Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/27

Lécrivain et Briard (p. 150-156).
Quatrième partie, chapitre XXVII


CHAPITRE XXVII

DE DIFFÉRENTES PERSONNES QUI COURENT
LE PAYS


Heureux le maître qui peut s’être attaché des domestiques aussi essentiels que Lebrun, dans le genre du dévouement et du courage, et que mes filles, dans celui des soins et des consolations ! Quand Monrose eût été le frère, ou, pour mieux dire, l’amant exclusif de chacune de ces soubrettes qui se croyaient autant à lui qu’à moi, il n’en aurait pas été servi pendant sa maladie avec plus de zèle et d’émulation. Seules admises, elles ignoraient devoir cette préférence à ce qu’il ne craignait point pour leurs cœurs vulgaires ces coups profonds qu’il voulait épargner aux nôtres, Quand Lebrun eût été un père, il n’eût pas obombré son maître avec plus de sagesse et de valeur. Ce roi des serviteurs n’avait pu entendre parler de l’évasion de Charlotte, sans penser aussitôt à sir Georges Brown ; et prompt à s’informer, il avait découvert que l’Anglais était sorti de Paris le même jour, pourtant un peu plus tard ; n’importe, Lebrun s’était mis en tête qu’il pouvait y avoir du baronnet dans cette aventure. Comme Lebrun n’était pas médecin, comme il savait son maître parfaitement servi par les autres domestiques, se croyant peu nécessaire au logis, il enfourche un bidet de poste, et le voilà grand train sur la route d’Angleterre. Peut-être n’est-ce pas celle qu’on a prise ; peut-être n’y aura-t-il rien de plus étranger à la fuite de miss Charlotte que l’éloignement fortuit de sir Georges Brown ; mais peut-être aussi sont-ils partis ensemble ; or, dans ce cas, il y a cent à parier contre un qu’ils sont sur le chemin de Calais.

Cependant je n’avais pas cru devoir laisser dans la solitude de son hôtel garni ma sœur abandonnée de miss Charlotte et tremblante sur le sort de son cher fils. Milady, cédant à mes instances, avait pris un appartement chez moi. L’équitable Garancey, qui ne savait pas jouir des bénéfices de la faveur sans se prêter aux charges, tenait fidèle compagnie à la désolée Zéïla ; je crois même qu’il avait l’art de lui faire par moments oublier toutes ses peines. Sylvina aussi, qui, dans les grandes occasions, retrouvait toute la sensibilité d’un cœur élémentairement officieux, partageait avec nous le soin de distraire ma mère, une tutrice malheureuse. En même temps madame de Garancey, forte dans ses bons sentiments ainsi que dans ses travers, ne bougeait d’auprès de la belle malade. Il est vrai que le cher prélat était de moitié de toutes les peines de cette muse, et qu’il savait les échiqueter de plaisirs. Dès les premiers accidents, on avait fait partir un courrier pour rappeler le mari. Quel fut notre surprise lorsque, dans le moment où le glaive de la mort cessait d’être suspendu sur nos têtes, je veux dire quand l’éruption de la petite-vérole présageait la fin du danger de mort, ce fut d’Aiglemont lui-même qui… ramena parmi nous miss Charlotte !

C’est à vous seul, cher lecteur, que je veux dire, mais en grand secret, comment leur rencontre s’était faite : Monrose lui-même doit, pour un temps, ignorer certains détails de ce bizarre événement.

La nuit du même jour où miss Charlotte s’était évadée, d’Aiglemont, revenant très-vite de sa garnison, entendit de loin les cris d’une femme. Comme sa route l’approchait de cette scène, il pressa le postillon ; un valet de chambre en courrier avait plus d’une lieue d’avance, par conséquent le marquis était seul ; lorsqu’il fut assez près pour juger de la place où l’on se disputait, il descendit un pistolet à la main ; le bruit des voix le conduisit à cent pas hors du grand chemin, vers un bois bordé de verdure. Cet endroit se trouvait à l’ombre ; les arbres, le chemin, les environs étaient d’ailleurs éclairés de la lune à son plein et fort nette.

Tandis qu’un homme qui, de loin, ayant vu le marquis s’avancer, l’attendait de pied ferme, une femme vêtue de blanc profitait de sa liberté, courait et, prenant un détour circulaire, tâchait de mettre entre elle et son agresseur le généreux voyageur qui, probablement, avait l’intention de la défendre. « À qui en avez-vous, monsieur ? dit fièrement l’inconnu de qui d’Aiglemont n’était plus qu’à six pas. — À celui qui, sans doute abusant de ses avantages, faisait pousser à une femme des cris… — Passez votre chemin, ou bien… » L’inconnu montre un pistolet, tandis que pour toute réponse le marquis fait de même. « C’est un traître, un ravisseur ! crie la jeune personne ; monsieur, par pitié, délivrez-moi !… » À ces mots, l’inconnu tire et perce le chapeau du marquis ; celui-ci, plus généreux, et prudemment jaloux de conserver son avantage, ne tire point, se jette au cou de l’assassin et le tient en respect en lui mettant entre les deux yeux le bout du canon ; en même temps il crie à l’opprimée de gagner la voiture. À l’embarras, à l’immobilité du prisonnier, d’Aiglemont reconnaît aussitôt que cet homme n’avait qu’un coup à tirer, et d’ailleurs il est à même d’empêcher la récidive. « Va, malheureux, lui dit notre ami quand la dame est en sûreté, mon état n’est pas de livrer tes pareils au glaive de la justice ; marche : il dépend de toi de ne pas me forcer à te punir. » L’inconnu se couvre alors pendant un moment les yeux de ses poings, cherche l’ombre et fait au gré du marquis trois cents pas, marchant en silence devant le pistolet. Lorsque le coupable est conduit assez loin pour qu’il n’y ait plus rien à craindre de sa part, d’Aiglemont revient à sa voiture… Il y trouve une divinité.

Elle paraît trop affaiblie pour que son libérateur, d’ailleurs délicat, la presse d’abord de lui apprendre qui elle est, et comment elle a pu se trouver ainsi exposée ; mais à peu près dix minutes plus tard, il est instruit d’une partie du fait par la rencontre d’une grosse berline allant au petit pas, quoique attelée de chevaux de poste. À côté sont une femme et un petit homme qui lui donne le bras.

À la vue de ceux-ci, la compagne du marquis entre en fureur, veut descendre, cherche à s’emparer d’un pistolet et vomit en anglais un torrent d’invectives ; au premier mot, le petit homme a fui ; d’Aiglemont n’entend pas la langue, mais la fureur et les efforts de sa voyageuse le mettent assez au fait ; à la restitution forcée d’un paquet de hardes et d’une cassette, il devine que la personne apostrophée est une femme de chambre et que la voiture est celle de l’inconnu. Si la piétonne a d’abord paru déconcertée, saisie, bientôt à son tour elle a pris feu, et lorsque, remontée dans la berline, elle se croit en toute sûreté, elle rend avec usure les traits dont vient de l’accabler sa maîtresse ; puis, en détestable français, elle rappelle monsieur l’abbé et donne l’ordre de partir à toute bride sur la trace de milord.

C’est donc un lord que d’Aiglemont vient de vaincre ? Point du tout, ce n’est qu’un baronnet, c’est sir Georges Brown : l’ombre, un costume absolument anglais et l’engoncement du personnage entre un haut collet et un chapeau rond abattu, n’ont point permis à d’Aiglemont de le reconnaître. La délivrée n’est pas non plus une comédienne anglaise retournant à Londres, comme elle va bientôt en faire le conte à son libérateur, ne voulant pas avouer son nom, sa naissance, bien moins encore l’objet de son séjour à Paris et celui du retour qu’elle se proposait de faire en Angleterre. La seule vérité que confiera miss Charlotte (car c’est elle-même), c’est que, se préparant à partir, un perfide domestique lui a proposé de se laisser accompagner, pour plus de décence et de sûreté, par certain lord, et qu’elle y a consenti ; que ce compagnon, au dernier relais, l’ayant engagée à prendre le devant à pied pour profiter de la beauté du chemin et du clair de lune, elle l’avait imprudemment suivi ; qu’insensiblement la fille de chambre est demeurée en arrière avec le secrétaire ; que, la voiture tardant excessivement, milord a paru souhaiter de l’attendre dans un endroit dont l’œil était séduit ; qu’aussitôt il a voulu prendre des libertés bientôt dégénérées en insultes, enfin en violences au moment où le ciel a daigné procurer du secours à la faiblesse sur le point d’être victimée par la lubricité !