Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/06

Lécrivain et Briard (p. 28-33).
Quatrième partie, chapitre VI


CHAPITRE VI

SUITE DES CONFIDENCES DE MILADY. C’EST
TOUJOURS ELLE QUI PARLE


« Sidney, cependant, roulait un projet dans sa tête. Il existait quelque part une malheureuse orpheline née d’une sœur de Sidney, qu’avait enlevée certain jeune Irlandais, peu sortable quant à la fortune. Réfugiés d’abord à Bruxelles, où ils faisaient, à la sourdine, un petit négoce, au bout d’un an l’époux (car ces jeunes fous s’étaient mariés) avait disparu lors d’un voyage qu’il avait fait seul à Amsterdam. L’épouse, la sœur de Sidney, dis-je, était revenue se jeter dans ses bras ; il l’avait volontiers recueillie et soutenue avec l’enfant dont elle venait d’accoucher. La mère avait peu vécu ; la fille atteignait sa treizième année. Mon époux me pressentit sur le désir qu’il aurait de faire achever sous ses yeux l’éducation de miss Charlotte et de proposer cette tâche à ma bonne amie Sara. Milord était bien éloigné sans doute d’imaginer combien peu cette femme méritait l’honneur qu’il songeait à lui faire. Il eût peut-être été de mon devoir de lui donner des lumières à ce sujet ; mais le pouvais-je sans me compromettre ? Il était bien naturel que je soumisse le plan de Sidney à mon propre intérêt. Je craignais de perdre une compagne devenue nécessaire, et qui de temps en temps avait l’adresse de m’alarmer en m’observant que, sans prétexte pour demeurer à Londres, elle ne pouvait se dispenser de retourner incessamment à Norwich. J’applaudis donc aux vues de mon époux ; je le conjurai de nous attacher pour jamais mistress Brumoore ; en un mot, je ne laissai plus de repos à milord qu’il n’eût retiré de son obscure pension l’intéressante miss Charlotte… — Est-ce cette charmante créature que je viens d’entrevoir ?… — Oui, et c’est pour son intérêt principalement que je me trouve maintenant à Paris… Mais le moment viendra de te parler d’elle ; revenons encore à sa nouvelle gouvernante mistress Sara.

« Depuis deux mois environ tout allait le mieux du monde. Mon mari commençait à recouvrer un peu de santé ; Charlotte donnait les plus belles espérances ; mistress Brumoore ne pouvait s’acquitter avec plus de succès de trois rôles assez peu compatibles ; car je la voyais également officieuse et gaie avec son bienfaiteur, observatrice et grave avec sa pupille adulatrice, et folle avec moi. J’aurais bien dû me défier d’une femme qui, sachant me provoquer avec tant d’effronterie à différents excès, avait pourtant le talent d’édifier l’oncle et la nièce par la profession de la meilleure morale.

« Si dès ce temps-là mistress Brumoore songeait à me faire beaucoup de mal, du moins alors feignait-elle avec bien du talent. Peut-être, malgré ses méchants desseins, les occasions lui eussent-elles manqué longtemps… Complice de tout ce dont la révélation aurait pu me nuire, elle en pouvait tirer aisément parti pour me perdre… Mais j’avais un fils…

Ici la parole manqua net à ma sœur : elle pâlit et fut au moment de se trouver mal. À ce trouble subit, à cet état violent, à ce début d’ouverture, il fallut donc reconnaître que Monrose causait les peines de sa mère. Mais était-il possible qu’adoré d’elle, il lui eût donné quelque mécontentement et qu’il eût perdu sa tendresse ? Par quelle faute, et quand, lui qui depuis sept ans avait franchi les mers, et qui, de retour, avait négligé de voler en Angleterre, quoiqu’il me semblât que c’eût été son premier devoir ?

Il est vrai que je m’étais quelquefois étonnée du silence de Monrose relativement aux Sidney. Jamais il ne m’avait fait à leur sujet la moindre question. C’était toujours très-froidement qu’il m’avait parlé de ces époux à l’occasion des nouvelles que parfois j’avais reçues d’Angleterre ; lui-même n’y avait point écrit ; mais si je n’approuvais nullement cet excès d’indifférence, et si je la croyais à peu près un signe d’ingratitude envers une tendre mère, je me représentais aussi, pour la justification de mon neveu, que le sort ne lui avait permis de la retrouver, cette mère longtemps inconnue, qu’au moment où elle allait épouser le meurtrier d’un époux à qui lui-même devait le jour ; que presque aussitôt après une reconnaissance momentanée, il s’était trouvé de nouveau séparé de milady Sidney, quand il restait en France pour servir dans les mousquetaires, tandis qu’elle suivait son nouvel époux à Londres ; il me semblait enfin que depuis Monrose, ayant passé six ans en Amérique parmi les ennemis de l’Angleterre, une si longue absence, tant d’oppositions d’intérêts et de sentiments pouvaient, devaient avoir éteint de part et d’autre, faute d’aliment, ce feu dont nous avons vu une mère, un fils, un ami s’embraser dans un moment solennel. Quand on s’estime, on juge volontiers du cœur d’autrui par le sien propre. Moi qui n’avais jamais eu, comme on sait, le préjugé de la force du sang, si j’aimais tendrement Zéïla, ce n’était point parce que par hasard nous étions sœurs, mais parce que le plus doux rapport m’attachait à elle par les nœuds de la sympathie. L’état apparent du cœur de Monrose relativement à sa mère avait donc un sens pour moi ; sans plus d’éclaircissements, je m’y étais bornée. D’un autre côté, mes voyages, l’état continuel de dissipation où je m’étais appliquée à vivre, n’avaient pas permis que j’eusse avec ma sœur une correspondance bien suivie, ni surtout dans laquelle nos affections secrètes fussent traitées à fond. Nos âmes ne se ressemblaient que par leurs sentiments. J’étais libre : ma sœur avait un époux et des devoirs ; j’avais été constamment heureuse : elle avait éprouvé bien des malheurs. Enfin, je vivais dans le sein du luxe et des plaisirs de tous genres : son étoile, après l’avoir arrachée tour à tour aux climats les plus favorisés de la nature et à la France, si fortunée du temps qu’elle y vivait, la confinait dans un séjour vaporeux où l’ennui coule à grands flots de l’urne de la philosophie. Sur ce pied, je mesurais l’inutilité respective dont étaient devenues pour moi les vagues expressions d’une mélancolie dont on ne m’accusait point le motif. J’étais trop délicate pour essayer d’en arracher l’aveu… Puissiez-vous, cher lecteur, trouver, après tous ces détails, Monrose et moi justifiés de ce qu’au bout de sept ans nous ignorions encore ce qu’enfin la triste Zéïla va nous découvrir !