Monrose ou le Libertin par fatalité/IV/01

Quatrième partie, chapitre I


QUATRIÈME PARTIE




CHAPITRE PREMIER

CE QUE C’ÉTAIT QUE SIR GEORGES BROWN


Cher lecteur, si jamais, un nouveau visage se présentant à vos yeux, il vous arrive que sa physionomie, quelque beaux que puissent être les traits, vous déplaise, vous repousse, tenez-vous pour averti que vos atomes crochus ne s’engageront point avec succès dans les boucles de l’être antipathique. La nature, qui n’a pas le temps de nous parler en détail, le fait par des signes prompts comme l’éclair, et qui signifient beaucoup, si l’on a la sagacité de les comprendre. Manquons-nous d’attention ou d’adresse, l’instant qu’elle nous donnait est perdu sans retour ; elle nous échappe, elle est à mille lieues : elle est chargée de tant de soins !

J’ai dit quelque part que sir Georges Brown (ce sigisbé par occasion de madame de Floricourt, qui ne m’en a pas dit grand bien, comme vous savez) avait manqué tous les suffrages de ma société. Cet Anglais était cependant régulièrement beau, parfaitement bien fait, assez instruit, adroit aux exercices du corps ; il ne manquait pas non plus de certain usage du monde. J’avoue qu’il était, malgré cela, le premier homme de sa tournure, et doué de ce que je lui connaissais de mérite, qui n’eût fait sur mes sens aucune impression agréable ; il n’avait pas même éveillé ma curiosité. Je n’étais pas seule à sentir comme cela ; si je disais à nos dames l’équivalent de : « Que pensez-vous de sir Georges ? pour moi, je ne l’aime guère, » on me répondait à la ronde, comme dans la Fausse magie : « Ni moi, ni moi, ni moi, ni moi ! » Recommandé à notre aimable prélat par l’ami Kinston, sir Georges se conduisait fort bien avec Sa Grandeur, mais n’avançait nullement dans sa confiance, et n’échauffait point son amitié. Garancey, d’Aiglemont, Saint-Amand ne pouvaient lui refuser une estime stérile ; mais il avait le talent funeste de neutraliser chez eux cette gaîté, cette liberté qui, sous différentes formes, étaient l’essence de leur caractère. Cependant sir Georges nous cultivait tous avec assez de soin ; nous en usions bien à son égard. Quand on n’est pas un sot, on est toujours souffert des honnêtes gens aussi longtemps qu’on sait demeurer en mesure avec eux. L’Anglais semblait se contenter de ce point d’équilibre, essentiellement important à saisir pour un homme qui, tel que lui, a choisi dans la société le rôle d’observateur.

Mais qu’est-ce qu’un observateur ? Il y en a de deux espèces. On ne peut certainement priser ni rechercher assez celui qui, très-attentif à tout ce qui l’entoure, et semblable à l’abeille, se plaît à voltiger sur les fleurs du monde aimable, afin de lui dérober ses aromates et de les lui restituer dans un miel épuré. Cet observateur est ordinairement doux, modeste, affable, tolérant ; il attire comme il est attiré. Mais ce n’était point sur cet être non moins intéressant qu’estimable que la nature avait modelé sir Georges. Il était, lui, misanthrope anticipé, cherchant querelle aux usages et même aux plaisirs dont son âge le rendait avide ; commençant par jouir de tout, il se démontrait ensuite par des raisonnements bien philosophiques que les cercles, les spectacles, la galanterie et tous les hochets de la vie humaine étaient à faire pitié ; que les femmes ne sont bonnes à rien hors du boudoir ; que les hommes, hormis en Angleterre, ne pensent point et sont tous, du plus au moins, ou fous ou ridicules. Par opposition, le particulier doué de sagacité pour démêler tant de vérités à travers le chaos du monde, doit être, à ses propres yeux, un personnage de très-grande importance ; or, l’observateur de cette classe est nécessairement froid, dur, vain, caustique ; il n’est point étonnant qu’il repousse, qu’il soit repoussé. Si les passions s’en mêlent, il doit infailliblement causer de désagréables discordances dans le concert social. N’importe, jouant faux, il va toujours son train et n’abandonne pas sa partie. C’est sur ce pied que le rétrograde sir Georges nous cultivait, et que, ne manquant à aucun de ses devoirs, il n’accoutumait pourtant personne à lui, comme à tout moment il laissait apercevoir qu’il ne s’accoutumait à personne.

Le baronnet avait remarqué que, soit hommes, soit femmes, nous éludions toujours la dispute lorsqu’il se permettait de critiquer ; il finit par se persuader qu’il avait pris de l’ascendant ; que nous n’osions le contredire et faisions ainsi l’humble aveu de notre infériorité. En un mot, il se croyait venu pour notre bonheur, afin que nous apprissions de lui que nous n’avions pas le sens commun. « Qu’avez-vous à dire à cela ? » répétait-il toutes les fois qu’après quelque diatribe il se flattait d’avoir frappé victorieusement l’une de nos prétendues erreurs.

« — Mais, monsieur, lui dit un jour très-sèchement Monrose (c’était chez moi), comment ne vous êtes-vous point encore aperçu qu’on ne vous réplique jamais rien ? Vous avez toujours raison : vous êtes du moins assez heureux pour qu’on vous laisse dans cette croyance. Ne pourriez-vous pas avoir enfin la générosité de ménager de pauvres gens qui ne demandent que la paix dans leurs ténèbres profondes ! »

Comme la conversation qui va commencer et sa suite sont d’un intérêt qui marquera dans ces mémoires, je l’isole et dois en faire un chapitre à part.