient de véritables vestales, si elles s’en tenaient à leurs féminins mystères ; il en existe quelques-unes de ce genre, mais fort rares, dans cette Babylone qu’on nomme Paris. Du reste, Il faut avouer que la plupart font feu de tout bois, ce qui, loin de caractériser la vestale, est un fleuron de plus à la couronne de catin.
  3. Voyez Félicia, troisième partie, chap. XIV.
  4. Voyez Mes Fredaines, quatrième partie, chapitre VIII, page 33. Ce marquis n’avait point encore été nommé.
  5. Voyez Mes Fredaines, quatrième partie, chapitre XXVIII.
  6. La Fontaine, dans le conte de ce nom.
  7. C’est Lesbos, la patrie de Sapho, qu’on accuse ou qu’on remercie d’un genre de voluptés à la pratique desquelles le sexe masculin n’est point admis.
  8. Pas une des nombreuses élèves de cette Sapho ne parle d’elle sans enthousiasme. Plus d’une femme, après l’avoir déchirée, a fini par l’adorer ; les hommes à prétentions ont la bassesse de l’outrager : tout cela est dans l’ordre. (Note de Félicia.)
  9. En pied, en prêtresse de Vénus venant brûler sur l’autel du plaisir un encens apporté par l’Amour.
  10. On écrivait ceci lorsqu’il y avait encore en France des rangs, une bonne tradition. Au liee de la politesse et des manières, on calomnie, on pille, on vole, et les voleurs pendent les volés. Oh ! le bel âge ! Qu’il est surtout bien adroit de l’avoir, dès son enfance, immortalisé par une nouvelle date !
  11. Voyez la première partie de cet ouvrage, page 199.
  12. Ici Félicia paraît ne pas se souvenir d’une demi-confidence qu’elle nous a faite chapitre XXII de la troisième partie de ses Fredaines, page 96. (Note de l’éditeur.)
  13. Ayant écrit dans son billet postillon au lieu de courrier, le malheureux général prêtait encore mieux le flanc à la malignité des persiffleurs.
  14. L’art dramatique a, comme tous les autres, sa nomenclature particulière. Ici les caractères signifient les rôles de mères, tantes, gouvernantes, etc. C’est pour l’étranger qu’on entre dans un détail qu’en France chacun sait par cœur.
  15. Pour bien entendre ce passage, il faut avoir présent le dénoûment des Fausses infidélités.
  16. Voyez Mes Fredaines, troisième partie, chapitre XVII, page 73.
  17. Voyez la première partie, chapitre XXIV, page 120.
  18. Voyez la seconde partie, chapitre XXXVIII.
  19. On a crié beaucoup, et sans doute avec grande raison, contre certains abus d’autorité de ce temps-là. Mais ce n’était pas toujours pour faire du mal qu’on attentait, sans aucune forme, à la liberté de certains individus. Dans cette occasion-ci les égards du ministre pour assurer le repos de plusieurs honnêtes gens aux dépens d’un homme si coupable d’ailleurs, n’étaient point une injustice. Cependant, la violation des droits de l’homme, dans la personne du citoyen la Bousinière, aurait fait jeter de beaux cris à ces philosophes qui depuis ont eu le crédit de mettre leur système à la mode… On en voit les beaux effets, et quelles gens y gagnent exclusivement.
  20. L’historienne, en parlant autrefois, a eu le bonheur de faire passer tant de paradoxes, qu’on ne doit pas être étonné de la hardiesse de ceux qui composent en entier ce dernier chapitre et en partie ceux qu’on lira. (Note de l’éditeur.)
  21. Voyez Mes Fredaines, quatrième partie, chapitre VIII, et les chapitres XVIII et XIX de la même partie.
  22. Ceci ne contredit point le conseil que j’ai donné plus haut de fermer ses portes. Il faut savoir à quelles gens on peut permettre de voir ce qu’à d’autres il faut scrupuleusement dérober.
  23. J’ai dit, chapitre VI de la première partie, qu’il n’y avait point de chaînes chez moi… Je n’en donne point : tant pis pour ceux dont la manie est de s’en forger. Saint-Amand avait fait cette faute.
  24. Les Aphrodites. Cette année-là, Félicia était grande-maîtresse. Cet ordre sera peut-être connu quelque jour. (Note de l’éditeur.)
  25. Ce long chapitre est d’une telle force dans le genre qu’on peut le nommer de la corruption, et Félicia s’y jette dans de si bizarres sophismes, que si, de peur de trahir nos devoirs, nous n’avons osé le supprimer, nous invitons du moins le lecteur à le franchir, d’autant mieux qu’on le peut faire sans perdre le fil de l’histoire. (Note de l’éditeur.)
  26. Tout beau, messieurs de la révolution : ce n’est pas de votre égalité régicide, fratricide, corsaire, cannibale qu’il s’agît ici…

     Odi profanum vulgus.

  27. Voyez Mes Fredaines, troisième partie, chapitre XIV.
  28. Voyez Mes Fredaines, troisième partie, chapitre XIV, page 60.
  29. Celui que Sylvino fit autrefois, et qui décore cette pièce.
  30. Nous chantions à tous propos le couplet suivant, d’une chanson nouvelle alors, ou qui du moins l’était pour nous, et que Garancey ne voulait point avouer d’avoir composée :

    Air : Tandis que tout sommeille, de l’Amant jaloux :

     Il n’est si douce chaîne
     Qui ne blesse à la fin :
     Ce qui plaît le matin.
     Le soir se trouve gêne.
                La volupté
                Sans liberté
     N’est bientôt qu’une peine.
    Que parmi nous tout soit commun ;
    Plus de tyran, plus d’importun,
    Et que chacune et que chacun
     En aime une douzaine !

  31. On se souvient de le rotondité postiche du docteur ? Il en est fait mention au chapitre XXXIV de la première partie.
  32. Fameux acteur sentimental, encore plus distingué par sa laideur et son amour-propre que par son talent.
  33. La marquise était du nombre de certaines personnes, instruites en bon lieu, qui ont prétendu que l’odieuse aventure du mois d’août 1785 était le résultat d’une ancienne conspiration contre l’honneur et le repos de la plus aimable princesse, et que, dès lors, tout ce qui s’est passé depuis de plus généralement nuisible était préparé.
  34. Les gens pour lesquels il faut tout dire, apprendront ici que, dans beaucoup de jardins anglais, on voit de ces troncs factices, de trois à quatre pieds de diamètre, et terminée par les pointes d’une fracture. Ce sont quelquefois des lieux d’aisance sous lesquels court un rapide filet d’eau qui les purge de tout ce qui pourrait trahir leur immonde destination.
  35. Que pensez-vous, lecteur, des gens qui se recommandent ainsi sans nécessité ?
  36. Avant que le noble commençât à se trouver trop chargé de l’arme qui pendant tant de siècles l’avait distingué du roturier, son antipode, celui-ci faisait grand cas du moindre état qui comportait le privilége d’avoir une épée. L’artiste, à la bonne heure ! mais aussi le commis et même l’histrion se pavanaient à la faveur de leur brette. C’était fort mal que ces derniers singeassent ainsi les défenseurs de la patrie ; mais fallait-il, à cause de cet abus, renoncer au plus beau des priviléges ? On commença dès lors à juger peu capables de bien se servir de leur épée ceux qui la mettaient volontairement au croc pour se confondre avec le fretin de la société. Messieurs, comment vous trouvez-vous aujourd’hui du petit frac, du chapeau rond et de la badine que vous avez philosophiquement substitués à la broderie, au galon, au plumet, à l’épée, gothiques décorations de vos aïeux ? (Note du censeur.)
  37. On ne peut entendre ce persifflage sans avoir présent le chapitre XIII de la seconde partie de Mes Fredaines.
  38. Nous savons bien que Goliath n’avait pas l’honneur d’être femme ; mais point de comparaison qui ne cloche : vous le savez aussi.