Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/07

Lécrivain et Briard (p. 34-39).
Quatrième partie, chapitre VII


CHAPITRE VII

QUI TIENDRA LE LECTEUR EN SUSPENS


Écoutons milady continuer ses confidences. « Monrose, mousquetaire, avait été condamné par Sidney à ne point interrompre, du moins pendant un an, les exercices qu’il devait apprendre à son corps. Il obéissait ; mais coup sur coup il se plaignait à moi, dans les plus tendres termes, du chagrin que lui causait ce qu’il nommait alors son exil. S’il brûlait de me revoir… hélas ! je n’en avais pas moins d’envie… Bientôt courut le bruit d’une grande réforme ; il allait y être compris. Je fus plus satisfaite qu’affligée de ce malheur, qui m’assurait la joie de réunir à moi ce qu’avec toi j’avais de plus cher au monde… Oui, ma bonne sœur, elle m’est échappée cette indiscrète vérité : un enchantement d’amour que peut-être les obstacles et les revers avaient principalement soutenu, n’existait plus. Si mon époux continuait d’être à mes yeux, comme à ceux de tout Londres, le plus probe et peut-être le plus estimable des Anglais, je lui voyais aussi des défauts… que m’exagérait sans doute la nécessité de le trouver répréhensible, afin que j’eusse moi-même moins de reproches à me faire : mon estime, mon attachement pour milord était sans enthousiasme ; je conservais encore dans toute sa force celui que mon aimable fils m’avait inspiré. Monrose ne fut pas plutôt libre, qu’il accourut à Londres.

« Je ne vis point pour lui cette fois à milord cet air franc et paternel dont j’avais été si touchée à Paris à l’époque de mon mariage, et qui avait peut-être contribué beaucoup à me faire consentir aux liens d’un second hymen ; car il entrait dans mes plans d’alors d’assurer à mon fils, si jeune et sans famille, un éternel protecteur. En un mot, Sidney ne débuta point avec lui comme je l’aurais souhaité. De son côté, Monrose se prêta de mauvaise grâce au désir bizarre de mon époux, qui dès le premier jour l’avait prié de ne soutenir aucune relation à Londres avec les alentours ministériels de France, à cause de la mésintelligence qui régnait entre les deux couronnes ; mon fils avait été sur le point de renoncer à prendre un logement chez milord, au prix du sacrifice de ce qu’il regardait comme un devoir agréable.

« Dès ce moment il y eut chez nous deux partis. Notre mère, un peu gênée par l’air grave et supérieur de son gendre, se mettait volontiers du côté des gens qui n’étaient pas contents de lui. D’ailleurs elle était aïeule : pouvait-elle n’avoir pas pour son adorable petit-fils la faiblesse de l’âge et de la parenté ! Quant à mistress Brumoore, son rôle familier était de nous aigrir amicalement, en relevant avec soin les tracasseries, à la vérité continuelles, de la part du trop Anglais Sidney. Celui-ci reprochait sans cesse à son ci-devant pupille de s’être horriblement francisé à cette école de mousquetaires. Monrose, qui n’était plus un enfant, mais qui aurait bien voulu n’engager jamais que d’amusantes querelles, se défendait gaîment de devenir aussi ridicule que tel, que tel, que tel, et le plus souvent ceux qu’il raillait ainsi se trouvaient être des apprentis hommes d’État pour lesquels, à ce titre, l’austère lord avait la plus haute estime. Monrose s’égayait avec plus de succès aux dépens de nos gauches agréables, de nos enthousiastes maquignons, de nos bizarres parieurs et de nos célèbres voluptueux ; mais alors encore on lui faisait un tort d’être bon plaisant, et l’on tirait de désobligeants pronostics de tant de talent pour le persifflage. C’était, en revanche, à qui de ma mère, de mistress Brumoore et de moi consolerait le mieux, en petit comité, notre bon enfant, dont surtout j’étais folle.

« Cependant, malgré toutes ses cajoleries, mistress Sara ne se faisait guère aimer de mon fils ; il me soutenait que cette femme était fausse, et qu’elle pouvait, en secret, analyser avec milord ce qu’il ne goûtait point chez nous, tout aussi bien qu’avec nous, pour se rendre agréable, elle l’épluchait lui-même. Mais je combattais fortement cette prévention ; j’allais, dans mon erreur, jusqu’à désirer qu’un jeune étourdi qui me semblait convoiter indistinctement toutes les femmes, s’apprivoisât enfin avec mon excellente amie par la magie d’une galante familiarité. Ce désir de ma part ne fut point satisfait. Monrose, par ses confidences, me prouvait que non-seulement une austère gouvernante, bien plus âgée que lui, mais que même aucune de nos sentimentales ne viendrait à bout de l’embarquer pour l’ennuyeux voyage d’un roman à l’anglaise. Il avait par bonheur autant de répugnance pour nos abandonnées, pires dans ce genre que celles de Paris, mais il aurait eu volontiers une riante intrigue.

« Un jour que, formant un carré, ma mère, Sara, Monrose et moi, nous agitions gaîment, nez à nez, et tout bas, la question de ce qui pourrait l’occuper agréablement, il eut la folie de dire, en élevant la voix : « Je ne vois qu’une manière de bien placer ici mes inclinations : je vais me constituer amant de miss Charlotte ! » Notre premier mouvement fut de rire de cette boutade. La petite était là, brodant près d’une fenêtre. Ce ne fut pas sans quelque étonnement que nous la vîmes lever un moment les yeux avec tout le sérieux d’une personne faite. Elle rougit, ne répondit rien ; et tout aussitôt elle parut travailler avec un redoublement d’attention à sa broderie.

« Quel incendie terrible avait pu produire une étincelle échappée au hasard ? C’est, ma chère Félicia, ce qu’encore à présent j’ignore. Quelle liaison secrète des événements qui semblaient ne regarder que mon fils, miss Charlotte et mistress Brumoore, ont-ils eu avec l’horrible aventure qui m’a privée près de sept ans de l’estime et de la confiance de mon époux ? C’est ce que mon fils seul pourra m’expliquer.

« Quoi qu’il en soit, à peu près huit jours plus tard que la minutieuse anecdote dont je viens de parler, je vis entrer chez moi, vers midi, Sidney, glacial, sévère, farouche : « Milady, me dit-il, votre fils a mis le désordre et le déshonneur dans ma maison ; mistress Brumoore est chassée ; M. Monrose, dans ce moment, repart pour la France aussi lestement qu’il en est arrivé ; ma nièce prend le chemin d’un séjour où mes soins pour son éducation seront plus fidèlement secondés, et où l’on me répondra de ses actions. Quant à vous, madame, vous saurez avec le temps ce que je pense de votre conduite. En attendant, si vous avez quelque reproche à vous faire, je vous abandonne à vos remords ! »