Monrose ou le Libertin par fatalité/Texte entier/Quatrième partie

Lécrivain et Briard (p. 1-224).
Quatrième partie


QUATRIÈME PARTIE




CHAPITRE PREMIER

CE QUE C’ÉTAIT QUE SIR GEORGES BROWN


Cher lecteur, si jamais, un nouveau visage se présentant à vos yeux, il vous arrive que sa physionomie, quelque beaux que puissent être les traits, vous déplaise, vous repousse, tenez-vous pour averti que vos atomes crochus ne s’engageront point avec succès dans les boucles de l’être antipathique. La nature, qui n’a pas le temps de nous parler en détail, le fait par des signes prompts comme l’éclair, et qui signifient beaucoup, si l’on a la sagacité de les comprendre. Manquons-nous d’attention ou d’adresse, l’instant qu’elle nous donnait est perdu sans retour ; elle nous échappe, elle est à mille lieues : elle est chargée de tant de soins !

J’ai dit quelque part que sir Georges Brown (ce sigisbé par occasion de madame de Floricourt, qui ne m’en a pas dit grand bien, comme vous savez) avait manqué tous les suffrages de ma société. Cet Anglais était cependant régulièrement beau, parfaitement bien fait, assez instruit, adroit aux exercices du corps ; il ne manquait pas non plus de certain usage du monde. J’avoue qu’il était, malgré cela, le premier homme de sa tournure, et doué de ce que je lui connaissais de mérite, qui n’eût fait sur mes sens aucune impression agréable ; il n’avait pas même éveillé ma curiosité. Je n’étais pas seule à sentir comme cela ; si je disais à nos dames l’équivalent de : « Que pensez-vous de sir Georges ? pour moi, je ne l’aime guère, » on me répondait à la ronde, comme dans la Fausse magie : « Ni moi, ni moi, ni moi, ni moi ! » Recommandé à notre aimable prélat par l’ami Kinston, sir Georges se conduisait fort bien avec Sa Grandeur, mais n’avançait nullement dans sa confiance, et n’échauffait point son amitié. Garancey, d’Aiglemont, Saint-Amand ne pouvaient lui refuser une estime stérile ; mais il avait le talent funeste de neutraliser chez eux cette gaîté, cette liberté qui, sous différentes formes, étaient l’essence de leur caractère. Cependant sir Georges nous cultivait tous avec assez de soin ; nous en usions bien à son égard. Quand on n’est pas un sot, on est toujours souffert des honnêtes gens aussi longtemps qu’on sait demeurer en mesure avec eux. L’Anglais semblait se contenter de ce point d’équilibre, essentiellement important à saisir pour un homme qui, tel que lui, a choisi dans la société le rôle d’observateur.

Mais qu’est-ce qu’un observateur ? Il y en a de deux espèces. On ne peut certainement priser ni rechercher assez celui qui, très-attentif à tout ce qui l’entoure, et semblable à l’abeille, se plaît à voltiger sur les fleurs du monde aimable, afin de lui dérober ses aromates et de les lui restituer dans un miel épuré. Cet observateur est ordinairement doux, modeste, affable, tolérant ; il attire comme il est attiré. Mais ce n’était point sur cet être non moins intéressant qu’estimable que la nature avait modelé sir Georges. Il était, lui, misanthrope anticipé, cherchant querelle aux usages et même aux plaisirs dont son âge le rendait avide ; commençant par jouir de tout, il se démontrait ensuite par des raisonnements bien philosophiques que les cercles, les spectacles, la galanterie et tous les hochets de la vie humaine étaient à faire pitié ; que les femmes ne sont bonnes à rien hors du boudoir ; que les hommes, hormis en Angleterre, ne pensent point et sont tous, du plus au moins, ou fous ou ridicules. Par opposition, le particulier doué de sagacité pour démêler tant de vérités à travers le chaos du monde, doit être, à ses propres yeux, un personnage de très-grande importance ; or, l’observateur de cette classe est nécessairement froid, dur, vain, caustique ; il n’est point étonnant qu’il repousse, qu’il soit repoussé. Si les passions s’en mêlent, il doit infailliblement causer de désagréables discordances dans le concert social. N’importe, jouant faux, il va toujours son train et n’abandonne pas sa partie. C’est sur ce pied que le rétrograde sir Georges nous cultivait, et que, ne manquant à aucun de ses devoirs, il n’accoutumait pourtant personne à lui, comme à tout moment il laissait apercevoir qu’il ne s’accoutumait à personne.

Le baronnet avait remarqué que, soit hommes, soit femmes, nous éludions toujours la dispute lorsqu’il se permettait de critiquer ; il finit par se persuader qu’il avait pris de l’ascendant ; que nous n’osions le contredire et faisions ainsi l’humble aveu de notre infériorité. En un mot, il se croyait venu pour notre bonheur, afin que nous apprissions de lui que nous n’avions pas le sens commun. « Qu’avez-vous à dire à cela ? » répétait-il toutes les fois qu’après quelque diatribe il se flattait d’avoir frappé victorieusement l’une de nos prétendues erreurs.

« — Mais, monsieur, lui dit un jour très-sèchement Monrose (c’était chez moi), comment ne vous êtes-vous point encore aperçu qu’on ne vous réplique jamais rien ? Vous avez toujours raison : vous êtes du moins assez heureux pour qu’on vous laisse dans cette croyance. Ne pourriez-vous pas avoir enfin la générosité de ménager de pauvres gens qui ne demandent que la paix dans leurs ténèbres profondes ! »

Comme la conversation qui va commencer et sa suite sont d’un intérêt qui marquera dans ces mémoires, je l’isole et dois en faire un chapitre à part.



CHAPITRE II

SINGULIER ENTRETIEN, ET CE QUI S’ENSUIT


« — Monsieur le chevalier, riposta l’Anglais avec un commencement d’humeur, mais enchanté de ce qu’on avait enfin relevé le gant, ce n’est pas prouver assez d’estime à un galant homme que de ne rien lui contester. — Monsieur le baronnet, si ce galant homme s’estime lui-même, on serait fort impoli d’afficher un avis différent du sien sur les objets dont il paraîtrait faire la base de ses opinions. — C’est pourtant dans la dispute, monsieur, que l’esprit s’électrise et décèle son degré de feu. — Eh ! monsieur ! ne devriez-vous pas avoir senti depuis longtemps que les êtres parmi lesquels le hasard vous a jeté, n’ont nul besoin de l’électricité de la dispute ; qu’ils ne s’amusent, ou plutôt ne s’ennuient pas à mettre leurs sentiments en délibération, et qu’ils ont plus tôt fait de se tout accorder que de se disputer la moindre chose ! — Que, par conséquent, ils se piquent d’être sans caractère ! (Ici je vis le feu monter au visage de Monrose.) — Il faudrait savoir à fond une langue, monsieur, pour sentir ce qu’on hasarde en accusant une collection d’individus d’être sans caractère ! — Je me piquais, monsieur, de savoir parler avec les Français, et les entendre avant que je vinsse chez eux. Je soutiens que celui qui cède tout montre de la faiblesse, et que si cette faiblesse est de mode pour tout un peuple, il avoue n’avoir aucune base pour ses principes, aucun point de ralliement pour ses idées, aucune ambition d’être prisé. — Tout cela, monsieur, est beaucoup trop profond pour moi… Comment trouvâtes-vous la nouvelle pièce d’hier ? — Monsieur dédaigne apparemment de suivre l’entretien et veut peut-être me prier de me taire ! — Tout comme il vous plaira, monsieur. Nous aimons à faire politesse dans notre pays aux étrangers qui daignent se montrer jaloux de notre estime et nous témoigner la leur ; quant à messieurs les frondeurs, nous nous dispensons volontiers de les flagorner. J’ai donc l’honneur de vous dire, monsieur le baronnet, que si madame seule n’avait pas eu le droit de faire la loi chez elle, je vous aurais imposé silence dès la première fois qu’à la campagne vous vous permîtes de parler avec trop peu d’égards d’un peuple que vous ne connaissez point et qui vous souffre ! — On ne me parla jamais sur ce ton, monsieur ! — Je serais fâché que d’autres eussent pris l’avance ; mais je me suis expliqué ! »

Sir Georges pâlissait, serrait les lèvres et roulait un œil farouche ; il dit quelques mots en anglais. Monrose, calme, y fit une courte réplique. « Messieurs, leur dis-je, on ne parle jamais devant les dames une langue qu’elles n’entendent point. Je n’ai pas l’honneur de savoir l’anglais. — Nous n’avons plus rien à nous dire, chère comtesse… » Alors l’Anglais tira sa révérence et sortit. Monrose fit avec lui quelques pas jusqu’à la porte du salon et le salua d’un air serein qui me fit repentir d’avoir craint un moment que leur contestation pût occasionner une affaire.

« — Vous êtes charmant, chevalier, dit un moment après madame de Garancey qui venait de faire mat aux échecs le grand-chanoine. Votre dialogue m’a fort distraite, et de l’aventure j’ai failli perdre la partie, mais je puis maintenant vous faire compliment de votre victoire, tout en me réjouissant de la mienne… Comte, voulez-vous votre revanche ? — Volontiers, madame la marquise. Ce sera mon tour, si vous le trouvez bon. — Vous perdrez ; c’est comme si j’avais déjà vos douze louis dans ma poche : voulez-vous un fou ? — Grand merci ; celui qui m’a fait perdre est parti… — Et ne reparaîtra plus sur l’échiquier, interrompis-je ; je vais donner sévèrement mes ordres pour cela. Milord Kinston aurait bien dû ne pas nous détacher cet humoriste ! » Monrose ne mit pas un mot du sien à ma remarque. Plus d’une heure se passa ; je le vis fort occupé de la partie de la marquise et des entretiens du salon, où il y avait d’autres tables ; enfin il sortit.

Vers onze heures du soir, il reparut légèrement blessé ; mais il avait donné deux grands coups d’épée au sévère et peu civil sir Georges.

Il y avait un grand souper chez moi. Les d’Aiglemont s’y étaient rendus fort tard. Je n’avais pas eu occasion de leur parler d’un débat de peu de conséquence, selon moi, si bien l’hypocrisie de mon cher neveu m’avait rassurée. La plus tendre des femmes, Flore, put donc ignorer, ainsi que toute ma société, un événement dont Monrose avait instamment prié que personne ne me dît mot jusqu’au lendemain. La jeune marquise eut bien quelque inquiétude ; mais ce n’était pas que son toutou se fût battu ; bien plutôt craignait-elle qu’il ne fût à lui faire quelque part une infidélité de contrebande. C’est ainsi que nous nommions pour rire celles qui se commettaient avec des êtres étrangers à la fraternité.



CHAPITRE III

OÙ SE DÉVELOPPENT DES CARACTÈRES
BIEN OPPOSÉS


Il était si bon, ce cher Monrose ! Dès qu’à mon réveil on m’eut appris son accident, je courus me désoler à son chevet ; mais je ne pus faire entendre mes doléances qu’après l’avoir assuré que je ne lui voulais aucun mal. « Eh ! mon ami, lui dis-je, le baignant de mes larmes, comment pourrais-tu m’avoir déplu ? — Je devais, chère comtesse, avoir plus d’égards pour un étranger qui se trouvait chez vous, et à qui vous aviez la bonté de ne point imposer silence. J’ai fait le jeune homme : j’ai manqué à mon devoir. Chez vous, le répréhensible sir Georges devait être sacré pour moi… Me pardonnez-vous, généreuse amie ? Dites, au nom de l’amitié, dites que tous me pardonnez ! » Précieuse délicatesse ! maintenant bien étrangère à la plupart de nos jeunes messieurs, très-capables de s’ériger en petits despotes dans la société, mais bien peu de sentir ce qu’un semblable ton a parfois de ridicule, et qui surtout ne se piquent plus guère d’appuyer du procédé de l’honneur leur licence et leur persifflage ! « Connais-moi mieux, lui dis-je en le pressant contre mon sein ; je n’ai pu me méprendre hier sur tes intentions ; elles ne méritaient que des éloges… Mais cette blessure, mon ami ? — Ce n’est rien, moins que rien, ma chère Félicia. » Le chirurgien ajouta : « C’est un coup d’épée, mais qui n’est nullement dangereux. » « Cet Anglais nous est bien funeste, dis-je à part moi. — Dites bien estimable, chère comtesse. Il peut penser mal, mais il a du moins la noble assurance de parler comme il sent. S’il a fait une faute, il l’a réparée : je dois rendre justice à son sangfroid, à son intrépidité ; je ne suis plus son ennemi ; maintenant je dois le défendre… » Admirable jeune homme ! tu ne tarderas pas à savoir quelle est la duperie de ton cœur candide et généreux !

Pendant huit jours qu’il convint à Monrose de garder le lit, son appartement ne désemplit pas depuis l’heure de son réveil jusqu’à celle où, pour son repos et sa santé, nous devions enfin le laisser libre. En vain Socrate prétendait-il qu’on est toujours logé assez au large pour recevoir de vrais amis : souvent nous étions entassés et gênés chez le nôtre ; nous lui donnions tour à tour le plaisir de la conversation, de la lecture et de la musique. La tendre d’Aiglemont, d’autant plus libre que le marquis allait à son régiment, vivait presque absolument chez nous, et partageait le plus souvent ma couche. Mesdames de Belmont et de Floricourt étaient rentrées pour toute la saison, afin de nous aider à faire, des jours de notre héros, un cercle d’instants agréables. Sans doute il est inutile de dire que la dernière avait renoncé à sir Georges dès le jour de sa querelle, et commençait à le haïr beaucoup plus qu’elle ne l’avait jamais aimé. Tel est le dénouement ordinaire de ces inclinations raisonnées qui mettent ensemble des gens que le cri de la sympathie n’avait point appelés.

Trois semaines s’étaient écoulées ; le cher blessé (le nôtre, bien entendu) se rétablissait à vue d’œil. Chaque matin il avait l’attention d’envoyer demander des nouvelles de sir Georges. Un jour enfin, au retour du message, on lui rapporta cet étrange billet : « Ne prenez plus la peine d’envoyer chez moi, monsieur. Croyez que je n’attends pas avec moins d’impatience que vous-même le moment de nous rejoindre. Je me flatte que, d’ici à quinze jours, je serai en état de vous demander un nouveau tête-à-tête. Votre étoile comporte, m’écrit-on, que la première fois qu’on vous attaque, l’avantage vous demeure. Tout aussi malheureux que ceux qui ont fait cette épreuve, comme eux je me persuade qu’on peut prendre sa revanche avec plus de succès. »

On avait signé : sir Georges Brown.

Cet écrit, qu’on saura bientôt être le nec plus ultra de l’insolence et de la méchanceté, fut d’abord pour nous une obscure énigme, où l’on ne devinait que le projet d’un homme haineux, autant qu’entêté, qui, dans la rage d’avoir succombé, voulait, à propos d’une dispute puérile, en venir à des extrémités outrées. Chacun a sa manière de faire honneur à sa patrie. C’est ainsi que sir Georges visait à soutenir la réputation qu’ont messieurs les Anglais d’avoir du caractère, d’être fiers, et surtout de nourrir contre nous dans leur cœur une haine implacable. Toutefois, de ce vulgaire féroce (eh ! qui ne sait qu’il y a le vulgaire de tous les rangs !), il faut excepter une classe d’Anglais infiniment estimable pour qui les Français quelconques sont d’abord des hommes méprisés, haïs, s’ils sont vils, nuisibles ; mais appréciés, chéris, s’ils sont vertueux et utiles, ou du moins agréables à la société.



CHAPITRE IV

QUI SERVIRA DE PRÉFACE À D’AUTRES


Milady Sidney, que tant d’éditions de Mes Fredaines ont fait passer pour être ma mère, mais qui n’est pourtant que ma sœur (à la vérité mon aînée de dix-sept ans), milady m’avait écrit dans le temps qu’au moment de quitter Londres pour venir me trouver à ma terre, Sidney était tombé malade, et même assez dangereusement. Presque chaque année, aux approches de l’automne, il lui arrivait le même accident. C’était la suite cruelle d’une affreuse blessure, déjà ancienne, dont il était inutile de rendre compte au lecteur lorsque je coupai brusquement, après mon mariage, le récit de mes propres aventures. À quoi bon laisser aux gens un sentiment pénible, quand on peut le leur épargner ? Voici pourtant ce qui était arrivé à milord Sidney, dès le séjour d’à peu près dix mois que j’ai dit avoir fait à Londres après qu’il eut épousé ma sœur.

Mon beau-frère jouissant d’une grande fortune, et membre du Parlement, s’était bientôt livré à la politique, aux affaires d’État, avec la même passion qui l’avait fait servir sur mer avec tant d’éloge. À certaine assemblée, quelque différence d’opinion ayant fait dégénérer les contradictions en querelle personnelle, lord Wiston et Sidney s’étaient rejoints et battus au pistolet ; le dernier avait été très-déplaisamment blessé, de manière à détraquer pour la vie certaine partie de lui-même de laquelle, dans le temps, j’avais eu beaucoup à me louer. Depuis ce malheur, il n’avait cessé de languir : condamné à des précautions extrêmes, il ne pouvait se relâcher à cet égard sans un péril imminent. C’est une de ces crises, toujours subites, qui m’avait privée de voir arriver ma sœur aussitôt que je m’en étais flattée ; d’autres circonstances avaient décidé de plus loin que Sidney, trompant in petto le vœu de son épouse, ne l’accompagnerait point lorsqu’il serait question de passer la Manche.

Avant de partir, Zéïla (je me servirai désormais par ci par là de ce nom que Mes Fredaines doivent avoir rendu familier au lecteur), Zéïla, dont le cœur dévorait depuis longtemps des peines très-cuisantes, imagina que, puisque son époux refusait de la suivre à Paris, où il s’agissait moins de faire un voyage de plaisir que de traiter, comme on le saura, d’une affaire importante, c’était le cas d’avoir enfin un éclaircissement : de tout temps il eût été bien nécessaire ; mais toujours on l’avait différé, si bien l’épouse et l’époux, quoique fort éloignés de vivre ensemble, comme avait paru le promettre leur passion si ancienne, si fortement éprouvée, si bien, dis-je, ils se conservaient des égards réciproques, et craignaient de se faire du mal.

Mais Zéïla supportait impatiemment le poids de sa perpétuelle disgrâce ; elle supposait qu’en cette circonstance Sidney voulait y ajouter encore. Quoiqu’au fond du cœur elle dût bien sentir qu’il y aurait pour elle quelque danger à se plaindre, elle le fit, elle pressa… elle apprit tout. De cette fatale explication était résulté pour ma sœur un chagrin profond. Mon premier regard put saisir que son âme était empoisonnée : je ne retrouvais plus cette physionomie que j’avais toujours vue si sereine ; maintenant plus de roses sur ses joues, sur ces lèvres adorables ; ces yeux si brûlants ne lançaient plus d’éclairs. Zéïla ne me représentait alors qu’une étude mélancolique, modelée en cire blanche, des mains de Phidias ou de Pajou.

Ô Monrose ! excellente créature ! était-il bien possible que tu fusses en grande partie la cause d’un aussi funeste changement ? Quelle était donc la bizarrerie de ton étoile s’il fallait qu’à ton insu tu corrompisses le bonheur de deux êtres que tu chérissais, et desquels tu n’étais pas moins chéri ?… Mais ils sont terribles aussi ces variables mortels qui, comme s’ils rougissaient de n’avoir été longtemps qu’aimables, veulent enfin se sublimer et se tenir debout sur la glace de la sévère philosophie, tandis que ci-devant ils avaient marché commodément sur le sable de l’erreur commune, même en y donnant parfois le bras à la folie dans ses écarts légers et ses sauts périlleux. C’est de Sidney que je viens de parler. Après avoir eu tous les goûts de la folle jeunesse qui pouvaient être compatibles avec ses devoirs guerriers, il n’était pas plutôt devenu dans sa patrie un personnage public, que d’autres idées s’étaient emparées de son ambitieux cerveau. Plus d’un Anglais se flatte ainsi de devenir insensiblement un sage ; prétention qui rend à coup sûr les gens médiocres aussi ennuyeux qu’ennuyés, si de Sidney, le plus aimable des mondains, elle avait fait en peu de temps un homme dramatique et stérile. Que n’avait-il plutôt conservé ce bon esprit qui nous servit si bien lorsqu’il travaillait, comme on s’en souvient, au débrouillement de nos affaires de famille ! Il ne se serait pas alambiqué la cervelle pour de prétendus crimes qui n’étaient cependant que l’effet naturel d’une intrigue diabolique. Il aurait observé, scruté ; tout se serait d’abord éclairci : la scélératesse n’aurait pas impunément rejeté sur l’erreur innocente l’odieux de son attentat ; le flambeau de l’hymen aurait continué de jeter sa pure et vive lumière, au lieu d’une funèbre vapeur… Mais je pense que le lecteur ne doit rien comprendre à ces moralités. Il lui revenait auparavant le fait qui les motive : je vais y suppléer par le chapitre suivant.



CHAPITRE V

CONFIDENCE DE MILADY SIDNEY


Un entretien de ma malheureuse sœur avec son époux n’avait eu lieu qu’au moment du départ de Londres. De quelque modération qu’eût usé Sidney, en lui faisant historiquement certains reproches, il n’avait pu éviter de la blesser d’une manière bien sensible. Elle se trouvait, à la vérité, soulagée de certaines peines, mais en même temps quelques peines nouvelles étaient écloses ; et quoiqu’une position infiniment moins malheureuse succédât enfin à la première, elle souffrait intérieurement. Le sentiment de son état l’avait obsédée pendant le voyage ; elle avait grand besoin d’épancher ses secrets dans le cœur d’une parente, d’une amie qu’elle savait lui être dévouée, et trop indulgente pour lui refuser des consolations. En conséquence, ma sœur exigea que, dès son arrivée (dont je pus jouir à l’instant, ayant été prévenue par un courrier), je ne la quittasse point jusqu’à ce que, libre des premiers soins de l’installation, elle pût encore renvoyer dans son appartement particulier certaine jeune compagne de voyage, et nous ménager enfin le moment de causer sans témoin. Quant à Monrose, sa mère elle-même m’avait priée de lui laisser ignorer jusqu’au lendemain qu’elle était à Paris. Les temps étaient bien changés !

« Chère Félicia, me dit ma triste sœur, après un prélude d’attendrissement, de caresses et de larmes, tu te souviens de l’époque où, mère d’un fils de Sidney, je me félicitais d’être la plus heureuse femme de la terre. Alors, au contraire, il te parut que milord commençait à mieux aimer son pays que sa femme. Tu me dis un beau jour que l’Angleterre et ses habitants n’étaient nullement ce que ton inexpérience t’avait fait présumer ; que chaque jour il se fermait quelques portes de communication entre mon époux et toi, qu’en conséquence tu te disposais à sortir incessamment de la vaporeuse Angleterre. Que n’eus-je, hélas ! le bon sens de te suivre, comme tu m’en conjurais ! Je m’y serais peut-être enfin déterminée sans cette maudite querelle que te fit si mal à propos mon époux, peu de jours avant celui auquel était fixé ton départ. Tu détestas cette nouvelle vertu de Sidney, cette opiniâtreté fière qui ne lui avait pas permis d’accommoder, en disant un seul mot à propos, une querelle de si peu d’importance, entre deux ci-devant amis, qu’ils auraient même pu se dispenser de paraître avec des armes parmi leurs arbitres. Le patriotisme est bien louable ; certes, il est beau de montrer du caractère ; mais faut-il se signaler par ses vertus aux dépens de l’amitié ? C’était ta réflexion : mon état d’épouse seul pouvait me la faire trouver injuste. Sidney fut cruellement puni de n’avoir pas pensé comme toi. Tu pressas alors ton départ, afin, disais-tu, d’épargner à ta franchise les occasions de contrarier un homme blâmable, mais trop aimable pour que tu pusses feindre ou te taire avec lui.

« Peu de jours après que tu nous eus quittés, parut chez nous, à l’occasion de la blessure de mon époux, une certaine mistress Brumoore, arrivant de Norwich, où elle demeurait pour lors. Cette femme, de mon âge à peu près, qui devait avoir été très-jolie, était une ancienne pensionnaire de milord, mais on ne me disait pas qu’elle avait été aussi sa concubine. Il avait vécu avec elle tout le temps qui s’était écoulé entre son retour en Angleterre, après le funeste combat où je devins la proie de Kerlandec, et l’événement presque miraculeux par lequel furent rapprochés, sur les boulevards de Paris, deux êtres qui mutuellement se croyaient devenus la pâture des baleines.

« Voici comment Sidney avait connu cette mistress Brumoore. Elle avait été l’épouse ou peut-être la maîtresse d’un officier subalterne qui, bientôt après son prétendu mariage, s’était embarqué sur cette malheureuse frégate où tout devait périr, excepté nous ; M. de Brumoore ayant été l’une des victimes de ce fatal événement, sa veuve ne sut pas plutôt le capitaine de retour à Londres, qu’elle vint attaquer par la pitié le cœur d’un homme connu dès lors pour très-généreux. Il fit quelque bien à cette infortunée ; il était tendre, elle adroite ; ils s’arrangèrent ; Sidney ne se croyait pas susceptible d’être dominé par l’ascendant d’une femme ; d’ailleurs, la trompeuse douceur de mistress Brumoore ne permettait pas même le soupçon d’un pareil danger ; cependant l’homme le plus aimable, le plus répandu, fut bientôt gouverné par une petite bourgeoise, fille d’un musicien de Douvres. Cette créature alors avait bien osé porter ses vues jusqu’à la fortune de devenir un jour l’épouse de Sidney. Elle lui faisait honneur d’un fils né dès la première année de leur intrigue ; mais ma fameuse rencontre sur les boulevards avait sapé par ses fondements l’insidieux édifice de mistress ; et depuis ma seconde séparation d’avec Sidney, à propos du combat contre Robert, ton futur mari, nul effort de cette intrigante n’avait pu détacher de moi celui dont le cœur m’était demeuré du moins, si quelque autre avait pu s’approprier le reste. Sur ce pied j’étais devenue dès ce temps l’objet inconnu mais proscrit auquel ma rivale disgraciée vouait une implacable haine.

« L’aventure du suicide de Robert, et tout ce qui s’ensuivit, acheva de ruiner l’intérêt de mistress Brumoore. Pour lors il lui convint de changer de rôle. Elle consentit à n’être plus, jusqu’à nouvel ordre, que la protégée de celui qui, brisant les fers du concubinage, venait de se donner une épouse légitime. Un désintéressement apparent, le choix d’une retraite assez éloignée de Londres avaient laissé dans le cœur de milord de bons sentiments pour son ancienne maîtresse. L’empressement avec lequel cette femme accourait au premier bruit de l’accident de son bienfaiteur, put ajouter encore au bien qu’il continuait de lui vouloir ; elle fut amicalement reçue : on me dit ce qu’on voulut, je crus tout. Bientôt mistress Brumoore, qui avait fait son plan, se donna des soins infinis pour mériter ma confiance ; elle partageait si bien avec moi tous ceux qu’exigeait la santé délabrée de mon époux, qu’enfin je pris pour cette dangereuse créature un attachement réel ; en un mot, au bout de deux mois, nous fûmes amies. Je ne me livre point à demi : mes confidences, mes caresses, mes bienfaits commencèrent à pleuvoir sur celle qui dès lors sans doute s’occupait de m’immoler à ses passions funestes.

« J’étais sans mari depuis la fatale blessure, et même on me menaçait de ne voir jamais Sidney ressusciter comme tel. Sara (c’était le nom de société de ma nouvelle amie), Sara, sous l’ombre du badinage, affectait de me ramener souvent sur l’idée d’une privation qui pouvait me donner de grands regrets. Notre intimité me faisait excuser mille réflexions, rarement sentimentales, la plupart du temps libertines, que se permettait l’Anglaise sur le malheur de « deux veuves, jolies, encore sensibles, et peut-être appelées un peu vivement par la nature au banquet de ses plaisirs, et qui n’avaient pourtant personne qui leur en fît les honneurs ! » En un mot, Sara, soit politique, soit tempérament, essaya de me conquérir… Te l’avouerai-je, ma chère Félicia ? je résistai mal. Par degrés, nous en vînmes ensemble à des extrémités voluptueuses auxquelles, dit-on, il y a peu d’exemples que des Anglaises se portent… « Grâces au ciel, ma chère sœur, interrompis-je, les Françaises ne sont plus aussi scrupuleuses ! Après ? » Cette espèce d’aveu, qui rassurait un peu la coupable, la fit sourire ; elle continua :

« Mistress avait aussi, mare à l’excès, un goût moins rare chez les femmes de son pays. Elle buvait continuellement du punch, des vins étrangers et des liqueurs. Je fus encore assez facile à séduire sur cet article. Bientôt nouvelles Erigones, nous nous abandonnâmes, moi du moins de bien bonne foi, sur le penchant de deux vices dangereux dont, bien loin de nous alarmer, nous nous félicitions sans cesse, nous exagérant le bonheur d’être ainsi fortifiées contre toutes les embûches d’un sexe séducteur, puisque nous savions si bien enchanter nos sens et nous suffire à nous-mêmes ! »



CHAPITRE VI

SUITE DES CONFIDENCES DE MILADY. C’EST
TOUJOURS ELLE QUI PARLE


« Sidney, cependant, roulait un projet dans sa tête. Il existait quelque part une malheureuse orpheline née d’une sœur de Sidney, qu’avait enlevée certain jeune Irlandais, peu sortable quant à la fortune. Réfugiés d’abord à Bruxelles, où ils faisaient, à la sourdine, un petit négoce, au bout d’un an l’époux (car ces jeunes fous s’étaient mariés) avait disparu lors d’un voyage qu’il avait fait seul à Amsterdam. L’épouse, la sœur de Sidney, dis-je, était revenue se jeter dans ses bras ; il l’avait volontiers recueillie et soutenue avec l’enfant dont elle venait d’accoucher. La mère avait peu vécu ; la fille atteignait sa treizième année. Mon époux me pressentit sur le désir qu’il aurait de faire achever sous ses yeux l’éducation de miss Charlotte et de proposer cette tâche à ma bonne amie Sara. Milord était bien éloigné sans doute d’imaginer combien peu cette femme méritait l’honneur qu’il songeait à lui faire. Il eût peut-être été de mon devoir de lui donner des lumières à ce sujet ; mais le pouvais-je sans me compromettre ? Il était bien naturel que je soumisse le plan de Sidney à mon propre intérêt. Je craignais de perdre une compagne devenue nécessaire, et qui de temps en temps avait l’adresse de m’alarmer en m’observant que, sans prétexte pour demeurer à Londres, elle ne pouvait se dispenser de retourner incessamment à Norwich. J’applaudis donc aux vues de mon époux ; je le conjurai de nous attacher pour jamais mistress Brumoore ; en un mot, je ne laissai plus de repos à milord qu’il n’eût retiré de son obscure pension l’intéressante miss Charlotte… — Est-ce cette charmante créature que je viens d’entrevoir ?… — Oui, et c’est pour son intérêt principalement que je me trouve maintenant à Paris… Mais le moment viendra de te parler d’elle ; revenons encore à sa nouvelle gouvernante mistress Sara.

« Depuis deux mois environ tout allait le mieux du monde. Mon mari commençait à recouvrer un peu de santé ; Charlotte donnait les plus belles espérances ; mistress Brumoore ne pouvait s’acquitter avec plus de succès de trois rôles assez peu compatibles ; car je la voyais également officieuse et gaie avec son bienfaiteur, observatrice et grave avec sa pupille adulatrice, et folle avec moi. J’aurais bien dû me défier d’une femme qui, sachant me provoquer avec tant d’effronterie à différents excès, avait pourtant le talent d’édifier l’oncle et la nièce par la profession de la meilleure morale.

« Si dès ce temps-là mistress Brumoore songeait à me faire beaucoup de mal, du moins alors feignait-elle avec bien du talent. Peut-être, malgré ses méchants desseins, les occasions lui eussent-elles manqué longtemps… Complice de tout ce dont la révélation aurait pu me nuire, elle en pouvait tirer aisément parti pour me perdre… Mais j’avais un fils…

Ici la parole manqua net à ma sœur : elle pâlit et fut au moment de se trouver mal. À ce trouble subit, à cet état violent, à ce début d’ouverture, il fallut donc reconnaître que Monrose causait les peines de sa mère. Mais était-il possible qu’adoré d’elle, il lui eût donné quelque mécontentement et qu’il eût perdu sa tendresse ? Par quelle faute, et quand, lui qui depuis sept ans avait franchi les mers, et qui, de retour, avait négligé de voler en Angleterre, quoiqu’il me semblât que c’eût été son premier devoir ?

Il est vrai que je m’étais quelquefois étonnée du silence de Monrose relativement aux Sidney. Jamais il ne m’avait fait à leur sujet la moindre question. C’était toujours très-froidement qu’il m’avait parlé de ces époux à l’occasion des nouvelles que parfois j’avais reçues d’Angleterre ; lui-même n’y avait point écrit ; mais si je n’approuvais nullement cet excès d’indifférence, et si je la croyais à peu près un signe d’ingratitude envers une tendre mère, je me représentais aussi, pour la justification de mon neveu, que le sort ne lui avait permis de la retrouver, cette mère longtemps inconnue, qu’au moment où elle allait épouser le meurtrier d’un époux à qui lui-même devait le jour ; que presque aussitôt après une reconnaissance momentanée, il s’était trouvé de nouveau séparé de milady Sidney, quand il restait en France pour servir dans les mousquetaires, tandis qu’elle suivait son nouvel époux à Londres ; il me semblait enfin que depuis Monrose, ayant passé six ans en Amérique parmi les ennemis de l’Angleterre, une si longue absence, tant d’oppositions d’intérêts et de sentiments pouvaient, devaient avoir éteint de part et d’autre, faute d’aliment, ce feu dont nous avons vu une mère, un fils, un ami s’embraser dans un moment solennel. Quand on s’estime, on juge volontiers du cœur d’autrui par le sien propre. Moi qui n’avais jamais eu, comme on sait, le préjugé de la force du sang, si j’aimais tendrement Zéïla, ce n’était point parce que par hasard nous étions sœurs, mais parce que le plus doux rapport m’attachait à elle par les nœuds de la sympathie. L’état apparent du cœur de Monrose relativement à sa mère avait donc un sens pour moi ; sans plus d’éclaircissements, je m’y étais bornée. D’un autre côté, mes voyages, l’état continuel de dissipation où je m’étais appliquée à vivre, n’avaient pas permis que j’eusse avec ma sœur une correspondance bien suivie, ni surtout dans laquelle nos affections secrètes fussent traitées à fond. Nos âmes ne se ressemblaient que par leurs sentiments. J’étais libre : ma sœur avait un époux et des devoirs ; j’avais été constamment heureuse : elle avait éprouvé bien des malheurs. Enfin, je vivais dans le sein du luxe et des plaisirs de tous genres : son étoile, après l’avoir arrachée tour à tour aux climats les plus favorisés de la nature et à la France, si fortunée du temps qu’elle y vivait, la confinait dans un séjour vaporeux où l’ennui coule à grands flots de l’urne de la philosophie. Sur ce pied, je mesurais l’inutilité respective dont étaient devenues pour moi les vagues expressions d’une mélancolie dont on ne m’accusait point le motif. J’étais trop délicate pour essayer d’en arracher l’aveu… Puissiez-vous, cher lecteur, trouver, après tous ces détails, Monrose et moi justifiés de ce qu’au bout de sept ans nous ignorions encore ce qu’enfin la triste Zéïla va nous découvrir !



CHAPITRE VII

QUI TIENDRA LE LECTEUR EN SUSPENS


Écoutons milady continuer ses confidences. « Monrose, mousquetaire, avait été condamné par Sidney à ne point interrompre, du moins pendant un an, les exercices qu’il devait apprendre à son corps. Il obéissait ; mais coup sur coup il se plaignait à moi, dans les plus tendres termes, du chagrin que lui causait ce qu’il nommait alors son exil. S’il brûlait de me revoir… hélas ! je n’en avais pas moins d’envie… Bientôt courut le bruit d’une grande réforme ; il allait y être compris. Je fus plus satisfaite qu’affligée de ce malheur, qui m’assurait la joie de réunir à moi ce qu’avec toi j’avais de plus cher au monde… Oui, ma bonne sœur, elle m’est échappée cette indiscrète vérité : un enchantement d’amour que peut-être les obstacles et les revers avaient principalement soutenu, n’existait plus. Si mon époux continuait d’être à mes yeux, comme à ceux de tout Londres, le plus probe et peut-être le plus estimable des Anglais, je lui voyais aussi des défauts… que m’exagérait sans doute la nécessité de le trouver répréhensible, afin que j’eusse moi-même moins de reproches à me faire : mon estime, mon attachement pour milord était sans enthousiasme ; je conservais encore dans toute sa force celui que mon aimable fils m’avait inspiré. Monrose ne fut pas plutôt libre, qu’il accourut à Londres.

« Je ne vis point pour lui cette fois à milord cet air franc et paternel dont j’avais été si touchée à Paris à l’époque de mon mariage, et qui avait peut-être contribué beaucoup à me faire consentir aux liens d’un second hymen ; car il entrait dans mes plans d’alors d’assurer à mon fils, si jeune et sans famille, un éternel protecteur. En un mot, Sidney ne débuta point avec lui comme je l’aurais souhaité. De son côté, Monrose se prêta de mauvaise grâce au désir bizarre de mon époux, qui dès le premier jour l’avait prié de ne soutenir aucune relation à Londres avec les alentours ministériels de France, à cause de la mésintelligence qui régnait entre les deux couronnes ; mon fils avait été sur le point de renoncer à prendre un logement chez milord, au prix du sacrifice de ce qu’il regardait comme un devoir agréable.

« Dès ce moment il y eut chez nous deux partis. Notre mère, un peu gênée par l’air grave et supérieur de son gendre, se mettait volontiers du côté des gens qui n’étaient pas contents de lui. D’ailleurs elle était aïeule : pouvait-elle n’avoir pas pour son adorable petit-fils la faiblesse de l’âge et de la parenté ! Quant à mistress Brumoore, son rôle familier était de nous aigrir amicalement, en relevant avec soin les tracasseries, à la vérité continuelles, de la part du trop Anglais Sidney. Celui-ci reprochait sans cesse à son ci-devant pupille de s’être horriblement francisé à cette école de mousquetaires. Monrose, qui n’était plus un enfant, mais qui aurait bien voulu n’engager jamais que d’amusantes querelles, se défendait gaîment de devenir aussi ridicule que tel, que tel, que tel, et le plus souvent ceux qu’il raillait ainsi se trouvaient être des apprentis hommes d’État pour lesquels, à ce titre, l’austère lord avait la plus haute estime. Monrose s’égayait avec plus de succès aux dépens de nos gauches agréables, de nos enthousiastes maquignons, de nos bizarres parieurs et de nos célèbres voluptueux ; mais alors encore on lui faisait un tort d’être bon plaisant, et l’on tirait de désobligeants pronostics de tant de talent pour le persifflage. C’était, en revanche, à qui de ma mère, de mistress Brumoore et de moi consolerait le mieux, en petit comité, notre bon enfant, dont surtout j’étais folle.

« Cependant, malgré toutes ses cajoleries, mistress Sara ne se faisait guère aimer de mon fils ; il me soutenait que cette femme était fausse, et qu’elle pouvait, en secret, analyser avec milord ce qu’il ne goûtait point chez nous, tout aussi bien qu’avec nous, pour se rendre agréable, elle l’épluchait lui-même. Mais je combattais fortement cette prévention ; j’allais, dans mon erreur, jusqu’à désirer qu’un jeune étourdi qui me semblait convoiter indistinctement toutes les femmes, s’apprivoisât enfin avec mon excellente amie par la magie d’une galante familiarité. Ce désir de ma part ne fut point satisfait. Monrose, par ses confidences, me prouvait que non-seulement une austère gouvernante, bien plus âgée que lui, mais que même aucune de nos sentimentales ne viendrait à bout de l’embarquer pour l’ennuyeux voyage d’un roman à l’anglaise. Il avait par bonheur autant de répugnance pour nos abandonnées, pires dans ce genre que celles de Paris, mais il aurait eu volontiers une riante intrigue.

« Un jour que, formant un carré, ma mère, Sara, Monrose et moi, nous agitions gaîment, nez à nez, et tout bas, la question de ce qui pourrait l’occuper agréablement, il eut la folie de dire, en élevant la voix : « Je ne vois qu’une manière de bien placer ici mes inclinations : je vais me constituer amant de miss Charlotte ! » Notre premier mouvement fut de rire de cette boutade. La petite était là, brodant près d’une fenêtre. Ce ne fut pas sans quelque étonnement que nous la vîmes lever un moment les yeux avec tout le sérieux d’une personne faite. Elle rougit, ne répondit rien ; et tout aussitôt elle parut travailler avec un redoublement d’attention à sa broderie.

« Quel incendie terrible avait pu produire une étincelle échappée au hasard ? C’est, ma chère Félicia, ce qu’encore à présent j’ignore. Quelle liaison secrète des événements qui semblaient ne regarder que mon fils, miss Charlotte et mistress Brumoore, ont-ils eu avec l’horrible aventure qui m’a privée près de sept ans de l’estime et de la confiance de mon époux ? C’est ce que mon fils seul pourra m’expliquer.

« Quoi qu’il en soit, à peu près huit jours plus tard que la minutieuse anecdote dont je viens de parler, je vis entrer chez moi, vers midi, Sidney, glacial, sévère, farouche : « Milady, me dit-il, votre fils a mis le désordre et le déshonneur dans ma maison ; mistress Brumoore est chassée ; M. Monrose, dans ce moment, repart pour la France aussi lestement qu’il en est arrivé ; ma nièce prend le chemin d’un séjour où mes soins pour son éducation seront plus fidèlement secondés, et où l’on me répondra de ses actions. Quant à vous, madame, vous saurez avec le temps ce que je pense de votre conduite. En attendant, si vous avez quelque reproche à vous faire, je vous abandonne à vos remords ! »



CHAPITRE VIII

LA PLUS DIFFICILE DES CONFIDENCES
DE MILADY


C’est moi, cher lecteur, qui vous parle en ce moment. Je ne sais si ma sœur croyait en avoir dit assez pour que je fusse au fait, mais voyant qu’elle se taisait, je lui fis observer qu’il m’était impossible encore de me définir sa position, et de fermer le cercle de mes conjectures. Comment Monrose avait-il mis le désordre et le déshonneur dans la maison de milord ? Pourquoi ce départ subit ? l’expulsion de Sara ? l’exil de Charlotte ? Que veut dire enfin, contre Zéïla, cette accusation vague, affront sanglant, si milady est sans reproche ; trait de faiblesse, si tout de bon elle est coupable ? Pressée sur tous ces points, voici ce que, franche à contre-cœur, ma pauvre sœur ajouta :

« J’avoue que la nuit même qui avait précédé cette fatale visite de mon époux, j’avais commis une faute insigne.

« Nous étions tous, depuis quelques jours, à cette jolie campagne de lord Kinston où, dans le bon temps, j’allais volontiers avec toi chercher le repos si nécessaire aux individus que n’amuse pas le tracas de Londres. Toute notre maison, et bien entendu mon fils, quoiqu’il n’aimât point Kinston, était aussi du voyage.

« Dès le lendemain de notre arrivée dans cet agréable lieu, mistress Brumoore m’avait confié que le capricieux Kinston venait de lui faire des propositions fort séduisantes, et que moitié tempérament, moitié spéculation, elle était bien tentée d’y être favorable. Je vis clairement que Sara ne demandait qu’à se voir encouragée ; mon aveugle amitié l’emporta sur une délicatesse… que, hélas ! à la vérité, je ne connaissais plus, quoique encore exempte alors du crime d’une complète infidélité. Bref, je fus indulgente, et tout de suite l’adroite Sara partit de là pour avoir l’air de ne se décider que d’après mon conseil obligeant. Deux jours après, à titre de confidente d’une passion dont on pouvait, disait-on, me parler encore sans me faire rougir, — mais on mentait sans doute, — je fus en tiers d’une petite collation bachique où les prétendus amants avaient arrêté de me prier d’un important service. Il s’agissait de figurer pour cette seule nuit, en façon de Sara, dans la chambre et le lit de celle-ci, miss Charlotte, qui couchait dans un cabinet à côté, dont la porte demeurait ouverte, ne devant pas, en cas de réveil, s’apercevoir de l’absence de sa duègne. Cet arrangement devait coûter d’autant moins à ma complaisance, que moi-même j’avais ma chambre vis-à-vis, et un peu séparée de celle où couchait Sidney. Il faut confesser à ma honte que, facile lorsque dans mon intempérance, alors habituelle, je commençais à m’envaporer, je le fus surtout cette fois : or, je soupçonne qu’on usa de quelque drogue pour hâter mon ivresse et provoquer un dur sommeil.

« Depuis le moment où je pus tout promettre à mon insidieuse amie, le reste se confondit pour moi dans le chaos de l’abrutissement. Je ne me suis depuis souvenue de rien, sinon que dans le lit de mistress Brumoore, où je passai cette fameuse nuit, j’avais eu quelques instants de bonne fortune bien doux, mais si vagues, qu’à mon réveil j’étais convaincue de n’avoir fait qu’un songe lascif. Tandis que j’en méditais avec délices les extatiques voluptés, milord était venu m’écraser de sa foudroyante mercuriale. Ce qui, pour le coup, n’était point un songe, c’est que deux heures après la funeste visite de mon époux, il fallut reprendre avec lui tête à tête le chemin de Londres, où je ne revis en effet ni mon fils, ni miss Charlotte, ni la soi-disant amante de Kinston. Dès ce jour, Sidney me montra toute la sécheresse d’un homme, à la vérité, maître de lui-même, et qui ne s’abaisse point à de vils reproches, mais dont les bons sentiments paraissent aliénés pour la vie.

« Nouveau malheur : bientôt quelque chose de fort régulier chez moi me manque ; le mois suivant un doute se confirme ; le troisième mois il n’y a plus de moyen de douter. Mes formes changent à vue d’œil… — Mon beau-frère, interrompis-je avec effroi, n’avait aucune part ?… — Aucune. — Ah ! malheureuse ! que vas-tu devenir ? »

« Un médecin appelé, mais qui m’a fait avertir de ne point me troubler à sa vue, déclare tout haut, devant plusieurs témoins, que je suis atteinte d’hydropisie, et me dit tout bas, hélas ! sans rien m’apprendre, que je fais un enfant. Depuis cette époque, l’obligeant esculape me voit chaque jour, s’applique à gagner mon amitié : sa conduite l’en rendait bien digne ! Aux approches du terme fatal, il me prévient que ma délivrance sera déguisée sous la forme d’une opération devenue indispensable, et à laquelle dès lors je dois feindre d’avoir bien de la peine à me résigner ; au surplus, il s’engage par serment à sauver toutes les apparences, et à prendre tous les soins qui doivent assurer ma vie, celle de ma progéniture et mon honneur. Toutes les horreurs de ma cruelle situation me sont ainsi sauvées. Je mets heureusement au monde, dans le plus grand secret, le fruit honteux de mon inexplicable égarement. Le docteur, qui me paraissait à cette époque le plus heureux des mortels, reçoit ma fille au nombre de ses enfants ; il la fait nourrir, élever comme telle. Notre amitié pouvait comporter et rendre vraisemblable pour moi cette vertueuse conduite ; mes légitimes bienfaits m’acquittent, mais ne peuvent exprimer assez bien, à mon gré, l’infinité de ma reconnaissance. Il m’aide à me persuader que milord ignore, qu’il ignorera toujours l’existence de cet enfant du crime, dont pour moi-même le père est un inconnu.

« Plusieurs années se passent ; mon sort ne change point. Si, de la part de mon époux, je n’eus à subir aucun mauvais procédé, du moins me laisse-t-il le supplice de sa complète indifférence et d’un genre de vie monotone qui me fixe d’instant en instant sur le déchirant souvenir de ma honte.

« Mais le temps, qui triomphe tôt ou tard des plus profondes impressions, vient insensiblement à bout de me remettre bien avec moi-même. Sidney, près de qui de fréquentes rechutes me mettent dans le cas de déployer les plus tendres soins, y est du moins sensible ; je lui suis nécessaire ; il me traite un peu mieux, sans s’en apercevoir. Mais les moindres nuances de sa conduite sont par moi si bien observées ! Un sourire, un mot d’amitié sont pour mon cœur de si balsamiques consolations ! Cependant, il ne m’est pas moins impossible encore de recouvrer une ombre de part à sa confiance ; chaque retour de sa santé n’a jamais préparé celui de sa familiarité conjugale. À la longue, je m’oublie, je m’apprivoise avec l’idée de trop de dureté de la part de mon époux ; j’ai le front d’accuser d’injustice, dans le fond de mon cœur, celui que je ne puis dissimuler d’avoir mortellement offensé ; persuadée qu’il l’ignore, j’ose trouver mauvais qu’il se conduise à peu près… comme il serait excusable s’il était instruit. »



CHAPITRE IX

FIN DU RÉCIT DE MILADY SIDNEY


« Je crois enfin voir naître une occasion ; j’en profite : j’ose me plaindre. Le sangfroid de milord à m’écouter me rend plus hardie… C’est avec éloquence et presque avec fierté que je conclus par la demande de quelque réparation d’une insulte si soutenue dont l’effet a flétri le reste de mes beaux jours. « Madame, répond enfin milord avec une flegmatique dignité dont en pareil cas peu d’hommes sont capables, c’est à regret que je vais me justifier. Si je vous blesse profondément, ne vous en prenez qu’à vous-même. Cette fameuse nuit après laquelle je vins me plaindre de votre fils, vous l’aviez passée en partie dans les bras d’un valet, et sans une circonstance de pur hasard, c’est avec votre fils lui-même que vous eussiez consommé mon déshonneur. L’enfant qui résulte d’une faiblesse dont l’ivresse, autre crime, ne peut servir à vous justifier, cet enfant, j’en ai soin depuis qu’il est au monde. Le docteur n’a rien fait que par mon ordre… Ne vous troublez point, Zéïla ; vous ne devez pas vous croire en ce moment-ci plus malheureuse… Depuis longtemps mon cœur vous a tout pardonné. Vous fûtes plus inconsidérée que coupable, ou plutôt vous ne fûtes que l’aveugle instrument du Destin, qui m’accable pour l’expiation de mes propres fautes. C’était une chimérique arrogance de ma part que de penser à être heureux par la fidélité d’une épouse dont le premier mari tomba sous mes coups, et par l’amitié d’un jeune fou qui par moi fut privé de son père. Vous-même vous étiez apparemment condamnée aussi à ne pouvoir être heureuse par le meurtrier de M. de Kerlandec. Mais la vengeance du ciel a ses bornes, ou nous ne serions ici-bas que les jouets d’une capricieuse et barbare divinité. Je me plais à penser que la tâche de notre malheur est achevée, et que nous pouvons encore nous aider mutuellement à faire naître l’un pour l’autre quelques jours sereins. »

« Je fis alors un mouvement pour me jeter à ses pieds ; il ne le souffrit point. « Écoutez-moi, Zéïla, dit-il en me baisant au front pour la première fois depuis ma funeste aventure, jamais je ne fus assez vil pour ajouter à votre malheur par quelque humiliant reproche. Vous avez arraché malgré moi des secrets que je me proposais de vous laisser ignorer à jamais ; croyez cependant que le même instant qui vous les a révélés va les replonger dans l’oubli. Méprisez-moi si de la vie je profère une seule parole qui puisse réveiller vos douleurs. Jugez si je vous aime encore, au choix que je fais de vous pour me rendre un important service ! — De moi ! milord ; je serais assez fortunée… — Ose m’appeler ton… ami… Soyons amis, Zéïla ; c’est ce que nous pouvons être encore… » Tant de générosité pénétra mon âme ; je fondis en larmes sur une de ses mains… Il daigna porter une des miennes à sa bouche. « Partez, dit-il ; dès que vous arriverez à Paris, mon notaire viendra vous remettre un papier où sont contenues des instructions pour ce que j’ose exiger de votre intelligence et de votre sagesse… Si je vous rends aujourd’hui ma confiance à propos d’une négociation au succès de laquelle j’attache en grande partie le bonheur du reste de mes jours, jugez à quel point je suis persuadé du désir sincère que vous devez avoir vous-même de jouir désormais avec moi d’une existence plus douce !… »

« Il me quitta brusquement pour m’épargner un de ces instants où jamais l’âme des femmes sensibles ne s’exalte qu’aux dépens de leurs trop faibles organes. Ma femme de chambre, qu’il fit entrer à l’instant, eut quelque peine à prévenir un évanouissement dont j’étais menacée. Miss Charlotte était arrivée depuis une heures. Sidney (on ne savait encore pour quelle raison) s’était privé du plaisir de l’embrasser ; sans se montrer, il s’était contenté de la voir devenue grande et belle comme un ange. Elle m’était confiée ; nous allions voyager ensemble. La voiture attendait ; nous partons sous l’escorte de l’intrépide et fidèle Patrick.

« Enfin je te revois, ma tendre amie. Pendant un moment que je t’ai laissée seule, j’ai entretenu l’homme d’affaires dont mon époux m’avait parlé. J’ai parcouru à la hâte mes instructions : elles regardent presqu’en entier miss Charlotte ; il est question de la marier, à la suite de différentes démarches, avec un Anglais qui doit être maintenant malade à Paris, et qui se nomme sir Georges Brown. »



CHAPITRE X

QUI COMMENCE À ÉCLAIRER D’ÉTRANGES
FAITS


« — Sir Georges Brown ! m’écriai-je alors. Infortunée Charlotte ! quel époux t’est destiné ! — Que dis-tu, Félicia ? Tu connaîtrais sir Georges ! — Que trop ! Apprends, ma bonne amie, que cette maladie, très-vraie, qui retient ici l’Anglais au lit depuis un mois, est la suite d’un duel avec Monrose… — Avec mon fils ! (Cela fut crié.) Monrose s’est battu ! Est-il blessé ?… Il est mort peut-être !…(L’expression de ces derniers mots ne peut être décrite.) — Non, non, ma chère Zéïla, Monrose est plein de vie. — Il vit ! tu ne trompes point une mère ! — Ah ! l’aurais-je pu ! Si nous avions perdu Monrose, m’aurais-tu vue paraître chez toi si sereine ? — Il vit ! répète-le moi bien encore !… Je le verrai ?… — Oui, ma mère, » dit alors, s’élançant dans la chambre, le jeune fou, je ne sais comment averti que sa mère était arrivée. Il était accouru : de l’antichambre il avait entendu nos derniers propos ; il se précipitait aux genoux de milady. « Vous m’aimez donc encore ! disait-il la pressant dans ses bras. Ah ! ma mère, que je fus injuste ! Je m’étais cru totalement effacé de votre cœur ! — Monrose ! quel soupçon ! Devait-il jamais entrer dans votre âme !… » Elle le couvrit des plus tendres baisers.

Cette éruption de sentiments faillit leur être à tous deux funeste. Monrose, convalescent, était encore faible ; ma sœur, habituellement chagrine, n’était point exercée à supporter les vives agitations du bonheur. Je voulais appeler… « Garde-t’en bien ! me cria-t-elle ; fais au contraire que nous puissions être encore quelque temps seuls… » Je compris qu’elle craignait qu’un hasard ne fît paraître inopinément miss Charlotte. Je fus plus sûre d’avoir deviné lorsque furtivement elle me dit encore : « Surtout que mes compagnons de voyage ne soient point nommés !… »

Franchissons ensemble, ami lecteur, jusqu’au moment où, non moins impatiente que ma sœur elle-même, je vais enfin apprendre quel rôle put avoir mon fatal neveu dans les obscures scènes d’une nuit désastreuse.

« Belle maman, dit-il, le lendemain de ce jour où vous savez que j’eus le malheur… disons plutôt le bonheur de m’écrier… (ah ! bien innocemment alors, je vous le jure) que j’allais faire la cour à miss Charlotte !… Mais qu’est-elle devenue, cette charmante enfant ? Je ne l’ai pas oubliée un seul jour. Elle doit être grande maintenant, et bien jolie si elle a tenu promesse ? Quel séjour habite-t-elle ? — Voyez un peu mon extravagant ! interrompis-je pour faire diversion à l’embarras de ma sœur, déjà trop peu maîtresse de sa physionomie, et qui pouvait répondre inconsidérément au questionneur, de manière à lui faire deviner ce dont on se proposait de lui faire un mystère. Il commence un récit, et puis une mouche passe, le voilà qui court après ! Soyez tranquille, on aura tout le temps de vous parler de cette petite morveuse, de laquelle, occupé tous les jours, vous ne m’avez pourtant pas dit un mot pendant toute une année ! » Il me craignait, il ne répliqua rien et poursuivit :

« Sans doute on ne pensait plus guères à mon oblique déclaration de la veille, puisque, sur le soir, à l’insu de la vigilante Sara, je pus entretenir tête à tête au jardin la charmante petite. Ce fut elle qui la première mit les fers au feu pour un éclaircissement. « Hier, monsieur, me dit-elle, vous croyiez peut-être vous moquer de moi ? Mais sachez que je n’entends nullement raillerie sur le chapitre de l’amour, et que si quelqu’un faisait mine de m’aimer, je saurais bien le faire expliquer, afin d’agréer son hommage si cela pouvait me faire plaisir, ou de le congédier s’il n’avait pas le don de me plaire. »

« Un garçon de seize ans est tout au moins aussi enfant qu’une petite fille de douze[1]. Le raisonnement de cette morveuse m’embarrassa malgré mon expérience… « Eh bien ! mademoiselle, lui dis-je en balbutiant, si… je vous trouvais fort jolie, et… si… tout de bon je vous suppliais d’agréer mes petits soins… quel sort vous sentiriez-vous capable de me faire ? — Quel sort ? la question va loin : si vous aviez dit seulement quel visage ! » Elle souriait, cette coquetterie m’enflamma. « Petit ange, dis-je pour lors tombant à ses pieds, si vos adorables traits avaient déjà fait dans mon âme bien du ravage à mon insu, maintenant vous achevez ma défaite : permettez-moi de vous aimer toute ma vie. — Cela sera donc bien long ? car vous êtes si jeune !… » Ne semblait-il pas que la friponne se croyait plus mûre que moi !… De fil en aiguille, nous disputâmes si longtemps, de si bon accord, si vivement, si follement, qu’avant la séparation j’étais agréé déjà pour chevalier de l’adorable Charlotte. « Petit cœur, lui dis-je en lui surprenant un baiser, voilà le gage du serment que je fais de vous idolâtrer jusqu’à la mort. — Je vous crois de si bonne foi, répondit-elle en me rendant mon baiser, que je ne veux point de gage, et m’en rapporte à votre parole. Chut ! c’est ma bonne ; sauvons-nous. — L’insupportable ! — Ah ! oui, mais demain ? — Ici, n’est-ce pas ? — Ici, partout, tous les jours. Adieu, mon ami. — Adieu, petit ange. »

« La seconde entrevue fut plus tendre encore et plus vive. Charlotte aimait avant de savoir s’il y avait quelque chose à défendre contre les audacieuses entreprises de l’amour. C’est un petit inconvénient de l’excellente éducation : elle défend qu’on dise aux fillettes un seul mot des devoirs que pourtant, dans l’occasion, on trouve fort mauvais qu’elles n’aient point devinés. Miss Charlotte, à cet égard, fut d’une bêtise !… Il ne lui vint pas l’idée de me disputer le moindre de mes succès. Dès le quatrième jour, sans un obstacle que vous me permettrez de ne point définir, la petite m’eût été tout à fait acquise… Dès que nous pouvions être seuls, je travaillais de grand courage à le détruire ; l’ingénue m’y secondait de tout son cœur… Un jour enfin, nous nous enfermions gaîment dans son petit cabinet, nous jurant, comme si nous avions été seuls au monde, de ne pas nous quitter sans avoir achevé de massacrer un ennemi commun trop fier de ses remparts impénétrables… Comme nous nous préparions pour cet assaut, ne voilà-t-il pas que des plis d’un rideau sort en rugissant la funeste mistress Brumoore ! Un basilic ne nous aurait pas plus subitement inanimés. « Voilà vraiment de jolis jeux d’enfants ! » dit-elle avec une fureur… pourtant un peu composée, si j’ai bonne mémoire.

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 55
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 55

La pauvre Charlotte était tout de bon sans connaissance. D’abord nous la ressuscitons. « Croyez-vous, mon petit monsieur, me dit alors la duègne, que je puisse passer sous silence une abomination pareille ! — Ma chère madame Brumoore ! — Comment, ingrat ! vivant chez votre bienfaiteur… — Par grâce ! — Séduire sa chère nièce, une innocente ! — Daignez m’écouter… — Direz-vous que je n’ai pas vu… Elle serait jolie fille maintenant ! Bourreau ! — Je prétends tout réparer. — Oui, cela se répare !… Allez, allez… dans un moment !… » Elle se préparait à sortir ; je m’efforce et la retiens. Miss Charlotte est en larmes… Mais quel coup du ciel ! quel espoir soudain ! j’ai surpris certain regard, un sourire furtif… « Suivez-moi, monsieur ! (Et pour lors d’un ton terrible :) Laissons à mademoiselle le temps de réfléchir à son infâme conduite ! » Nous sortons ; Sara ferme à la clef… « C’est vous seul que je devrais gronder, dit-elle avec un air de bienveillance auquel je ne me serais guères attendu. Cependant, si je fais mon devoir, voilà dans la maison un scandale… — Vous vous garderez bien, madame, de le causer, n’est-ce pas ? — Je suis pourtant terriblement en colère… (Elle souriait et n’était pas mal comme cela.) Que pourrais-je faire pour vous apaiser ?… — Mais, monsieur le fripon… — Parlez, ordonnez. — Écoutez, mon petit ami… Je suis femme… j’ai comme une autre un… cœur sensible… Donnez-moi d’abord… un baiser !… — Tenez… dix mille, ma chère Sara !… En voulez-vous encore ? — Il est charmant ! — Ma bourse ? la voilà ! — Fi donc ! — Mon sang ? — Oui, démon (en me plantant à son tour sur le bec un baiser qui n’était pas du tout d’une austère gouvernante) ! ton sang, je le veux, je l’exige… mais pas plus cruellement, mon petit roi, que tu n’allais le répandre pour cette morveuse !… » Mistress était rouge comme du feu ; ses mains serraient en tremblant les miennes ; elle m’entraînait[2]

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 57
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 57

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CHAPITRE XI

OÙ L’ON VOIT UN PEU PLUS CLAIR. MONROSE
CONTINUE


« — Eh bien ! petit homme ! me dit alors mistress Brumoore, suis-je aussi diable qu’on le dirait ? — Excellente Sara ! vous avez juré de ne parler de rien ? — Je ferai mieux, si l’on veut être sage ; car miss, après tout, ne vaut encore rien pour ça… — Eh bien ! eh bien ! ma bonne ? — Ma bonne ! voyez donc, comme si j’avais cent ans ! — Oh ! non, non, vous êtes bien jeune, bien aimable ! — Vous disiez que je prendrais volontiers désormais vos amours enfantins sous ma protection. — Grand merci, chère mistress… — C’est l’affaire de huit jours pour vous lasser tous deux d’une polissonnerie d’enfant que vous savez bien n’être pas praticable… Et puis une morveuse n’est pas faite pour fixer un aimable enfant tel que vous… Oh ! c’est une autre affaire ! (Je m’en allais.) Un moment, monsieur : comme il est pressé ! Croiriez-vous, s’il vous plaît, m’avoir assez lié la langue ?… (J’allais…) Non, non… ce n’est pas cela que je veux dire ; mais… cette nuit… Voici une clef de l’antichambre… À onze heures et demie… non, à minuit… Il faut laisser à tout le monde le temps de s’endormir. — Fort bien. — Un peu après minuit vous viendrez… Gardez-vous de faire le moindre bruit !… — Laissez-moi faire… Ah ! madame Brumoore, que vous êtes bonne ! » « Il est insoutenable, interrompis-je ; le voilà qui a pris goût à cette… — Félicia, se hâta de couper milady, faites-lui grâce ; mistress n’était point mal… Son âme seule était à faire horreur. — Et puis, ajouta Monrose, d’honneur, je ne pensais, en la louant, qu’au secret et à la protection qu’elle m’avait promis. » « Maintenant, me dit-elle, rentrons, et consolons un peu la pauvre miss. »

« Les larmes de la petite n’avaient point cessé de ruisseler. « Là, là, mademoiselle, dit alors avec bénignité la duègne déjà renveloppée de toute sa dignité magistrale ; M. Monrose vient de me toucher pour vous. Il est si contrit, il m’a si bien assurée que ci-devant il ne s’était rien passé de trop grave, et qu’à l’avenir il n’y retournerait plus, que j’ai promis de ne rien révéler à monsieur votre oncle. — Ah ! ma bonne ! — N’est-ce pas que vous ne savez point encore au juste ce dont il retournait pour vous ?… — Assurément, me hâtai-je de répondre pour Charlotte, qui hésitait — Sachez, mademoiselle, que ces vilaines choses-là ne se font jamais avant le mariage… Et puis vous auriez été bien attrapée… Un mal affreux !… Vous en seriez peut-être morte ! Allons, allons, essuyez vos larmes, et venez m’embrasser. — Ah ! ma chère bonne ! » La désolée miss n’avait pas d’autre refrain ; son cœur gonflé de la joie du pardon ne demeurait pas moins oppressé… Ce ne fut qu’au bout d’un quart d’heure que l’aimable Charlotte put quitter le fatal cabinet… « Quant à vous, me dit à l’oreille mistress Brumoore en nous séparant, songez que ce que vous savez n’est qu’un à-compte du prix du secret, et qu’à minuit… j’attends mon reste. — Rien de plus juste. — En entrant, vous laisserez la clef dans la serrure : c’est autant de bruit d’épargné. » Je promis…

« Mais d’avance un grand projet me roulait dans la tête. Vous vous souvenez, maman, de ce joli garçon qui coiffait si bien, et qu’à cause de cela j’avais ramassé sur le pavé de Londres pour me l’attacher en manière de valet de chambre ? »

Déjà ma sœur, dont les conjectures anticipaient sur ce que son fils avait à dire, perd contenance : elle pâlit et rougit tour à tour. « Eh bien ! mon neveu ? — Comme la possession de mistress Brumoore n’excitait plus même ma curiosité, j’avais conçu le hardi projet de me faire suppléer près d’elle par Julien. Son libertinage naturel et deux guinées lui firent soudain avouer que mistress avait mille charmes, et qu’il serait infiniment heureux en m’acquittant dans ses bras. Ce qu’il y avait surtout de piquant pour moi dans cette romanesque pasquinade, c’était une occasion bien naturelle de me glisser dans l’appartement en même temps que Julien, à la faveur des ténèbres qui ne pouvaient manquer d’envelopper l’escapade de la grave Sara. Rien n’empêchait alors qu’à quatre pattes je traversasse la chambre à coucher, et vinsse au fortuné cabinet. J’y retrouvais mon bouton de rose… Nous recommencions notre délicieuse partie pour le faire épanouir. Le propre intérêt de mistress déroutait entièrement son équivoque vigilance. Charlotte, mise au fait sur le soir en peu de mots, était enchantée ; j’allais être enfin complétement heureux… À notre âge, quelle riche moisson de plaisir, et pour l’amour, et pour l’espièglerie !

« Cependant, ma chère maman, vous me contrariâtes beaucoup sans vous en douter. Ce même soir, vous vîntes vous établir avec Kinston chez l’amoureuse gouvernante, et vous y tîntes pendant deux heures je ne sais quel comité secret contre lequel vous me pardonnerez bien d’avoir pesté de tout mon cœur. Mais, embusqué au fond d’un corridor, je vois enfin, vers onze heures et demie, Sara mettre très-décemment dehors l’épais Kinston. Je suppose que de l’antichambre, qui est commune, vous aurez en même temps passé dans votre chambre : je commence à voir clair dans l’intérêt de mon rendez-vous. L’heure frappe… Julien, équipé fort à la légère, ainsi que moi, m’a rejoint : deux rats feraient plus de bruit. La serrure, les gonds, bien graissés, semblent être du secret. Julien s’empare bravement de son poste ; je rampe avec plein succès jusqu’au mien. »



CHAPITRE XII

COMMENT JULIEN SE TROUVE PAYÉ DE DEUX
FAÇONS PAR SON MAÎTRE


Ici mon neveu, saisi d’un beau mouvement oratoire, commence à s’écrier : « Ô nuit ! dont quelques heures furent les plus fortunées !… Non, non, ma chère comtesse (en s’interrompant tout de suite), je me rappelle celle où vous vîntes si tendrement allumer chez moi, d’une première étincelle, la lampe inextinguible du plaisir. Je me souviens de ce réveil : en entrant au lit de Charlotte, j’éprouvais la même volupté… — Passez, passez, passez ! mon cher patelin. Dites-nous sans tant de rhétorique ce qu’il advint de votre capricieuse témérité, qui certes enchérit de beaucoup sur la mienne. Qu’arriva-t-il cette fois à la pauvre enfant ? — Eh mais ! ma chère tante, tout ce qui pouvait résulter d’une pareille visite ! »

Mes yeux et ceux de ma sœur se parlèrent aussitôt ; mais nos bouches gardèrent le silence. J’étais à la fois étonnée et d’une immoralité que la fougue des passions justifiait à peine, et de cette naïve candeur avec laquelle mon coupable neveu se confessait devant sa mère, presque étrangère pour lui, tout aussi naturellement que s’il n’eût été qu’avec moi. Je me reprochais presque d’être cause qu’un enfant que j’avais si bien lancé dans la route de la pure nature, n’eût pas eu le temps d’acquérir la moindre connaissance des égards que chacun doit à la société. Une foule d’idées me vint en peu d’instants à ce sujet : l’une d’elles fut que l’aventure de Monrose à Londres le retraçait à peu près tel qu’il était avant de servir. Si les mousquetaires ne pouvaient l’avoir corrigé d’être un étourdi, du moins ne l’avaient-ils pas dépravé. Sa faute à l’égard de mistress Brumoore elle-même était celle d’un espiègle plutôt que d’un roué, tout en se conduisant par un autre intérêt, comme peut-être, en pareil cas, un roué l’aurait fait. C’était encore, à vingt-trois ans, après avoir voyagé, mené la vie de Paris, c’était encore presque le même Monrose de Londres qui m’avait fait sa confession, et qui nous en donnait dans cette circonstance un supplément. Serais-je trop indulgente ! et le lecteur le sera-t-il trop peu pour adopter cette justification ? Mon neveu poursuivit :

« L’enfance, qui dort si naturellement, ne peut, à plus forte raison, veiller après les douces fatigues de l’amour. Quelque bruit qui se faisait dans la chambre de mistress, troubla mon léger sommeil ; mais soudain je m’objectai qu’on ne se réunissait pas ainsi pour être absolument inactifs ; je me rassurai donc bien vite, quoiqu’il ne fût pas facile d’expliquer pourquoi ce surcroît d’agitation dans une alcôve où le début des comptes avait été tout à fait paisible. Je crus entendre aussi bouger une porte ; mais comme je fis tocquer entre les draps ma montre, et qu’elle m’apprit que nous n’étions en bonne fortune qu’à peine depuis deux heures, je me tranquillisai ; l’adorable Charlotte ronflait à petit bruit ; je respectais son heureux sommeil… Enfin, elle venait de s’éveiller ; ses jolis bras s’étendaient vers moi ; je recommençais à l’enlacer des miens… Mais voici le véritable instant d’éprouver de mortelles alarmes.

« On entre sans ménagement dans la chambre de Sara. L’ouverture du cabinet nous laisse apercevoir de la lumière ; j’entends mistress dire d’une voix colère et ferme : « En croyez-vous enfin vos propres yeux ! Voyez ! Est-ce bien elle avec son… » Un cri sourd acheva la phrase… « Scélérate ! » s’écrie milord Sidney, dont je reconnais la voix. En même temps je crois entendre tomber lourdement mistress Brumoore. Julien gémit aussi d’un coup de poing vigoureusement asséné. Je juge cependant qu’il échappe sans plus d’obstacle. Nous sommes perdus, miss Charlotte et moi, si les auteurs de cette scène parviennent jusqu’à nous ; mais… tout est prodige dans cette scabreuse aventure… La lumière a disparu… Le silence succède promptement au tumulte… Plus morte que vive, et se pressant contre moi, frémissante, Charlotte enfin se rassure un peu. Son premier mot exprime qu’elle n’a tremblé que pour moi. « Sauve-toi, me dit-elle… mais par la fenêtre, mon ami… Ce calme est trop menaçant. — Te quitter ! Charlotte ; te laisser seule ! — Eh ! s’il faut que je périsse, dois-je t’entraîner avec moi ! — Périr ! pourquoi, mon cœur ? Nous n’avons point été découverts. — Eh bien ! fuis, fuis, je t’en supplie… — Oui, Charlotte (la quittant), il faut vivre pour te servir… — Ou pour me venger ! » Elle m’étreint, me donne son âme dans un dernier baiser, et me chasse. « Adieu ! »

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 67
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 67

« La fenêtre, peu élevée, est franchie lestement ; me voilà debout dans le jardin sans m’être fait le moindre mal. À peine suis-je à dix pas, avec le dessein de regagner ma chambre, qu’à la faveur d’un faible rayon de la lune qui se couche, je vois venir à moi quelqu’un courant à toutes jambes : c’est le pauvre Julien. Sara le poursuit. « Prenez garde, mon cher maître, crie-t-il, elle m’a blessé… » Néanmoins je m’élance… À ma vue, cette femme, redoublant de fureur, a changé d’objet. Un couteau brille : c’est moi qu’il s’agit de frapper ; j’esquive le coup ; je la saisis, la désarme : elle tombe ; je cours au pavillon, entraînant comme je peux Julien, qui maudit de grand cœur l’honneur qu’il a eu de me représenter. Au surplus, le pauvre diable n’était blessé que légèrement à la main, d’un coup qu’il avait eu le bonheur de parer.

« Quand nous fûmes renfermés et un peu remis de nos respectives alertes, je voulus savoir les particularités de sa bonne fortune, dont j’étais bien éloigné de soupçonner encore toutes les disgrâces. Le détail en fut court : il avait trou vé dans le lit une femme si endormie, si bizarrement couchée, qu’il était impossible de supposer autre chose, sinon, ou qu’on s’amusait à ses dépens, ou que la terrible dormeuse ne s’attendait nullement à la fêtée qui lui était destinée. Dans le doute, et non moins tenté que fidèle à ses engagements, mon suppléant s’était exécuté. Il fallait, prétendait-il, que le diable s’en mêlât ; car au lieu des fort ordinaires apparences de mistress Brumoore, il trouvait le plus délicat embonpoint, une peau d’une finesse achevée, des formes célestes. À travers ces ravissantes surprises, il allait joyeusement à son but. Cependant pas l’ombre d’intelligence de la part du docile mannequin, qui se prêtait comme on voulait à tous les détails de la pose. « Peut-être, me disait Julien, cette espèce d’anéantissement était causé par l’excès de quelques liqueurs fortes dont le parfum s’exhalait avec une respiration de plus en plus brûlante, à mesure que le travail du paiement s’avançait. Déjà deux fois Julien avait payé sans prévoir à quoi la somme devait se monter pour avoir quittance. Il allait financer encore lorsque quelqu’un, entrant doucement, est venu jusqu’au lit, et lui a pris la main sans rudesse… C’était un homme ; car cette main, on la conduisit d’abord sur ce qui lève toute équivoque à l’égard du sexe. De là on lui fit toucher encore le canon d’un pistolet… Pendant toute cette manœuvre, le pauvre Julien grelottait de peur… Le reste des vues de cet étrange somnambule s’expliquait par une pantomime où le pauvre petit, bien honteux, aurait fort désiré de ne point figurer. Mais à la moindre résistance, il sentait le bout du fatal pistolet s’appuyer contre l’occiput. « Vaut mieux tard que jamais ! » lui dit-on après une infamie qui ne peut se décrire… Alors l’homme ou le démon qui s’en était rendu coupable disparut. »



CHAPITRE XIII

FIN DU TRACAS NOCTURNE. COURSE DU
HÉROS


Frémissons ensemble, ami lecteur, des affreux dangers auxquels un heureux trait d’espièglerie a si miraculeusement soustrait notre ami. Sans l’idée bien naturelle de préférer pour cette mémorable nuit les faveurs d’un petit ange à celles d’une mûre et déjà déclinante duègne, l’exécrable stratagème de celle-ci n’aboutissait à rien moins qu’à mettre mon neveu dans les bras de sa propre mère, et il devait y être surpris par un époux mortellement offensé. La complaisance épisodique qu’a cette mégère pour un monstrueux caprice de Kinston, n’est que peccadille en comparaison du reste. Un attentat raffiné qui devait probablement faire périr à la peine et la mère et le fils au sein de l’inceste, est le nec plus ultra de la perfidie, de la rancune et de l’ingratitude. Qu’une aveugle ambition puisse avoir fait le tourment d’une femme cupide, c’est à quoi peut-être on pourrait pardonner le désir de ruiner l’intérêt d’une rivale ; mais l’assassiner quand on en a fait une amie ! quand mille et mille fois on s’est communiqué la mutuelle électricité du plaisir ! mais assassiner Sidney, ancien et toujours actif bienfaiteur, qui va devenir malheureux dès ce moment pour tout le reste de sa vie ! mais préparer le trépas d’un enfant adorable qui, le même jour, s’est abandonné candidement à de perfides caresses, et qui avait su faire goûter, à travers les douleurs de l’enfantement du crime, les magiques sensations de l’amour heureux ! Odieuse Brumoore ! jamais l’enveloppe féminine recéla-t-elle à la fois tant de ruse et d’atrocité ! N’es-tu pas l’inconnu jusqu’alors, mais, par bonheur, l’irreproductible phénix de la scélératesse ?

Cependant cette Providence qui veille encore avec bonté même sur ceux qu’elle semble traiter rigoureusement, n’avait pas permis la consommation de tant de crimes : un heureux échange avait neutralisé la plus dangereuse moitié de l’exécrable intrigue. Sidney ne se trouva pas aussi féroce qu’une âme noire avait pu et dû le supposer.

Donnons encore quelques minutes d’audience à Monrose, qui va poursuivre son intéressante narration.

« Julien, reprit-il, m’apprend encore comment Sara (bien étonnée qu’après la brusque ouverture des rideaux, ce fût lui qu’on avait vu) s’était jetée de côté, craignant un premier mouvement de milord, mais si maladroitement qu’elle avait perdu l’équilibre ; comment lui, Julien, s’élançant aussitôt hors du lit, avait reçu un coup de poing à l’anglaise dont il avait failli perdre la respiration… J’aurais probablement su de même sous quel prétexte, quelques instants après, la forcenée Sara le poursuivait et voulait le tuer… Mais dans ce moment entra chez moi Patrick, le flegmatique autant que loyal Patrick, dont pour la première fois je détestais l’apparition, toujours si agréable pour moi dans des conjonctures plus heureuses. Ce factotum venait, avec son ordinaire sévérité, m’avertir de m’apprêter pour partir dans une heure, son maître ayant à me charger d’une importante commission qui ne pouvait souffrir le moindre retard. Où s’agissait-il d’aller ? La circonstance et l’heure étaient bien singulières ! Cependant je trouvai quelque douceur à penser que je pouvais obliger milord. Son choix du moins prouvait, selon moi, que je ne lui étais nullement suspect… « Dans un moment je serai prêt et descendrai prendre les ordres… — Il ne sera point nécessaire, M. Monrose : milord ne sera pas visible… » Ici j’aurais dû me croire moins sûr de n’avoir aucune part aux ressentiments de milord, mais à seize ans on manque de politique ; je n’imaginais seulement pas que mon étrange mission pût comporter une disgrâce. Je me félicitais d’avoir échappé par miracle à de grands périls ; je ne doutais pas qu’au retour d’une course rapide (à Londres peut-être), je ne fusse également rassuré sur le compte de ma chère petite complice. Au bout de moins d’une heure, Patrick reparaît ; il m’apporte une bourse, une lettre cachetée et un billet de deux lignes pour moi. J’y lis : « À Paris ; descendre chez mon notaire (la lettre était pour lui) ; vous conformer en tout à ce qu’il prescrira. Bon voyage ! » « Mais à Paris !… Je n’ai point fait de malle ! — Il sera pourvu à tout. — Julien ? — Il ne pourra vous suivre. (En même temps Patrick emplissait de ce qui se trouvait sous sa main un sac de nuit.) — Je veux du moins prendre congé de ma mère. — Il n’y a pas moyen, monsieur, le temps presse : on nous attend. » J’ai la tête perdue ; mon cabriolet se trouve attelé de deux des plus beaux chevaux de milord. Je m’y jette, Patrick m’y suit ; le postillon fouette, nous volons. J’avais fait six milles avant que Patrick eût dit de son chef une seule parole. Je le questionnais, il répondait par monosyllabes. À Rochester nous prîmes la poste ; il m’accompagna jusqu’à Douvres : il y arrangea tout pour mon passage, et ne me perdit pas de vue que mon paquebot n’eût quitté le rivage.

« Exact à mon devoir, en entrant à Paris, je vais droit à la maison du notaire pour lequel je suis porteur de la lettre… « Monsieur, me dit-il, après l’avoir attentivement lue, ce dont milord me charge exige des soins et du temps. Si vous voulez bien prendre la peine de repasser sous quinze jours… — Quinze jours, monsieur ! mais je comptais repartir dès demain pour Londres ! » Pour toute réponse, l’homme public sourit ; seulement alors je compris qu’on m’avait attrapé, comme un jeune chien devant qui l’on jette une boule afin qu’il coure après pendant qu’on va fermer la porte de la chambre d’où l’on voulait le chasser.

« J’eus l’honneur, maman, de vous écrire coup sur coup… Point de réponse… À milord Sidney, à Patrick, à milord Bentley… J’aurais écrit au diable… Réponse de nulle part ! Je ne crus pas nécessaire de faire un voyage pour m’assurer moi-même d’un état de disgrâce générale dont il n’était guère possible de douter. Sur ces entrefaites, l’idée me vint d’aller servir en Amérique. Une occasion se présente. Cependant ma mère, mon ancien bienfaiteur, ma petite bonne amie vivent tous en Angleterre… Mais il semble que l’univers m’abandonne… et je suis Français. La chère comtesse en voyage, et que je ne saurais où prendre, me manque bien dans mes premières irrésolutions. Un adroit missionnaire, alors l’objet d’une sorte de culte, m’inganne, par les sophismes de sa sentimentale politique. Un intrigant à la mode, sur le compte duquel je ne veux écouter que ses sots admirateurs, faisait alors métier de préparer les voies. Il me reste encore deux cents guinées de trois cents que milord m’avait fait remettre au moment de notre séparation ; d’autres jeunes enthousiastes de l’indépendance sont sur le point de voler aux enseignes de Washington, je les joins ; nous traversons les mers, au delà desquelles nous ne doutons plus d’être impatiemment attendus par des hommes libres, pour partager leur glorieuse moisson de lauriers civiques. »



CHAPITRE XIV

DÉVELOPPEMENTS NÉCESSAIRES


Nos éclaircissements nous avaient conduits bien avant dans la nuit. Ma sœur désirait que je l’achevasse avec elle ; mais, dans un moment d’entretien à part, je lui fis aisément comprendre qu’il valait mieux qu’elle me laissât retourner chez moi, pour que je ne perdisse pas un instant de vue son fils, dont il était bien intéressant de surveiller désormais les moindres démarches. Déjà nous voyions, elle et moi, fort clair dans un certain point du quiproquo de la nuit fameuse. Ce vaut mieux tard que jamais proféré par milord Kinston, dans une étrange circonstance, prouvait évidemment qu’il avait pris pour Monrose ce docile jeune homme qu’il venait de violer. L’idée de risquer ce crime était justifiée par l’impossibilité qu’un galant, surpris au lit de sa propre mère, pût se permettre aucun éclat. D’après le billet de sir Georges (je venais d’en faire le précis à ma sœur), il était clair que cet ami de Kinston avait conté à celui-ci son malheureux duel et nommé son adversaire, et que, dans sa réponse, Kinston avait imprudemment compromis mon neveu : c’était la source d’une affaire nouvelle inévitable, et qui ne finirait peut-être que par la mort de l’un des deux ennemis.

Je voulais aussi sonder, dès le lendemain matin, les sentiments de Monrose au sujet de miss Charlotte, et juger, d’après ce qu’il m’en dirait, s’il convenait qu’il sût ou qu’il ignorât qu’on se proposait de la marier avec sir Georges. La position de tous les intéressés était bien critique.

Quittant enfin ma sœur, je la priai de ne rien faire que de concert avec moi. Quant à la jeune personne, j’étais d’avis qu’au plus tôt on la mît dans un couvent jusqu’à nouvel ordre. Charlotte était catholique ; son père, Irlandais et de cette religion, avait obtenu à Bruxelles que sa femme, protestante, abjurât : leur fille avait été baptisée selon le rite romain. Sidney, quoique cela ne lui plût guères, avait respecté les dispositions d’un père et d’une mère, et sa nièce avait été élevée (autant que son séjour en Angleterre le comportait) dans la pratique de la religion de ses auteurs. Disons tout de suite que cet enfant si faible à douze ans, quand l’amour et le plaisir la séduisirent, n’avait depuis cessé de montrer un caractère d’une énergie et d’une constance admirables. Elle s’était dès lors vouée dans le cœur à l’aimable Monrose… Si cet invariable choix, qu’elle n’avait jamais pris la peine de dissimuler, ajoutait beaucoup aux déplaisirs de son oncle, du moins celui-ci se félicitait-il secrètement de tant de vertus. Lecteur, je vous vois sourire ! Sachez d’abord que milord ignorait parfaitement à quel point sa nièce et Monrose s’étaient engagés. Il ne croyait qu’à quelques étourderies réciproques, suffisantes pour lui avoir fait dire dans le temps que Monrose avait mis le déshonneur et le désordre dans sa maison. Quant à ces extrémités criminelles où l’ingrate et parjure gouvernante avait eu la lâcheté de se vanter d’avoir surpris les deux enfants, Sidney renvoyait cette accusation à la masse des horreurs supposées qu’avait en effet à moitié démenties la vérification du crime de milady. N’était-ce pas Monrose, son propre fils, qu’on avait promis de faire surprendre avec elle ? Il ne s’y était cependant trouvé que Julien ; et dans quel état voisin de la mort n’était pas cette épouse qu’au fond du cœur Sidney jugeait plus malheureuse encore que coupable ! Un anéantissement d’où ne put la tirer la scène telle que nous l’avons décrite, ne prouvait-il pas qu’un puissant narcotique la privait ainsi de tous ses sens ? Qu’avait désiré l’atroce Brumoore ? Perdre la mère et le fils. Ne semblait-il pas que ce fût par suite de ce plan odieux qu’elle achevait de noircir Monrose en l’accusant d’une double séduction ? Tels étaient, même à travers l’orage des passions, les raisonnements d’un époux, d’un ami philosophe. Sept ans n’avaient point changé ses idées à cet égard. Pendant ce long intervalle, la sage conduite de miss Charlotte avait tout réparé. Milord ne lui reprochait que d’avoir fait d’un jeune homme immoral, à peu près ingrat, et surtout devenu l’ennemi des Anglais, le dieu de ses pensées, le centre de ses secrètes affections. Quant à Kinston, qui avait accordé dans le temps asile et faveur à l’exécrable gouvernante de Sidney, sans aucune explication il avait rompu net avec lui ; jamais leur amitié ne s’était renouée. Mais cessant de se voir, ils n’avaient point affiché d’être ennemis ; Kinston se fût déshonoré ; la gloire de Sidney eût été compromise… Nous vous apprendrons bientôt, cher lecteur, quelle convenance avait enfin décidé celui-ci à contrarier ouvertement le vœu de sa nièce par le projet de la marier avec sir Georges, tandis que pendant sept ans elle n’a cessé de répéter que, sans désirer d’appartenir jamais à l’objet errant que son second père ne pourrait agréer, elle ne lui préférerait cependant de la vie qui que ce fût, même un monarque.



CHAPITRE XV

QUI RACCOMMODERA MONROSE AVEC BIEN
DES LECTEURS


Dès que je fus éveillée, je fis prier mon neveu de descendre chez moi : nous déjeunâmes près de mon lit… Avant d’entrer en conférence, j’étais bien aise d’étudier un peu sa physionomie, et de démêler, s’il était possible, l’état de son intérieur… Quelle différence de ce déjeuner avec tant d’autres ! Qu’il y a loin aujourd’hui, non-seulement de cette folie galante que souvent j’avais bien de la peine à gouverner, quand je n’avais pas un plus doux caprice, mais encore de ce calme que permet le silence des passions ! Tout m’annonçait au contraire qu’elles étaient, dans son cœur, en effervescence. Des regards distraits, souvent plongés ; nul soin à relever la conservation, qui tombait à chaque instant, un désintéressement total sur mille riens qui, pour l’ordinaire, exerçaient en pareil cas son imagination folâtre, tout cela concourait à me faire pressentir quelque chose de singulier. Or, dans la position brouillée de ses intérêts, l’affection qui le concentrait ainsi ne pouvait guères être agréable.

À peine un tendre soin de notre chère marquise d’Aiglemont put-il lui causer quelque joie. Par un billet charmant, elle nous avertissait que certaine personne de sa connaissance songeait à se défaire d’un emploi distingué dans la maison d’un de nos princes : elle avait en vue cette charge pour mon aimable neveu. Déjà les premières ouvertures étaient faites ; elle se flattait d’un plein succès quant à l’agrément : au sujet du prix, « elle voulait que nous nous vissions, imaginant de faciles moyens de lever tous les obstacles. »

Nous répondîmes l’un et l’autre par quelques mots. Je voulus voir ce que mon pupille avait écrit. Son billet était guindé, sec, d’une galanterie forcée ; je ne voulus pas qu’il l’envoyât, et j’exigeai que, sous ma dictée, il en écrivit un autre, si gai, si chaud pour le coup, que l’écrivain m’en parut contrarié… Pauvre marquise ! vous aimez trop celui que jusqu’ici nous n’avons pas eu l’occasion de juger susceptible de prendre autant d’amour. « N’êtes-vous pas bien chanceux ? lui dis-je, et ne sentez-vous pas tout ce que vous devez à cette femme charmante, qui s’occupe si généreusement de lier votre bonheur au plaisir qu’elle se promet en vous fixant près d’elle ? — Oui, chère comtesse, je sens tout mon bonheur… et j’en rougis. — Comment ! seriez-vous assez ingrat !… — Ne me faites point injure : j’ai pour la marquise une tendresse… — Vous m’impatientez ! A-t-on jamais prononcé tendresse avec cette tiédeur ! et puis est-ce le mot ? Que n’ajoutez-vous encore (avec son ton)… et une reconnaissance !… Mais où est votre esprit ? à peine m’écoutez-vous ! — Ma chère comtesse (en soupirant), plaignez-moi ; j’ai du chagrin. — Dans ce moment-ci ! voilà certes qui est bien flatteur pour la marquise ! — Plus que vous ne pensez. — Expliquez-vous. — Je ne suis pas digne d’elle. — Quel scrupule subit !… — Je ne mérite de la part de personne des sentiments distingués lorsque… S’il faut vous parler à cœur ouvert, je ne m’estime pas beaucoup moi-même. — Vos motifs ? — L’arrivée de ma mère a déchiré l’épais bandeau qui tenait mes yeux bouchés : ma conduite depuis sept ans est… absurde, surtout depuis mon retour d’Amérique. — Il est vrai que, dans le temps, vous auriez tout aussi bien fait de rester en France ; mais puisque vous avez réussi… — Au prix de laisser aliénés de moi les cœurs de toutes les personnes que j’aime ! — Exceptez du moins le mien. — Vous étiez absente, autrement vous eussiez eu peut-être, tout comme une autre, à vous plaindre de moi. Je ne puis plus me dissimuler mes torts : je suis impardonnable d’avoir renoncé si légèrement à la tendresse, à l’estime de milord Sidney. Ce n’était plus après avoir joui de ses bienfaits que je devais me souvenir qu’il avait porté la mort dans ma famille. Je devais retourner en Angleterre, me jeter aux pieds de milord ; lui avouer que j’avais corrompu l’enfance de miss Charlotte ; lui jurer que j’attendrais de sa grâce et du temps qu’il daignât enfin me la donner pour épouse. La France n’avait nul besoin de moi hors de son sein. Dans sa patrie, un homme trouve toujours assez de moyens de la servir ; la liberté naissante en Amérique se serait fort bien passée de nous autres, ambitieux paladins, qui ne pouvons savoir si nous ne nous reprocherons pas quelque jour notre impolitique expédition comme une irréparable bévue ; moi surtout. Qui suis-je allé combattre ? Les frères de ma mère et de mon ami ! Peut-être ai-je mis entre ce dernier et moi des barrières insurmontables. Eh ! n’en ai-je pas mis du moins de bien réelles entre cette infortunée Charlotte… qu’il ne sera peut-être plus temps de venger de moi-même ! Qu’est-elle devenue, cette victime de mes criminelles folies ? On ne m’a pas dit d’elle un seul mot ! Abandonnée sans doute de son oncle, de son unique bienfaiteur… morte peut-être !… Mais, si par hasard elle vit, qui voudra lui donner un état ? Si quelqu’un se présente pour l’épouser, se donnera-t-elle avec sa tache secrète ?… ou s’exposera-t-elle aux plus cruels dangers, par le honteux aveu de sa faiblesse, dont tout le blâme appartient à moi seul ? Mon affreuse conduite de quelques jours aura donc préparé le malheur de tout une vie !

« Voilà, ma chère comtesse, quelles funestes idées, m’obsédant cette nuit, m’ont empêché de fermer l’œil. J’ai pris mon parti ; ma mère sait tout : je n’ai plus rien à ménager. Dès aujourd’hui je lui demande une lettre où elle soit caution, auprès de son époux, de mes nouveaux sentiments, de ma honte, de mon repentir et du désir que j’ai de tout réparer… Je vole vers milord ; je demande… j’obtiens sa nièce en mariage. De la fortune ? je n’en veux point avec elle ; son injure sera sa dot. Mon peu de bien suffit ; il est inutile qu’un gentilhomme, obscur en dépit de sa pure ancienneté (je dis pure jusqu’à moi), prenne dans le monde un dangereux essor, et surtout à la cour. À la cour ! qu’y dirait-on de moi ? Portant un nom qu’on n’y prononcera jamais, on affecterait de m’y croire déplacé. Mis en avant, j’attirerais sur moi le mortel regard de l’envie : ce serait alors à qui, ressassant le mieux quelques folies de jeunesse, tâcherait de me susciter le plus d’ennemis et de m’accabler sous les traits d’un blâme injurieux, humiliant, outré. Qu’ai-je fait jusqu’ici de louable ? Que n’ai-je pas effleuré de périlleux ! À quoi tient-il que je ne me sois perdu de réputation ? Un peu de zèle et de courage, quelques succès confondus dans la foule de ceux d’autrui m’ont-ils donc dès maintenant approvisionné de considération pour tout le reste de ma vie ? À votre tour, ma chère Félicia, vous m’écoutez froidement et vous ne me répondez point. »



CHAPITRE XVI

VISITE DE MA SŒUR ; CE QUI EN ARRIVA


Je témoignai bien vivement à mon neveu combien des sentiments aussi louables me touchaient, en augmentant, encore pour lui mon estime et mon amitié. « Mais, mon très-cher, lui dis-je, ce beau transport qui vous reprend soudain pour miss Charlotte est-il bien sensé ? — Pourquoi non, dès qu’il est loyal ? La raison et la probité ne sont-elles pas inséparables ? — À la bonne heure ; mais réfléchissez, et souvenez-vous qu’à douze ans la nièce de milord était… bien docile. — Dites bien tendre, de bien bonne foi, douée de grand courage : trouverait-on beaucoup de femmes d’un âge mûr capables du sang-froid, de l’abnégation que miss Charlotte déploya dans la difficile aventure de notre rendez-vous nocturne ? — Qui dit si cette petite fille a conservé de la beauté ? — En faut-il à la femme qu’on épouse ? Une belle âme… — Oh ! nous allons philosopher ! Vous savez à quel point je déteste le ton du drame ! Songez qu’à vingt-trois ans vous êtes trop jeune pour une femme de dix-neuf ; qu’à ce compte, à quarante ans, c’est-à-dire à la fleur de l’âge (c’est le proverbe), vous auriez pour épouse une honnête matrone de trente-six ! — Voyez ma mère, qui en a quarante-deux et n’en paraît pas avoir trente ! — Les Zéïla sont rares. — Oui, par malheur. (Il sourit et soupire.) — Parions que je vous ai deviné ? — Il faudrait que vous fussiez sorcière. — Vous vous disiez, fripon : S’il existait une milady qui ne fût point ma mère !… Y suis-je ? — Vous avez le diable au corps ! Oui, chère comtesse, elle trouverait à qui parler, je vous jure. Vous conviendrez que ce Julien fut prodigieusement heureux ! — Demandez-en des nouvelles à madame ! » Il se retourna.

Déjà depuis trois minutes ma sœur était là. Je la voyais très-bien, mais c’était un amusement pour moi que de n’avoir fait semblant de rien et de lui procurer l’équivalent d’une déclaration de la part d’un jeune fou tout bouffi d’un amour de réminiscence, mais qui pourtant ne laissait pas de méditer profondément sur le degré de félicité dont la possession de sa mère devait faire jouir. Zéïla était devenue d’un si joli rose, et son bel œil clignotait avec tant d’hypocrisie, que, si ces deux êtres se fussent en ce moment trouvés tête à tête dans une île déserte, je ne sais trop ce qu’il en eût pu résulter. Ce n’est pas, au reste, le plus méchant tour que le diable puisse jouer aux pauvres humains. J’aurais donné beaucoup pour me rendre invisible et pour que ma sœur eût dans le cerveau la vapeur de deux flacons de Champagne… J’aurais peut-être vu de jolies choses arriver ! Je demande bien pardon aux préjugés, si je n’ai pas plus de respect pour leurs imposantes barrières.

Ma chère sœur, trop peu rusée pour son espiègle de fils, crut me parler à mots couverts en m’apprenant que sa compagne de voyage, à la proposition d’entrer pour quelque temps au couvent, avait marqué la plus vive joie, et que l’après-midi du même jour on la transférerait chez les Dames de Colombe, cette communauté, si près de Paris, et d’ailleurs très-bien famée, étant, à certains égards, plus sûre que celles que renferme l’enceinte de notre intrigante capitale.

Je n’aurais rien craint ; il ne me serait pas même venu une idée, si notre jeune témoin, qui, malgré sa belle tirade de morale, n’était rien moins qu’un sage, eût marqué de la curiosité et demandé qui donc pouvait être cette compagne de voyage qu’on allait encloîtrer. Mais je lui vis un air recueilli ; pendant plusieurs minutes il se tut, nous laissant jaser de choses indifférentes. Je sonnai pour mon lever : dès que mes femmes entrèrent, il disparut.

D’après les aventures qu’on verra se succéder, le lecteur aurait deviné ce qu’il est plus naturel de lui dire tout de suite : c’est qu’aussitôt, en nous quittant, Monrose court au fidèle Lebrun, le charge de voler à l’Hôtel d’Angleterre, rue des Filles-Saint-Thomas ; de s’y informer adroitement des noms, qualité, âge, figure, etc., d’une personne qui voyage avec certaine milady arrivée la veille.

Pour bien faire sa commission, mons Lebrun feint d’avoir à parler de quelque chose de fort important à milady (qu’il sait bien être absente)… Il s’agit donc de l’attendre… en bas d’abord, chez l’hôtesse… « Milady tarde bien ! mais M. Lebrun pourrait parler à la femme de chambre. — Je ne sais pas l’anglais… — Mademoiselle Brigitte écorche le français… — Sur ce pied, je serais charmé de faire connaissance avec elle… On va vous mener… Qu’on monte avec M. Lebrun chez milady. »

Mademoiselle Brigitte paraît. Lebrun est un grand et leste brunet qui, comme on sait, ne déplaît point au beau sexe. Brigitte est d’autant plus accorte, qu’elle n’a, en fait de beauté, que la bonne envie d’être belle… On se complimente, on s’apprivoise ensemble insensiblement. Lebrun a merveilleusement le talent de tirer aux gens les vers du nez. Brigitte est naturellement fort babillarde : il n’a qu’à laisser trotter la langue de la soubrette, toute fière de faire écouter et comprendre si bien dans Paris son sifflant baragouin.

Aussi Lebrun, sans presque avoir eu l’air d’y prendre le moindre intérêt, vient à savoir que milady… une bien aimable dame ! une bien bonne maîtresse !… vient à Paris pour marier (cela ne se dit pas, mais on le sait de Londres)… pour marier une belle, belle, belle nièce de milord son époux… avec… sir Georges Brown, un baronnet si beau, si beau, si beau !… que ce mariage doit faire un jour la jubilation des trois royaumes. Il n’y a qu’un petit malheur : c’est que miss Charlotte paraît avoir pour le mariage une répugnance invincible !… « N’est-ce pas, monsieur, que quand on est une si belle miss et qu’on peut avoir, en tout bien tout honneur, un si beau baronnet, il devrait être bien doux de céder à la nature ? Car enfin on fut fait comme ça : c’est un devoir que d’en faire d’autres à son tour !… »

Lebrun était menacé de voir pousser loin cette morale dissertation ; mais par bonheur miss Charlotte, qui peut-être entendait, ou qui du moins avait besoin de l’éloquente Brigitte, ouvre une porte et se montre…

Lebrun, le connaisseur mais difficile Lebrun, croit pourtant voir un séraphin descendre du ciel ; il ne sait d’abord s’il doit se tenir debout ou se prosterner… Il est saisi d’admiration… de respect… ébloui, dérouté… Déjà deux fois la surhumaine créature lui a demandé ce qu’il lui faut. Il n’a pas eu la présence d’esprit de répondre. « Que voulez-vous enfin, monsieur ? — Plus rien, madame. » Il lève les mains au plafond… fait deux pas, se retourne, se courbe jusqu’aux genoux, et, à reculons, il sort de l’antichambre.



CHAPITRE XVII

PETIT ORAGE. COMMENT APAISÉ


« Non, non, madame, il ne l’épousera pas, dit (se jetant où nous étions et criant) mon écervelé de neveu, dont aussitôt je devine la manœuvre. Lui ! l’odieux sir Georges, devenir l’époux de miss Charlotte ! Si j’avais mille vies, il faudrait qu’il m’arrachât la dernière avant que de conclure un hymen aussi mal assorti ! » Monrose, en parlant avec fureur, parcourait la chambre à grands pas : il était fou. La pauvre Zéïla, stupéfaite, semblait me dire des yeux : « Il sait tout : quel démon m’a trahie ! »

Après cette belle entrée et d’autres imprécations dont je fais grâce au lecteur, l’extravagant fit un saut vers la porte ; j’eus le bon sens de m’opposer. « Où courez-vous ? — M’assurer de miss Charlotte ; la soustraire au projet noir qu’on a formé contre elle ; la dérober à la persécution… — Quel langage, mon fils ! Oubliez-vous que c’est devant moi… — Ô ma mère, que je suis loin de vouloir vous offenser ! Dans tout ceci vous ne faites qu’obéir… c’est votre cruel époux qui ordonne et persécute… Oui, ma mère, je le sais, miss déteste le mariage, et l’on veut lui faire violence… — Violence, mon fils ! je serais incapable de m’y prêter. — Et cependant vous vous disposez à priver cette créature angélique des beautés de son nouveau séjour ! De plein saut vous la jetez dans un maudit couvent ! C’est par l’horreur de l’esclavage monacal que vous voulez assouplir Charlotte, afin qu’elle puisse se résigner à subir l’autre… Mais non, non, ma mère, cette intrigue détestable ne se consommera point, du moins aussi longtemps que je vivrai. Sir Georges, pour plus d’une raison, est mon ennemi déclaré. Du moment qu’il a pu être assez peu généreux pour offenser de nouveau celui qui revenait à lui de bonne amitié, j’ai cessé d’être indulgent à son égard. Je lui réservais la mort, je la lui dois plus promptement à cette heure… (D’un ton plus doux.) Mais, vous aussi, chère Félicia, vous voulez être contre moi ! vous arrêtez mes pas. Avez-vous déjà pris un rôle dans le complot inique ? » Je ne répondis rien ; je gardai seulement la porte. Zéïla se désolait dans un fauteuil. Monrose était trop délicat pour forcer la barrière que je lui faisais de ma personne… Il a baissé les yeux ; il médite… Puis il court à sa mère, se jette à ses pieds ; implore un pardon pour son manque de respect ; se justifie le moins mal qu’il peut du transport où il vient de s’engager ; mais, toujours furieux contre le baronnet, il jure que jamais cet homme ne deviendra l’époux de Charlotte.

Cependant nous voilà fort embarrassées. « Sir Georges est-il déjà prévenu de votre arrivée ? demande le jaloux à sa mère. — Pourquoi cette question ? — C’est que sans doute, s’il vous sait à Paris, il se hâtera de réclamer l’exécution du projet de le marier avec miss Charlotte… mais j’y mettrai bon ordre ! — Écoutez-moi, mon cher neveu. — Volontiers, pourvu que vous approuviez mon idée. — Quelle est-elle ? — D’empêcher, n’importe comment, une union qui serait funeste à mon repos. Que milord me refuse sa nièce, il en sera maître : je ne l’épouserai point malgré lui ; mais que du moins il ne la force point à contracter un engagement pour lequel je sais qu’elle aurait de la répugnance. Je ne me flatte point d’être immédiatement agréé : sans doute on m’aura noirci auprès de l’adorable Charlotte ; mais peut-être enfin je la verrai. Je saurai la détromper, et lui faire croire à des sentiments… dont on m’a probablement fait passer pour incapable. — Eh bien ! mon fils, je ne ferai rien avant d’avoir consulté Sidney. — Ah ! ma mère ! sur ce pied vous pouvez m’ordonner tout ce que vous jugerez à propos… — D’abord que vous laissiez sir Georges parfaitement tranquille. — C’est lui qui m’a défié. Le démêlé qui demeure suspendu, parce qu’il n’a pas voulu qu’il fût terminé, n’a rien de commun avec son prétendu mariage. Tout ce que je puis promettre, c’est de ne point englober ce nouvel intérêt dans le précédent, c’est de laisser ignorer à sir Georges comment et en vertu de quel droit je suis son rival. — Bien, mon neveu. M’est-ce pas, Zéïla, que de sa part nous ne pouvons rien exiger de plus ? — Sinon que provisoirement il ne s’oppose à aucune de mes vues à l’occasion de miss Charlotte, qu’il souffre qu’elle entre au couvent, et que, par aucune démarche, il n’y trouble son repos : or, sûrement, ce serait assez, pour cela, que de lui faire savoir qu’on est retrouvé, qu’on l’aime… — Ou qu’on croit l’aimer, interrompis-je, car je vois jusqu’à présent tout au moins autant de roman et de taquinerie que de vraie passion à cette belle reprise d’amour. — Je le souhaite, répliqua ma sœur, car la connaissance que j’ai du caractère de mon époux, me fait craindre qu’il ne soit incapable de varier dans ses plans. En un mot, j’écrirai ; mon fils écrira lui-même : ne doit-il pas être assez généreux pour rien entreprendre avant le retour des réponses ? — Il s’y engagera, j’en réponds. — Quelles dures lois vous me dictez ! Mais, si je me prête à vos sévères désirs, vous-même, ma mère, vous serez jusqu’à nouvel ordre absolument neutre entre sir Georges et moi ! Je vous jure donc de ne plus rien tenter sans votre attache ; heureux si je puis, au prix du plus cruel sacrifice, vous prouver à quel point je suis jaloux de ne perdre aucun de vos bons sentiments. »

Ce petit traité calma les esprits. Ma sœur retourna dîner chez elle, et dès l’après-midi miss Charlotte fut par elle conduite au couvent de Colombe.



CHAPITRE XVIII

OÙ LE DEVOIR D’HISTORIENNE ME FAIT
COMPROMETTRE L’AMITIÉ


Plus discret que mademoiselle Brigitte, l’ambassadeur Lebrun n’avait pas dit un seul mot qui pût le faire reconnaître pour appartenir à Monrose ; mais à peine s’était-il retiré, que la moraliste Brigitte, encore tout émue d’une apparition qui lui faisait sentir qu’on est faite pour faire autrui, s’était hâtée de venir aux informations chez l’hôtesse. On aura remarqué que celle-ci avait nommé deux fois M. Lebrun : c’est que mon fripon de neveu avait eu dans cet hôtel des relations établies par l’introducteur d’Aspergue, et que par conséquent Lebrun, qui était venu souvent prendre l’ordre, d’ailleurs assez remarquable lui-même, n’était point un étranger pour les gens de cette maison. Ainsi mademoiselle Brigitte apprenait fort naturellement que le silencieux émissaire servait un jeune maître nommé le chevalier Monrose… « Le chevalier Monrose ! s’était écriée la soubrette ; parle-t-il anglais ? — Probablement ; car les personnes qu’il fréquentait céans, un peu aventurières, je crois, ne savaient pas dire pain en français. — Ah ! c’est lui-même !… » Et Brigitte aussitôt de regagner au galop l’appartement de miss Charlotte.

Le lecteur a déjà deviné que mademoiselle Brigitte, quoique à peine depuis cinq jours à la suite de la prétendue de sir Georges, pouvait avoir surpris un : « Ah ! Monrose ! » qui serait par hasard échappé à l’angélique miss dans quelque moment de tendre rêverie. Quand un jeune cœur est foulé par un objet qu’on voudrait y faire entrer par force, il laisse aisément exhaler une réminiscence plaintive en faveur de l’être possesseur qu’on tâche de déloger. C’est ainsi que toutes les fois que pendant la route il était arrivé à milady de prononcer le nom de sir Georges, celle qu’on lui destinait s’était contentée de se dire à elle-même : « Ah ! Monrose ! Monrose ! » ce qui était sans doute plus tendre et plus poli que de disputer… Bref, déjà mademoiselle Brigitte se croit autorisée par les circonstances à prendre un rôle dans les amours d’une jeune personne placée entre deux rivaux. Quelle félicité !… Devenir confidente ! servir, à découvert, le prétendu désigné, mais en secret l’ami du cœur ! se trouver sans doute dans une espèce de travail politique et suivi avec le beau valet de chambre ! Cependant une moitié de la joie de cette spéculatrice Brigitte est soudain supprimée, quand, à ce qu’elle croit devoir être reçu comme l’annonce d’une importante découverte, miss Charlotte répond froidement : « Je ne vois rien d’extraordinaire à ce que le fils de milady, puisqu’il est à Paris, cherche sa mère qui vient d’y arriver. — Mais il paraît que milady ne le croyait point en France !… — Que vous avez d’esprit ! Cependant qu’il y fût ou non, qu’est-ce que cela me faisait à moi ! » Charlotte ne put rien ajouter. Heureusement elle écrivait : penchée sur son papier, et ayant soin qu’il n’y tombât point de larmes, elle put dérober à la curieuse observatrice l’excès d’une terrible émotion. Avant le retour de milady Sidney, elle avait eu le temps de se remettre.

Si Brigitte crut devoir parler à sa maîtresse de l’apparition d’un domestique, elle le fit en particulier. Miss Charlotte ne dit rien. Milady put donc la mener au couvent, l’après-midi, sans te douter qu’il eût été fait, à l’Hôtel d’Angleterre, la moindre mention de Monrose, au sujet de qui le projet était de laisser miss Charlotte dans l’erreur jusqu’à ce qu’on sût à quoi s’en tenir de la part de milord Sidney. Dès le lendemain les lettres de ma sœur, de Monrose et la mienne furent prêtes. Remerciez-moi, lecteur, de ce que je ne les transcris point pour vous les faire admirer ! Je les fis porter par un de mes gens, très-bon courrier, à qui j’avais recommandé surtout de faire une extrême diligence.

Laissons-le galoper ; laissons miss Charlotte songer creux dans son couvent, tandis que, esclave de sa parole, mon neveu se mord les doigts de l’avoir donnée. Pendant que sir Georges se rétablit, ma sœur se remet obligeamment au courant de notre enivrante capitale, se lie avec ma société, y distingue l’aimable Garancey, et l’agace assez pour que cet homme délicat se croie indispensablement obligé de répondre… Ils s’arrangent en dépit du bon nombre d’années que ma tendre sœur a de plus que lui… Mais c’est qu’alors Zéïla n’est déjà plus la belle ombre que j’ai décrite au moment de son arrivée du pays des vapeurs. La France a soudain, et comme par miracle, rajeuni, ranimé ce chef-d’œuvre de beauté, dont on a lu tant de fois l’éloge. Comme à l’ivoire jauni la rosée du printemps rend toute sa blancheur, de même le plaisir a lavé les lys de ma sœur bien-aimée : le brandon de Prométhée a fait le reste. Lui seul a le droit de porter dans le sang ce principe vivifiant, cette flamme céleste qui bientôt soulève et dilate les appas affaissés, et pétille à travers les roses renouvelées.

À quoi bon cette médisance ? va me dire ici quelque sévère lecteur. Qu’avions-nous besoin d’apprendre un fait totalement étranger à la marche de cette histoire ? N’a-t-on pas assez de peine à rassembler dans son cerveau les détails essentiels ! Vous avez, ma foi, raison ; cet épisode est tout à fait ridicule, mais ma plume courait, et je n’aime pas les ratures. Oubliez donc que Garancey rajeunissait ma sœur, suivez-moi sans rancune sur ce chemin où nous avons encore à retrouver bien des gens de connaissance avant que d’arriver au but.



CHAPITRE XIX

COMMENT NOTRE HÉROS EST SECOUÉ
CE JOUR-LÀ


Forcé d’attendre (on ne savait prévoir au juste combien de temps) que notre courrier fût de retour, Monrose combinait comment il pourrait s’étourdir… Il avait d’autant plus besoin de se distraire, que la marquise d’Aiglemont éprouvait depuis deux jours un mal-être qui la menaçait peut-être d’une maladie. À travers son double souci, mon tendre ami reçut le billet que je vais transcrire :

« Ingrat ! vous êtes à Paris : j’y ai respiré quelques heures… Mais, pour que je ne me retrouvasse point avec vous, il fallait qu’un fils ne mît aucun empressement à revoir sa mère, et ne s’annonçât chez elle que par un message. L’homme qui peut ainsi convertir en cérémonie le plus doux des devoirs, ne doit pas s’étonner quand, par sa faute, il ignore encore les tristes destinées de miss Charlotte. »

« Vous voyez, ma chère comtesse ! accourut me dire l’outragé Monrose, dans un nouvel accès de cette passion que nous avions eu tant de peine à calmer. Convenez maintenant qu’il m’est impossible de ne pas violer la parole que je vous ai donnée ! Ceci change toutes les hypothèses, avouez-le ! Voudriez-vous que je me dégradasse dans l’esprit de celle qui m’inspire si bien, et cela pour le stérile bonheur d’être fidèle à une promesse arrachée par la séduction du respect et de l’amitié ! »

Cette fois il raisonnait juste ; je me taisais, n’ayant rien à lui opposer… « Eh bien ! ma chère tante ? — Eh bien ! mon cher neveu ? — Je vole à ce couvent !… — À votre place je n’en ferais rien ; j’écrirais deux mots qui suffiraient pour ma justification provisoire, et j’engagerais miss Charlotte à patienter quelques semaines avant de fixer aucun jugement… »

Nous agitions cette question, lorsqu’on apporta dans ma propre chambre à Monrose cet écrit d’une tout autre conséquence : « Je suis trop Anglais, monsieur, c’est-à-dire trop franc, pour vous laisser ignorer que dès mon arrivée en France je vous ai connu pour être le seul adversaire qui pût s’opposer au bonheur de ma vie. Milord Sidney m’a choisi pour devenir l’époux de sa malheureuse nièce. Je n’ignore point que vous corrompîtes l’enfance de miss Charlotte : s’il le savait lui-même, il ne destinerait sans doute ni moi ni personne à pareil hymen. Mais, persuadé qu’à l’âge que la trop crédule enfant avait alors, on ne peut contracter une véritable tache, je ne porterai point la honte et la douleur dans le cœur d’un ami. Cependant l’homme sans mœurs qui tâcha de déshonorer celle dont je songe à faire mon épouse, ne peut exister tandis qu’elle m’appartiendra… Maintenant, monsieur, vous devez comprendre ce que voulait dire notre première querelle. À quand la seconde, qui sera sans faute la dernière, attendu qu’après elle je n’aurai plus, ou vous, d’ennemi ? »

Je fus moi-même si choquée de cet insolent cartel, que je ne voulus point dissuader mon neveu d’y répondre de la manière la plus dure ; il le fit dans ces termes :

« Sachez, monsieur, que celle que vous vous proposiez d’obtenir pour femme, ne vous aurait jamais appartenu : ainsi nul scrupule à cet égard ; mais le spéculateur avide qui attendait, de l’autorité d’un parent opulent, la main de miss Charlotte, dont au contraire je me crois sur le point de faire mon épouse, cet homme ne peut exister quand il affecte de se croire sur elle des droits que je prétends avoir seul. À demain donc notre ancienne et dernière querelle. »

« P. S. Nous étions en fort bon lieu la première fois. Outre nos épées, ayons aussi des pistolets : il fait jour, je crois, dès cinq heures. À demain ! »

Cette réponse envoyée : « Pour Dieu ! ma chère tante, dit le généreux Monrose, tombant à mes genoux, sauvez à ma mère la connaissance de cet incident : elle n’a pas votre fermeté. Que toute crainte lui soit épargnée. Si je suis vainqueur, qu’elle n’ait qu’à s’en réjouir avec vous !… Si je dois succomber, à quoi bon l’avoir d’avance alarmée !… » Il avait encore raison. Mon âme était étranglée. Je me trouvais pour le coup dans cet état de douleur où l’on ne verse plus de larmes. Quel moment pour moi, constamment heureuse, et qui, de ma vie, n’avais éprouvé de semblables agitations ! Que, surtout alors, je maudissais de grand cœur l’amour et ses extravagances, les Anglais et leur philosophe férocité !…

Vers onze heures du soir, tête à tête, nous faisions semblant de souper, mangeant un peu pour nous dissimuler mutuellement notre agitation secrète, évitant surtout de dire un mot qui pût rappeler sir Georges et l’état où les choses venaient d’être mises par son maudit billet… On vint, une carte à la main, avertir mon neveu qu’une personne était là qui venait d’écrire ce que voici : « M. le chevalier Monrose est-il le même qui, certaine nuit, à la campagne de certain lord, mit dans de si beaux draps son serviteur Julien ? »

Après avoir lu : « Voyez, chère comtesse, dit-il, en me passant la carte : ceci sent encore l’aventure à pleine gorge. Il serait plaisant que quelqu’un vint aujourd’hui me demander raison du méchant tour que je jouai là-bas sans le savoir au pauvre Julien, que j’aimais pourtant de tout mon cœur ! » Puis, sans attendre mon avis : « Faites entrer ! » cria-t-il. On annonça M. de Senneville.

Je vois alors un jeune homme de la plus jolie figure qui s’avançait de l’air aisé d’un homme du monde. Il me salua respectueusement, mais avec la descente liberté d’un égal. Aussitôt il tendit, en souriant, les bras à mon neveu stupéfait, et lui dit : « Mon ancien maître veut-il bien permettre que Senneville, officier de marine, ait la satisfaction de l’embrasser ?… » Notre héros, dont on connaît le cœur, fut enchanté de revoir dans une position qu’on devait juger heureuse, un être près duquel il avait bien à réparer quelques torts d’étourderie. Monrose se jeta dans les bras du ci-devant Julien avec les transports de la plus vive affection.



CHAPITRE XX

OÙ M. DE SENNEVILLE OCCUPE LA SCÈNE


Après les premières démonstrations du vrai plaisir de se revoir… « Mangeriez-vous un morceau ? dit Monrose au visiteur. — Très-volontiers. Depuis cinq heures à Paris, d’où je serais déjà reparti sans la rencontre d’un ami qui me donnera demain matin une sérieuse occupation, j’avais couru, fait comme vous me voyez, à un petit spectacle… J’aurais dû commencer par demander mille excuses à madame la comtesse d’être entré chez elle en ce costume (il était en courrier, mais proprement mis et les cheveux bien arrangés) : j’ai cru faire à un homme une visite de voyageur… » Je mis M. de Senneville à son aise ; il continua. « Contre ma loge étaient deux jolies femmes : l’une vient à nommer le chevalier Monrose, en faisant remarquer un chevalier qui a de son air ; l’amie en convient ; je regarde et j’ai la même idée qu’elles, quoiqu’il y ait si longtemps que je n’aie eu l’avantage de vous voir… Je me mêle pour lors à la conversation ; je demande si vous êtes à Paris, on me l’assure ; votre adresse, on me la donne. De la salle, je vole à mon hôtel garni ; j’écris quelques lettres, et n’ai plus le temps d’y souper, ni même de dire bonsoir à mon ami, si je veux me présenter encore chez vous à une heure à peu près convenable. J’accours, j’ai le bonheur de vous trouver. Cependant, me sentant d’un fort bon appétit, je ne fais point de façon, et puisque vous le trouvez bon, nous causerons à table. » Et tout de suite, voici ce que, tout en dévorant, le charmant jeune homme nous apprit :

« Je n’étais pas fait pour l’état où vous me trouvâtes à Londres : aussi, monsieur le chevalier, n’ai-je servi jamais que vous ; il m’eût été pour lors bien impossible de deviner quels heureux changements se feraient par la suite dans mes capricieuses destinées. Fruit longtemps obscur de la faiblesse de certaine demoiselle de compagnie, en faveur du fils unique de sa protectrice, chassé avant de naître, puni d’avance du crime de devoir respirer, je fus nourri, et pauvrement, mais honnêtement élevé sous le titre de neveu, par ma laborieuse mère, jusqu’à l’âge où l’on songe à l’état futur d’un enfant. À cette époque, elle préféra pour moi la profession de chirurgien, comme plus décente qu’un métier, et en même temps non-seulement utile, mais de nature à procurer un jour au talent une raisonnable aisance. On me plaça conséquemment chez un maître perruquier de Paris, sur le pied de major[3]. Au bout de trois ans, si beaucoup d’application m’avait rendu passablement habile dans l’art des pansements et la dissection, j’avais fait des progrès plus étonnants encore dans la partie de l’accommodage. J’étais idolâtré des femmes, j’aimais à les coiffer. Une d’elles, à son tour, se coiffa de moi : c’était une actrice italienne qui, se donnant un an de vacances, passait par Paris pour aller exécuter à Londres certains projets de fortune fondés sur le double avantage du talent et des charmes. Cette adorable créature, qui m’avait ensorcelé, quoique mon aînée de près de six ans, me pressa de la suivre : c’était des deux parts une insigne folie. N’importe ! adieu Saint-Côme, adieu la jolie bourgeoise qui, après m’avoir mis dans le monde, me gâtait si tendrement depuis six mois ! Un beau matin Argentine m’enlève ; nous franchissons la Manche, et Londres reçoit enfin dans ses murs un polisson de Français, devenu, sans l’ombre de vraisemblance, le frère de la moindre équivoque Italienne. Ma sœur avait de l’argent et des bijoux. Bientôt elle paraît sur la scène, obtient des succès, a des amants et fait des dupes dans ce genre. Un jour, par malheur, l’un des heureux, libéral, mais jaloux, me surprend dans les bras de ma sœur prétendue, la bat (c’était un marin de la Compagnie des Indes), me met à la porte assez brutalement et fait de la sorte crouler en un moment le fragile édifice de mon bien-être avec celui de mes plaisirs… »

Ici j’interrompis M. de Senneville. « Oserais-je vous demander, monsieur, si cette Argentine n’avait pas un autre nom ? — Elle se nommait Fiorelli, madame la comtesse[4]. — Bon ; c’est tout ce qu’il me faut pour le moment : continuez, s’il vous plaît. »

« Au bout de huit jours, pendant lesquels toutes mes recherches avaient été vaines pour retrouver celle que j’avais tant de raison de regretter, errant et déjà plus que menacé par la misère, j’eus le bonheur de vous trouver, monsieur le chevalier. Je vous fis un conte en l’air auquel vous eûtes ou non la bonté d’ajouter foi ; vous m’agréâtes en un mot. Votre humanité, vos manières généreuses m’épargnèrent toutes les disgrâces de mon humiliante servitude. Vous savez le reste jusqu’au moment critique où l’on m’arracha d’auprès de vous. »

Dans ce moment on vint dire à mon neveu que sir Georges (on dit la personne) acceptait la partie pour le lendemain, à l’heure et au lieu convenus. « C’est bon, » répondit Monrose du même ton que si l’on n’avait fait que lui rendre compte d’une affiche ; et tout de suite, en décoiffant une bouteille de Champagne, il pria, de l’air du monde le plus serein, M. de Senneville de nous conter la suite de ses intéressantes aventures… Je la renvoie au chapitre suivant.



CHAPITRE XXI

FIN DES AVENTURES DE M. DE SENNEVILLE


« Vous veniez de partir rapidement pour Londres, continua le conteur en s’adressant à Monrose ; on m’avait enfermé dans mon appartement, et je me tourmentais fort à travers l’incertitude du traitement qui pouvait m’être destiné. Vers dix heures parut un laquais de milord : c’était pour m’amener chez son maître. Je mourais pour le coup de peur, mais… « Julien ! me dit milord sans colère, de la manière dont vous répondrez à mes questions va dépendre votre perte ou votre salut. Soyez vrai, vous pouvez compter sur mon indulgence. Écartez-vous de la vérité, dans la moindre circonstance de vos aveux, vous aurez prononcé vous-même votre condamnation. Avec qui croyiez-vous être cette nuit ? — Avec mistress Sara, milord : mon maître m’avait prié de figurer pour lui près d’elle ; mais puisque j’ai vu cette femme à vos côtés, j’étais trompé. — Croyez-vous que la personne avec qui vous vous trouviez ait eu la moindre connaissance de l’indignité dont elle était la victime ? — Je mettrais ma main au feu que cette personne ne s’est douté de rien. Un assoupissement extraordinaire prouverait plutôt qu’on l’avait inanimée au moyen de quelque drogue. — Pouvez-vous, de bonne foi, jurer ce que vous venez de me dire ? — Je le jure, milord. » Je m’étais rassuré par degrés : j’avais prononcé mon serment avec force ; milord parut satisfait. « Eh bien, dit-il, tenant une bourse suspendue entre ses doigts, voici le prix des services que vous pouvez avoir rendus au chevalier Monrose, et de quoi vous dédommager de la place que je vous fais perdre : mais je mets mon bienfait à une condition… — Ordonnez, milord. — L’homme que vous voyez va vous conduire en quelque port : vous vous y embarquerez. Choisissez entre ce parti et un châtiment… que vous ne pouvez nier d’avoir mérité, car l’acte d’obéissance que je vous reproche n’était nullement du nombre des devoirs d’un honnête domestique. » M’embarquer ! c’était me prier de noces : après aimer, voyager était pour lors mon plus cher désir. Je promets, aux genoux de milord, d’exécuter aveuglément ses ordres. L’or passe dans mes mains. On m’emmène aussitôt grand train à Plymouth. J’y suis remis à l’officier qui devait commander un petit bâtiment dont on ne me dit point la destination. Le lendemain nous mettons à la voile. Cinq jours après nous sommes rencontrés, attaqués, battus et pris par une frégate française ; grâce à cette mésaventure, j’ai le bonheur de me retrouver avec mes compatriotes.

« À bord du bâtiment vainqueur était un lieutenant-colonel d’infanterie avec un détachement de son régiment. Cet officier, dès les premiers moments de ma détention, m’avait attentivement considéré ; le lendemain, le jour suivant encore, il avait paru me chercher, et toujours ses regards m’avaient inspiré le même intérêt. Il paraissait surtout frappé de ce petit signe brun que vous me voyez à deux doigts de la bouche. Enfin, mon curieux n’y tient plus ; il m’aborde et me fait plusieurs questions ; j’y réponds avec toute la franchise de l’adolescence. « Il est étonnant, me dit-il, combien vous ressemblez à une dame de la ville où vous êtes né… ou plutôt à une demoiselle, car la personne que j’entends n’est pas mariée, je crois… Je l’ai vue à la dérobée, il y a deux ans. Le nom de Dumeix vous est-il connu ? — C’est ma mère, m’écriai-je avec le transport d’un jeune fou qui ne se sent pas qu’il avoue la tache de son illégitimité. — Chut… (Mettant le doigt sur ma bouche et me prenant la main ; puis, d’un ton plus bas :) Viens demain matin, mon jeune ami, me parler… dans cette chambre… » Du pont il me la montrait… Sa main frémissait en pressant la mienne… Son œil fixe était humide de joie ; ses joues semblaient pétiller d’émotion. Ne le devinez-vous pas, madame ? ni vous, monsieur le chevalier ? Cet officier était mon père !

« À vingt ans, militaire, léger, sans morale, entiché des sots principes de la disproportion, si favorable à la cruelle ingratitude, M. de Senneville avait séduit la trop crédule lectrice de sa mère ; depuis il l’avait totalement négligée, jusqu’à ce que quinze ans après, à demi-ruiné, trompé de mille manières par des femmes sans mœurs et par de perfides amis, il se souvint enfin qu’une patiente créature, qui, loin de chercher à se venger, ne l’avait pas importuné d’une seule plainte, pouvait exister encore ; peut-être cette malheureuse Ariane aurait-elle conservé dans son âme quelque étincelle d’une pure tendresse, dont, à proportion qu’il devenait malheureux, il s’était de plus en plus reproché d’avoir méconnu le prix. Rongé de remords, dès que la tempête des excès ne pouvait plus le distraire, M. de Senneville s’était rapproché de son ancienne maîtresse. Il y avait pour lors deux ans que j’étais à Paris ; mais un portrait peint par ma mère, qui vivait du médiocre talent de la miniature et des fleurs, m’avait fait connaître à l’auteur de mes jours. Il avait gardé cette effigie ; il me la faisait voir… Dès ce temps-là, dis-je, il avait été question de renouer ; mais ma mère, sentimentale à l’excès, et qui s’était fait une vertueuse habitude de son indépendante obscurité, répugnait à s’assujettir pour un peu de lustre et d’aisance ; cependant elle avait, par contre, un important devoir à remplir envers moi, celui de me faire retrouver un rang honnête dans la classe des citoyens. Elle ne s’était point encore décidée, quand un ordre aussi cruel qu’imprévu força M. de Senneville à repartir pour aller servir en Amérique. Mademoiselle Dumeix s’était bien gardée de déclarer à mon père quel séjour j’habitais, de quelle profession j’y faisais l’apprentissage, et de m’apprendre quels retours heureux pour nous pouvait amener celui de M. de Senneville. Il partait ; il allait combattre, il pouvait périr. À quoi bon embarrasser mon imagination ! À quoi bon risquer de me dégoûter de mes études, de me faire regarder comme désormais au-dessous de moi de m’y appliquer ! C’était à l’époque où l’on pourrait enfin se revoir qu’en se disant adieu l’on avait fixé l’engagement solennel d’où devaient dépendre l’état de ma mère et le mien… M. de Senneville, avancé et devenu plus riche au moyen de deux campagnes heureuses, revenait ivre du projet d’accomplir ses vertueux devoirs… Quel surcroît de bonheur pour lui que ma rencontre inopinée, quand, à moins d’une espèce de miracle, mon déplacement allait lui enlever la moitié de ses jouissances !

« Je devais bien à l’excellent homme qui venait de m’avouer si généreusement ses fautes, un candide aveu des miennes ; je lui dis tout, excepté la circonstance flétrissante de la violence exercée par milord Kinston sur moi. Nous volâmes ensemble de l’Orient à Lyon, où ma mère demeurait depuis que nous nous étions séparés. Nous la trouvâmes désespérée de ma fuite aventureuse. Cette escapade, déjà ancienne de quatre mois, était encore déplorée chaque jour par la plus tendre et la plus sage des mères. Le bonheur de revoir à la fois un fils et son père faillit lui être funeste : le trop violent, le trop brusque éclair de la joie n’est pas moins mortel pour certaines âmes que celui de l’adversité.

« Enfin on s’épousa. Mon père n’eut aucune peine à me placer au service en qualité de garde-marine. Avant d’aller à Paris, j’avais pris une teinture de mathématiques et de dessin. Le plus impénétrable secret enveloppait la honte de mes premières années : j’ai été assez heureux pour qu’aucun hasard ne l’ait trahi. Au bout d’à peu près six ans, je suis devenu enseigne de vaisseau ; mais, hélas ! au prix de combien d’infortunes ! Constamment éloigné de ceux qui m’ont donné le jour, je n’eus point la douceur d’embrasser avant sa mort ma tendre mère, qui, bien qu’heureuse, ne survécut que deux ans à son mariage. Il y a quelques mois que je suis venu de Toulon à Lyon fermer les yeux de mon respectable père, toujours mélancolique et souffrant depuis qu’il s’était vu seul. Ce digne homme avait mieux aimé se priver de moi que de risquer peut-être de ressusciter les bruits auxquels, dans cette province, mon existence passée pouvait avoir donné lieu. À mon grand étonnement, je me suis trouvé héritier de près de vingt mille livres de rente : je ne m’attendais pas à la moitié. Pour lors, il m’a semblé que je pourrais être heureux sans continuer à courir les mers, et sans compromettre mon repos dans les fluctuations d’un corps bien respectable, mais non moins orageux, dont je déteste surtout les orgueilleux préjugés… Un seul chagrin secret tourmente mon cœur : il en ferait continuellement le malheur, si je n’y mettais ordre. Je n’ai plus que ce soin à prendre avant de me livrer tout entier aux douceurs de la vie que rempliront uniquement l’indépendance, l’étude, l’amour et l’amitié… Puissiez-vous, monsieur le chevalier, permettre de vous compter au nombre de mes moyens d’être heureux ! »



CHAPITRE XXII

ÉTRANGE DÉCOUVERTE


Nous félicitâmes beaucoup M. de Senneville de ses chances fortunées, et surtout de son intéressante philosophie. Monrose ajouta mille choses obligeantes en réponse à la demande qu’on lui faisait de son amitié. « Mais une grande preuve à me donner de la vôtre, mon cher Senneville, ce serait de vous fixer à Paris, et de nous y procurer tous les jours le plaisir de nous voir ? — Je m’unis à mon neveu pour cette prière, monsieur. — Oh ! quant à vous, madame la comtesse, trouvez bon que je ferme l’oreille à votre séduisante invitation. Sachez que s’il y avait un obstacle à mon projet de me beaucoup rapprocher du chevalier, vous seule l’auriez fait naître. — Moi ! — Sans doute : rien ne m’autorisant à vous demander la permission de vous faire une tendre cour, il faudrait vous craindre… et par conséquent je vous fuis. » Ces injures dites fort gaîment, et avec beaucoup de grâce, ne pouvaient m’offenser. J’assurai que je n’étais nullement dangereuse ; je défiai même Senneville d’en faire l’épreuve… Il semblait en demander, par son regard, la permission à son ami, qu’il croyait être moins mon neveu peut-être que mon amant en titre. Le pauvre Monrose était bien embarrassé, ne pouvant répondre à moins d’être fat et de manquer de délicatesse.

Cependant, cet éclair de plaisanterie ne m’avait point délivré du souci mortel que me causait la position de notre héros. Soudain je m’attristai. Senneville, qui saisit cette brusque transition, se l’impute et, se levant, me demande pardon de m’avoir été si longtemps à charge. « Quoi ! si tôt nous quitter ? lui dit mon neveu. — Je retarde le sommeil de madame ; d’ailleurs, j’en ai besoin moi-même, devant être debout dès la pointe du jour pour une affaire bien malheureuse… — De quoi s’agit-il donc ? — D’être témoin d’un combat à outrance où certain Anglais de mon ancienne connaissance doit mourir, s’il n’a la fortune d’étendre son ennemi sur le carreau. — Monsieur ! m’étais-je déjà vivement écriée. — Chut ! interrompit Monrose d’un ton qui, sans être impératif, m’en imposa pourtant… — Et vous a-t-il dit, mon cher Senneville, quel est cet ennemi ? — Je l’ignore. L’honnête mais dissimulé personnage dont il s’agit, ne connaît pas la douceur des épanchements. Je sais seulement que, vaincu dans une première action, il a de cette disgrâce la rage dans le cœur : il veut s’en venger ou périr. — Quittons-nous donc : il est malheureux pour moi que Senneville se trouve aussi être l’ami de sir Georges Brown. — Vous le connaissez ? — C’est contre moi… — Juste ciel ! »

Senneville, frappé comme d’un coup de foudre, va tomber dans un fauteuil… troublé… suffoquant… « Chevalier… de grâce… êtes-vous mon ami ! — De tout mon cœur ! — Écoutez-moi… mais non… non… il faudra que j’y sois… j’y serai, mon cher… — Songez, Senneville, que l’affaire est de nature à ne comporter aucun accommodement… — Je le sais… Elle est à mort… oui… Que je suis malheureux !… C’est à Brest, mon cher, après la paix d’Amérique… Il n’y a qu’un an, c’est là que j’ai connu Brown. Nous avons été liés, comme on l’est dans la garnison et les ports avec les étrangers qui nous recherchent… Le hasard me fait descendre dans son hôtel… — Il a donc bien peu d’amis, cet Anglais, s’il faut qu’un passant soit pris au bond… — Sur ma foi, chevalier, Brown n’est pas un ami nécessaire à mon cœur… mais bien vous… C’est entre Monrose et sir Georges !… et c’est moi qui dois être témoin !… Ah ! que plutôt… Je vous quitte… Madame ayez de l’indulgence pour mon égarement… Ne vous suis-je pas odieux ? Moi, témoin !… » Il se jette éperdu dans les bras de mon neveu. Ces deux êtres si sensibles demeurent longtemps enlacés, leurs larmes se confondent, les miennes ruissellent ; je me sens mal ; je sonne, mes femmes accourent… « Je ne devais rien dire, s’écrie Monrose. Que de mal j’ai fait par mon indiscrétion ! — La faute est à moi seul !… C’est moi, moi qu’un mauvais génie amène ici !… Leur témoin ! ne représenté-je pas, dans cette maison, un ambassadeur de mort ?… Je m’abhorre ! Adieu, chevalier. — Adieu, Senneville. Dites cependant à sir Georges que, pour notre combat, je n’avais pas cru devoir engager un témoin… Dites-lui que je ne comptais pas même envoyer mon valet de chambre… — Il faut qu’il y vienne, mon cher… Il y aura celui de Brown, le mien et moi… — Une grâce ? ne me la refusez pas ! — Ordonnez, mon ami… — Vous feindrez de ne me point connaître. — À quoi bon ? — Ce sera m’obliger… — Mais quelle horreur ! Monrose est l’adversaire de sir Georges, et Senneville sera témoin !… » Pendant ces derniers mots il se retirait à grands pas…

Cependant, je ne sais quelle lueur de consolation succédait à mon affreux désespoir, sans comprendre comment Senneville pourrait venir à bout de parer un malheur qui me semblait inévitable. Je me flattais que, n’importe comment, il résulterait quelque bien de l’étonnante apparition du jeune homme au milieu de ces fiers ennemis…

Déjà, sous prétexte de reconduire Senneville, Monrose m’a quittée et s’est renfermé chez lui… Je monte… je frappe… j’insiste… Je ne suis point reçue. Lebrun me conjure de me retirer. Son maître n’ouvrira point… il le connaît. Mon état porte à ce cœur sensible de trop cruelles atteintes… Lebrun, dévorant ses larmes ou plutôt sa fureur, porte devant mes pas un flambeau secoué dans sa frémissante main… Dieu sait quelles combinaisons se forme dans le brûlant cerveau de ce serviteur si généreux, si attaché à son précieux maître !…

De retour à mon appartement, je crois entrer dans un tombeau ; tout me paraît en deuil autour de moi. Mes femmes… mornes… pâles… me servent dans un lugubre silence… Au lit je veux les renvoyer ; elles refusent de me laisser seule.

Cependant, au bout d’une heure le sommeil me surprend. Ô bienfait de la nature ! tu m’épargnas sans doute une maladie… Je dors !… et cependant à mon réveil… on m’apprendra peut-être que Monrose, mon ouvrage, mon sang, mon amant, mon ami, la plus aimable créature du monde, n’est plus !… qu’un plomb sacrilége aura brisé cette tête, chef-d’œuvre de la beauté !… ou transfigé ce cœur si noble, si tendre, si rempli des meilleurs sentiments… Et vous dormez aussi, Zéïla, sa mère… Du moins heureuse dans ce moment… vous ignorez… Nous dormons !



CHAPITRE XXIII

COUP DE TÊTE DU HÉROS, ET QUEL EN
EST LE SUCCÈS


Au bout de quelques heures, m’étant éveillée, je retrouvai toutes mes peines : un nouvel incident pouvait les aggraver encore. J’avais fait demander des nouvelles de Monrose ; on me rapportait que bientôt après nous être séparés, il avait ordonné qu’on mît les chevaux : il s’était fait conduire… on ne sait où ; deux heures, deux éternelles heures s’écoulent… Babet, en sentinelle chez le suisse, est chargée d’accourir près de moi dès qu’il y aura la moindre nouvelle, n’importe de quelle nature, concernant le fatal combat… Une trop longue attente avait mis enfin le comble à mes agitations, lorsqu’un grand bruit s’élève dans l’hôtel, mais ce n’est point un bruit sinistre. Tout le monde accourt, parle à la fois, se jette dans ma chambre… La voiture que j’ai entendu entrer avec fracas ramenait Monrose sain et sauf ; Senneville et toute la maison sont à la suite… Mon neveu, mon ami vit, il m’est rendu, je le serre dans mes bras !… Voici comment toutes choses s’étaient passées.

D’abord, notre héros, pressé par un sentiment bien naturel dans sa funeste position, s’était transporté rapidement au couvent de miss Charlotte. Là, contre toutes les règles du respect dû à l’asile des vestales du Seigneur, Lebrun, par ordre de son maître, avait tant heurté, carillonné, qu’à la fin il avait bien fallu venir prendre connaissance des causes de ce vacarme. Était-ce le diable ? étaient-ce des voleurs ? voyait-on du feu ? ou bien serait-ce de par le roi ? Eh ! non ! ce n’était que de par l’amour et la folie. On veut parler sur-le-champ à la supérieure de la part de milady Sidney. « Bonté de Dieu ! disait la portière en se couvrant de signes de croix, parler à madame la supérieure à trois heures du matin ! — Il le faut absolument et sans le moindre retard. Il faut de même éveiller cette belle demoiselle anglaise… C’est son prétendu, M. le chevalier Monrose, qui… — Jésus Maria ! la nuit, un prétendu ! quand ce serait un mari !… dans notre maison ! Père éternel ! — Pas tant de commentaires, ma bonne sœur… Tenez (quelques louis passent à travers le grillage du guichet), courez… Non, attendez ; il serait presque plus court de ne pas troubler le repos de la mère supérieure, il suffirait de la faire venir au parloir… « Mais cette apostille n’était point entendue : la portière s’était déjà renfoncée dans l’intérieur ; il n’y avait plus à sa porte qu’une ronde tourière, dans un négligé délabré, sous lequel deux volumineux monts, réprimés sous cinq doigts, bondissaient par l’effet de la peur et de la curiosité…

« Mon Dieu, monsieur, disait à Lebrun cette Io pudibonde, il faut espérer que vos intentions sont droites, et que ce n’est pas pour faire du mal que vous vous présentez ici… — Rassurez-vous, ma sœur ; il ne s’agit de rien dont la révérende mère supérieure elle-même ne doive être fort satisfaite… » Après un long colloque et bien du temps perdu dont les bouillants visiteurs comptaient à regret chaque seconde, Monrose fut enfin introduit dans un parloir où parurent, le moment d’après, la supérieure, une autre nonne et pour le coup, après une si longue séparation, l’angélique Charlotte. Malgré toute la force de l’imagination, l’enthousiasmé Monrose avait été bien loin de se représenter la perfection, soit des traits, soit de la taille, et tant de grâces répandues sur toute sa personne. L’aspect de Monrose, quelque beau qu’on l’eût vu jadis, produisait absolument le même effet sur la sympathique Anglaise. D’abord il n’avait existé sur la physionomie de cette beauté que la seule expression d’une grande surprise, maintenant on y voit celle du bonheur… Il était assez singulier qu’un homme tout à l’heure si pressé n’eût plus un seul mot à dire. La vieille nonne fut obligée de demander enfin, en grognant, si tant de fracas et d’irrégularité ne devait aboutir qu’à s’extasier d’une manière si profane dans le séjour des bonnes mœurs…

Monrose alors, avec autant de force que de sentiment, énonce l’objet de sa visite. « Révérende mère, dit-il, je vous prends à témoin que je suis venu jurer à mademoiselle une passion légitimée par nos anciens rapports. Soyez témoin que je la prie de ne point se laisser gouverner par d’autres volontés que celles de son propre cœur, d’être persuadée que, si je vis, ce sera pour elle uniquement. Elle saura pourquoi je n’ai que cet instant pour lui exprimer des sentiments que, quoi qu’il puisse arriver, je la prie de n’oublier jamais… Préparez-vous, miss, à quitter ce séjour : de toutes façons il ne sera plus nécessaire… — Mais, monsieur, interrompt sévèrement la supérieure, milady Sidney seule… — Aussi, très-révèrende mère, ce sera milady Sidney qui dès ce jour viendra reprendre miss Charlotte… Adorable miss, adieu !… Si quelque événement fatal pouvait opérer que vous ne fissiez point le bonheur de l’éperdu Monrose, pourrait-il du moins emporter l’espoir que vous ne vous donnerez jamais… — À ce sir Georges, interrompt avec véhémence miss Charlotte, encore embellie par sa fière émotion, à cet homme odieux qui fit couler le sang de celui… Retournez à Paris ; obtenez que milady m’honore de sa visite : je lui ferai part de mes invariables résolutions !… » Cependant la sagesse et la dignité de cet entretien pénétraient dans le cœur des révérendes mères. « Tout cela serait à merveille, disait la supérieure, si la scène avait pu se passer autrement qu’à trois heures après minuit. — Vous saurez, madame, comment il n’y avait pas d’autre instant… — Expliquez-vous, mon ami, dit la belle pensionnaire avec une excessive agitation : vous éloignez-vous, lorsque le projet de me contraindre est arrêté, lorsque le fatal sir Georges est à Paris, et qu’en vain je lui ai signifié mon antipathie, mon désir invariable de demeurer libre… ma ferme résolution d’encourir plutôt la disgrâce de mon oncle !… — Vous avez fait cette démarche, admirable miss ! » s’écrie alors Monrose avec transport. Baisser les yeux est toute la réponse de Charlotte. « Ah ! maintenant je vois clair dans mes destinées !… Adieu, ma Charlotte !… Pardon, mesdames, si j’ai troublé la paix de votre retraite : il le fallait ainsi… Dès aujourd’hui ». » La parole lui manque… Il se repaît un instant de la vue du plus bel objet de la terre ; il élève les mains… Grand Dieu ! fais le reste… Il court hors du parloir.



CHAPITRE XXIV

COMBAT. EFFET SINGULIER D’UNE RUSE
DE SENNEVILLE


Se jeter au cou de Lebrun, avant de rentrer en voiture, fut le seul compte que son maître voulût lui rendre de ce qui pouvait s’être passé. Notre héros trouva bon de jouir dans le plus profond recueillement. Il semblait qu’il craignît de laisser évaporer dans quelque confidence l’essence de bonheur dont son âme venait de s’abreuver. Miss Charlotte, si belle ! favorable encore ! montrant du caractère et résolue de n’être point à sir Georges ! que de fortune à méditer !

Cependant on retournait à toutes jambes vers Paris. Lebrun avait pris d’avance tous les soins nécessaires. Le banquier avait compté une somme assez forte. Deux porte-manteaux pleins de hardes étaient dans la voiture, avec une excellente épée et des pistolets sûrs.

« C’est sans doute au même endroit que l’autre fois, dit enfin le valet de chambre, quand on fut très-près de Paris. — Oui, mais j’aurais voulu prendre des chevaux de main… — Je l’ai pensé, et vous trouverez là-bas votre Anglais avec le palefrenier monté ; mais je crois qu’il sera prudent de garder la voiture. »

Le lieu fatal était à la première carrière, au delà du parc de Montrouge ; on y mit pied à terre à l’aube du jour : les chevaux venaient d’arriver. Lebrun envoya la voiture au village.

Cinq heures sonnaient à la montre de mon neveu, comme il vit à deux cents pas de lui quatre hommes à cheval : c’étaient sir Georges et Senneville suivis de leurs domestiques. Dès qu’il fut lui-même aperçu d’eux, ils piquèrent à lui, s’éloignant de leur suite. Après les politesses d’usage, Senneville, ayant grand soin de ne point donner à deviner qu’il connût mon neveu, prit la parole et lui dit : « Monsieur, puisque par malheur le combat par lequel vous vous rapprochez doit être à mort, pourrait-on vous proposer une manière de terminer que préférerait sir Georges, et qu’il m’a lui-même indiquée ?… — De quoi s’agit-il ? — Je vais charger devant vous ces pistolets, dont je vous préviens que l’un ne partira pas ; je les mettrai ensuite à quelque distance sous un manteau ; tous deux vous viendrez y chercher votre arme, après quoi, vous donnant mutuellement la main gauche, chacun de vous posera le bout du canon sur le front de son adversaire. Heureux celui à qui tombera le pistolet mortel, malheur à l’autre !… » Monrose, après avoir un instant réfléchi, répliqua : « Quoique ce que vous me proposez soit plutôt une manière de s’assassiner que de se battre, j’y consens. » Senneville alors charge les armes en silence aux yeux des rivaux très-attentifs ; la poudre est bourrée, la balle chassée, l’amorce coulée dans le bassinet ; de belles pierres neuves garantissent l’infaillibilité de l’explosion… Le juge du combat porte les armes à dix pas ; les champions viennent les y chercher ; Monrose jette au loin son chapeau, sir Georges l’imite ; le pied et le genou gauches de l’un touchent le pied et le genou droits de l’autre ; les mains gauches s’enlacent ; les fronts sont ajustés à bout portant… Le chien du pistolet de sir Georges s’abat le premier, l’amorce brûle seule… « Eh bien ! sir Georges ? dit alors tranquillement Monrose, qui, déjà le bras élevé, ne menace plus que le ciel. — J’attends ! » réplique sans s’émouvoir le fier baronnet. Mon neveu tire en l’air, l’amorce brûle, le coup ne part point. Il est clair que Senneville a trompé ; mais les combattants en ont-ils été moins intrépides, et Monrose en particulier moins généreux ? « Braves amis, leur dit aussitôt accourant le témoin, qui, pour mieux jouer son rôle, avait affecté de s’écarter, vous ne seriez pas des hommes si maintenant votre homicide fureur n’était pas apaisée… — Fureur ! réplique froidement sir Georges, m’en avez-vous vu ? Du mépris, j’avoue que j’en avais, et j’avais tort. Cette seconde défaite, car je devais mourir, ne me retrouve avec aucun des sentiments que je conservais après la première. (À mon neveu :) Vous savez, monsieur, que je ne vous ai pas craint ? Je puis donc faire l’aveu de vous estimer. Plus de combat avec vous : je n’ai l’honneur de connaître miss Charlotte que par un billet où, me reprochant de n’avoir sur elle qu’un droit injuste, elle m’a signifié que vous seul en avez de véritables. Vous pouvez les faire valoir : sir Georges désormais n’y fera plus obstacle. Je n’était point un avide spéculateur ; nous nous sommes réciproquement mépris. Pardonnez-moi la rudesse de Brutus dont j’ai su que vos alentours ont qualifié ma franchise. Je ne voudrais pas être un tyran. Celui qui s’est conduit comme vous venez de le faire, doit également être absous dans mon esprit des vices de César[5], quand il prouve qu’il en a le courage et la générosité… — Sir Georges, se hâta de dire Senneville, qui déjà voyait Monrose rougir de colère, c’est à moi de vous prouver l’inconséquence de cette dernière phrase. Je veux qu’avant huit jours vous vous repentiez de l’avoir dite… Sachez, en attendant, que M. le chevalier n’en peut être insulté. — Sir Georges l’insulter, et dans quel moment ! Ah ! loin de mon cœur une telle bassesse !… Monsieur (prenant la main de Monrose et la secouant), je ne répondrai pas de jamais vous aimer, mais comptez pour la vie sur plus d’estime encore que je ne vous dois de reconnaissance. Adieu, Senneville ; il n’aurait pas fallu me tromper : vous avez abusé de mon idée. Vous avez été trop habile à mes dépens, et vous risquiez de me compromettre… Si jamais j’ai des affaires, ce ne sera pas vous qui m’y servirez de témoin. » À ces mots, il s’élance sur son cheval et part à toute bride.



CHAPITRE XXV

QUI RAMÈNE DES GENS DE CONNAISSANCE.
UN PEU DE MORALE


Ce ne sont pas les gens du métier, mais les belles dames et les abbés qui me demanderont comment des pistolets visiblement chargés n’avaient point tiré. J’avais fait moi-même la question. Mise au fait, il est bien juste que j’y réponde. Senneville avait chassé d’avance au fond de deux canons des tronçons de bouchons de liége, et chargé pardessus : l’amorce seule avait pu s’enflammer. Autre objection : comment cette insatiable soif des jours de Monrose s’était-elle soudain éteinte dans le cœur du disgracié baronnet ? C’était l’effet du billet désobligeant où miss Charlotte avait exprimé sa répugnance à l’épouser. Dans tout le reste, sir Georges avait fait l’Anglais à trente-six carats. Ne faut-il pas que ces messieurs d’outre-Manche étalent à tous propos d’admirables sentiments, même lorsqu’il ne s’agit que de faire contre fortune bon cœur ? On aura remarqué sans doute qu’à travers tout le pathos de sir Georges, son vainqueur n’avait pas daigné se mettre en frais. Cependant avait-il un moins beau rôle ? Mais Monrose n’est point charlatan, et ses procédés portaient avec eux leur éloge.

Cependant, à peine notre héros avait-il joui du transport joyeux que son retour causait à tout l’hôtel, qu’il prit à la hâte une tasse de chocolat, tout en me faisant le détail de sa scène claustrale ; puis il courut chez milady Sidney, qu’il était si important d’instruire de tout ce qui venait de se passer. Plus de concurrence avec sir Georges ; par conséquent, les dispositions de milord Sidney, relativement à sa nièce, tout à fait nulles, et plus de nécessité de tenir cette aimable fille exilée. Je restais, moi, tête à tête avec Senneville. Ces messieurs avaient déjeuné près de mon lit : j’y étais encore. J’avoue que la petite mine du marin m’avait plu dès la veille : ce n’était pas non plus impunément que ce jeune connaisseur m’avait admirée. Si cette histoire était la mienne propre, je pourrais ici, cher lecteur, vous faire un fort gai chapitre du brusque revenant-bon que valurent à Senneville sa louable conduite, ma reconnaissance et surtout notre sympathie mutuelle. Mais comment figurerait le récit d’une capricieuse passade à travers les grands intérêts dont je tâche présentement de vous occuper ! Laissez-moi donc tirer le rideau sur l’historienne et le nouveau venu. Que ce qui peut se passer entre eux pendant une heure ne détourne point votre attention : vous la devez tout entière aux diverses impressions que fait éprouver dans ce moment, à milady Sidney, la confidence des dangers et des succès de son fils, d’où résulte un si grand changement dans les objets de la mission pour laquelle ma sœur a quitté Londres.

À peine le très-aimable Senneville venait-il d’être heureux (je ne dis rien de moi), qu’on annonça Saint-Amand et sa sœur. Celle-ci était en larmes.

« Eh ! bon Dieu ! qu’as-tu donc, ma chère Aglaé ? — C’est décidément la petite-vérole qui va se déclarer chez madame d’Aiglemont, répondit le frère, lui-même fort triste. Ma sœur, pour ne point s’éloigner de son amie, avait bien prétendu que dès l’enfance elle fut légèrement atteinte de l’affreuse contagion ; moi, qui me crois sûr du contraire, je l’ai arrachée du dangereux hôtel. Mon épouse ne s’était pas souciée de la recevoir… — Miséricorde ! m’écriai-je ici, la ci-devant madame Popinel craint encore pour ses vieux charmes !… » Étourdie que j’étais ! comme je défigurais mon propre ouvrage ! L’amour-propre du pauvre mari souffrit excessivement de ma note ; tout de suite je lui en marquai mon véritable repentir. « Viens, viens, mon Aglaé, dis-je ensuite ; quelles que soient les disgrâces qui te rendent à mon amitié, ce sera toujours une aubaine pour moi que de nous voir réunies ! Mais cette chère marquise, elle est donc bien malade ? — Hélas ! oui, dit Saint-Amand (au lieu de sa sœur, oppressée de douleur et de tendresse). Une fièvre terrible, et déjà même un peu de délire, annonce, selon le docteur, une petite-vérole de la plus maligne espèce. Il se flatte pourtant que, s’y étant pris de bonne heure, il parera tous les coups… » Aglaé, la plus jolie pleureuse que j’aie vue de ma vie, sanglotait à chaque mot de ce triste détail.

Vous seriez bien injustes, chers lecteurs (du nombre de ceux qui se piquent d’être austères) si vous refusiez à ces femmes schismatiques, contre lesquelles vos méthodiques préjugés se déchaînent si fort, toute vraie sensibilité, tout vertueux sentiment. Eh ! qu’a donc de commun ce vertige, ce délire convulsif, causé par une surabondance d’âme physique et terrestre avec les opérations sensées, souvent sublimes de l’âme morale et divine ! Chez les êtres bien nés, mais qui sont sujets à des accès de fièvre lubrique, tous les intervalles sont d’une énergique santé ; chez eux, c’est peut-être dans l’effervescence de ces passions que vous nommez vices, que se fait le départ d’où résulte l’or de leur naturel. Ne blâmez, ne méprisez que ces êtres abandonnés, atteints d’une dépravation consommée d’où naît une fièvre, une rage qui ne permet aucun intervalle de saine raison, de sentiment ni presque d’humanité. Que dis-je ! il ne faudrait peut-être que les plaindre et les fuir.

Ce n’était pas une associée de plaisir, c’était une bienfaitrice qu’Aglaé chérissait dans la charmante d’Aiglemont ; c’était surtout une sympathique, vive et toujours égale amie qui la pénétrait à la fois de tous les bons sentiments. C’était de même que, tout intérêt de sens à part, je les chérissais l’un et l’autre. C’était ainsi que, dans mon extrême désir que la jeune marquise se tirât d’affaire, je franchissais le moment des dangers ; c’était encore ainsi que, surprenant chez Senneville la naissance d’un profond intérêt en faveur d’Aglaé, loin de concevoir une vilaine petite jalousie de la femme, que ce qui venait de se passer aurait si bien autorisée, j’arrangeais déjà dans ma tête un projet de rendre heureuse, par Senneville, Aglaé, que je connaissais si bien faite pour rendre heureux l’homme auquel elle daignerait s’engager.



CHAPITRE XXVI

COURT, PARCE QU’IL EST AFFLIGEANT


Cependant, ma sœur, bien naturellement favorable à son fils, était enchantée, et du désistement volontaire de sir Georges, et de l’heureuse étourderie par lequel notre héros croyait s’être assuré de la tendre persévérance de miss Charlotte. En conséquence, milady, sur l’heure, était partie pour aller retirer sa pupille du couvent…

Monrose rentrait ivre de joie ; mais la funeste nouvelle qu’il apprend de l’état où se trouve la chère marquise glace soudain son âme, dont toutes les portes s’ouvrent dès lors à la douleur. Cette révolution n’étonnera point qui se définira la véritable position de Monrose entre Charlotte et la marquise d’Aiglemont. Quel intérêt le liait à cette dernière ? Une galanterie promptement heureuse, alimentée par le plaisir et qui, n’ayant souffert aucune épreuve, n’avait pu prendre le caractère d’une passion. Par quoi ce commode attachement se trouve-t-il maintenant balancé ? Par un goût jadis frivole qu’ont tout à coup réveillé le cri de l’honneur, le souvenir de quelques charmes et la très-récente impression d’une grande beauté ; mais c’était surtout le malin plaisir de contrecarrer un déplaisant rival qui avait motivé tout ce qu’on a vu faire à l’ardent Monrose. J’affirme qu’il n’y a pas non plus de quoi lui croire encore pour miss Charlotte, toute charmante qu’elle est, une passion décidée. Le degré d’intérêt qu’elle lui inspire ne peut donc le rendre insensible, ingrat envers une femme adorable, tout de bon amoureuse, et de qui chacun des messages que nous allions faire d’heure en heure va nous rapporter que, dans l’égarement de son transport fiévreux, elle ne cesse de parler de son cher toutou.

Miss Charlotte a quitté son couvent. Monrose l’apprend vers le soir ; mais, uniquement occupé du malheur d’Aiglemont, il ne lui vient point dans l’esprit de courir à l’Hôtel d’Angleterre. Il s’est confiné dans son appartement, en pleurs, tourmenté, déchiré. Le lendemain, on lui trouve un peu de fièvre… Je veux le voir : il me fait prier de permettre qu’il reste seul jusqu’à ce que le sort de l’infortunée marquise soit décidé ; seulement il supplie qu’on l’instruise de tout ce dont on pourra s’être informé à cet égard, puisqu’il n’est plus en état d’aller lui-même en prendre connaissance.

Pendant deux jours la maladie du trop sensible jeune homme augmente ; mais c’est bien pis encore à l’hôtel d’Aiglemont, et toujours je suis exclue de chez mon neveu : la chère Aglaé, ma sœur elle-même (une mère !) n’ont pas plus de privilége !…

Le quatrième jour, l’éplorée Zéïla vient m’apprendre que sa pupille et Brigitte ont disparu… J’aurais dû dire plutôt… et Senneville aussi ; car, dès midi du jour où je l’avais si bien traité, où je l’avais vu si frappé d’Aglaé, il s’était clandestinement échappé de notre capitale.

Quel chaos d’incidents ! Ne plaint-on pas et le cher Monrose et tant de personnes pour qui mon récit doit avoir inspiré quelque intérêt ? Ne me plaint-on pas un peu moi-même ? Mais, ennemie jurée du noir, à l’époque de ces malheurs, j’aurais cessé d’écrire s’il en était arrivé d’irréparables à des êtres que l’on sait m’être chers. Le tragique ne me contriste plus, dès qu’il n’offre pour victimes que des individus étrangers à mon cœur, ou plutôt j’avoue que je trouve un plaisir, quoique peut-être peu généreux, à voir châtier qui s’est rendu vilainement coupable. Je vais donc surmonter ma répugnance à tracer des scènes d’afflictions et de sang, et vous raconter, cher lecteur, non pas toutefois avec le ton et la complaisance d’un d’Arnaud, les sombres aventures que ce qui précède peut déjà vous avoir fait pressentir.



CHAPITRE XXVII

DE DIFFÉRENTES PERSONNES QUI COURENT
LE PAYS


Heureux le maître qui peut s’être attaché des domestiques aussi essentiels que Lebrun, dans le genre du dévouement et du courage, et que mes filles, dans celui des soins et des consolations ! Quand Monrose eût été le frère, ou, pour mieux dire, l’amant exclusif de chacune de ces soubrettes qui se croyaient autant à lui qu’à moi, il n’en aurait pas été servi pendant sa maladie avec plus de zèle et d’émulation. Seules admises, elles ignoraient devoir cette préférence à ce qu’il ne craignait point pour leurs cœurs vulgaires ces coups profonds qu’il voulait épargner aux nôtres, Quand Lebrun eût été un père, il n’eût pas obombré son maître avec plus de sagesse et de valeur. Ce roi des serviteurs n’avait pu entendre parler de l’évasion de Charlotte, sans penser aussitôt à sir Georges Brown ; et prompt à s’informer, il avait découvert que l’Anglais était sorti de Paris le même jour, pourtant un peu plus tard ; n’importe, Lebrun s’était mis en tête qu’il pouvait y avoir du baronnet dans cette aventure. Comme Lebrun n’était pas médecin, comme il savait son maître parfaitement servi par les autres domestiques, se croyant peu nécessaire au logis, il enfourche un bidet de poste, et le voilà grand train sur la route d’Angleterre. Peut-être n’est-ce pas celle qu’on a prise ; peut-être n’y aura-t-il rien de plus étranger à la fuite de miss Charlotte que l’éloignement fortuit de sir Georges Brown ; mais peut-être aussi sont-ils partis ensemble ; or, dans ce cas, il y a cent à parier contre un qu’ils sont sur le chemin de Calais.

Cependant je n’avais pas cru devoir laisser dans la solitude de son hôtel garni ma sœur abandonnée de miss Charlotte et tremblante sur le sort de son cher fils. Milady, cédant à mes instances, avait pris un appartement chez moi. L’équitable Garancey, qui ne savait pas jouir des bénéfices de la faveur sans se prêter aux charges, tenait fidèle compagnie à la désolée Zéïla ; je crois même qu’il avait l’art de lui faire par moments oublier toutes ses peines. Sylvina aussi, qui, dans les grandes occasions, retrouvait toute la sensibilité d’un cœur élémentairement officieux, partageait avec nous le soin de distraire ma mère, une tutrice malheureuse. En même temps madame de Garancey, forte dans ses bons sentiments ainsi que dans ses travers, ne bougeait d’auprès de la belle malade. Il est vrai que le cher prélat était de moitié de toutes les peines de cette muse, et qu’il savait les échiqueter de plaisirs. Dès les premiers accidents, on avait fait partir un courrier pour rappeler le mari. Quel fut notre surprise lorsque, dans le moment où le glaive de la mort cessait d’être suspendu sur nos têtes, je veux dire quand l’éruption de la petite-vérole présageait la fin du danger de mort, ce fut d’Aiglemont lui-même qui… ramena parmi nous miss Charlotte !

C’est à vous seul, cher lecteur, que je veux dire, mais en grand secret, comment leur rencontre s’était faite : Monrose lui-même doit, pour un temps, ignorer certains détails de ce bizarre événement.

La nuit du même jour où miss Charlotte s’était évadée, d’Aiglemont, revenant très-vite de sa garnison, entendit de loin les cris d’une femme. Comme sa route l’approchait de cette scène, il pressa le postillon ; un valet de chambre en courrier avait plus d’une lieue d’avance, par conséquent le marquis était seul ; lorsqu’il fut assez près pour juger de la place où l’on se disputait, il descendit un pistolet à la main ; le bruit des voix le conduisit à cent pas hors du grand chemin, vers un bois bordé de verdure. Cet endroit se trouvait à l’ombre ; les arbres, le chemin, les environs étaient d’ailleurs éclairés de la lune à son plein et fort nette.

Tandis qu’un homme qui, de loin, ayant vu le marquis s’avancer, l’attendait de pied ferme, une femme vêtue de blanc profitait de sa liberté, courait et, prenant un détour circulaire, tâchait de mettre entre elle et son agresseur le généreux voyageur qui, probablement, avait l’intention de la défendre. « À qui en avez-vous, monsieur ? dit fièrement l’inconnu de qui d’Aiglemont n’était plus qu’à six pas. — À celui qui, sans doute abusant de ses avantages, faisait pousser à une femme des cris… — Passez votre chemin, ou bien… » L’inconnu montre un pistolet, tandis que pour toute réponse le marquis fait de même. « C’est un traître, un ravisseur ! crie la jeune personne ; monsieur, par pitié, délivrez-moi !… » À ces mots, l’inconnu tire et perce le chapeau du marquis ; celui-ci, plus généreux, et prudemment jaloux de conserver son avantage, ne tire point, se jette au cou de l’assassin et le tient en respect en lui mettant entre les deux yeux le bout du canon ; en même temps il crie à l’opprimée de gagner la voiture. À l’embarras, à l’immobilité du prisonnier, d’Aiglemont reconnaît aussitôt que cet homme n’avait qu’un coup à tirer, et d’ailleurs il est à même d’empêcher la récidive. « Va, malheureux, lui dit notre ami quand la dame est en sûreté, mon état n’est pas de livrer tes pareils au glaive de la justice ; marche : il dépend de toi de ne pas me forcer à te punir. » L’inconnu se couvre alors pendant un moment les yeux de ses poings, cherche l’ombre et fait au gré du marquis trois cents pas, marchant en silence devant le pistolet. Lorsque le coupable est conduit assez loin pour qu’il n’y ait plus rien à craindre de sa part, d’Aiglemont revient à sa voiture… Il y trouve une divinité.

Elle paraît trop affaiblie pour que son libérateur, d’ailleurs délicat, la presse d’abord de lui apprendre qui elle est, et comment elle a pu se trouver ainsi exposée ; mais à peu près dix minutes plus tard, il est instruit d’une partie du fait par la rencontre d’une grosse berline allant au petit pas, quoique attelée de chevaux de poste. À côté sont une femme et un petit homme qui lui donne le bras.

À la vue de ceux-ci, la compagne du marquis entre en fureur, veut descendre, cherche à s’emparer d’un pistolet et vomit en anglais un torrent d’invectives ; au premier mot, le petit homme a fui ; d’Aiglemont n’entend pas la langue, mais la fureur et les efforts de sa voyageuse le mettent assez au fait ; à la restitution forcée d’un paquet de hardes et d’une cassette, il devine que la personne apostrophée est une femme de chambre et que la voiture est celle de l’inconnu. Si la piétonne a d’abord paru déconcertée, saisie, bientôt à son tour elle a pris feu, et lorsque, remontée dans la berline, elle se croit en toute sûreté, elle rend avec usure les traits dont vient de l’accabler sa maîtresse ; puis, en détestable français, elle rappelle monsieur l’abbé et donne l’ordre de partir à toute bride sur la trace de milord.

C’est donc un lord que d’Aiglemont vient de vaincre ? Point du tout, ce n’est qu’un baronnet, c’est sir Georges Brown : l’ombre, un costume absolument anglais et l’engoncement du personnage entre un haut collet et un chapeau rond abattu, n’ont point permis à d’Aiglemont de le reconnaître. La délivrée n’est pas non plus une comédienne anglaise retournant à Londres, comme elle va bientôt en faire le conte à son libérateur, ne voulant pas avouer son nom, sa naissance, bien moins encore l’objet de son séjour à Paris et celui du retour qu’elle se proposait de faire en Angleterre. La seule vérité que confiera miss Charlotte (car c’est elle-même), c’est que, se préparant à partir, un perfide domestique lui a proposé de se laisser accompagner, pour plus de décence et de sûreté, par certain lord, et qu’elle y a consenti ; que ce compagnon, au dernier relais, l’ayant engagée à prendre le devant à pied pour profiter de la beauté du chemin et du clair de lune, elle l’avait imprudemment suivi ; qu’insensiblement la fille de chambre est demeurée en arrière avec le secrétaire ; que, la voiture tardant excessivement, milord a paru souhaiter de l’attendre dans un endroit dont l’œil était séduit ; qu’aussitôt il a voulu prendre des libertés bientôt dégénérées en insultes, enfin en violences au moment où le ciel a daigné procurer du secours à la faiblesse sur le point d’être victimée par la lubricité !



CHAPITRE XXVIII

SURCROÎT D’INNOCENTES IMPOSTURES, ET
QUEL ACCIDENT IL EN RÉSULTERA


Je viens d’anticiper un peu, pour ne pas tenir trop longtemps en suspens le lecteur, car avant que miss Charlotte fît à son libérateur la demi-fausse confidence d’un fait dont elle-même ne connaissait pas toute la vérité, l’on changea de chevaux.

Pendant qu’on attelait survint un courrier très-alerte qui demanda tout de suite avec feu si l’on n’avait pas vu passer depuis peu des Anglais. « Il y a une heure, répondirent les gens de la poste, un maître, deux femmes, et c’est tout au plus s’ils sont au relais suivant. » Dans ce moment même, le postillon qui avait amené d’Aiglemont recevait de lui son argent ; cet homme allait jaser : « Tais-toi ! » lui dit le marquis, lui mettant pour boire quatre écus de six livres dans la main et souffrant sans objection qu’on mît un cheval de plus à sa voiture. L’intérêt de la poste ainsi séparé de celui des voyageurs, tout se passe convenablement, et pour la fausse comédienne qui s’était tapie au premier mot du courrier, et pour le marquis, enchanté de n’avoir plus, du consentement même de sa conquête, à la disputer avec qui que ce fût[6].

Pour peu qu’on se fût éclairci, sûrement d’Aiglemont eût reconnu Lebrun, dont la basse-taille lui avait même rappelé quelqu’un de connaissance ; mais on ne se parla point. D’Aiglemont continua sa route et le courrier la sienne, celui-ci bien éloigné de supposer que la plus intéressante partie de son objet lui était dérobée par cette silencieuse voiture qu’il venait de croiser à la poste.

C’est à la suite de ce quiproquo que la prétendue comédienne débita son roman au marquis. Celui-ci, qui, bien qu’il sût son épouse malade à Paris, et qu’il y accourût à cause d’elle, ignorait pourtant les dangers et n’était pas homme à faire le Caton avec une charmante actrice de Londres, probablement aussi peu dragon de vertu que celles de Paris, — notre Persée, dis-je, tenait aussi un roman tout prêt : il devenait, lui, le fils unique d’un riche négociant de Marseille ; en conséquence, le ruban rouge avait subtilement disparu de la boutonnière ; la petite cour galante avait commencé. Vers le jour, l’Andromède avait été frappée à son tour de cette figure d’une rare beauté. Des manières si délicates ! des propos si séduisants, si gais sans manque de respect ! si voluptueux sans indécence !… Il était si intéressant, l’homme enchanteur qui, pour un fils de négociant, avait exposé si militairement sa vie ! ce chapeau percé d’une balle maudite réclamait tant de reconnaissance ! et surtout l’adorateur était dans une opposition si favorable avec cet autre séducteur, ce perfide Monrose qui semblait ne s’être assuré de nouveau du cœur d’une ancienne maîtresse que pour la trahir à l’instant, que pour la déchirer par l’affectation d’un insultant intérêt !

Qu’en pensez-vous, cher lecteur ? et jugerez-vous miss Charlotte impardonnable, si je vous dis à l’oreille que ses plus douces faveurs, à la vérité presque arrachées, payèrent au centuple le fortuné Don Quichotte, tandis qu’une réparation indispensable retenait pour une couple d’heures ces aventuriers à Chantilly ? Non ; vous ne verrez avec moi, dans toute cette affaire, que le doigt de la Providence qui, lorsqu’elle a le temps d’y prendre garde, nous distribue infailliblement le bien et le mal à proportion de nos mérites. N’était-il pas juste que ce fripon de Monrose, qui fit si lestement cocu notre ami d’Aiglemont, le fût à son tour par celui même qu’il a mortellement offensé ? Ne convenait-il pas qu’une jeune folle qui, sans s’éclaircir, a lâché la bride aux sentiments jaloux, secoué le joug de sa tutrice, couru les champs avec un inconnu (car elle n’avait jamais vu sir Georges, fait lord par occasion, de la façon de miss Brigitte), n’était-il pas juste, dis-je, que cette écervelée de miss fût punie de son coup de tête, et d’un mensonge qui provoquait la témérité ? Réjouissons-nous pourtant de ce que du moins elle vient d’être châtiée d’une manière fort agréable.

Cependant ce n’était pas tout d’être comédienne de Londres, d’avoir échappé, par miracle, aux transports d’un lord scélérat, pour céder ensuite par délicatesse à ceux d’un négociant infiniment aimable. Il s’agissait de rentrer à Paris, mais sur quel pied ? Chez qui descendre ? D’Aiglemont, à qui le progressif embarras de sa compagne faisait assez connaître combien elle souffrait intérieurement, n’était pas homme à l’abandonner dans une position qui devait être des plus critiques. C’est alors qu’il croit au-dessous de lui de continuer à feindre. Depuis qu’on avait pris pour la dernière fois des chevaux, il préparait avec ménagement sa conquête à lui permettre des offres de service dont elle pût n’être point humiliée. « J’aurais dû, lui disait-il, au lieu de vous détourner de votre route, vous escorter sur celle d’Angleterre ; mais des raisons de la plus grande conséquence me forcent de rentrer dans Paris. Cependant, si je n’avais pas plus l’honneur d’être négociant que vous, peut-être, le malheur de n’être qu’une actrice ; si, malgré nos heureuses relations, vous conserviez quelques secrets que vous ne me crussiez pas encore assez digne d’apprendre… agréeriez-vous du moins, angélique amie, l’hommage de mes plus tendres vœux ? Ah ! croyez qu’à la vie, à la mort, vous n’auriez jamais un ami plus zélé à vous servir de toutes manières : cette carte vous apprendra ma demeure et mon nom… Mais quand vous êtes séparée de votre funeste compagnie, quand le plan de votre voyage est tout à fait changé, oserais-je vous demander si vous n’auriez pas besoin… (Une bourse se montrait.) — Je ne manque de rien, répondit miss Charlotte presque offensée. — Que je sache du moins où je pourrai vous faire ma cour… — Je n’ai à Paris qu’un compatriote de ma connaissance ; mais de puissants motifs… » Ici les plus beaux yeux du monde se mouillèrent de larmes… Le marquis, attendri, ne put sans beaucoup d’efforts retenir les siennes… « Et vous n’avez pas encore daigné, dit-il, jeter les yeux sur l’adresse de celui qui vous est si passionnément acquis… (La carte déroulée.) — Ô ciel ! s’écrie l’adorable miss, vous, le marquis d’Aiglemont ! vous peut-être l’époux de cette femme… — Quel trouble, madame, quels accents de courroux peut vous arracher un nom… — Perfide marquise ! — D’où la connaissez-vous ? Que vous a-t-elle fait ? — Rien, rien, Monrose seul est criminel… — Monrose ? Qui venez-vous de nommer encore ? — Un monstre !… oui, des monstres ! lui, votre femme, ils m’ont assassinée !… C’est pour elle !… L’ingrat ! et c’est au moment où je lui rendais toute ma tendresse !… »

Avec tout autre mari, que de maux pareille scène aurait pu causer ! Cependant d’Aiglemont avait acquis trop de droits pour qu’on pût lui refuser de courtes confidences. Son attendrissement touchant, ses vives caresses les sollicitaient, et miss, dont le cœur était bourrelé, avait besoin du soulagement de les répandre. Milady Sidney fut nommée. « Milady Sidney ! c’est la sœur de ma meilleure amie. — Et moi je suis la malheureuse nièce de lord Sidney. — De lord Sidney, de l’homme pour qui j’ai le plus de respect ! — Et que nous venons de déshonorer ensemble ! — Chut ! » Le pathétique d’Aiglemont eut bien de la peine à remettre cette tête bouillante qui venait de s’exalter. Il en vint pourtant à peu près à bout ; il plaida pour Monrose, qu’il dit connaître depuis longtemps pour la plus honnête créature de l’univers. Il pria qu’on voulût bien lui laisser le soin de tout approfondir et de ramener les esprits. Le résultat de cet utile éclaircissement fut que miss Charlotte, dans sa position, ne pouvait rien faire de plus à propos que de me demander asile, puisque j’avais, quoique cadette de bien des années, un entier ascendant sur ma sœur, et, de plus, un très-bon cœur, disait-il. Or, je me pique de mériter cet éloge.

Ils mirent pied à terre chez moi. Par bonheur, on put assurer de bonne foi notre ami qu’il n’y avait plus rien à craindre pour les jours de la marquise ; mais il l’aimait trop pour que l’idée du danger qu’elle avait couru et des suites que pouvait avoir une aussi cruelle petite-vérole ne l’affectât pas à l’excès. Il fut pendant quelques instants totalement privé de connaissance.



CHAPITRE XXIX

PRESQUE TOUT MORAL


Dès que le marquis nous eut quittés pour voler chez lui, je chambrai miss Charlotte, et lui reprochant très-vivement son escapade, je lui peignis, de manière à la déchirer, l’état violent où cet incident avait fait tomber le cher Monrose, déjà frappé du malheur d’une amie. « Il est malade ? — Il l’est un peu moins aujourd’hui ; mais hier nous craignions… plus peut-être pour sa raison que pour sa vie. — Il est mieux aujourd’hui ? je le crois : on dit cette marquise hors de danger ! — Voudriez-vous qu’elle fût morte ! ripostai-je avec colère. Fi ! mademoiselle, la jalousie est un affreux sentiment ! — Pourquoi ne m’a-t-il pas laissée en repos où j’étais ? S’il aimait ailleurs, à quoi bon venir… — Vous extravaguez, ma belle amie. La marquise, mariée, ne peut jamais appartenir à mon neveu : l’amitié qu’il a pour elle… — L’amitié ! l’amitié qui lui a fait omettre de me voir quand j’arrivais pour lui… L’amitié ! qui parce que ma rivale est malade, le rend malade à son tour ! »

Ce ne fut qu’au bout d’une heure qu’enfin je vins à bout de faire comprendre à la fougueuse miss combien notre héros l’aimait lui-même ; combien la conduite qu’il tenait à son égard était délicate depuis qu’il avait pu se flatter de réparer ses anciens torts. « Si, comme je l’espère, ajoutai-je, vous vous fixez parmi nous, vous apprendrez, miss, à connaître, sous sa seule forme louable, ce sentiment que je vous vois aujourd’hui défigurer, qui doit rendre heureux, et qui vous tourmente ; qui doit être confiant, tolérant, et qui vous rend injuste, cruelle ; qui sous-entend enfin, à la suite de ses fleurs, les fruits d’un attachement inaltérable, et qui, chez vous, semble produire le poison de l’inimitié. Voudriez-vous que depuis huit ans à peu près que Monrose, vous ayant perdue de vue, eût mis au croc sa sensibilité pour ne la retrouver que lorsqu’un hasard difficile à prévoir vous ramènerait à sa portée ! N’est-on pas tenté sans cesse ? N’a-t-on pas des moments d’oubli ? » À peine j’ai prononcé ces derniers mots, auxquels j’étais bien éloignée d’attacher quelque maligne idée, que miss Charlotte, s’étant jetée sur moi, me ferme la bouche d’une de ses mains, et de l’autre voudrait me boucher les yeux. Je résiste à cette extravagance. « Pour Dieu ! ne me regardez pas ! s’écrie-t-elle ; fermez les yeux jusqu’à ce que je sois sortie !… Ah ! malheureuse Charlotte ! il a tout dit !… » La force lui manque avant d’être à sa porte ; elle se laisse aller, évanouie, dans un fauteuil. Je sonne ; on lui donne du secours… Milady Sidney, par bonheur, n’est pas encore de retour d’une course commencée dès le matin et dont les perquisitions sont l’intéressant objet. Le désordre de miss Charlotte réparé, j’ai le temps encore d’être seule avec elle, et d’apprendre tout ce dont assurément l’honnête d’Aiglemont ne m’avait rien dit. Je frémis du peu de politique et de l’orageux caractère de cette fille, capable de se perdre par ses éruptions de sentimentage dangereux. Je lui fais sentir à quel point pourrait la compromettre un si mauvais emploi de sa délicatesse et de son ingénuité ; je lui fais en un mot jurer de ne trahir sous aucun prétexte un secret que j’aurais dû moi-même ignorer, et qu’il faut dérober à toute la terre.

Nous montâmes chez mon neveu : l’entrée était devenue libre depuis qu’il avait commencé de battre la compagne. Il était dans un bon moment ; la vue de sa bien-aimée Charlotte lui causa la plus délicieuse émotion. Combien elle-même était pour lors éloignée de ces sentiments durs qui, tout à l’heure, partaient bien plus de la tête que du cœur !… Ce couple tendre se faisait à mes yeux les plus franches caresses, quand milady se précipita dans la chambre pour prendre sa part de tant de bonheur. Elle n’eut pas la force de gronder ; elle revoyait Charlotte, ce dépôt si précieux qu’un époux non moins redouté que chéri lui avait confié, et qu’elle avait eu l’affreuse crainte de perdre.

Je conviens avec vous, cher lecteur, que la marche de toutes ces aventures n’est pas ordinaire. Ce mélange singulier de vertu, de faiblesse, de sentiment, de caprice ; ces brusques transitions de la tristesse au plaisir, du plaisir au remords, du courroux à l’attendrissement ; tout cela, jusque même à l’actuelle indulgence de ma sœur, est de nature à vous ballotter peut-être désagréablement, si vous avez l’habitude et le goût de ces scènes uniformes où chaque acteur conserve le premier masque d’un bout à l’autre de son rôle. Mais, je n’ai cessé de le répéter, ceci n’est point un roman. La plupart de nos personnages principaux sont à moitié purs, à moitié atteints d’une corruption dont il est bien difficile de se garantir au sein des capitales, quand on y apporte des passions et d’assez grands moyens de les satisfaire. De là tant de disparates : l’histoire de nos acteurs est celle des trois quarts des mondains de tous les pays de l’Europe. Cherchez une autre nature dans l’île de Robinson Crusoé, chez les Sévarambes, ou attendez l’heureuse année deux mille deux cent quarante, prédite par l’illustre dramaturge M…r… Au reste, mes fatigants tableaux sont à leur fin ; je couperai le fil de cette histoire dès que j’aurai retrouvé quelques gens dont peut-être vous êtes impatient aussi de savoir des nouvelles. Comme de Senneville, qui s’est si brusquement éclipsé à propos de quoi ? Comme de Lebrun, qui court les champs. Quel est son but ? Comme de Sidney. Qu’aura-t-il pensé de ces dépêches qui lui proposent des vues absolument opposées à celles pour lesquelles il avait confié sa nièce à milady ? Ne seriez-vous pas aussi bien aise d’entendre dire un mot de ce protecteur de sir Georges, du vicieux Kinston[7], qui paraît s’être vanté, au baronnet, d’une très-vilaine chose qu’il croit avoir faite à notre héros ? Qu’aura pensé le Sardanapale Kinston du premier et du second duel de sir Georges avec mon neveu ?

Il faut, cher lecteur, que je me hâte de vous éclaircir tout cela ; puis je plierai bagage, car déjà notre folle capitale est dans une terrible fermentation. Certains observateurs, dont la raison se sert de lunettes d’approche, nous annoncent un nuage affreux venant du Nord-Ouest, et porté tout droit sur la France par des vents pestilentiels[8]. Déjà de funèbres éclairs sillonnent au loin l’obscur horizon ; les plus peureux emballent et se préparent à fuir avant que l’inévitable ouragan ne commence son ravage… Disposons-nous de même à partir, mais que ce ne soit pas avant d’avoir pris décemment congé de mes lecteurs, à qui je dois tant d’égards en retour de leur infatigable indulgence.



CHAPITRE XXX

RETOUR DE SENNEVILLE ET DE LEBRUN.
AVENTURE ANGLAISE


Délivrez la jeunesse des peines cruelles qui peuvent avoir brassé trop violemment son sang inflammable, et rendez-lui le baume des sentiments heureux : la richesse de santé dont on jouit à cet âge aura bientôt fait le reste. Monrose, assuré que la chère marquise d’Aiglemont conserverait la vie pour elle-même et pour le fruit furtif de quelques moments de voluptueuse ivresse ; Monrose, chaque jour, à tout moment visité, caressé, servi par la non moins tendre que belle Charlotte ; Monrose, entouré de sa mère, d’Aglaé, d’une foule d’amis et de moi, se rétablissait à vue d’œil. Il se levait déjà lorsque enfin reparut le paladin Lebrun, nous annonçant qu’il venait de courir devant la voiture de Senneville, et que nous ne tarderions pas à revoir ce romanesque personnage.

Nous mourions d’envie d’apprendre ce que Lebrun pouvait avoir recueilli pendant sa course, mais il se refusait cruellement à nos instances. « Attendez M. de Senneville, nous disait-il avec un air profond ; je ne suis pas bastant pour des faits tels que ceux dont ces dames sont curieuses : mon rôle s’y réduit à presque rien. Le hasard et M. de Senneville m’ont enlevé l’honneur des services par lesquels je me proposais de donner à mon cher maître de nouvelles preuves de mon dévouement »

Senneville, le désiré Senneville vint enfin sur le soir. Après avoir soulagé son cœur de l’oppression d’une foule de sentiments qui se partageaient entre Aglaé, Monrose et moi-même, le brûlant jeune homme voulut bien nous faire ainsi (je dis à Monrose et moi) la relation de son leste voyage. Il va parler : « Dernièrement, lorsque j’eus la fortune de vous rencontrer, je ne passais à Paris que pour aller à Londres. Le chagrin secret duquel je crois vous avoir dit qu’il fallait que je me délivrasse, sous peine qu’il ne fît à jamais le tourment de ma vie, c’était le sentiment de l’avilissant outrage que m’avait fait (le destinant à Monrose) Kinston armé, qui me surprenait lâchement, tandis que jetais sans armes et dans l’ivresse des plaisirs. De tout temps j’avais l’occasion et les moyens de l’exécuter : je l’eus d’autant plus à cœur lorsque aux vils propos de sir Georges je reconnus que mon offenseur avait eu le cynisme d’afficher sa propre turpitude dans les criminelles vues de donner un ridicule à Monrose innocent. De nouveaux objets d’émulation venaient d’ajouter à mes devoirs : il s’agissait de me concilier l’estime de quelques connaissances nouvelles à qui je venais de me dévouer pour toujours ; il s’agissait de venger avec moi celui qui, voulant bien oublier qu’il fut mon maître, me permettait d’être désormais son ami.

« Je pars, comme on sait ; je vole à Londres ; de l’hôtel de milord Kinston, on me renvoie à cette même campagne où le scélérat me dégrada jadis. Je demande à lui parler, et sans témoin : il me reçoit et m’écoute. « Je suis, lui dis-je, celui qu’au mépris de toutes les lois de la nature et de l’honneur, vous déshonorâtes un tel jour en ce lieu même. (Il pâlit.) — Vous m’en imposez, répliqua-t-il ; vous n’êtes qu’un valet revêtu que je reconnais, et qui venez aujourd’hui gagner sans doute quelque salaire qu’un efféminé, trop jaloux de ménager ses jours voluptueux, vous a proposé, pour que vous vinssiez le suppléer. — Je suis, lui ripostai-je en fureur, un gentilhomme, peut-être moins illustré que toi, mais pur par les siens et par lui-même. Je ne te dois aucun compte des hasards qui, sous une forme vile, m’ont fait respirer pendant quelque temps l’air de ta maison empoisonnée… Je suis, en un mot, Senneville, enseigne de vaisseau ; je suis celui qui veux avoir ta vie ou te faire trancher celle que tu aurais couverte d’opprobre si la violence du crime pouvait ternir un autre que celui qui la commet. — Jeune homme, êtes-vous noble ? Savez-vous, dites-vous la vérité ? — Je l’ai dite toute ma vie. — Eh bien ! demeurez ici ; demain vous serez satisfait… Cependant interrogeons quelqu’un ensemble… Non ; feignez plutôt de vous retirer ; puis, glissez-vous par dehors, au moyen de cette clef (il me la donnait), dans ce petit pavillon que vous voyez d’ici, et dans la seule pièce où vous trouverez une alcôve ; cachez-vous-y : je ne tarderai pas à y paraître avec une personne de votre ancienne connaissance. Écoutez attentivement tout ce qui se dira ; surtout, veuillez bien ne point vous montrer si je n’en donne pas le signal en frappant dans les mains. » J’eus la complaisance qu’il désirait. J’étais à peine caché depuis dix minutes, que Kinston survint suivi de l’odieuse mistress Brumoore.



CHAPITRE XXXI

ÉCLAIRCISSEMENT EN FAVEUR DE SENNEVILLE,
ET CE QUI S’ENSUIVIT


C’est Senneville qui parle. « Ils gardèrent le silence jusqu’à ce qu’on eût fait tous les préparatifs du thé. Quand milord et Sara furent seuls : « Savez-vous, mistress, lui dit Kinston, que je viens de recevoir un singulier message de la part du petit Monrose, de cet ancien protégé de mon ci-devant ami Sidney ? — Je crois en effet avoir reconnu le domestique de M. Monrose dans ce joli polisson à qui vous avez accordé l’honneur d’un entretien particulier. Il connaît vos goûts : sans doute l’appât de l’or l’a fait accourir. Comment vous trouvez-vous de cette bonne fortune ? — Vous êtes bien gaie, mistress ; vous devriez vous apercevoir que je le suis moins. »

« Je dois vous prévenir, madame la comtesse, qu’ayant commencé d’apprendre l’anglais à Londres dès ma caravane avec ma fausse sœur Argentine, j’ai cultivé cette langue, et que par conséquent je ne perdais pas un mot de l’entretien.

« Vous l’avez donc reconnu, mistress, ce petit Julien ? continua milord. — Que trop ! Cet avantageux ne se donnait-il pas les airs de me pourchasser, moi qui pour lors étais gouvernante d’une jeune personne… et lui valet ! Comme je le rembarrai ! — Vous ne tardâtes donc pas à devenir plus traitable, car depuis que j’ai l’avantage de vous posséder chez moi, Dieu sait que vous n’avez assurément rembarré personne ! Sachez qu’aujourd’hui votre adorateur disgracié est venu m’assurer, de la part de son maître, que ce n’est pas Monrose que j’eus… Vous savez bien ? — Qui donc ? — C’est lui, ce Julien lui-même. — Certes, voilà un serviteur qui pousse loin l’attachement pour son maître ! — Julien ajoute que ce n’est point Monrose non plus que Sidney a surpris dans les bras de milady… — Voilà de beaux contes, en vérité ! Je n’étais donc pas là, moi ! je ne partageais pas l’horreur de cette scène qui me valut presque d’être assassinée par milord Sidney, dans un premier mouvement, tant il avait de honte, et tant il craignait que je ne publiasse son double déshonneur d’être cocu, et de l’être par son ingrat protégé ! Mais de quoi, s’il vous plaît, étions-nous convenus, vous et moi ? Je vous aurais donc attrapé ! M’en croyez-vous capable ? — De sorte, mistress, qu’au besoin vous jureriez de l’inceste de Monrose et de l’avanie que j’eus le plaisir de faire à ce farfadet ? — J’en jurerais au pied des autels ! N’est-il pas clair qu’autrement Sidney, au lieu de chasser, comme il le fit, le jeune Monrose, se fût fait, au contraire, justice d’un misérable domestique ! — Point de commentaires. Vous paraissez de si bonne foi, Sara, que maintenant je suis fâché d’avoir renvoyé Julien sans vous avoir confrontés : vous lui auriez soutenu que j’ai eu son maître, et que celui-ci a eu sa propre mère ; si je m’adressais au pudibond Sidney, il ne conviendrait de rien ; d’ailleurs, nous sommes toujours mal ensemble, quoiqu’il marie enfin sa nièce à quelqu’un de mes amis. — Eh ! bon Dieu ! à quoi servirait aujourd’hui de ressasser ces vieilles ordures ? — Comment ! à quoi cela servirait ! au moment où Monrose lui-même arrive pour qu’à propos de cette aventure je me brûle la cervelle avec lui ! — Vous seriez bien bon, ma foi ! d’exposer vos jours pour le caprice d’un mignon qui se lasserait aujourd’hui d’une tache qu’il a bien pu garder pendant près de huit ans ! Laissez-moi faire : je saurai bien vous tirer d’embarras. — Comment cela, mistress ? — Oh ! comment ? ne vous mêlez seulement de rien. Je vous jure que de votre vie vous n’entendrez plus parler de ce petit seigneur-là. Ne vous suis-je pas tendrement dévouée, milord ? Quand, par amour pour vous, j’ai pu renoncer à Sidney, mettre dans votre lit la fille que j’avais eue avec lui, vous sacrifier tout, tout… (il est vrai que vous m’avez fait tout retrouver et bien au delà,) mistress Brumoore, en un mot, regardera-t-elle à une gentillesse de plus pour vous épargner une tracasserie ? Deux gens sûrs apostés… — C’en est trop, monstrueuse Sara ! J’ai des vices, et j’en rougis ; j’ai pu partager avec vous tous les crimes de la débauche, je saurai m’en punir ; mais ceux de la scélératesse ne sont pas faits pour moi !… » En même temps il sonna pour qu’on lui envoyât son homme de confiance. Quels que fussent, en attendant, les efforts de Sara pour apaiser milord, qui l’étonnait par une pudeur inusitée, car aux flagorneries se mêlaient d’irritantes familiarités, — quand, dis-je, l’honnête Wilson parut : Conduisez mistress à sa chambre, lui dit milord ; qu’elle y soit sous clef, et qu’on ait à me répondre d’elle ! — Dieu soit loué ! » répondit le concierge à cet ordre. Mistress Brumoore pleura, cria, pria ; bientôt elle jura, menaça, voulut, armée de son couteau, se ruer, et sur milord, et sur l’homme flegmatique qui s’apprêtait à la saisir. Elle fut la plus faible, on l’entraîna.

Cependant milord n’avait fait aucun signal, et, selon nos conventions, je ne m’étais point montré. « Monsieur, dit-il, venant à moi, vous avez vu le commencement de la réparation que je confesse vous devoir ; je vais solliciter un ordre pour que la criminelle Sara soit enlevée. Maintenant, je vous demande le temps de faire quelques dispositions indispensables. En attendant, on va vous montrer un appartement : vous serez le maître de vous y faire servir ou de me faire l’honneur de souper avec moi. — Trouvez bon, milord, que je sois seul. — Comme il vous plaira : demain je vous ferai savoir le moment de nous rejoindre ; j’espère que vous serez content de moi. » Wilson revint alors dire que mistress était enfermée, donna les clefs, et demanda des ordres ultérieurs. Le premier fut de me loger convenablement, de me donner un bon souper, tout ce qui pourrait me faire plaisir, et d’avoir pour moi tous les égards imaginables.



CHAPITRE XXXII

SUITE INTÉRESSANTE DU RÉCIT DE
SENNEVILLE


« On me conduisit un peu loin du pavillon principal ; sur la porte de l’appartement que le concierge m’ouvrit, on lisait en grosses lettres : FÉLICIA. Dans la chambre à coucher, le premier objet qui me frappa fut votre portrait, madame la comtesse, portrait parfaitement ressemblant, et qui me rendit bien cher le choix qu’on avait fait, pour moi de cet asile. Vous savez combien ce petit logement est agréable ? Sans doute vous l’avez habité, car en examinant de bien près la délicieuse peinture, je vis avec plaisir une date[9] ingénieusement égarée dans les plis de ce peignoir transparent qui chicane des regards avides de mille charmes. Dès ce moment je ne redoutai plus une soirée dont la longueur m’avait d’abord effrayé… « Vous êtes bien galant, dis-je avec un peu de malice au conteur ; je suppose cependant que vous auriez encore mieux passé votre temps, si certaine effigie se fût trouvée à la place de la mienne… Mais Aglaé n’a pas l’honneur d’être connue de milord Kinston. »

Senneville, rouge comme une grenade, fut un moment interdit ; il continua :

« Bientôt un charmant jockey parut chez moi pour me déshabiller (car j’étais seul, ayant laissé mon domestique à Londres). À l’air effronté du petit drôle, je devinai sur-le-champ sa morale et quel était sans doute son principal emploi chez milord. Très-différent de cet homme dans mes goûts, j’eus pitié de la dégoûtante coquetterie du morveux, et me hâtai de pouvoir me passer de son service. Il me laissa des papiers publics et quelques pamphlets libidineux que milord avait eu l’attention de m’envoyer. Je sus à celui-ci plus de gré d’un autre soin, quoiqu’il ne me parût que plus méprisable de l’avoir pris. Au moment du souper survint une jeune et très-jolie niaise pour m’en faire les honneurs. J’avoue que ses beaux cheveux blonds à l’enfant, dont le toupet se rabattait jusque sur de longs yeux bleus ; que son mannequin élancé et mollement ondoyant, que certain air sentimentalement lubrique, en un mot, que tout en elle m’intéressa… Je ne la renvoyai point… Vers minuit nous étions assez bien ensemble pour qu’elle se crût en droit de me demander mon appui : c’était en vue de se placer en France, n’ayant plus, à la suite de quelque faveur, que les charges d’une double habitude avec le capricieux Kinston et la fatigante Sara. Ma fausse ingénue, puisqu’elle ne savait pas un mot de notre langue, était toute prête à faire, dans notre pays, quelque besogne que ce fût qui n’exigerait point qu’elle parlât. Je ne suis entré dans ce détail hors de saison qu’afin de vous faire mieux connaître quels principes, quel ordre régnaient chez milord. Le lendemain, de bonne heure, je parcourus ses délicieux jardins ; je m’affligeais, en dépit de mes jouissances, de ce qu’un homme dont les possessions décelaient tant de connaissances et de goût, empêchait, par l’excès de sa dépravation, qu’on estimât ses bonnes qualités. Ce fut enfin vers midi qu’il me fit prier de venir le joindre…

« Il était en robe de chambre. « Monsieur, me dit-il, je suis maintenant tout à vous. Il est bon de vous apprendre que mistress Brumoore a prévu la justice qui vous aurait été faite de sa trahison. Lorsque le juge de paix est venu, malheureusement trop tard, s’assurer d’elle, il a fallu enfoncer la porte, dont elle avait poussé les verrous. On l’a trouvée morte dans son lit ; sur la table de nuit, un verre vidé montrait les traces du poison le plus violent ; sur un papier on lisait : « Mon rôle est fini ; j’ai voulu mourir : puissent les hommes me pardonner ! Dieu est juste, mais il est bon. » Maintenant, monsieur, c’est de moi qu’il faut que vous soyez vengé. Si vous me survivez, j’ose exiger que vous exécutiez mes dernières volontés : elles sont énoncées dans un testament que j’ai dicté hier. Vos instructions particulières sont dans ce paquet que je vous prie d’accepter. Avant le dénouement quelconque, par lequel l’un de nous deux va perdre la lumière, entendez-moi confesser hautement ma honte et ma contrition de la conduite abominable que j’ai tenue, par faiblesse, envers Sidney, son épouse, Monrose et vous-même. Né pour la vertu, j’ai vécu nonchalamment dans le désordre, j’ai fait beaucoup de mal : il est temps de le réparer… »

« En prononçant ces derniers mots, il recule et sort de dessous sa robe de chambre un pistolet armé ; à son mouvement je devine son dessein ; je m’élance et je suis assez heureux pour lui détourner brusquement le bras au moment du coup qui devait lui faire sauter la cervelle. Il se manque et va frapper le plafond de trois balles. Toute cette horrible scène n’a duré qu’un clin d’œil. Au bruit, on accourt, on m’entoure, on va me saisir… » Arrêtez ! crie Kinston (de qui je n’ose encore me séparer, craignant qu’il n’ait un pistolet de plus) ; respectez ce généreux jeune homme. Il lui faut, je le vois, une plus noble vengeance… Allons, monsieur, c’est donc de votre main que j’aurai l’honneur de périr. » À ces mots, il s’élance : « Non, milord, dis-je en le retenant, ma vengeance est consommée. Vivez si vous ne doutez pas du violent désir que j’avais de laver mon affront !… — Moi, douter ! et de vous ! » Il s’est en même temps jeté dans mes bras avec effusion. Je crois lui voir une nouvelle physionomie. Dans ce moment solennel, Kinston, à coup sûr, a retrouvé toute sa vertu… Cependant, le bruit de plusieurs personnes qui marchent à grands pas annonce quelque incident extraordinaire. Je vois entrer brusquement un homme décoré, dont les traits et le port majestueux me pénètrent de respect. « Sidney ! » Kinston, en criant ce nom, s’arrache de mes bras pour tomber aux genoux de son vertueux ami. « Je respire, dit le nouveau venu, les larmes aux yeux et le relevant avec tendresse. Malheureux ! tu vis encore… J’arrive assez à temps !… — C’est lui qui n’a pas voulu, repart Kinston en me montrant ; sa main a détourné celle du sort qui marquait la dernière de mes secondes. »



CHAPITRE XXXIII

OÙ SIDNEY ET MÊME KINSTON SE MONTRENT
SOUS UN JOUR AVANTAGEUX


On a deviné sans doute que, par une lettre touchante, Kinston devait avoir prévenu Sidney de son dessein de mourir pour expier ses erreurs, et que Sidney, à qui le pénitent était bien éloigné de supposer autant d’indulgence, était généreusement accouru. Je ne serais pas l’amie d’un lecteur faussement délicat par qui le retour de Sidney, quoique jadis mortellement offensé, serait pris pour une marque de faiblesse ; mais écoutons Senneville.

« J’avais reconnu sur-le-champ milord Sidney, quoiqu’il ait vieilli ; mais il ne me reconnaissait point, car j’ai grandi beaucoup, et mon visage, enfantin lorsqu’il me connut, a pris depuis du caractère. Ainsi, milord Kinston avait longtemps parlé de M. de Senneville, sans que l’autre lord pût m’appliquer le souvenir de Julien, jadis commensal de ses gens et l’auteur, quoique sans reproche, du plus impardonnable outrage. Cependant il n’avait pas été possible de toucher la corde des motifs de mon apparition, sans faire enfin frémir celle qui devait être si sensible chez milord Sidney. Je vis celui-ci pâlir au premier instant où l’idée de Julien devint inséparable de la mienne. Mais le ressentiment qui parut chez ce philosophe ne dura qu’un moment. Soudain maître de son extérieur, il affecta de prendre autant d’intérêt que Kinston lui-même au récit de l’heureuse révolution qui s’était faite dans mon état et ma fortune ; je terminai cette narration en témoignant combien je m’estimerais heureux, avant que de quitter l’Angleterre, si toutes les personnes que Julien pouvait avoir même innocemment offensées, daignaient pardonner au délicat et repentant Senneville. « Tous les crimes sont morts avec celle qui les ordonna, dit obligeamment Sidney, qui n’avait pu se méprendre au sens de ma péroraison ; toutes les haines, toutes les vengeances ont aussi subi les épreuves qui devaient les terminer. »

« Nous dînâmes. Sidney dit enfin : « Je pensais à vous écrire, milord, quand votre effrayante lettre m’est parvenue. J’allais vous exprimer tout le regret que j’ai de ne pouvoir accomplir la promesse de donner ma nièce à votre protégé sir Georges Brown. Vous verrez à loisir les lettres que voici. — C’étaient les nôtres sans doute ? — Justement. »

« Milord Kinston se hâta de les parcourir. « À la bonne heure ! dit-il ensuite. J’avoue, mon cher Sidney, que mon principal objet, lorsque je fis négocier ce mariage, était de me rapprocher de vous à sa faveur ; mais l’affront que vous me faisiez de marier sir Brown à Paris, plutôt qu’en Angleterre, m’ayant paru signifier que vous vouliez m’ôter tout prétexte et toute occasion de renouer, je me refroidis beaucoup sur cette affaire, de laquelle il ne résultait pour moi qu’une mortification de plus. D’ailleurs, ce que ces lettres m’apprennent de la rudesse de sir Georges et des autres motifs qui doivent vous faire concevoir de nouvelles vues pour votre belle nièce, achève de me neutraliser. Sir Brown, à peine mon parent, avait quelques-uns de mes goûts ; vous estimiez en lui des connaissances relatives aux intérêts de la patrie ; vous croyiez avoir distingué chez lui le germe d’un homme d’État ; de là notre réunion de suffrages en sa faveur ; mais à Dieu ne plaise que je désire le malheur de l’adorable miss Charlotte, qui paraît avoir beaucoup d’antipathie pour mon baronnet, en dépit de ce qu’il est très-bel homme ! »

« Tout cela parut faire plaisir à milord Sidney. Je vis qu’il ne désapprouvait ni la franchise de sa nièce, ni ce qu’on pouvait avoir proposé de plus convenable pour elle, et que la disgrâce de l’homme d’État en herbe ne causait à l’excellent oncle aucun regret.

« Avant de partir, il ne me restait plus qu’à rendre le paquet, probablement inutile, que je tenais de milord Kinston : je ne pus l’engager à le reprendre. Il me pria seulement de ne point l’ouvrir avant d’avoir passé la mer ; et quoi que j’y pusse trouver, de ne point revenir sur mes pas, attendu que ces importantes dépêches contenaient des dispositions irrévocables. « Mais, ajouta-t-il, me tirant à l’écart, afin que nous ne fussions point entendus de Sidney, vous ne me refuserez sans doute pas un service sur lequel vous verrez que j’ai compté d’avance ! Il s’agit de vous charger d’une jeune enfant que j’envoie à Paris… de cette jolie blonde d’hier soir… (Il souriait, je rougis.) J’ai tout entendu, tout vu… car, on a beau se préparer à mourir, ses affaires faites, il est bon de s’égayer jusqu’au dernier soupir. Chacun a sa petite philosophie : Nancy, que vous allez revoir sous la forme d’un charmant garçon, ne vous causera d’autre embarras que de faire peut-être courir votre laquais, à moins que vous ne me permettiez de vous offrir à Londres une de mes voitures. Nancy d’ailleurs ne vous sera nullement à charge. Il y a pour elle une destination en arrivant à Paris. » Je ne sais si, malgré l’infinité d’intérêts sérieux et tendres qui m’occupaient alors, je n’étais pas un peu plus que de raison charmé d’emmener la jolie créature.

« Kinston m’embrassa ; milord Sidney, prenant avec toute la dignité convenable un milieu difficile entre trop et trop peu d’affabilité, me chargea de vous dire, madame la comtesse, ainsi qu’à milady son épouse, à miss Charlotte et au chevalier, qu’incessamment vous auriez de sa part des réponses dont on aurait lieu d’être généralement satisfait.

« Tout était prêt pour mon départ. La jolie enfant était déjà dans mon cabriolet, quand je vins pour y monter. À ma vue le plaisir teignit en rose la charmante Nancy… Trouvez bon que je vous épargne des détails absolument étrangers à nos communs intérêts, et passons à l’article plus essentiel des aventures de mon voyage. »



CHAPITRE XXXIV

CATASTROPHE RACONTÉE PAR SENNEVILLE


Vous concevez sans peine quelle devait être mon impatience de savoir le contenu des dépêches qu’on m’avait prié de n’ouvrir qu’à Calais. J’y trouvais des lettres cachetées pour différents banquiers, notaires, pour quelques amis, et une entre autres pour sir Georges Brown. Il y avait encore, dans un écrit pour moi, des lettres de change à vue, se montant à 200 mille livres. On me priait de les réaliser, et de faire du montant l’emploi que le banquier m’indiquerait. Milord faisait aussi mention du désir que j’agréasse la constitution d’une rente perpétuelle de mille livres sterling dont le titre se trouvait joint à mes papiers. Ce bienfait, qui me semblait non moins humiliant qu’exorbitant, faillit, malgré nos conventions, me faire retourner sur l’heure en Angleterre ; mais de vrais besoins du cœur me rappelaient instamment à Paris. J’imaginai qu’il serait toujours temps de renvoyer à milord son contrat, en lui rendant compte des sommes que j’aurais touchées pour lui ; voici toutefois comment, résolu à se tuer, il avait essayé de justifier à mes propres yeux l’excès de sa générosité : « Tant que j’ai vécu, disait-il à la fin de son billet, je n’ai fait du bien qu’à moi, ou du moins je n’eus que moi seul en vue. Mon plus cruel ennemi serait l’homme vindicatif et vain qui, dédaignant mes bienfaits, voudrait attacher à ma mémoire cette note honteuse, que « jamais je n’aurais fait, sans intérêt purement personnel, quelque emploi d’une légère part de mon immense fortune. »

« J’accourais ; entre Abbeville et Nouvion, je vis de deux cents pas une grosse voiture qu’on arrêtait ; il y avait autour d’elle quelque agitation. Je vis encore une femme avec un petit homme qui, s’échappant à pied à travers champs, me paraissaient emporter quelque chose. Plus près, je reconnus qu’un homme à cheval disputait fort haut à la portière : Le postillon de qui ce courrier avait été précédé, piquait de mon côté, mourant de peur et me priant de me hâter, afin de secourir un Anglais attaqué par un voleur dont lui, postillon, avait le malheur d’être le guide. Je ne pouvais croire que pareil attentât fût commis par un seul homme en plein jour. Je fais fouetter vivement ; j’ai bientôt joint la berline attaquée ; mais quelle est ma surprise lorsque au premier coup-d’œil je reconnais le valet de chambre du chevalier, ce domestique si zélé, dont la physionomie et les manières sont de sûrs garants de son intacte probité ! Quand je suis tout à fait à portée, je vois avec un surcroît d’étonnement que le maître de la berline est sir Georges Brown.

« Avant que je n’aie le temps d’adresser la parole à l’Anglais, son agresseur m’a crié : « Monsieur ! de grâce, ne vous mêlez pas de ce qui se passe ici ; je réclame une demoiselle à laquelle mon maître prend intérêt, et que ce beau seigneur a lâchement enlevée. Il dit l’avoir perdue par les chemins : on ne paie pas Lebrun de pareille monnaie ! — Maraud ! dit alors sir Georges furieux et menaçant de ses armes, si tu ne te retires à l’instant !…« Au mot de maraud ! déjà Lebrun était à bas de son cheval. Il veut ouvrir la portière, il brave, il défie le baronnet, et le somme de déclarer à l’instant ce que miss Charlotte peut être devenue. Je ne désapprouve nullement le courroucé Lebrun, mais je le prie de permettre qu’auparavant je termine avec sir Georges une affaire très-simple, avec laquelle, sans me mêler aucunement de leur débat, je continuerai ma route. Je remets pour lors au baronnet la lettre de Kinston.

« Quand il l’a parcourue avec flegme : « Lisez, dit-il (me la confiant et parlant anglais), vous allez voir qu’il s’agissait de remettre dans mes mains, à Paris, la jeune personne travestie avec laquelle vous voyagez : recevez mes remerciements des peines que vous avez prises pour elle. — Non, non ! s’écrie vivement Nancy, qui précédemment n’avait rien compris de la scène, parce que nous nous étions toujours parlé français. Non, c’est à Paris que milord Kinston m’envoie ; je le sais, et d’ailleurs je ne quitte pas monsieur de Senneville ! — Il s’agissait, dis-je à Nancy, de vous placer comme femme de chambre chez la personne que sir Georges devait épouser. — Il s’agit, interrompt arrogamment sir Georges, de faire ce que milord Kinston a prescrit, et quand on m’a trouvé, la destination de mademoiselle est un objet dont personne n’a plus droit de se mêler… Descendez, ma belle enfant, et prenez la peine de venir à ma voiture. — Je n’en ferai rien, crie Nancy se désespérant. — Postillon ! ajoute sir Georges en français, allez aider cette jeune personne à descendre… » Au premier mouvement le vigilant Lebrun arrête le postillon et menace de lui couper le visage. Tant d’audace de la part du baronnet m’a choqué, je la lui reproche vivement ; il s’emporte et descend. Mon épée brille : il est de même armé de la sienne… Bientôt le malheureux sir Georges est à mes pieds, d’un coup qui lui traverse le corps. À peine est-il tombé, que je le serre dans mes bras et le baigne de mes larmes. Lebrun partage mes soins ; il a quelque teinture de chirurgie, et fait tout ce qui dépend de lui… « Le Ciel est juste ! » dit sir Georges d’une voix faible dès qu’il a recouvré l’usage de ses sens. Nous le plaçons dans sa voiture, j’y monte. Lebrun va rassurer et secourir dans le cabriolet la pauvre Nancy, plus morte que vive. Ils suivent ensemble la berline, qui reprend au plus petit pas le chemin d’Abbeville. »



CHAPITRE XXXV

OÙ SENNEVILLE COURT DE GRANDS RISQUES
D’ENNUYER LE LECTEUR


« Je soutenais dans mes bras le malheureux sir Georges, pour lui épargner de mon mieux les cahots de sa voiture ; je me gardai bien de lui faire pendant le trajet aucune question ; mais de temps en temps il se disait à lui-même : « Funeste Saint-Lubin !… Comme j’ai profité de Paris !… Quelles gens j’y ai méconnus !… pour écouter la lie… Ils ont fini par… me voler… Charlotte !… Ah !… si j’avais su !… L’avez-vous connue, Senneville, cette divine Charlotte ? — Non, mon ami. — Votre… ami !… Non, Senneville… je n’ai point d’honnêtes gens pour amis… L’abbé de Saint-Lubin était… mon… ami… Voilà… les amis… dignes de moi !… — Ne vous agitez pas, sir Georges. » Et puis nous étions quelques minutes à ne nous rien dire ; alors il recommençait… « Voilà donc le fruit des conseils… de… Saint-Lubin… et… des bons offices de… Brigitte… Ils ont bien fait… de m’échapper ! »

« C’est à travers ces douloureuses commémorations que nous entrâmes enfin, vers la nuit, dans Abbeville.

« Le meilleur chirurgien fut appelé. La blessure du baronnet, quoique de part en part, ne fut pas jugée décidément mortelle ; cependant on ne pouvait encore répondre de sa vie. Je voulus veiller près du malheureux jeune homme ; il fut assez heureux pour dormir pendant plusieurs heures. Quand il fut éveillé, je ne pus obtenir qu’il détournât son esprit de tant de malheurs qui l’avaient accablé coup sur coup ; il voulut absolument que j’écoutasse des confidences décousues dont voici en peu de mots ce qui m’est resté.

« L’année d’auparavant, sir Georges, traversant la France pour se rendre en Italie, s’était arrêté quelque temps à Paris. Kinston, dès Londres, lui avait indiqué Saint-Lubin comme un intelligent proxénète. Sir Georges, ayant fait venir cet utile pourvoyeur, avait eu par son moyen beaucoup de filles et des occasions de disperser bien des guinées. De retour, sir Georges s’était informé de nouveau de Saint-Lubin, très-facile à trouver par les libertins, s’il était inconnu de tous les honnêtes gens, et se rendant, autant que possible, d’un difficile accès pour les limiers de la police. Bientôt, certaines confidences du baronnet ayant fait prévoir à Saint-Lubin que cet Anglais allait être faufilé dans votre société, madame la comtesse, l’excrément tonsuré sentit de quel intérêt il était de brouiller les cartes et d’insinuer avec le temps des préventions qui ôtassent à sir Georges toute envie de se lier avec Monrose : de là ce refus de suffrages et cette tracasserie perpétuelle à laquelle sir Georges avouait de s’être méchamment appliqué ; de là l’injustice d’un sévère penseur fortement prévenu contre un jeune homme infiniment aimable ; de là leur première querelle : la découverte d’une rivalité du plus grand intérêt avait fait le reste. En correspondant avec Kinston, qui prêtait à notre héros un honteux ridicule, sir Georges s’était encore affermi dans ses mauvais sentiments : de là son insolent billet et le second duel qu’il rendait inévitable.

« Cependant Saint-Lubin venait, comme on sait, d’être arrêté à propos de la bague Popinel. L’Anglais, par l’amour-propre de pouvoir quelque chose, étant également bien avec le ministre de sa nation et avec une impure fort accréditée chez le ministre de Paris, — disons plutôt par haine pour Monrose, dont il était bien aise de favoriser le sournois empoisonneur, — le baronnet, dis-je, intrigua d’une part et de l’autre paya pour que Saint-Lubin, élargi, donnât un démenti mortifiant à celui qui avait causé son arrestation. De son côté, Brigitte, pour avoir au besoin deux cordes à son arc, avait essayé de ménager secrètement sir Georges. On pouvait encore se servir d’elle pour une intrigue dont l’effet serait, en mortifiant milady Sidney, d’humilier Monrose dans les disgrâces d’une mère et d’une maîtresse. De là le complot d’un enlèvement déguisé aux yeux de miss Charlotte, sous la forme d’une décente retraite près de son oncle, quand elle ne pouvait plus épouser ni sir Georges vaincu, et qui renonçait à sa main, ni Monrose, de qui elle se croyait détestablement trahie. On avait profité fort habilement et du dépit de la jeune personne, et de ce qu’elle n’avait jamais vu le baronnet. Celui-ci s’était trouvé converti en un officieux lord ; la jalouse miss ne pouvait manquer de donner tête baissée dans le piége : Saint-Lubin avait tracé le plan de toutes les noirceurs ; Brigitte s’était chargée des pas et du travail nécessaires pour que la candide Charlotte fût abusée ! Saint-Lubin, pour son compte, sentait bien qu’il lui serait impossible de vivre libre dans une ville où plus d’une mauvaise affaire encore l’exposait chaque jour à rentrer dans les cachots : il brûlait donc de s’expatrier. Sir Georges voulait bien l’emmener comme lettré, promettant de le pourvoir convenablement à Londres. Mais, pour que la vengeance du gredin fût complète et qu’en même temps il liât mieux son protecteur, il convenait que celui-ci lui dût les faveurs de miss Charlotte. Il l’échauffa donc sur cet objet : « Trop heureux, lui disait-il, de ne pas épouser cette errante beauté dès longtemps tarée : vous seriez bien dupe de ne pas vous la donner ! Qu’y risquez-vous ? Elle rirait bien à vos dépens si vous la rameniez en Angleterre avec le scrupule d’un sot chevalier de la Table-Ronde ! Qu’elle vous aime ou non (cependant elle serait bien difficile si elle ne rendait pas justice à vos agréments), il faut que vous l’ayiez pour forcer son estime. » L’ardent baronnet, déjà trop frappé de mille charmes, n’avait guère besoin d’être excité par de pareils sophismes. Ils achevèrent de lui tourner la tête. Mais c’était sur les terres de France que le coup hasardeux devait être tenté. Au delà de la Manche, il devenait bien plus difficile ; il ne fallait même pas le risquer sous un toit. C’est déjà toutes ces considérations que les moyens d’une course en avant et d’une voiture extrêmement retardée avaient été imaginés par le duo de scélérats… L’heureuse apparition d’un défenseur avait pu seule faire échouer la violente entreprise de sir Georges… »



CHAPITRE XXXVI

OÙ SENNEVILLE CONTINUE ET ACHÈVE ENFIN
SON RÉCIT. DIVERSION HEUREUSE


« Mais déjà cette disgrâce (à la lisière du bois) avait dessillé les yeux de l’égaré baronnet. Il détestait hautement sa mauvaise action ; il en faisait, dans la voiture, de sanglants reproches à ses noirs instigateurs ; il les menaçait même de les abandonner dès la première poste… C’est alors que, pour ajouter à ses malheurs, Lebrun avait paru. Saint-Lubin l’ayant très-bien reconnu, s’était mis à crier : « Au voleur ! « Brigitte, avec le même intérêt, s’était montrée non moins effrayée… Ils avaient diligemment ouvert la portière opposée, et sous prétexte de sauver un précieux nécessaire, l’infâme abbé l’avait tué de la voiture en dépit d’une défense réitérée de la part du possesseur. Celui-ci cependant croyait devoir aller au plus pressé, c’est-à-dire se débarrasser d’abord de Lebrun : il serait toujours temps de rattraper les fuyards, dont au surplus la proie était d’autant plus importante, que la cassette, outre un ustensile considérable en argenterie, contenait des bijoux et du papier pour une grande valeur. Le nouvel incident de notre querelle avait empêché qu’on ne s’occupât de courir sur leurs traces ; on pouvait d’ailleurs supposer que, s’ils n’avaient agi que par zèle, ils ne tarderaient pas à se rapprocher. C’était mon idée ; mais la désavantageuse et très-juste opinion de Lebrun sur le compte de l’abbé ne lui permettait pas d’avoir cette confiance. Dès que sir Georges avait commencé de reposer, l’austère valet de chambre s’était mis à battre l’estrade, jurant que, de gré ou de force, les soustracteurs du nécessaire reparaîtraient incessamment.

« Ce ne fut que dix heures plus tard qu’on eut des nouvelles de cette expédition. Lebrun et deux cavaliers de maréchaussée, ayant vainement suivi la grand’route jusqu’à l’endroit de mon combat, avaient retrouvé l’empreinte des pas de nos déserteurs ; cette trace, après avoir conduit Lebrun et sa suite bien loin à travers champs, aboutit enfin à un groupe de cinq ou six paysans occupés pour lors autour d’une fondrière d’où sortait le buste d’une femme dont tout le reste était englouti. C’était Brigitte évanouie, presque morte ; elle fut retirée, lavée comme on put. Lebrun, au moyen d’une dose d’eau de Cologne, la ranima. Dès qu’elle put parler, elle déclara « qu’en même temps qu’elle M. l’abbé s’était engouffré, mais sans doute plus profondément, marchant le premier et portant sur sa tête quelque chose d’assez lourd. » En effet, on ne voyait point de vestige du malheureux. Ce ne fut pas sans beaucoup de peine qu’on le retira mort. Deux louis promis aux villageois leur donnèrent encore la patience et le courage de pêcher le nécessaire précieux. Lebrun revenait avec toute sa capture traînée sur une charrette. On voulut bien faire semblant de croire que tout de bon Brigitte avait eu peur des voleurs. Le fait, c’est que les vrais voleurs, elle et Saint-Lubin, avaient perdu la tête : traversant à grands pas une prairie qui leur paraissait une pelouse continuelle, ils s’étalent brusquement embourbés ; la rapidité de la marche, leurs efforts inquiets pour se dégager, les avaient plongés davantage, Saint-Lubin surtout, plus vivement élancé, chargé, et que peut-être avait entraîné le poids d’un riche butin dont il lui semblait cruel de se dessaisir à l’instant de la chute. C’est ainsi que, par un juste décret du sort, celui qui avait vécu dans la fange des vices, venait de trouver dans la fange même un mémorable quoique trop doux châtiment.

« Dès que tout ce qui concernait cette catastrophe a été réglé, comme je ne pouvais plus être à sir Brown d’aucune utilité, j’ai fait mes dispositions pour me remettre en route. La criminelle Brigitte, offrant ses services au malade, croyait bien saisir l’occasion de rentrer en grâce auprès de lui ; mais il l’a repoussée ; bien plus, il a fait dire aux hôtes qu’il ne répondait pas du désordre que pareille scélérate pourrait occasionner dans leur maison. Cependant il a eu la pitié de donner quelques guinées à la malheureuse, pour qu’elle pût arriver jusqu’en Angleterre. J’ai volé vers Paris, précédé de l’estimable Lebrun ; et si je n’avais pas eu le chagrin de trouver mon ami dans le malheur, je n’aurais finalement qu’à m’applaudir de mon orageux voyage. »

Il était bien naturel ensuite de contenter la curiosité d’un galant homme qui venait d’avoir tant de complaisance pour la nôtre. Il souhaitait ardemment et n’osait qu’à peine me demander des nouvelles de notre chère Aglaé. Non-seulement je lui en donnai de satisfaisantes, mais pour qu’il commençât à trouver la récompense de tant de bons sentiments et d’utiles services, je fis appeler sur-le-champ l’objet de sa naissante passion. Il ne me fallut que voir quelle impression causait cette seconde entrevue, pour juger combien encore l’amour de Senneville pour Aglaé s’était accru pendant la course.

Un rayon de bonheur recommençait à luire sur notre horizon ; il fut encore embelli par un heureux bulletin qu’on apportait en même temps de chez nos bien-aimés d’Aiglemont ; la marquise venait de passer une nuit excellente : elle ne pouvait être mieux.



CHAPITRE XXXVII

PACOTILLE D’ASSORTIMENTS


Le soulagement du cœur est le meilleur de tous les remèdes quand les souffrances du cœur ont été cause d’une maladie : aussi Monrose fit-il de rapides progrès vers la santé. Tout vint à la fois comme par enchantement au secours de cette âme brûlante d’amour et d’amitié.

Salizy (cette femme à tête chaude qui d’abord craint de mourir de sa belle passion pour mon ensorcelant neveu) venait pourtant de s’enticher, à Londres, de certain virtuose émérite… très-aimable, mais de la part duquel il ne fallait pas attendre des preuves de valeur guerrière… C’était Géronimo[10] Fiorelli, frère d’Argentine, de cette Argentine autrefois ma rivale, mon amie depuis, sœur postiche de Julien Senneville. Cette Italienne, après avoir usé en peu d’années sa célébrité de chanteuse, comme c’est le sort ordinaire des talents de pur agrément ; Argentine, dis-je, avait terminé son roman par un mariage en bonne forme avec certain négociant du second ordre. De plus loin, elle avait attiré son frère chéri, vrai frère qui pour le coup n’avait point donné de scène publique avec elle. Géronimo, si l’on s’en souvient, était d’une charmante figure, d’un bon commerce et rempli de talents : il avait trouvé dans Londres l’agréable et l’utile. Le hasard avait fait prendre à Salizy son logement dans la maison d’Argentine, mistress Sidney pour lors. Géronimo, d’abord maître de musique de l’ex-amante de mon cher neveu, s’était rendu bientôt plus agréablement nécessaire à l’inflammable écolière. La taille fine, oubliée dans un moment d’accord parfait, avait recommencé de perdre ses proportions admirables : un mariage venait de décentifier cet accident. La très-fraîche nouvelle en était arrivée avec les lords Kinston et Sidney, qui, sans être annoncés, avaient trouvé bon d’apporter eux-mêmes leur ultimatum relativement à miss Charlotte. Ces messieurs, en passant par Abbeville, y avaient vu sir Georges Brown. Celui-ci se portait mieux ; son plus grand mal d’alors était le dépit et beaucoup d’impatience de se transporter en Angleterre, où déjà Sidney avait en sa faveur des vues pour un autre mariage, de politique, de convenance, qui n’était pas un trop désavantageux pis-aller.

À peine avions-nous eu le temps de fêter nos lords, qu’un nouvel événement vint ajouter au bonheur du cher Monrose. Cette belle charge pour laquelle Flore, avant de tomber malade, s’était déjà donnée quelques mouvements en faveur de mon neveu, cette place, vivement briguée, nous en enlevions l’agrément à nos concurrents : de peur qu’elle n’échappât, Sidney, sur l’heure, en avait déposé comptant le prix entre les mains d’un notaire.

Kinston, avec la même diligence, hâtait les affaires du généreux Senneville. L’Anglais ne le sut pas plutôt épris d’Aglaé, que celle-ci se trouva d’un coup, on ne pouvait deviner comment, trois mille louis en espèces sonnantes et une jolie petite terre dont elle-même ne savait pas encore le nom à l’instant de signer les articles. Voyant cela, madame de Garancey se piqua d’émulation, et ne voulut pas que, lorsque la protégée de son amie d’Aiglemont trouvait un état agréable, Armande, dont elle commençait elle-même à raffoler, demeurât à la merci des événements. Madame de Garancey se procura tout de suite pour sa chère lectrice (déjà riche de mille écus viagers que lui avait assurés le grand-chanoine) un coulant garde-du-corps, spécialement protégé de Garancey, son officier, et auquel on promettait, avec la femme, un bon surcroît de fortune. Mais la marquise se réservait d’avoir toujours près d’elle la vérsificatrice Armande ; ce qui comportait aussi pour l’époux de devenir commensal : ses cinq pieds onze pouces, son énorme carrure et ses muscles le rendaient infiniment digne de tant d’honneur.

L’hymen à cette époque planait avec complaisance sur mon tourbillon : c’était à qui se marierait. Ne prit-il pas tout à coup un vertige au Vulcain de mon amie Liesseval ! et malgré ce qu’il lui avait vu tolérer entre deux Mars, ne vint-il pas un beau matin tomber à ses pieds, lui jurer que, depuis qu’il vivait sans elle, il ne vivait plus, en un mot, la supplier de l’assurer pour le reste de ses jours du bonheur d’être son inséparable ! Liesseval avait demandé huit jours pour y réfléchir : dès le troisième, son brûlant esclave fit savoir qu’il n’y tenait plus. Comme Rose voulut bien promettre à sa maîtresse de se charger à peu près de toute la corvée matrimoniale, si on la laissait faire, aidée d’un joli jockey qu’on se procurerait ad hoc, la baronne céda. Bientôt elle fut madame la comtesse de…, très-légitime épouse d’un cordonné lieutenant-général.

Ce n’était pas aux maîtres seuls que le Dieu copulateur destinait des entraves. Il en laissa tomber une paire d’abord sur l’excellent Lebrun, qui s’y trouva pris avec cette jolie Nancy amenée de Londres par Senneville. Sidney et Kinston à l’envi firent un sort à ces époux, dont l’un, Lebrun, s’était violemment enflammé, et dont l’autre démêlait confusément que, par cette solide alliance, elle s’en préparait sans doute une infinité de légères, d’autant plus agréables. Ce fut à peu près aussi le raisonnement intérieur de Chonchon ; Chonchon, cette si douce victime d’un lubrique transport pour notre héros, ce jockey si serviable, cette fille de chambre si attachée à sa maîtresse, madame de Belmont ; c’est, dis-je, comme Nancy que raisonna Chonchon, quand, à la prière de Kinston, enchanté d’un impromptu dont la petite s’était tirée avec distinction, elle agréa pour époux certain Patrick, personnage essentiel que milord avait amené de Londres. Patrick était médiocrement aimable, mais le protecteur en fit un très-bon parti pour une orpheline dont tout le bien n’était pas même… un pucelage !

Un mariage encore qui se serait peut-être fait, s’il n’eût pas été totalement impossible, c’est celui de certaine jolie veuve. — De qui ? — De madame de Belmont. — Pour épouser qui ? — Sa Grandeur. Mais, de même qu’avec le Ciel, il est avec l’amour des accommodements. Monseigneur garda sa charmante conquête, à l’ombre de milord Kinston, qui, s’étant vivement épris de l’aimable Floricourt, et voulant surtout, par de bonnes et belles actions en tous genres, compenser un temps d’égoïsme qu’il se reprochait, se chargea de mettre sur le pinacle les deux amies, sans exiger qu’on les connût : il leur permettait même d’éviter cette célébrité dangereuse qui, dégénérant en opprobre, a bientôt empoisonné les plus douces jouissances.

Vivre mal avec celle dont on a fait sa compagne pour tout le temps qu’on doit exister, n’a pas moins d’inconvénient que le mauvais renom : on l’y trouve d’ailleurs. Pénétré de cette vérité, milord Sidney recommença de parfaitement traiter son épouse ; il alla même (tant l’air de Paris a de vertu !), il alla, dis-je, jusqu’à fêter l’aimable Garancey, dès qu’il put soupçonner que celui-ci pouvait le suppléer agréablement auprès de milady ma sœur : milord avait enfin la justice de sentir qu’elle ne devait pas être à jamais privée de ce qui plaît infiniment aux dames, parce que dans un moment d’humeur il se serait fait déviriliser par un tireur dangereux.



CHAPITRE XXXVIII

QU’ON CROIRA COPIÉ DES ANNALES DES
PETITES-MAISONS


Le temps courait : tous ces mariages et autres arrangements dont j’ai fait un faisceau, s’étaient succédé à la file, notre héros était présenté à la cour, investi de sa charge et en fonctions ; la marquise d’Aiglemont était radicalement guérie, et déjà, malgré ses innombrables rougeurs, on démêlait qu’elle ne conserverait à leur suite aucune marque qui pût la rendre moins attrayante ; on savait le retour de sir Georges à Londres, et que les fers y étaient au feu pour un moins incertain mariage ; on avait eu fréquemment des nouvelles de Mimi de Moisimont, heureuse à sa manière, c’est-à-dire dans l’aisance ; maîtresse absolue, épaulant dans les bureaux ou y desservant le tiers et le quart, jetant, reprenant le mouchoir, coryphée de sa société, tournant toutes les têtes, mettant sur les dents tous les galants de la ville où la fixait le lucratif emploi de son sûr cocu de mari ; on avait appris la mort de l’honnête M. des Voutes, saigné pendant une indigestion suffocante que les médecins avaient savamment prise pour un coup de sang ; on savait que sa veuve, l’étoffée Dodon, qui s’était parfaitement trouvée à Paris du bon exemple de Mimi, se disposait à la joindre, pour vivre encore d’après ses excellents conseils ; on savait que la forte Hébé-Nicette, redevenue, pour être plus aimable, le Ganymède-Nicetti, cinglait vers l’autre hémisphère avec son Jupiter-Talmond[11] ; on savait encore que le comte-chanoine, nécessaire à son chapitre à l’occasion d’une promotion, avait enlevé de Paris madame Faussin, convertie en baronne de Fussani, veuve d’un major au service de Naples, et que le plénipotentiaire se retirait ironiquement tout seul dans son petit coin natal de Heidelberg ; on savait enfin que le pauvre d’Aspergue était mort d’une pleurésie gagnée à s’être trop pressé pour arriver, de pied, à la séance du lycée, après avoir payé d’une passade le dîner qu’il venait de prendre chez certaine robuste plaideuse, nouvellement arrivée du pays de Caux. C’est-à-dire que quatre mois venaient de s’écouler, et cependant miss Charlotte, dont chaque jour le corset bâillait un peu plus, refusait obstinément de se donner, en faveur de notre héros, la chaîne du mariage ! Quelle bizarrerie ! — Ne l’aimait-elle plus ? — Elle en était folle : tous les jours, à tout moment, elle agréait son brûlant hommage. Si chaque avait fait, comme dit le proverbe, une oreille, son pauvre enfant en aurait apporté plus au monde que le fameux Argus n’avait d’yeux… Mais, malgré les conseils du simple bon sens, malgré toute ma rhétorique, miss Charlotte, esprit fort à sa manière, refusait opiniâtrément de s’engager. L’extravagante n’avait pu se retenir de dire à Monrose : « Je serai tant que tu voudras ta maîtresse : ta femme, jamais ; car l’enfant que je porte n’est pas de toi ; c’est ton cher ami d’Aiglemont qui me l’a fait, par ma faute : lui, croyant consoler une actrice de Londres, moi, croyant me venger, avec un négociant de Nantes, d’un chevalier français perfide, parjure, de qui je me supposais récemment outragée par l’endroit le plus sensible… Non, Monrose, vivons ensemble, mais ne nous épousons jamais. »

Heureusement d’Aiglemont et son épouse étaient seuls avec moi dans la confidence de ce pas de clerc. Nous nous en désolions. Nous soupçonnions fort milord Sidney de fermer philosophiquement les yeux (mais pour bien peu de temps peut-être) sur un état dont il était difficile qu’il ne se fût pas aperçu ; en un mot, nous perdions tous notre latin à prêcher l’inconcevable Charlotte, qui s’y prenait de la sorte tout au mieux pour perdre bientôt irréparablement la fortune et l’honneur…

À la fin d’Aiglemont, toujours singulier dans ses idées, résolut d’essayer un quitte ou double : il n’y avait plus aucun moyen raisonnable à tenter pour arracher à miss Charlotte une sage résolution.

« Madame, vint-il lui dire très-sérieusement un beau matin, notre bon pays de France n’est pas du tout le théâtre où peuvent être applaudis des honnêtes gens ces parties romanesques qui sont en grande faveur dans votre île philosophique, du moins si l’on en croit vos romans, que les extravagants seuls prennent ici pour modèles. Trop de perfections vous distinguent ; vous tenez à trop de personnes considérables par leur état et par leur fortune, et particulièrement vous avez un oncle d’un trop grand mérite pour qu’il vous soit possible de soutenir, sans vous avilir, la gageure de ne point vous marier. J’ai eu la fortune de vous faire un enfant ! Eh bien, le cher Monrose en a fait un à madame d’Aiglemont : partant quitte. Un jour doit venir où vous saurez encore mieux combien il y a d’alliances entre tant de personnes que vous voyez former notre aimable et j’ose dire heureuse société : vous serez alors très-aise de vous remettre à notre unisson. Votre amant, celui dont il convient absolument que vous fassiez un époux, a contracté d’innombrables dettes : il est de votre honneur de les acquitter. Voyez, au surplus, à quoi tiennent vos scrupules ! » En même temps il ouvre la porte d’un boudoir… Tandis que Charlotte est stupéfaite d’y voir l’heureux Monrose dans les bras de madame d’Aiglemont, le marquis la surprend elle-même, et… la façon d’une oreille est plus qu’à moitié faite avant que la belle Anglaise ait pu seulement respirer. Cependant, notre héros et la marquise lui sourient et lui font ainsi comprendre que le crime dont on la rend complice, n’est pas de nature à faire tonner le ciel. « Eh bien ! belle Charlotte, lui dit avec toute sa grâce Flore, encore embellie par le plaisir, épousez du moins à demi le cher Monrose, afin de ne pas me voler tout net ce que vous usurpez maintenant… »

Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 220
Monrose, 1871, Figure Tome 4 page 220

Cette folie fut le coup de marteau sous lequel devait se briser le dur noyau du préjugé de Charlotte ; l’amande n’en était point amère : c’était la tolérance sous un bon épiderme de goût du plaisir… Elle sourit. L’oreille achevée, l’Anglaise vola dans les bras de sa ci-devant rivale, lui jurant de s’assurer par un prompt hymen d’imprescriptibles droits à sa précieuse amitié, mise à des conditions si douces… J’étais dans la confidence ; j’avais tout entendu, tout vu : je parus. Les époux, non moins amis que leurs belles, se faisaient avec loyauté les plus vifs serments d’être à jamais l’un pour l’autre Oreste et Pylade.



CHAPITRE XXXIX

CONCLUSION


Ce fut moi qui, le même jour, appris à milord Sidney que sa nièce était enfin décidée à couronner les feux de Monrose. « Elle fait bien, me dit-il fort sérieusement, car je m’occupais déjà des mesures à prendre après tout ceci, pour borner les embarras dont pareille tête pouvait nous menacer. » Au surplus, il fut enchanté de se trouver dispensé d’être sévère. Au contrat, il se montra plus que généreux. Je l’aurais soupçonné de l’être avec ostentation, si de plus loin je n’avais bien connu cet admirable mortel dont l’unique faute avait été d’aller s’envaporer dans son Angleterre, et d’y prendre sottement un rôle dans la controverse des affaires publiques. Cependant, milord ayant un fils, dont prenait soin là-bas madame de Grünberg, ce qui m’avait privé d’embrasser cette bonne mère à Paris ; milord, dis-je, crut de son devoir d’établir qu’en enrichissant une nièce il ne faisait aucun tort à son propre héritier. Il prouva que le bien considérable dont la future comtesse de Kerlandec allait jouir, était le montant de certains revenus cumulés avec un capital que, lorsqu’elle naquit, il avait placé sur elle. Il s’y était ajouté l’héritage d’un père mort aux Indes après y avoir ramassé quelque bien.

Les noces se firent à ma terre. Tout ce que nous avions d’amis et de connaissances y fut prié : la bonne Sylvina bien entendu, et même, à cause d’elle, M. le président de Blandin et la folle Adélaïde, son épouse, ainsi que les Caffardière, qui, s’étant laissé entraîner à la séduction de Paris, avaient jusque-là retardé leur retour en province. Si quelques originaux de cette espèce semblent faire un peu tache au tableau, combien en revanche y donnaient de brillant les d’Aiglemont, les Garancey, les Senneville. Le délicieux Saint-Amand n’y demandait-il pas grâce pour sa moitié Popinel ? la ci-devant baronne de Liesseval, pour son caduc lieutenant-général ? Le tout mêlé d’Armande avec son garde-du-corps, de Belmont, de Floricourt avec leur prélat et leur Kinston, ne formait-il pas un clair-obscur plus piquant peut-être que l’éclat monotone d’une élite ? Je fis de mon mieux pour que rien ne manquât aux fêtes, dirigées surtout vers le but de lier et d’intéresser tous les cœurs. L’exemple d’une joie aussi franche, d’une cordialité aussi générale, n’avait peut-être jamais existé si près de notre égoïste Paris.

Cependant chaque jour, tandis qu’on délirait autour de nous, l’heureux mais éclairé Monrose cherchait à passer quelques instants tête à tête avec moi. Ce n’était plus pour des folies : il m’y parlait du passé comme d’un songe laborieux ; je le voyais surpris, effrayé de la route hérissée qui l’avait conduit si singulièrement au terme de son voyage. Son éternel refrain était : Bénissons la Providence ; sans le soin particulier qu’elle a daigné prendre de moi, n’aurais-je pas dû perdre cent fois le repos, peut-être même l’honneur et la vie ! Disons donc du libertinage, bien mieux encore que de la guerre : « C’est une belle chose quand on en est revenu. »


FIN DE LA QUATRIÈME ET DERNIÈRE PARTIE.
  1. Si quelqu’un s’étonnait de voir un enfant de douze ans si précoce et pour l’amour, et pour le raisonnement, on le prie de se souvenir qu’en tout pays il y a des jeunes personnes sensibles dès l’enfance et dont les organes physiques ont de très-bonne heure leur maturité. Voilà pour l’amour ! Quant au raisonnement, l’Angleterre est son vrai climat. On y fait penser les enfants à l’âge où les nôtres savent à peine parler. Aussi ne trouve-t-on que là des miss Grandisson et des Clarisse, tout aussi invraisemblables dans leur genre que miss Charlotte dans le sien.
  2. Il y avait ici quelques lignes qu’on n’a pu déchiffrer.
  3. On a nommé major, dans les boutiques de perruquiers, de pauvres étudiants en chirurgie qui, pour gagner la nourriture et le logement, rasaient et peignaient pendant tout le temps que leur laissait l’étude nécessaire à leur instruction chirurgicale. Les mêmes gens sont encore aujourd’hui majors, mais militaires, et même colonels : au besoin, ne seraient-ils pas ministres ?
  4. Ainsi c’est l’Argentine des Fredaines. Voy. le chap. XVIII de la IIe partie,
  5. Allusion au mot de ce certain censeur qui disait publiquement que César était le mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris.
  6. Sans doute on n’aurait point été fâché de trouver ici l’intéressante description de la séduction du marquis, de la résistance de miss Charlotte et le détail de leur accord ; mais je ne parle jamais de ce que j’ignore ; on ne m’a donné sur toutes ces jolies choses aucun document.
  7. Aujourd’hui l’une des plus solides colonnes de ce nouvel et vaste édifice qui ne prétend à rien moins qu’à loger tous les indépendants de l’univers. Mon avis est pourtant que bientôt ces messieurs auront assez des petites-maisons.
  8. Quoique le même vent politique n’ait cessé de souffler pendant trois ans, combien de gens, dont les almanachs sont tout au moins très-ridicules, n’attendent-ils pas le retour du beau temps du point même d’où se sont déchaînés les orages ? (Note de l’éditeur.)
  9. Ce n’était pas le souvenir de mon séjour dans cette pièce qui se trouvait fixé par la date en question, mais bien celui de certaine passade dont il eut fait une légère mention, troisième partie, chap. VI des Fredaines… Eh ! les Kinston eux-mêmes sont fats !
  10. Voyez depuis le chapitre XVIII, seconde partie des Fredaines, jusqu’à la fin, tout ce qui concerne Argentine et Géronimo.
  11. Son absence de trois ans. C’est au retour que j’eus la curiosité de vérifier la conformation de Nicetti, qui pour lors n’aurait plus été que ridicule sous le nom de Nicette.