Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/02

Lécrivain et Briard (p. 6-10).
Quatrième partie, chapitre II


CHAPITRE II

SINGULIER ENTRETIEN, ET CE QUI S’ENSUIT


« — Monsieur le chevalier, riposta l’Anglais avec un commencement d’humeur, mais enchanté de ce qu’on avait enfin relevé le gant, ce n’est pas prouver assez d’estime à un galant homme que de ne rien lui contester. — Monsieur le baronnet, si ce galant homme s’estime lui-même, on serait fort impoli d’afficher un avis différent du sien sur les objets dont il paraîtrait faire la base de ses opinions. — C’est pourtant dans la dispute, monsieur, que l’esprit s’électrise et décèle son degré de feu. — Eh ! monsieur ! ne devriez-vous pas avoir senti depuis longtemps que les êtres parmi lesquels le hasard vous a jeté, n’ont nul besoin de l’électricité de la dispute ; qu’ils ne s’amusent, ou plutôt ne s’ennuient pas à mettre leurs sentiments en délibération, et qu’ils ont plus tôt fait de se tout accorder que de se disputer la moindre chose ! — Que, par conséquent, ils se piquent d’être sans caractère ! (Ici je vis le feu monter au visage de Monrose.) — Il faudrait savoir à fond une langue, monsieur, pour sentir ce qu’on hasarde en accusant une collection d’individus d’être sans caractère ! — Je me piquais, monsieur, de savoir parler avec les Français, et les entendre avant que je vinsse chez eux. Je soutiens que celui qui cède tout montre de la faiblesse, et que si cette faiblesse est de mode pour tout un peuple, il avoue n’avoir aucune base pour ses principes, aucun point de ralliement pour ses idées, aucune ambition d’être prisé. — Tout cela, monsieur, est beaucoup trop profond pour moi… Comment trouvâtes-vous la nouvelle pièce d’hier ? — Monsieur dédaigne apparemment de suivre l’entretien et veut peut-être me prier de me taire ! — Tout comme il vous plaira, monsieur. Nous aimons à faire politesse dans notre pays aux étrangers qui daignent se montrer jaloux de notre estime et nous témoigner la leur ; quant à messieurs les frondeurs, nous nous dispensons volontiers de les flagorner. J’ai donc l’honneur de vous dire, monsieur le baronnet, que si madame seule n’avait pas eu le droit de faire la loi chez elle, je vous aurais imposé silence dès la première fois qu’à la campagne vous vous permîtes de parler avec trop peu d’égards d’un peuple que vous ne connaissez point et qui vous souffre ! — On ne me parla jamais sur ce ton, monsieur ! — Je serais fâché que d’autres eussent pris l’avance ; mais je me suis expliqué ! »

Sir Georges pâlissait, serrait les lèvres et roulait un œil farouche ; il dit quelques mots en anglais. Monrose, calme, y fit une courte réplique. « Messieurs, leur dis-je, on ne parle jamais devant les dames une langue qu’elles n’entendent point. Je n’ai pas l’honneur de savoir l’anglais. — Nous n’avons plus rien à nous dire, chère comtesse… » Alors l’Anglais tira sa révérence et sortit. Monrose fit avec lui quelques pas jusqu’à la porte du salon et le salua d’un air serein qui me fit repentir d’avoir craint un moment que leur contestation pût occasionner une affaire.

« — Vous êtes charmant, chevalier, dit un moment après madame de Garancey qui venait de faire mat aux échecs le grand-chanoine. Votre dialogue m’a fort distraite, et de l’aventure j’ai failli perdre la partie, mais je puis maintenant vous faire compliment de votre victoire, tout en me réjouissant de la mienne… Comte, voulez-vous votre revanche ? — Volontiers, madame la marquise. Ce sera mon tour, si vous le trouvez bon. — Vous perdrez ; c’est comme si j’avais déjà vos douze louis dans ma poche : voulez-vous un fou ? — Grand merci ; celui qui m’a fait perdre est parti… — Et ne reparaîtra plus sur l’échiquier, interrompis-je ; je vais donner sévèrement mes ordres pour cela. Milord Kinston aurait bien dû ne pas nous détacher cet humoriste ! » Monrose ne mit pas un mot du sien à ma remarque. Plus d’une heure se passa ; je le vis fort occupé de la partie de la marquise et des entretiens du salon, où il y avait d’autres tables ; enfin il sortit.

Vers onze heures du soir, il reparut légèrement blessé ; mais il avait donné deux grands coups d’épée au sévère et peu civil sir Georges.

Il y avait un grand souper chez moi. Les d’Aiglemont s’y étaient rendus fort tard. Je n’avais pas eu occasion de leur parler d’un débat de peu de conséquence, selon moi, si bien l’hypocrisie de mon cher neveu m’avait rassurée. La plus tendre des femmes, Flore, put donc ignorer, ainsi que toute ma société, un événement dont Monrose avait instamment prié que personne ne me dît mot jusqu’au lendemain. La jeune marquise eut bien quelque inquiétude ; mais ce n’était pas que son toutou se fût battu ; bien plutôt craignait-elle qu’il ne fût à lui faire quelque part une infidélité de contrebande. C’est ainsi que nous nommions pour rire celles qui se commettaient avec des êtres étrangers à la fraternité.